Les Fleurs du mal/1857/« La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse »

SPLEEN ET IDÉAL
Les Fleurs du mal (1857)Poulet-Malassis et de Broise (p. 160-161).

LXIX

 


La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse
— Dort-elle son sommeil sous une humble pelouse ? —
Nous aurions déjà dû lui porter quelques fleurs.
Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs,
Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres,
Son vent mélancolique à l’entour de leurs marbres,
Certe, ils doivent trouver les vivants bien ingrats,
À dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps,
Tandis que, dévorés de noires songeries,
Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,

Vieux squelettes gelés travaillés par le ver,
Ils sentent s’égoutter les neiges de l’hiver,
Et l’éternité fuir sans qu’amis ni famille
Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille.

Lorsque la bûche siffle et chante, si le soir,
Calme, dans le fauteuil elle venait s’asseoir,
Si par une nuit bleue et froide de décembre,
Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre,
Grave, et venant du fond de son lit éternel
Couver l’enfant grandi de son œil maternel,
Que pourais-je répondre à cette âme pieuse
Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse ?