Les Flagellants et les flagellés de Paris/XI

Charles Carrington (p. 181-194).


CHAPITRE X
Catherine Schumacher. — La marquise d’Orvault. — Un Maquereau du grand monde. — La Matelassière. — La Bastonnade. — De mon temps !





Celle-, on peut la nommer, car ses exploits sont célèbres. Dans les derniers temps de l’Empire, Labruyère, de son vrai nom, Catherine Schumacher, se fit épouser par un vieux beau du premier Empire, dont le nom flétri devait jusqu’à la fin de sa trop longue carrière être compromis dans de honteux trafics.

Connu sous le nom de Maubreuil, il avait été chambellan de la reine de Westphalie, pendant le règne de Jérôme Napoléon à Cassel. En 1815, chargé d’une mission secrète, mais dont le but avéré et reconnu était d’assassiner Napoléon Ier, — il existe à ce sujet, une brochure intitulée : Histoire d’un soufflet donné à M. de Talleyrand ; — Maubreuil rencontra à Montereau la reine de Westphalie, qui retournait dans le royaume de son père. Il la fit arrêter et, sous prétexte de la raison d’État, il lui vola ses valeurs et ses diamants. L’année précédente, lors de l’entrée des alliés, il traversa les rues de Paris avec une croix de la Légion d’honneur attachée à la queue de son cheval.

Dans la plus extrême des misères, à laquelle depuis longtemps il était habitué, il consentit à épouser Labruyère, il avait quatre-vingt-trois ans.

Il est curieux de publier ici, ce document unique, qui nous donne les chiffres de l’apport dotal de cette fille à tout faire :


Mobilier du grand salon 
 56.150 fr.
Petit salon 
 21.020
Chambre à coucher 
 25.750
Salle à manger, office, divers 
 33.960
Fourrures 
 31.850
Dentelles 
 25.550
Bijoux 
 51.420
Trente-six robes, estimées 
 15.333
Linge 
 24.777
Argenterie 
 14.483
Cristaux, porcelaines 
 11.460
Cave 
 9.000
Voitures, harnais 
 3.100
 
323.853 fr.


Sa fortune personnelle se composait en outre de 3.000 francs de rentes résultant d’un acte notarié, environ 300.000 francs de créances diverses à recouvrer en plusieurs années, et 3.800 actions de diverses compagnies et sociétés.

Avec ces dons de sources diverses, il y avait de quoi redorer le blason de cette canaille de marquis.

Ce n’est pas d’elle qu’on aurait pu dire que la fortune lui était venue en dormant ; en ne laissant pas dormir les autres, eût été plus vrai.

Elle apportait au vieux scélérat de Maubreuil un fils tout fait ; il s’empressa de le reconnaître.

Il en fut pour ses rêves dorés. Car à peine marié, Labruyère le relégua dans un cabinet noir, à peine vêtu, à peine nourri, traité comme un chien, rudoyé par les domestiques qui le battaient et l’appelaient vieux maquereau. Elle reprit son existence d’autrefois : des amants à tire-larigot, une noce infernale.

Maubreuil volé, cocu, battu et pas content plaida en séparation.

Ce procès en apprit de belles aupublic.

La marquise d’Orvault était la fille d’un cocher de Montrouge, dont le fils avait été condamné pour tentative d’assassinat et de vol sur la personne de sa sœur.

La Labruyère avait de grandes relations dans le monde politique de l’Empire. C’était une intrigante, semblable à celles qu’il nous a été donné de voir dans le fameux procès de la Limousin et de Ratazzi-Wilson ; seulement, sous l’Empire, on n’était pas aussi bête que sous la République. Aussitôt qu’un scandale commençait à poindre à l’horizon, il était étouffé, et le public en était réduit aux conjectures.

Pourtant elle intenta un procès à un homme du meilleur monde, très haut coté, pour lui réclamer 100.000 francs ; ce procès est curieux à plus d’un titre, car il prouve que si les filles ne valent pas cher, leurs amants titrés valent encore moins.

C’est un documentpour les historiens futurs.

L’avocat de la marquise lut à l’audience le billet suivant :

Je soussigné, reconnais devoir à M"°C. Schumacher (La Bruyère) la somme de cent mille francs qu’elle m’a remise aujourd’hui, sur la vente de ses valeurs,pour être employée dans mes affaires. Je m’engage à lui rendre cette somme à elle ou à son ordre dans cinq ans de ce jour, m’engageant, jusqu’à remboursement effectif, à lui servir les intérêts au taux commercial de 6 pour 100, de six mois en six mois. En cas de mon décès, cette somme serait immédiatement exigible.

