Les Finances de l’Italie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 48 (p. 782-800).
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LES
FINANCES DE L'ITALIE

I.
LA LÉGISLATION FINANCIÈRE.

La France nous présente le spectacle d’une nation pourvue de tous les élémens de richesse et de prospérité : un sol fertile, des produits recherchés, une industrie avancée, une population laborieuse et naturellement économe, et qui, abusant de ces dons de la Providence, dissipe en dépenses inutiles ou improductives un revenu énorme, engage imprudemment l’avenir par de continuels emprunts et accroît sans cesse le fardeau d’une dette dont le chiffre sans exemple effraie l’imagination. Nous avons eu occasion de montrer, aux États-Unis et en Angleterre, des gouvernemens sans cesse préoccupés de contenir les dépenses nationales dans de justes limites et s’attachant à dégager l’avenir par l’amortissement ou la réduction des dettes contractées dans les jours difficiles. Une leçon non moins instructive nous est donnée par une nation voisine, l’Italie, qui, avec une population moins nombreuse que la nôtre, avec une agriculture arriérée et une industrie encore dans l’enfance, mais avec le légitime orgueil et la résolution bien arrêtée de reconquérir un rang élevé parmi les peuples, a su, par de courageux sacrifices, par sa patience à supporter des charges écrasantes et à force d’ordre et d’économie, combler l’écart énorme qui existait entre les recettes et les dépenses de l’état, mettre fin aux déficits auxquels ses budgets semblaient condamnés pour longtemps, rétablir son crédit et se préparer une situation financière satisfaisante.

C’est cette régénération des finances italiennes, laborieusement poursuivie pendant plus de dix années, que nous voudrions retracer. Nous avons déjà esquissé cette histoire[1] ; nous essaierons de la compléter à l’aide des documens officiels les plus récens et des renseignemens que nous avons pu recueillir en Italie.


I

Au premier rang des conditions indispensables pour avoir de bonnes finances, il faut incontestablement placer l’ordre dans les dépenses, la régularité dans les écritures, et le facile exercice, d’un contrôle sérieux de la part des représentans du pays. Les finances piémontaises avaient été conduites de tout temps avec sagesse et d’une façon presque paternelle ; mais ce budget, tenu soigneusement en équilibre, ne dépassait guère celui de la ville de Paris. Dans l’espace de dix années, des annexions successives ont étendu sur l’fia-lie entière l’autorité de la maison de Savoie : des guerres et des emprunts onéreux ont fait prendre aux dépenses un. accroissement hors de toute proportion avec celui des recettes. En même temps que les cadres qui avaient suffi au petit royaume de Sardaigne devenaient impuissans à administrer l’état démesurément agrandi, la force des événemens et l’urgence des besoins rendaient inapplicables les règles observées jusque-là. En face de l’ennemi et quand le sort de l’Italie était en jeu, on ne pouvait songer à restreindre la liberté d’action du gouvernement : il fallait lui laisser le choix des moyens en même temps que la tâche de se procurer l’argent nécessaire. Pendant cette période, l’histoire financière de l’Italie n’est guère que l’histoire des emprunts contractés sous toutes les formes, même sous celle de l’emprunt forcé ; le budget n’était qu’un cadre pour la comptabilité ; il ne pouvait être sérieusement discuté, et il se réglait invariablement par une addition à la dette publique. Cette situation n’a changé qu’après 1866, lorsque l’annexion de la Vénétie eut mis un tout à la fois à la période d’agrandissement et aux efforts extraordinaires que l’Italie s’imposait en vue de conquérir son unité.

Ce. ne fut point une tâche aisée que de soumettre à une administration uniforme et d’assujettir à un même système d’impôts des provinces qui avaient formé des états indépendans, ayant un régime fiscal particulier, et dont il fallait bouleverser les habitudes et les traditions. Ce fut l’œuvre de plusieurs années. Il fallut ensuite donner au royaume une organisation financière en rapport avec les conditions nouvelles de son existence et avec les exigences du régime parlementaire. Une loi de comptabilité générale, mûrement élaborée, a mis en harmonie les décisions rendues à diverses reprises par les chambres : elle a déterminé le mode de préparation et de règlement des budgets de façon à assurer le fidèle emploi des deniers publics et à rendre le contrôle du parlement aussi facile qu’efficace. Cette loi, qui est la clé de voûte du système financier de l’Italie, nous paraît avoir entouré la fortune publique de toutes les garanties que la science et l’expérience ont pu suggérer. Par ses dispositions, elle se rapproche des méthodes suivies en Angleterre et en Belgique bien plus que de nos pratiques françaises : quelques mots de comparaison ne seront donc pas inutiles pour en faire saisir l’esprit et en faire apprécier le mérite.

Notre comptabilité générale a joui d’une réputation méritée ; les grands financiers de la restauration s’étaient appliqués avec succès à perfectionner l’œuvre déjà fort recommandable que l’empire leur avait léguée. Pendant longtemps, aucun des états de l’Europe n’a possédé un ensemble de règles aussi sages, aussi bien comprises, aussi efficaces à prévenir le détournement des moindres sommes, à subordonner toute perception et tout paiement à des justifications incontestables. Notre comptabilité a conservé ces mérites, bien qu’à force de raffiner sur l’interprétation des textes et de multiplier les précautions et les garanties, elle soit arrivée à une réglementation et à un luxe de formalités plus dignes de la Chine que d’une nation civilisée : quiconque contracte avec le gouvernement français doit désormais faire entrer dans ses calculs les pertes de temps et les frais inutiles qu’il lui faudra subir avant d’arriver à être payé de la créance la mieux justifiée. Les autres nations se sont approprié ce qu’il y avait de bon dans notre organisation, en se gardant du formalisme exagéré dans lequel nos administrations sont tombées. Il y a quelques années, dans un banquet offert à M. Gladstone, un orateur, en portant un toast au chancelier de l’Échiquier, avait fait un grand éloge de la comptabilité française. Dans sa réponse, M. Gladstone déclara qu’autant qu’il en pouvait juger, la comptabilité des deniers publics était arrivée en Angleterre à un égal degré de précision et de rigueur. Il aurait pu revendiquer, et nul ne saurait lui contester l’honneur des réformes introduites dans le système financier de nos voisins ; mais en entourant la perception et l’emploi du revenu public des garanties que l’étude lui suggérait, M. Gladstone est demeuré fidèle à l’esprit pratique de nos voisins, et il n’a jamais perdu de vue que l’état n’a pas plus le droit de prendre aux citoyens leur temps que leur argent.

