Les Fils et Successeurs d’Attila
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 8 (p. 409-453).
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FILS ET SUCCESSEURS
D’ATTILA


II.
LES TRIBUS HUNNIQUES APRÈS ATTILA
ET LA COALITION HUNNO-SLAVE CONTRE L’EMPIRE D’ORIENT.



I.

Tandis qu’Hernakh et les autres fils d’Attila[1], qui étaient devenus hôtes de l’empire, se façonnaient à la vie sédentaire, les Huns nomades, que l’ascendant de Denghizikh avait cessé de maîtriser, retombèrent dans leurs anciennes discordes. De l’Hunnivar au Volga, du Tanaïs au Caucase, les campemens des Huns n’offrirent plus qu’un vaste champ de bataille où leurs tribus s’entre-déchirèrent. « On eût pu croire, dit un historien contemporain, que ce redoutable nom allait être effacé du monde. » À la guerre civile se joignit la guerre étrangère.

Au bout de vingt ans environ, et dans les dernières années du Ve siècle, quand les élémens de ce chaos commencèrent à se débrouiller, voici l’aspect que présenta l’ancien royaume de Denghizikh : — des tribus hunniques avaient disparu sans laisser de trace, d’autres avaient changé de demeure ; des peuplades lointaines s’étaient rapprochées, des groupes nouveaux s’organisaient, et sous des noms jusqu’alors inconnus on voyait s’élever des dominations déjà redoutables. Près du Bas-Danube, entre ce fleuve et le Dnieper, habitaient toujours des Huns sans dénomination spéciale, postérité directe et non mélangée des bandes d’Attila. Les contrées au-delà du Dnieper, en tournant les Palus-Méotides et les steppes du Caucase, appartenaient aux deux grandes hordes des Huns coutrigours et des Huns outigours, dont le cours sinueux du Don séparait les campemens : les Coutrigours campaient à l’occident des Palus-Méotides, les Outigours à l’orient. Le nom de ces hordes indiquait, par sa composition même, où entrait le mot d’ouigour ou ougour, qu’elles s’étaient formées par la fusion des anciens Huns (l’histoire nous atteste qu’elles en sortaient) avec ces peuplades ougouriennes qui parcouraient alors, pures ou mélangées, le grand trapèze borné par le Volga, la Caspienne et la chaîne de l’Oural. Les Ougours étaient eux-mêmes des Huns du rameau oriental ou blanc. Lorsqu’en 375 les Huns noirs, les Finno-Huns, envahirent l’Europe orientale, sous la conduite de Balamber, ils entraînèrent dans leur mouvement des tribus ougouriennes : Attila en comptait plusieurs dans son armée, Denghizikh en eut davantage, et à la faveur des dernières discordes, elles avaient fait un grand pas de plus en Occident. Arrière-garde des Huns noirs dans ce trop-plein que l’Asie septentrionale versait sur l’Europe, elles étaient l’avant-garde des Turks, avant-garde eux-mêmes des Mongols. Au-delà des Coutrigours et des Outigours, vers le nord et sur le moyen Volga, paraissait un peuple hunno-finnois, encore étranger à l’Europe, où il devait acquérir bientôt une triste célébrité, — le peuple bulgare, descendu récemment des hauts plateaux de la Sibérie. Échelonnés ainsi entre l’Europe et l’Asie, ces groupes divers représentaient avec quelques mélanges l’empire d’Attila, et venaient réclamer son héritage dans la dévastation du monde romain.

Tout groupement nouveau, toute transformation des peuples nomades est suivie d’une expansion au dehors : c’est la loi de ces sociétés des steppes et le secret de bien des conquêtes. Les Huns du Danube, comme pour échapper à leurs agitations intérieures, se mirent à déborder sur leurs voisins, et, trouvant au midi la rive romaine bien gardée, ils se reversèrent à l’ouest, dans les vastes plaines d’où descendent le Bug, le Dniester et le Dnieper. Ils y rencontrèrent des barbares tout aussi féroces et plus pauvres qu’eux, les Antes, dont les nombreux essaims, répandus sur le cours moyen de ces fleuves, se prolongeaient vers le nord jusqu’aux limites des populations finnoises. Les Antes formaient le rameau oriental des nations slaves, et on s’accorde à les considérer comme les ancêtres des Russes. Quand les Huns s’aperçurent qu’ils avaient plus à perdre qu’à gagner avec de tels ennemis, ils leur tendirent fraternellement la main, leur proposant d’aller piller de compagnie les riches provinces du Danube. Ce fut la première association conclue dans le berceau de l’empire de Russie entre les deux élémens principaux dont il devait se composer un jour, le Slave oriental et le Hun finnois. Cette première alliance en amena une troisième, celle des Bulgares, que les Huns appelèrent à leur aide des bords du Volga. Ainsi s’organisa une des plus formidables coalitions qui eussent encore menacé Constantinople et la civilisation de l’ancien monde.