Bon pour cent mille francs, valeur reçue en espèces comptant, et sur un bon de la Banque de France.

V…

Me Allou s’efforca de démontrer par la lecture de la correspondance échangée entre M. V. et Labruyère, que la marquise d’Orvault n’avait pas craint de poursuivre le remboursement de deux reconnaissances de 75.000 francs et de 15.000 francs souscrites dans des circonstances analogues. Un arrêt de la Cour de Paris annula ces deux reconnaissances, « attendu que la fille Schumacher, dont la conduite atteste dans tous les actes de sa vie une habileté consommée à l’aide de laquelle elle a dû amasser une fortune considérable. ; qui appartient à une famille des plus modestes et qui se laisse poursuivre en pension alimentaire par ses père et mère ; qui s’est constitué dans l’état annexé à son contrat de mariage un certain nombre de créances s’élevant à de fortes sommes n’est pas expliquée. Se les ai fait souscrire par un homme dont elle venait de faire la rencontre dans un bal et après une liaison de quelques jours à peine. » Et l’écrit ajouta : « Que ces deux titres sont entachés de fraude à la loi et qu’il importe à la morale publique, comme à l’honneur et à la sécurité des familles, de réprimer ces manœuvres coupables, destinées à cacher la honte de certains marchés. » Les considérants sont sévères, mais leur juste sévérité doit recevoir ici une nouvelle application, et, comme l’arrêt de la Cour, le tribunal n’hésita pas à annuler la reconnaissance et repoussa la demande formée contre le père et le frère de V…

Me Léon Duval, l’avocat des causes grasses, répliqua en ces termes : « Ce billet de 100.000 francs a une cause sérieuse, V… a eu l’ambition de soumissionner au gaz de la ville d’Évreux, il prouve qu’il lui fallait de l’argent et qu’il en a emprunté à Mlle Catherine Labruyère qui n’était pas sa maîtresse. »

« Mon adversaire, dit Me Léon Duval, a été sans pitié pour Mme de Maubreuil, c’était son droit ; il est reconnu par les tribunaux que les enfants de famille sont dispensés de payer leurs dettes immorales et qu’ils ont le plaisir pour rien. On soupe, on boit de bons crus, on goûte les appartements chers et bien situés, on repose ses yeux sur des tableaux de maîtres, sur des morceaux rares de sculpture, on se retire tard. Quand on se retire, on présente ses amis et on les fait jouir du même luxe, cela dure des années, mais si par hasard on signe un billet, on est ce qu’on appelle un jeune homme trompé ; on est dupe d’une prostituée,et on laisse les frais à la maîtresse de maison. Mais au-dessus des tribunaux, il y a le monde qui nous juge tous, et cette société exquise qui suit la morale des honnêtes gens. Là les choses sont autrement appréciées ; le bien dire n’y fait rien, quand on a obtenu les faveurs d’une femme et qu’on l’en remercie par de basses insultes on n’y gagne que du mépris. Tous les jurisconsultes opinent pour la nullité des billets dits concubinaires, mais tous aussi reconnaissent que le concubin qui sert ce plat à la curiosité publique est le dernier des hommes. Ils appellent cela arguer de sa turpitude, et, franchement, ce n’était pas la peine d’en être si fier.

» Je sais bien que l’honorable orateur a puisé sa morale dans l’arrêt qui a immortalisé M. le vicomte de X…, et il est vrai que le vicomte avait été l’amant de Catherine, qu’il avait souscrit un billet de 35.000 francs, qu’il a mieux aimé révéler sa bonne fortune que de payer, et, qu’en effet, la cour a cassé le jugement qui l’avait condamné à se conduire en honnête homme. Mais si Catherine a eu cette faiblesse, je n’approuve pas que l’arrêt dise du billet qu’il a été pretium stupri. Mon adversaire l’a répété après la cour, et je crois qu’il a eu tort ; Ulpien ou Messala seraient ici qu’ils opineraient au solécisme stuprum, c’est l’œuvre de chair avec la circonstance aggravante de l’adultère, ou de l’inceste, ou du viol, ou de ces raffinements qu’on ose à peine laisser entrevoir. Le vicomte n’était pas si pervers, il était libre et pas marié, Catherine était la fleur du célibat parisien.