C’est dans le mode de préparation et de règlement des budgets que les défauts de l’organisation française se révèlent avec le plus d’évidence et produisent leurs conséquences les plus fâcheuses. Le budget de 1883 sera soumis aux chambres dès le commencement de 1882, et, avec les habitudes contractées par les commissions parlementaires, il y aurait inconvénient à différer cette présentation : tous les ministères sont donc occupés depuis plusieurs mois à faire les calculs et à réunir les renseignemens que le ministre des finances devra faire entrer dans son travail d’ensemble. Le budget se prépare ainsi au moins dix-huit mois à l’avance : une préparation aussi prématurée exclut l’exactitude dans les prévisions budgétaires et ne permet de compter que sur des à-peu-près. Comment prévoir, en 1881, qu’en 1882 le printemps sera trop humide ou l’été trop sec ? Cependant, ces circonstances climatologiques, en renchérissant les fourrages ou en élevant le prix de la ration, peuvent entraîner en 1883 une différence de plusieurs millions dans les dépenses du ministère de la guerre. Il arrive donc fréquemment qu’au moment où un budget est voté, les calculs d’après lesquels il a été établi ont cessé d’être exacts et que les crédits qu’il accorde ne sont plus suffisans. Il en résulte que, dès les premiers jours d’un exercice, on peut être contraint de recourir à l’ouverture de crédits supplémentaires ou extraordinaires, et il est à peine besoin de faire observer que l’emploi de plus en plus fréquent de ces crédits a pour conséquence de détruire toute l’économie de nos budgets et de condamner les finances françaises à un perpétuel provisoire.

La durée trop longue de l’exercice financier n’engendre pas moins d’inconvéniens que la préparation prématurée du budget. Les crédits votés pour une année demeurent à la disposition des ministres jusqu’au mois de juillet de l’année suivante. Cette latitude a été jugée nécessaire dans l’intérêt de nos possessions d’outre-mer avec lesquelles les communications n’étaient ni promptes, ni faciles ; mais la vapeur et le télégraphe permettraient de renoncer aujourd’hui à une faculté dangereuse. Les ministères attendent jusqu’au dernier moment pour épuiser leurs crédits : il faut ensuite réunir les pièces comptables, qui arrivent tardivement ; la seconde année est écoulée avant que la cour des comptes soit saisie et puisse commencer ses vérifications. Même en temps ordinaire, ce n’est guère qu’au bout de quatre ans qu’on peut connaître avec certitude quel a été le chiffre exact des dépenses effectuées dans une année et savoir si l’excédent de recettes prévu au moment où le budget de cette année a été voté n’a pas été transformé par l’accumulation des crédits extraordinaires en un déficit notable. Nous disons : en temps ordinaire, parce que nous avons eu occasion de démontrer ici même que, depuis l’870, pas un seul budget n’a été définitivement apuré.

Ce laisser-aller, cette perpétuelle incertitude sur la véritable situation financière du pays, ne pouvaient être de mise chez nos voisins d’Angleterre, habitués à l’exactitude et à la précision, qui veulent qu’on apporte dans la gestion des deniers public les pratiques rigides du commerce et pour qui le bilan de la nation doit être aussi limpide que celui d’une maison de banque. Aussi ne connaissent-ils pas cette fiction que nous appelons l’exercice financier. L’année financière, qui commence maintenant le 1er avril, se clôt rigoureusement, en recettes et en dépenses, le 31 mars suivant. Lorsque le chancelier de l’échiquier, au commencement d’avril, expose à la chambre des communes la situation financière de l’Angleterre, il est en mesure de faire connaître exactement aux représentans du pays le chiffre des recettes et des dépenses effectuées dans les douze mois qui viennent de se terminer et de dire si le résultat définitif de cette année est un déficit ou un excédent de recettes. La plupart des dépenses s’effectuant en vertu des lois antérieurement votées, il n’y a lieu de soumettre, chaque année, au parlement, que les dépenses susceptibles de varier d’une année à l’autre et dont les plus considérables sont celles de l’armée et de la marine. A moins d’événemens extraordinaires, la session des chambres s’ouvre dans la seconde moitié de février, et cela suffit pour que les dépenses essentielles soient votées en temps utile, c’est-à-dire avant le 1er avril. Quant aux recettes, les impôts établis par une loi continuent d’être perçus jusqu’à ce qu’il en ait été autrement ordonné. L’exposé financier du chancelier de l’échiquier a pour objet de soumettre à la chambre les modifications en plus ou en moins qu’il juge à propos d’apporter aux taxes déjà établies et les ressources nouvelles qu’il croit nécessaires de créer. Il est rare que la discussion se prolonge au-delà d’une séance. La chambre des communes accepte les propositions du chancelier de l’échiquier sous la responsabilité du gouvernement et sauf à lui demander compte, l’année suivante, de l’inexactitude de ses calculs ; les modifications apportées aux taxes sont appliquées dans les vingt-quatre heures. Si d’autres réformes sont jugées utiles, soit par l’opposition, soit par des députés isolés, elles font l’objet de motions spéciales. Elles sont discutées en dehors du budget et elles revêtent la forme de résolutions applicables l’année suivante, en sorte que l’économie de la loi de finances n’en peut jamais être troublée.