Alors et pour la première fois retentit dans l’histoire ce mot de Slave aujourd’hui si fameux. Cette grande race et les vastes espaces qu’elle couvrait au nord des Carpathes, entre la Baltique et la Mer-Noire, n’avaient guère été connus jusqu’alors que par des noms étrangers, résultats de la conquête. Soumis à un double courant d’invasion, — de la part des Asiatiques du côté du soleil levant, de la part des Germains et des Scandinaves du côté du soleil couchant, — les Slaves et la Slavie n’avaient jamais été libres. Vers le commencement de notre ère, ils appartinrent aux Sarmates, peuple nomade venu probablement du Caucase, et le pays s’appela Sarmatie. Au IVe siècle, les Goths Scandinaves, devenus puissans sur la Mer-Noire, subjuguèrent les Sarmates, et avec eux les Slaves, leurs vassaux ou serfs. Balamber en 375 ayant détruit l’empire d’Hermanarik, Goths, Sarmates et Slaves se rangèrent tous à la fois sous la domination des Huns. À la mort d’Attila, il se passa un phénomène curieux. Les Goths, séparés des Huns, partirent pour leur vie d’aventures dans le midi de l’Europe ; les débris de la nation sarmate, suivant la fortune de Denghizikh ou d’Hernakh, se confondirent parmi les hordes hunniques, tandis que les autres peuples germains, qui auraient pu prendre leur place comme dominateurs de la Slavie, étaient emportés par cette force irrésistible qui poussait les Germains sur l’Italie : les Slaves n’avaient donc plus de maîtres, et ils se trouvèrent libres sans avoir rien fait pour le devenir. Ils n’eurent plus qu’à reprendre possession de la terre qui leur appartenait et du nom qu’ils se donnaient eux-mêmes.

Que signifie ce nom de Slave, — Slove dans l’ancien idiome russe, Sclave dans les écrivains grecs et romains[2] ? La vanité nationale le tire du mot slava, qui veut dire gloire ; mais ce mot lui-même dérive de slova, parole, comme en latin fama (la renommée) dérive de fari (parler)[3]. La gloire, c’est la parole du genre humain sur un héros ou sur un peuple. L’interprétation la plus sensée du nom de Slave ou Slove est donc celui qui a la parole, qui par le l’idiome national de la race, et, par une corrélation de termes qui justifie cette interprétation, l’étranger est celui qui ne parle pas, niemmé, littéralement le muet. La langue est le moyen de reconnaissance du Slave ; c’est par elle que le sentiment de la fraternité se maintient entre toutes les fractions de la race, quelles que soient les diversités de vie sociale ou de condition politique. Telle cette race se montre à nous aujourd’hui depuis la Dalmatie jusqu’aux régions polaires, telle aussi nous l’entrevoyons dès l’aurore de sa résurrection à la liberté. Elle se divisait alors en trois grandes branches, partagées à leur tour en confédérations et tribus. À l’est et sur les fleuves qui descendent dans la Mer-Noire était le rameau des Antes dont j’ai parlé tout à l’heure, et qui avait pour voisins les peuples finnois et asiatiques. À l’ouest se trouvait la branche des Vénètes ou Vendes, qui, appuyés sur la Baltique, confinaient au nord avec les Finnois d’Europe, au midi avec les Germains : ce rameau slave avait été connu de bonne heure par les navigateurs grecs et les voyageurs romains. Entre les deux se trouvait une troisième branche portant un nom dérivé de celui de la race elle-même, les Slovènes ou Sclavènes, qui paraissent n’avoir été qu’un ramas de tribus slaves sans organisation particulière. Chacune de ces divisions principales avait son mode d’action sur le midi de l’Europe et sa future destinée. Tandis que les Antes, cherchant à déborder les Carpathes du côté de l’orient, s’unissaient aux populations hunniques pour attaquer l’empire romain par le Bas-Danube, les Vendes, à l’occident des Carpathes, pesaient sur les peuples germains de la Thuringe et de la Bohême. Les Slovènes intermédiaires, se trouvant acculés au pied de cette chaîne, que les Gépides gardaient bien, se jetèrent à droite ou à gauche, se joignant tantôt aux Vendes, tantôt aux Antes, et c’est ainsi que nous les trouverons mêlés à toutes les grandes entreprises de leur race sur le haut comme sur le Bas-Danube.