» Les docteurs catholiques eux-mêmes ont longtemps hésité à qualifier de péché l’union de deux sexes dans des circonstances vénielles. Ils n’y consentaient qu’à la condition que ce fût la première fois, et, pour me faire comprendre, seulement rupta virginitate, mais ce n’est pas le cas du procès. En vérité, quand j’entends débiter des fadeurs sur l’immoralité de l’amour, je me dis qu’elles viennent apparemment de gens qui n’ont connu la femme que dans le mariage, et je les admire. Labruyère était ce qu’on appelle un moraliste et des meilleurs ; or, voici ce qu’il dit des présents que l’on fait à sa maîtresse puisque mon adversaire les trouve pendables, c’est probablement pour lui que Labruyère a écrit : « Il est triste d’aimer sans une grande fortune qui vous donne les moyens de combler ce que l’on aime. On voudrait le rendre si heureux qu’on eût plus de souhaits à faire. » Et un peu plus loin : « Il faut quelquefois céder à ceux qu’on aime et avoir la générosité de recevoir. »

» M. V… n’entend probablement rien à ce beau langage, et préfère les doctrines de l’arrêt X… ; je le veux bien.

» Après avoir essuyé le feu de l’arrêt X…, on me permettra de montrer qu’il tire aussi sur mon adversaire. Le vicomte X… pontait volontiers au baccarat et n’y gagnait pas toujours. Il lui fallut un soir 50.000 francs, sous des peines que ce jeune homme tenait pires que la mort. Son immoralité le sauva ; comme il était assez corrompu pour avoir une maîtresse, celle-ci fit pour lui ce que le monde correct n’aurait eu garde de faire. Elle lui remit 75 actions du Crédit Mobilier et 75 actions de la Banque de France, l’autorisant à vendre ces valeurs et à s’en servir pour payer ses dettes de jeu. Le vicomte trouva le procédé galant, et ce fut à cette occasion qu’il voulut absolument signer 80.000 francs de billets, au lieu des 45.000 qu’il devait strictement à Catherine ; c’était un don de 35.000 francs, mais à la condition que les billets seraient payés. Or, s’il était certain que Catherine avait sauvé X…, il ne l’était pas que le monde permettrait d’acquitter les billets entachés de libertinage. En effet, il ne paya pas plus les 45.000 francs qu’il avait reçus, que les 35.000 qui représentaient ses remerciements et sa reconnaissance. Mais, sur les 45.000 il invoqua vainement les bonnes mœurs et fut condamné par le tribunal et par la cour. Vous voyez bien que les femmes artificieuses ont du bon, vous voyez aussi qu’il arrive parfois aux enfants de famille de recevoir 45.000 francs de leur maîtresse et de dire que le billet n’a pas d’autre cause que le plaisir. » Voilà ce qu’a fait le vicomte de X…, et c’est incomparablement plus mal que la plus grande faute des courtisanes. On vous a dit que cela avait été jugé contre le vicomte, mais qu’il ne s’était pas défendu. Laissons, si vous le voulez, le jugement et l’arrêt qui ont jugé sur ses conclusions, mais dans un autre débat, longtemps après, l’affaire de 45.000 a été de nouveau évoquée et discutée ; elle l’a été magistralement, mon adversaire ne dira pas non, ce fut lui-même qui tonna contre les femmes expérimentées, car il y excelle ; tout ce qu’une éblouissante facilité pouvait dire pour le vicomte de X… a été dit, et la cour n’en a pas moins jugé que le vicomte avait reçu de Catherine des valeurs considérables, à raison de quoi il avait été justement condamné à lui rembourser 45.000 francs. Il me semble qu’il y a dans cet arrêt un affront qui aurait dû gâter le plaisir de s’en servir ; en tout cas, il apprend à M. V… qu’il faut prouver que son fils n’a pas mêlé à ses plaisirs un emprunt de 100.000 francs !

C’est du joli !

Il est bien malheureux d’être obligé de ne pas pouvoir donner les noms propres, car le richissime personnage dont il est question est célèbre dans le monde galant pour sa passion flagellante, comme le disait Me Léon Duval, expert dans ces raffinements qu’on ose à peine entrevoir. Catherine était femme à le satisfaire. Voici ce qu’elle était obligée de lui faire pour l’amener à peu près à point :

À la place du Caire, une ancienne portion de la Cour des Miracles, tous les matins, se réunissent les matelassiers et les matelassières ; qu’il gèle, pleuve, vente, neige ou qu’il fasse une chaleur caniculaire, ils sont là, assis sur des pliants, ayant à leurs pieds une paire de cardes, deux longs morceaux de bois carrés et deux baguettes en noisetier extrêmement flexibles, en un mot les outils professionnels et traditionnels, car c’est la plus ancienne des corporations parisiennes. Ils attendent la pratique.