La supériorité, au point de vue pratique, de ce système sur le système français est facile à apercevoir. Les prévisions anglaises ne précèdent que de trois ou quatre mois au plus la période dans laquelle les dépenses doivent s’effectuer ; elles sont nécessairement plus exactes que si elles étaient en avance de dix-huit mois, et les ministères qui ont des marchés à passer connaissent avec un degré suffisant de précision les prix auxquels il leur sera possible de traiter. Si, cependant, des rectifications deviennent nécessaires, si des besoins imprévus surgissent, le chancelier de l’échiquier soumet au parlement, dans les derniers jours de juillet, des prévisions supplémentaires (supplementary estimates) avec la proposition des ressources destinées à subvenir à ce surcroît de dépenses. Enfin, dans l’intervalle de deux sessions, il peut devenir nécessaire d’expédier une escadre ou des troupes pour la protection de quelqu’une des nombreuses possessions britanniques : les ministres de la guerre et de la marine pourvoient à ces dépenses au moyen de viremens opérés dans la limite des crédits qui leur ont été ouverts ; mais ces viremens doivent être autorisés par la trésorerie, c’est-à-dire que le premier ministre en partage la responsabilité avec ses collègues. Lorsque le parlement anglais se sépare, à la fin d’une session, il connaît donc avec exactitude quel a été le résultat en recettes et en dépenses de la dernière année écoulée, et quant à l’année courante, il ne peut avoir d’incertitude que sur un seul point, à savoir si les recettes répondront aux prévisions du chancelier de l’échiquier. C’est à donner à ses finances le même caractère de précision et de certitude que le gouvernement italien s’est attaché, et il n’a cru pouvoir mieux faire que d’emprunter aux Anglais les traits essentiels de leur méthode.

La loi du 30 décembre 1876, qui a complété la loi du 22 avril 1869 sur la comptabilité générale, prescrit au ministre des finances d’adresser au président de la chambre des députés, pour le 15 septembre, le budget de prévision, c’est-à-dire le budget approximatif de l’année suivante. Comme la commission des finances est élue par la chambre pour toute la durée de la législature, cette commission peut se saisir immédiatement de l’examen de ce budget, dont la chambre commence la discussion dès qu’elle reprend ses travaux dans les derniers jours d’octobre et qu’elle doit achever de voter avant le 1er janvier. Ce premier budget ne contient que des chiffres provisoires ; mais le ministre des finances est tenu de présenter avant le 15 mars le budget définitif et de soumettre à la chambre un exposé général de la situation financière, portant nécessairement sur les résultats définitifs de l’année qui vient de se terminer. Si, avant la clôture de la session, des circonstances imprévues ou des besoins nouveaux font reconnaître au ministre des finances la nécessité de modifier ses calculs, il soumet au parlement des modifications (note di variazioni), et les chiffres du budget sont rectifiés en conséquence, afin de se rapprocher autant que possible d’une exactitude mathématique. Le trait le plus nouveau et le plus digne d’approbation de ce système est le mode adopté pour faire face aux besoins imprévus qui peuvent se produire dans l’intervalle des sessions, sans mettre le gouvernement dans la nécessité de convoquer les chambres et sans recourir à l’expédient déplorable des crédits extraordinaires. On inscrit au budget, sous le nom de « fonds de réserve, » deux crédits, l’un de 3 millions pour les dépenses obligatoires non prévues, et l’autre de 4 millions pour les dépenses facultatives imprévues. Si donc, dans l’intervalle de deux sessions, une condamnation est prononcée contre le fisc, ou si quelque grande calamité, des inondations, un tremblement de terre, créent soudainement des misères qu’il soit urgent de secourir, les sommes nécessaires sont prélevées sur ces fonds de réserve, dont il ne peut être disposé qu’en vertu d’ordonnances royales rendues en conseil des ministres, c’est-à-dire sous la responsabilité collective du cabinet.

Il est facile de voir que la méthode suivie en Italie pour la préparation du budget ne permet ni les incertitudes ni les graves erreurs qui sont inséparables de la méthode française : les prévisions de dépenses sont faites, en quelque sorte, la veille du jour où les dépenses doivent s’effectuer, et si quelque mécompte vient déranger les calculs ministériels, ces prévisions peuvent toujours être rectifiées en temps utile. Cet avantage, dont tous les financiers apprécieront l’importance, n’est pas le seul. L’exercice budgétaire est strictement limité à la durée de l’année : les dépenses comme les recettes doivent donc être arrêtées au 31 décembre sans qu’il soit possible de rejeter aucun compte sur l’année suivante. Grâce à l’exactitude et à la remarquable diligence que les habiles collaborateurs du ministre des finances actuel, en tête desquels il faut placer le directeur-général des contributions indirectes, M. Ellena, ont su faire entrer dans les habitudes du personnel, il est toujours possible au ministre des finances, lorsqu’il soumet au parlement, dans les premiers jours de mars, le budget définitif de l’année courante, de faire connaître exactement aux représentans du pays comment s’est réglé le budget de l’année qui a pris fin le 31 décembre précédent, comment se présente la situation financière pour le nouvel exercice et quel est le chiffre des recettes effectuées dans les deux premiers mois de l’année. Le règlement définitif des budgets ne subit donc aucun retard : la cour des comptes italienne a terminé sa tâche avant que la nôtre ait pu commencer la sienne, et aucune session ne se termine sans que le parlement ait approuvé les comptes définitifs de l’année précédente. Ainsi, loin que les Italiens soient dans la nécessité d’attendre huit ou dix ans avant de connaître comment un budget s’est soldé, il leur suffit de quelques mois pour connaître très exactement ce que l’état a reçu et dépensé dans une année.

La spécialité des crédits est assurée par des prescriptions sévères : la loi de comptabilité générale n’autorise ni les viremens d’un chapitre à l’autre, ni les compensations par l’application à une dépense non votée des économies réalisées sur le même chapitre. Ces dispositions ont été renforcées par une résolution de la chambre des députés du mois de juillet 1880. Les ministres reconnaissaient qu’ils ne pouvaient, sans l’autorisation préalable du parlement, excéder, pour aucune des dépenses classées comme facultatives, les crédits qui leur avaient été ouverts ; mais ils ne se croyaient pas tenus à la même réserve pour les dépenses d’un caractère obligatoire ; ils se dispensaient de solliciter l’autorisation du parlement par un projet de loi spécial, ils se croyaient suffisamment couverts, soit par le vote du budget définitif, dans lequel ils introduisaient ces dépenses, soit par l’approbation de la loi des comptes, dans laquelle elles étaient portées au chapitre qu’elles concernaient. Le ministre des finances n’a point considéré cette manière de procéder comme conforme à l’esprit de la loi de comptabilité et, par conséquent, comme régulière. Il n’a pas jugé que le caractère obligatoire d’une dépense suffît pour dispenser de l’autorisation législative ; ne voulant pas demeurer exposé à voir ses calculs rendus inexacts et l’équilibre du budget compromis par des dépassemens de crédits, il a demandé à la chambre de le protéger contre le défaut de prévoyance ou les omissions de ses collègues. En conséquence, une résolution votée par la chambré a spécifié qu’après le complet épuisement du fonds de réserve pour tout excédent de dépense, quels qu’en soient la nature, et l’objet, qu’il s’agisse de dépenses d’ordre et obligatoires, ou de dépenses simplement facultatives, les ministres devront demander, par un projet de lot spécial, l’autorisation préalable du parlement. Loin de chercher à éluder la rigueur des prescriptions budgétaires par des imputations provisoires, par des compensations ou par d’autres expédiens de comptabilité, les ministres italiens vont au-devant du contrôle des chambres. Le ministre des finances, M. Magliani, disait à ce propos dans la séance du 9 avril dernier : « Je crois que le ministre des finances doit avoir pour préoccupation constante d’accroître et de renforcer les garanties tutélaires de l’administration des deniers publics. Je crois qu’il doit toujours souhaiter que le contrôle parlementaire s’étende jusqu’à la limite extrême à laquelle il puisse arriver, parce que cette garantie d’ordre et de respect de la loi est aussi la base essentielle de la prospérité et de la bonne renommée des finances.

La législation financière italienne nous paraît donc présentes les garanties les mieux comprises et les plus efficaces pour maintenir le bon ordre dans les finances ; le contrôle législatif exercé tant par le sénat que par la chambre est d’autant mieux assuré et d’autant plus sérieux qu’il porte sur des chiffres exacts et précis et non sur des évaluations conjecturales et qu’il a lieu en pleine connaissance des faits accomplis. Quant aux réformes financières qui peuvent être jugées nécessaires, quant aux modifications qu’il peut être utile d’apporter à l’assiette de certains impôts, elles font comme en Angleterre, l’objet de propositions spéciales présentées et discutées en dehors de l’examen du budget, sauf au ministre des finances à tenir compte, dans la préparation des budgets ultérieurs, des votes émis par le parlement. Si des votes législatifs ont pour conséquence des dépenses nouvelles et immédiates, ces dépenses prennent, pour la première année, le nom de dépenses hors budget (fuori bilancio), et le parlement est tenu de créer en même temps les ressources nécessaires peur y faire face, de façon que l’équilibre du budget ne puisse être dérangé. L’article 31 de la loi de comptabilité générale est, à cet égard, aussi formel que possible. Il dit expressément : « Toute proposition d’une dépense nouvelle quelconque devra indiquer les moyens d’y pourvoir. »

Toutes ces pratiques sont en parfaite harmonie avec L’esprit du gouvernement représentatif. La supériorité de ce gouvernement sur le gouvernement parlementaire, qui n’en est que la corruption, est que, tout en assurant le contrôle des mandataires du pays, il respecte et consacre l’initiative qui doit appartenir au pouvoir exécutif comme une conséquence nécessaire de la responsabilités En Italie comme en Angleterre, les finances publiques, œuvre d’étude et de calculs laborieux, sont à l’abri des fantaisies et des improvisations auxquelles se livrent nos commissions du budget, presque exclusivement composées d’hommes incompétens ; et si la chambre des députes, sous l’influence de considérations électorales ou d’entraînemens irréfléchis, se laissait aller à des votes de nature à porter atteinte à l’équilibre du budget, le sénat italien serait là, comme on l’a vu en plusieurs occasions, pour remettre les choses en état et faire prévaloir les conseils de la prudence.

Peut-être n’est-il pas inutile d’ajouter quelques explications sur les divers comptes qu’embrasse la loi de finances de chaque année et dont l’apparente complication pourrait embarrasser les lecteurs qui voudraient recourir aux documens originaux.

On inscrit en premier lieu au budget les recettes et les dépenses Ordinaires. Il est à peine besoin de dire qu’on entend par dépenses ordinaires celles qui ont un caractère d’obligation et de permanence et se reproduisent tous les ans. Il est seulement à remarquer que des lois dites d’organisation ont arrêté, pour la distribution des services et le personnel des ministères, des cadres invariables, ont déterminé l’échelle des traitemens, et ont fixé en conséquence des chiffres de dépense dans les limites desquels les ministres sont tenus de se renfermer. Le parlement italien a ainsi prévenu ces perpétuelles créations d’emplois nouveaux et cette mobilité des traitemens qui sont au nombre des plaies du budget français en motivant de continuelles augmentations de crédits, l’examen du budget se trouve simplifié et abrégé par le grand nombre des dépenses dont le chiffre ne peut varier, au budget ordinaire figurent encore un certain nombre de comptes d’ordre, dits partite di giro, inscrits à la fois en recette et en dépense, et dont quelques-uns ne sont pas sans importance. Tels sont, par exemple, les 40 millions de rentes affectés à la garantie, du papier-monnaie en circulation et déposés par l’état à la caisse des dépôts et des prêts au compte du syndicat des banques chargées de l’émission de ce papier ; le trésor ne se paie point à lui-même les arrérages de ces rentes. Tels sont encore les loyers des bâtimens que le domaine public est censé louer aux diverses administrations de l’état pour l’installation de leurs services ; ces loyers ne se paient que par des viremens d’écritures. L’inscription de ces comptes au budget, dont ils grossissent les chiffres, peut sembler dictée par une recherche excessive de la régularité. On doit dire, toutefois, qu’en ce qui concerne les bâtimens domaniaux, la précaution qui en ramène tous les ans sous les yeux du parlement la liste et l’affectation n’est pas inutile, puisqu’elle empêche les administrations de conserver et en quelque sorte de s’approprier des immeubles dont elle peuvent n’avoir plus l’emploi et dont la trace serait bientôt perdue.