Un jour que M. V… passait place du Caire, il fut interpellé par une matelassière qui lui offrit ses services ; il n’en avait pas besoin, ne s’occupant pas d’affaires de ménage, mais néanmoins il contempla longuement les cardes aux dents acérées, puis il s’en alla songeur. Arrivé chez Catherine, il lui dit :

– Tiens-toi prête pour demain matin, huit heures, je viendrai te prendre dans mon coupé.

Il fut exact et elle aussi.

Quand elle vit la voiture s’engager dans ces dédales de rues grouillantes, véritable ruche ouvrière, elle qui ne connaissait plus que les Champs-Elysées, route du Bois, elle ne put s’empêcher de lui demander :

– Où diable me conduis-tu ?

– A la grève des matelassiers, répondit-il.

– Mais je n’ai pas de matelas à faire faire, c’est mon tapissier qui se charge de ce soin. – Ça ne fait rien, nous y allons tout de même, et nous y sommes.

Ils descendirent de voiture. Tous ces pauvres travailleurs, voyant des gens « de la haute », quittèrent leurs pliants et se précipitèrent obséquieusement en disant à Catherine :

– Madame, je bats la laine sans y laisser un atome de poussière ; madame, j’ai des cardes neuves qui peignent le crin comme de la fine soie ; madame, il n’y a que moi sur la place de Paris pour savoir coudre un matelasà baguette ; madame, prenez-moi, un matelas bien fait, moelleux, souple, rebondissant est une invite à l’amour.

Sans écouter ce déluge de paroles, il alla droit à une vieille femme dont l’estomac volumineux retombait en cascade sur un ventre fantastique. Elle avait le nez rouge comme une pivoine ; d’un madras, jadis violet, qui lui servait de coiffure, s’échappaient des mèches de cheveux gris, raides comme des baguettes de tambour ; bref, elle présentait un ensemble repoussant, tout l’aspect d’une vieille ivrognesse, du nez duquel tombaient, goutte à goutte, des roupies larges comme des pièces de vingt sous.

Étes-vous disponible ? dit-il à la matelassière.

– Oui, mon bon monsieur.

– Très bien, voici mon adresse. Vous viendrez chezmoi demain à cinq heures du soir,vous n’apporterez que vos longues baguettes. Ah ! à propos, donnez-moi l’adresse de votre fabricant de cardes.

– Rue Saint-Maur, 150.

Il se fit conduire à cette adresse et commanda pour le soir même une carde, semblable à celle de la matelassière, mais beaucoup plus petite. Elle lui fut exactement livrée.

Une fois rentré chez Catherine, celle-ci, que le démon de la curiosité démangeait, lui demanda :

– Quelle lubie te prend de faire venir cette horrible femme chez toi ?

– Tu le sauras demain, mais auparavant tu vas aller au Temple, tu feras l’emplette d’un costume exactement semblable à celui de la matelassière, mais qu’il aille à ta taille, tu le feras envoyer chez moi, et n’oublie pas que demain, à cinq heures, je t’attends.

Le lendemain, Catherine et la matelassière arrivèrent à l’heure. Aussitôt, il fit passer Catherine dans son cabinet de toilette et la fit, malgré sa répugnance, revêtir le costume acheté au Temple, puis il se déshabilla, on fit entrer la matelassière, qui recula à la vue d’un homme nu ; mais comme elle en avait vu bien d’autres, son mouvement fut imperceptible.

– Je vais me coucher à plat ventre sur cette chaise-longue, lui dit-il, puis, avec vos baguettes, vous allez me battre comme si j’étais de la laine ; toi, ajouta-t-il à Catherine, tu vas me carder la peau.

Alors ce fut une scène inénarrable ; elles frappaient et cardaient de tout cœur, lui hurlait… Enfin, après une demi-heure de cet exercice, il se fit frictionner, prit un bain. Et voilà ce que l’avocat n’avait pas osé dire au tribunal.

De dégoût, la vieille matelassière s’en alla boire plusieurs absinthes. A moitié mûre, elle faisait cette réflexion tout haut :

– C’est égal, je n’aurais jamais pensé que mes pauvres baguettes, habituées à battre de la laine, auraient un jour servi à battre du cochon. On ne connaissait pas ces trucs-là de mon temps : un coup de toc-nombril et ça y était !