A la suite des recettes et des dépenses ordinaires viennent les reliquats des exercices antérieurs (residui attivi e passivi). On donne le nom de reliquats actifs aux impôts arriérés, aux paiemens en retard sur les acquisitions de biens domaniaux, aux contributions que les provinces, les villes ou les particuliers se sont engagés à payer pour l’exécution de certains travaux et qui n’ont pas encore été versées, en un mot, à doutes les créances à recouvrer par l’état. Les reliquats passifs comprennent, au contraire, les dépenses votées et non encore acquittées, les subventions promises par l’état et qui peuvent être rendues exigibles par l’accomplissement des conditions prévues au contrat et toutes les créances sur le trésor public. Ce compte des reliquats est le seul élément d’obscurité qui subsiste dans les finances italiennes. En effet, au temps où les dépenses croissaient beaucoup plus rapidement que les ressources, les ministres des finances inscrivaient soigneusement parmi les reliquats actifs les contributions arriérées, les impôts qui ne rentraient pas, sans jamais faire subir de réduction à ce chapitre dont les chiffres grossissaient d’année en année. Présentés comme une ressource effective, ces reliquats actifs servaient à dissimuler l’étendue des déficits. Ce n’était là qu’un trompe-l’œil, qu’on ne pouvait laisser subsister dès que l’on entreprenait de donner une base sérieuse aux finances italiennes. Le ministre actuel a donc entrepris l’apurement de ce compte et il en a fait disparaître un grand nombre de créances reconnues irrécouvrables ; il a pris devant les chambres l’engagement de poursuivre ce travail et de ne laisser subsister au crédit de l’état que les créances dont le recouvrement serait assuré, et déjà il n’a inscrit, de ce chef, dans les deux derniers budgets, que les sommes dont la rentrée pendant le cours de l’exercice était certaine.

Le compte des recettes et des dépenses extraordinaires est l’équivalent de notre ancien compte de liquidation ou de notre budget extraordinaire actuel. Les dépenses ont pour objet la construction de nouvelles lignes de chemin de fer, conformément à un plan d’ensemble voté par le parlement et dont l’exécution a été répartie sur un certain nombre d’exercices, le rachat par paiemens annuels de certaines voies ferrées qu’il a été nécessaire de reprendre au compte de l’état pour en assurer l’exploitation, l’amélioration des voies navigables, l’accroissement du matériel et des approvisionnemens de la guerre, la mise en état de défense de Rome et de quelques points stratégiques, enfin l’accroissement du matériel naval. Toutes ces dépenses ont un caractère transitoire. Celle qui est relative à la construction des voies ferrées est de beaucoup la plus considérable, puisqu’elle figure pour près de 75 pour 100 dans le chiffre total. Il est pourvu aux dépenses de construction des voies ferrées par l’aliénation de rentes perpétuelles dont les arrérages sont inscrits au budget ordinaire, et aux autres dépenses par des ventes de biens nationaux et surtout par l’émission d’obligations à terme qui sont gagées sur les biens ecclésiastiques réunis au domaine public et sont remboursées avec le produit de la vente de ces biens. Le budget extraordinaire de l’Italie a donc sur le nôtre l’avantage de posséder une dotation immobilière d’une importance incontestable et de n’être point exclusivement alimenté par l’emprunt. L’amortissement certain et rapide, de certaines catégories de la dette publique compense, et au-delà, les aliénations de rentes perpétuelles qui ont lieu annuellement pour la construction des chemins de fer, et il permet de prévoir le jour où il sera possible de ne plus emprunter pour les travaux publics.

Ces aliénations de rentes, ces émissions d’obligations à terme, ces ventes de biens nationaux font entrer dans les caisses du trésor des sommes qui ne peuvent être considérées comme des recettes, puisqu’elles résultent, ou d’emprunts qui entraînent des charges nouvelles, ou d’aliénations qui diminuent le domaine public. Il en est de même des bons du trésor, qui sont l’élément principal de la dette flottante. Il faut, cependant, que toutes ces sommes figurent dans la comptabilité. Aussi, toutes les entrées et toutes les sorties de caisse, à quelque titre que ce soit, font-elles l’objet d’un compte spécial, le mouvement des fonds (movimento dei capitali) dans lequel viennent se résumer toutes les opérations de trésorerie. Il faut se garder de confondre les chiffres de ce compte, qui est une pure affaire d’écritures, avec les résultats réels du budget. C’est une erreur que les personnes qui ne sont pas familières avec les finances sont sujettes à commettre ; et une des difficultés que rencontre le ministre actuel est de (faire comprendre aux membres du parlement que la décroissance des chiffres inscrits en recette au compte du mouvement des fonds est la marque d’un progrès, parce qu’elle indique que l’état a pu faire face à toutes les dépenses qui lui incombent, à l’amortissement de la dette à terme, et à l’exécution des travaux extraordinaires en aliénant une quantité de rentes moins considérable et une moindre portion du domaine public.

Le budget définitif de 1881 a été voté par le parlement italien, au mois de juillet dernier, aux chiffres de 1,434,522,357 francs pour les recettes et de 1,426,711,088 francs pour les dépenses, soit avec un excédent de recettes de 7,810,000 francs. Le ministre des finances avait pris pour bases de ses calculs les recettes réalisées en 1880, mais en maintenant toujours ses évaluations au-dessous de ces résultats, afin de se prémunir contre tout mécompte. Presque toutes les branches du revenu public ont donné des plus-values que les dépenses supplémentaires, votées par les chambres pour les ministères de la guerre et de la marine, ne suffiront pas à absorber. L’excédent des recettes sur les dépenses sera donc plus considérable que le ministre ne l’avait prévu.

Il suffit de décomposer sommairement le budget des recettes pour avoir immédiatement une idée des sacrifices que la nation italienne a été contrainte de s’imposer et sans lesquels il lui eût été impossible de ramener l’ordre dans ses finances. Nous prendrons les chiffres inscrits au budget de 1881, mais en négligeant les sommes inférieures à 1 million. En premier lieu, vient l’impôt foncier, calculé sur la valeur en capital et divisé en deux catégories distinctes : l’impôt sur les terres (fundi rustici) est compté pour 126 millions et l’impôt sur les immeubles bâtis (fabbricati) pour 63 millions, soit ensemble 189 millions, c’est-à-dire l’équivalent de ce que l’impôt foncier produit en France. L’impôt sur la richesse mobilière, c’est-à-dire l’impôt du dixième sur les revenue, les rentes, les traitemens, les pensions, etc., est évalué à la somme énorme de 177 millions. Ces trois impôts, qui portent seuls le nom d’impôts directs, entrent pour 367 millions, soit pour un quart, dans le revenu total. La propriété, sous toutes ses formes, est donc bien plus lourdement taxée en Italie qu’elle ne l’est en France. Est-il besoin de faire observer ce qu’il y a tout à la fois d’illusoire et d’injuste dans l’assiette de cet impôt sur le revenu ? Il a atteint les Italiens et les étrangers qui étaient déjà porteurs de rentes, lorsque l’impôt a été établi : ceux-là ne pouvaient se soustraire à son action ; ils ont dû subir ou une réduction de leur revenu, s’ils ont conservé leurs titres, ou une perte correspondante sur le capital, s’ils ont été contraints de s’en défaire. Il n’en a pas été de même de ceux qui, postérieurement à l’établissement de l’impôt, ont traité avec le gouvernement italien pour les emprunts qu’il a contractés sous diverses formes. Les acquéreurs, soit de rentes, soit d’obligations domaniales, soit même de biens ecclésiastiques, ont tous établi leurs calculs sur le revenu net qu’ils avaient à attendre, déduction faite de l’impôt, et le gouvernement italien a perdu en capital ce qu’il paraissait gagner sous forme de revenu. Il n’est pas douteux que l’emprunt en 5 pour 100, qu’il a négocié cette année, eût été souscrit aux environs du pair, au lieu de l’être un peu au-dessous de 88, si les contractans n’avaient pas eu à tenir compte de l’impôt du dixième. La même observation s’applique à la retenue que le gouvernement opère sur les appointemens des fonctionnaires : cette retenue aura tôt ou tard pour conséquence l’augmentation des traitemens, dont le taux réel ne permet pas de satisfaire aux exigences de la vie matérielle ou n’est pas en rapport avec le service demandé. A l’égard de certaines catégories de contribuables, l’impôt sur la richesse mobilière n’est donc qu’une illusion : à l’égard de certaines autres, il est inique. Tous les établissemens, tous les industriels, tous les commerçans qui ont des employés à rémunérer sont obligés de tenir compte de l’impôt dans les appointemens qu’ils donnent à leur personnel : l’impôt constitue donc pour eux un surcroît de charges, et il produit tous les effets d’une taxe additionnelle sur la production nationale. Quant aux petits rentiers qui vivent du produit de leurs économies et aux anciens serviteurs de l’état qui subsistent de leur pension de-retraite, ceux-là ne peuvent en aucune façon se soustraire à l’impôt, et il pesait sur eux de tout son poids. Aussi le gouvernement a-t-il été déjà contraint d’affranchir de l’impôt sur le revenu une foule de petits contribuables, au nombre de trois ou quatre cent mille, et d’abandonner ainsi un produit de plusieurs millions. L’impôt sur la richesse mobilière a été un expédient imposé par une nécessité urgente : l’expérience a montré qu’il était une erreur économique.

Les taxes dites sur les affaires pèsent à peu près également sur la propriété et sur l’industrie. On désigne sous ce nom les droits d’enregistrement, de timbre, de succession et de mainmorte, d’hypothèques, les taxes sur les sociétés industrielles et commerciales, la taxe sur les produits des transports à grande et petite vitesse. Toutes ces taxes, dont quelques-unes, et la dernière surtout, sont des entraves fâcheuses au développement commercial et industriel du pays, produisent ensemble 164 millions et demi. Il est incontestable que, dans cette catégorie de taxes, il y a lieu d’opérer des suppressions plutôt que des augmentations. Une troisième section du budget des recettes comprend les impôts de consommation qui atteignent l’universalité de la nation. Les douanes, dont le produit n’a cessé de s’accroître depuis que la révision des traités de commence, conclus avec diverses puissances a permis de relever notablement les tarifs, y figurent pour 138 millions, les octrois ou droits de consommation à l’intérieur pour 79 millions, les sels pour 82, les tabacs pour 109, les droits sur la fabrication des spiritueux, des sucres indigènes, etc., pour environ 9 millions. Le produit total est de 462 millions, dont il faut déduire 45 millions pour l’impôt, sur la mouture, qui disparaîtra dans trois ans. Ainsi les impôts de consommation proprement dits fournissent près d’un tiers du revenu public. Il est à peine besoin de faire remarquer combien certains de ces impôts, doivent peser lourdement sur les classes nécessiteuses. Pour expliquer la diminution qui s’était produite dans les recettes du sel par suite de la mauvaise récolte de l’année 1879, M. Magliani était obligé de confesser à la chambre que les paysans avaient fait servir à la préparation de leurs alimens les sels, dénaturés que la régie livre à bas, prix pour arroser les fourrages et pour ajouter au pouvoir fertilisant de certains engrais.

Les services publics donnent une recette de 100 millions dans laquelle les postes entrent pour 29 millions, les télégraphes pour 10, le produit des chemins de fer exploités par l’état pour 39, le travail des détenus pour 4 et demi. C’est dans cette catégorie de recettes que le progrès est constant et ne peut donner lieu à aucun regret, puisque les perceptions opérées par l’état ne sont que la rémunération de services rendus. L’extension du réseau télégraphique et l’amélioration des communications postales ne peuvent manquer d’accroître le revenu public ; seulement le ministre des finances, aux prises avec de nombreux besoins, s’est borné à exprimer l’espérance de pouvoir, un jour, affecter des crédits à ces améliorations. Quant aux chemins de fer qui ont été rachetés par l’état, le gouvernement a mis à l’enquête la question de l’exploitation directe ou de l’affermage à des compagnies, et la commission d’enquête s’est unanimement prononcée pour ce dernier système, qui déchargera le ministère des travaux publics d’une tâche qu’il est peu propre à remplir.

La recette brute de la loterie est prévue au budget de 1881 pour 70 millions. Il n’est pas un homme d’état italien qui ne déplore de voir une pareille ressource figurer encore au budget national, lorsque la plupart des états non-seulement y ont renoncé pour leur compte, mais ont frappé la loterie d’interdiction dans toute l’étendue de leur territoire. Néanmoins, le jour est encore éloigné où il sera possible de renoncer à un revenu qui, déduction faite des lots à payer et des frais d’administration, dépasse 22 millions. Il serait d’ailleurs à craindre que le trésor ne fît un sacrifice inutile. La loterie est tellement entrée dans les habitudes nationales, elle est devenue pour les classes inférieures de la population un besoin tellement impérieux, que le gouvernement ne peut venir à bout de détruire les loteries clandestines. C’est en vain qu’il a multiplié les bureaux. dans les faubourgs des grandes villes et qu’il en a établi jusque dans les plus pauvres villages : ces facilités ne suffisent pas aux gens que l’amour du jeu possède, et nombre d’industriels se créent un revenu en exploitant l’aveugle crédulité et la cupidité des ouvriers et des paysans. Le parlement, par une loi du 19 juillet 1880, a dû armer le ministre des finances de nouveaux pouvoirs pour lui permettre de combattre plus efficacement cette concurrence illicite. Si donc le gouvernement venait à fermer ses bureaux, où tout se passe conformément aux règles de la probité, il serait probablement impossible d’arrêter l’essor des loteries clandestines : la passion du jeu prélèverait le même tribut sur la nation, et des industriels peu scrupuleux se partageraient les bénéfices qui entrent aujourd’hui dans les caisses de l’état. Même en écartant les considérations financières dont le gouvernement italien est obligé de tenir compte, il serait sans doute prématuré de tenter aujourd’hui une réforme dont le succès ne peut être assuré que par le progrès de l’instruction et par le développement du goût et des habitudes de l’épargne.

Le surplus des recettes ordinaires est fourni par le produit du domaine public pour 31 millions, par quelques menues taxes, et par les contributions des provinces et des villes dans certaines dépenses. Les recettes extraordinaires, pour 1881, destinées surtout à la construction des voies ferrées et à des travaux d’utilité publique, se composent pour 25 millions du produit de la vente de biens nationaux, pour 23 millions du capital de rentes à émettre, et pour le surplus des subventions à recevoir des provinces et des villes. Les comptes pour ordre, qui ne représentent ni une recette effective ni une dépense réelle, s’élèvent à 66 millions et complètent le chiffre total de 1 milliard 434 millions.

Voici comment cette somme a été répartie par la loi du budget entre les dix départemens ministériels :


Ministère du trésor 736,259,235
— des finances 131,525,489
— de grâce et justice 28,244,822
— des affaires étrangères 6,343,761
— de l’instruction publique 28,581,923
— de l’intérieur 58,744,464
— des travaux publics 166,465,912
— de la guerre 214,736,426
— de la marine 46,184,660
— de l’agriculture et du commerce 9,675,291

Le ministère du trésor a dans ses attributions le service de la dette publique, des retraites, de la liste civile et le mouvement des fonds. Le ministère des finances est chargé du recouvrement des impôts. On s’explique malaisément la séparation de ces deux départemens, entre lesquels il existe une inévitable connexité. Du reste, le ministre actuel des finances, M. Magliani, est chargé, depuis plusieurs années, à titre intérimaire, du portefeuille du trésor, et la prolongation de cet intérim permet de présager la réunion définitive, dans les mêmes mains, des deux administrations qui concourent à la préparation des budgets et à la gestion de la fortune publique. Les postes, les télégraphes, et les chemins de fer sont administrés par le département des travaux publics. On remarquera que le ministère du trésor entre pour 726 millions, c’est-à-dire pour un peu plus de moitié, dans le chiffre de la dépense totale. Le service de la dette 5 pour 100 perpétuelle figure dans cette somme pour 343 millions ; le service des dettes amortissables ou susceptibles d’atténuation pour 126 millions, les pensions pour 61 millions et l’amortissement pour près de 66 millions. Mais si le ministère du trésor est celui qui prélève la plus grosse part sur le revenu public, c’est aussi le seul sur lequel des économies sérieuses soient à espérer. Les dépenses des autres ministères ne peuvent que s’accroître avec le temps, il est même des ministères dont on doit souhaiter de voir grandir les dépenses parce qu’elles auront pour conséquence ou d’ajouter au patrimoine national ou de faciliter et d’accélérer par des améliorations le développement de la richesse générale. Le service de la dette publique est le seul dont il soit à la fois possible et désirable de voir décroître la charge. L’Italie porte un fardeau qui peut paraître léger quand on le compare à celui que nos révolutions et nos folles entreprises nous ont contraint d’assumer ; il sera jugé bien lourd par ceux qui tiendront compte de la situation économique de ce pays, de la faiblesse de son industrie et du défaut d’aisance de la majorité de la population.

Le budget des prévisions pour 1882 a été présenté, le 15 septembre dernier, comme le veut la loi. Non-seulement la commission des finances a déjà terminé son examen et déposé son rapport ; mais les budgets de plusieurs ministères ont déjà été discutés et votés. C’est là une diligence que notre corps législatif et ses commissions feraient bien d’imiter. Ce budget prévoit 2,163,859,000 francs de recettes et 2,155,363,000 francs de dépenses ; ce qui laisse un excédent de recettes de 8,496,000 francs. On sera sans doute frappé de l’écart considérable qui existe entre ces chiffres et ceux du budget de 1881 ; mais cet écart n’est qu’apparent. L’augmentation de 700 millions que présentent simultanément les recettes et les dépenses est renfermée presque tout entière dans le compte du mouvement des fonds, et elle est transitoire. Elle tient à ce que les écritures de l’exercice 1882 doivent rendre compte des opérations qui se rattachent à trois mesures extrêmement importantes qui ont été votées dans la session de 1881, et qui sont l’abolition du cours forcé du papier-monnaie, le rachat des chemins de fers romains et l’institution d’une caisse spéciale pour le service des pensions. La première de ces opérations a nécessité un emprunt de 650 millions, sur lesquels 44 millions serviront à rembourser un emprunt de pareille somme fait autrefois à la Banque nationale, et le surplus, déduction faite des frais de commission, doit être consacré au retrait des deux tiers du papier-monnaie en circulation. Le rachat des chemins de fer romaine exige un capital de 22 millions que le ministre des finances doit également se procurer par une émission de rentes perpétuelles. Reproduit de ces deux emprunts doit figurer à la fois en recettes et en dépenses au compte du mouvement des fonda qui se trouve ainsi démesurément grossi, bien qu’il n’y ait, par rapport à 1881, d’autre augmentation de dépense que l’addition au chapitre de la dette publique de la rente nécessaire au service de ces deux emprunts. Le rachat des chemins de fer romains nécessite, en outre, d’autres modifications dans les écritures du budget : il faut, d’une part, supprimer des recettes les redevances que la compagnie avait à payer à l’état et les impôts perçus sur ses titres : de l’autre, il faut retrancher des dépenses, les subventions et les garanties d’intérêt qui lui étaient attribuées, et il faut inscrire aux recettes le produit net du réseau qui va être désormais exploité par les soins et pour le compte du gouvernement. L’institution de la caisse des pensions nécessite la création de 27 millions de rentes perpétuelles à titre de dotation ; les pensions servies figurent pour un même chiffre de 63 millions en recettes et en dépenses ; mais, comme les fonds doivent être fournis par la caisse, la dépense effective incombant au budget se réduira à la part contributive de l’état. Par suite de ces complications d’écritures, il est impossible d’établir aucune comparaison utile entre le budget de 1881 et le budget de 1882, si l’on ne commence par éliminer de celui-ci les élémens transitoires qui ne figurent pas dans les comptes des années antérieures, et qui ne se reproduiront pas dans ceux des années suivantes. Cette élimination faite, ou se trouvera en présence des chiffres suivans : Recettes, 1,327,993,000 fr. Dépenses, l,317,450,000 fr. L’excédent des recettes sur les dépenses serait donc de 10,543,000 fr. ; mais comme le compte du mouvement des fonds présente un déficit de 2 millions, l’excédent définitif des recettes se réduit à 8 millions et demi. Par rapport au budget définitif de 1881, il y avait sur les recettes une augmentation d’environ 25 millions, fournie pour 7 millions par les impôts sur les affaires, pour 2 millions et demi par le timbre et l’enregistrement, pour 8 millions par les droits de fabrication sur le sucre, les alcools et la bière, pour 3 millions par les chemins de fer. Les postes donneraient un million et demi, les douanes un million. Les produits réalisés en 1880 et dans les premiers six mois de 1881 ont servi de bases à ces évaluations de recettes qui paraissent avoir été calculées avec une grande prudence : des moins-values sont même prévues sur certains produits, par exemple sur la vente des tabacs, afin de prévenir tout mécompte. Ces accroissemens de recettes et les économies qu’il a été possible de réaliser grâce à des dépenses qui ont été réduites ou qui cessent de grever le budget, vont servir à mieux doter les services, et spécialement les travaux publics et la guerre. Ce dernier ministère reçoit pour sa part, tant au titre ordinaire qu’au titre extraordinaire, 20 millions de plus qu’en 1831. On reconnaîtra aisément dans cette application des fonds disponibles les conséquences de l’agitation qu’une partie de la presse italienne a fomentée à l’occasion des affaires de Tunisie et des plaintes que l’opposition a fait entendre au sujet de la prétendue faiblesse des armemens de l’Italie. Le ministère a voulu fermer la bouche à ses adversaires en prenant l’initiative de consacrer à f armée les ressources nouvelles que lui procuraient les plus-values des recettes. Pour recevoir un emploi improductif, ces plus-values n’en sont pas moins la preuve du progrès des finances italiennes.

Ce n’est point cependant en se bornant à comparer entre eux les chiffres de plusieurs budgets consécutifs qu’on arrive à se faire une idée exacte de la situation des finances italiennes. Ce sont les élémens permanens des recettes et des dépenses qu’il faut dégager et mettre en regard les uns des autres. Si l’on fait ce travail sur le budget de 1882, on constate aussitôt que les recettes ordinaires, produit régulier des impôts, s’élèvent en chiffres ronds à 1,318,300,000 fr., tandis que les dépenses ordinaires, c’est-à-dire les dépenses obligatoires et les dépenses permanentes, ne montent qu’à 1,236,500,000 fr. Les ressources normales de l’Italie excèdent donc de près de 82 millions l’ensemble de ses charges. Ces 82 millions, qui couvrent plus de la moitié des dépenses classées comme extraordinaires et qui sont transitoires, sont une première dotation pour des travaux publics reproductifs, comme les nouveaux chemins de fer, qui viennent augmenter, le domaine utile de l’état, ou comme les travaux de défrichement et d’assainissement qui préparent pour l’avenir de nouvelles matières imposables. Il est regrettable que des préoccupations extérieures, qu’il est impossible de prendre au sérieux, entraînent l’Italie à consacrer à des dépenses militaires d’une utilité douteuse des plus-values qui lui permettraient en quelques années d’alimenter son budget extraordinaire sans recourir à des émissions de rentes dont la continuité est une cause incontestable de dépréciation pour son crédit.

Ne reprochons point trop sévèrement à une nation jeune et jalouse de jouer en Europe un rôle en rapport avec sa grandeur passée, des préoccupations d’amour-propre dont elle accepte allègrement les conséquences financières. Tenons-lui compte des efforts qu’elle a faits et du chemin qu’elle a déjà parcouru. Les détails dans lesquels nous sommes entrés ont dû prouver que l’Italie est en possession d’une législation financière qui entoure la gestion des deniers publics des garanties les plus efficaces et les mieux entendues. L’analyse que nous avons faite des deux derniers budgets montre que les recettes et les dépenses s’équilibrent et que le revenu public est en voie de progrès. Comment l’Italie est-elle arrivée à ce résultat ? C’est là l’histoire instructive que nous nous proposons de retracer.


CUCHEVAL-CLARIGNY.

  1. Voyer la Revue du 15 janvier 1881.