L’apparition des Slaves n’eut rien de rassurant pour le monde civilisé : cette nouvelle barbarie présentait un spectacle on ne peut plus sombre et repoussant. Si longtemps asservie sous des conquérans qui consommaient sans produire et pour lesquels elle travaillait, la race slave avait pris les habitudes de la vie sédentaire ; elle connaissait les premiers rudimens des arts, mais sa grossière industrie avait des bornes bien étroites. Ce qu’on appelait ses villes n’était qu’un amas de cabanes malsaines, disséminées sur de grands espaces et cachées comme des tanières de bêtes fauves dans la profondeur des bois, au milieu des marais, sur des roches abruptes, partout en un mot où l’homme pouvait aisément se garer de l’homme. La misère et une malpropreté hideuse y faisaient leur séjour. Là pullulaient des familles ou des groupes de familles dans une complète promiscuité, vivant nus à l’intérieur des cabanes, et au dehors se couvrant à peine de la dépouille des bêtes ou de lambeaux d’une étoffe noirâtre que les femmes savaient tisser. Quelques tribus se barbouillaient de suie de la tête aux pieds en guise de vêtemens. Le Slave mangeait la chair de toute espèce d’animaux même les plus immondes ; mais le millet et le lait composaient surtout sa nourriture. Naturellement paresseux et ami du plaisir, il avait des vertus hospitalières : il recherchait les étrangers et les traitait bien, on vantait aussi la fidélité de sa parole ; mais ces bonnes qualités avaient de terribles retours. À son état habituel d’apathie succédaient des accès de violence féroce ; alors il devenait sans pitié, et son imagination exaltée par l’enivrement du carnage lui fit inventer des supplices, qu’on n’oublia plus, qui sont demeurés jusqu’à nous comme une triste conquête de la cruauté humaine. Le guerrier slave, marchant tête et poitrine nues, un long coutelas au côté, et dans la main un paquet de javelots dont le fer était empoisonné, ressemblait à un chasseur d’hommes. Pour lui en effet, la guerre n’était qu’une chasse. Se battre en ligne, se former en rangs serrés, coordonner ses mouvemens sur des combinaisons d’ensemble, était un art que son intelligence n’atteignait pas encore : sa tactique à lui, c’était celle des embuscades. Il excellait à se tapir derrière une pierre, à ramper sur le ventre parmi les herbes, à passer des journées entières dans une rivière ou un marais, plongé dans l’eau jusqu’aux yeux, et ne respirant qu’à l’aide d’un roseau ; là il guettait patiemment son ennemi pour s’élancer ensuite sur lui avec la souplesse et la vigueur des animaux qu’il semblait avoir pris pour modèles.

La vie morale était chez lui, comme tout le reste, à ses premiers essais. À peine avait-il l’idée du mariage. Dans la plupart de ses tribus existait la communauté des femmes, et cet état se prolongea bien longtemps après que le christianisme, ce grand réformateur des sociétés sauvages, eut entamé celle-ci. De vagues instincts religieux, obscurcis d’un côté par le fétichisme, de l’autre par les pratiques de la sorcellerie, se faisaient jour çà et là dans ses institutions. Quelques tribus avaient l’idée d’une intelligence suprême, régulatrice des choses et des hommes ; elles ne croyaient pas, nous dit Procope, que le monde fût gouverné par le hasard. Chez d’autres régnait un dualisme qui rappelle l’Orient. Celles-ci reconnaissaient deux divinités, l’une blanche, source de tout bien, l’autre noire, source de tout mal ; mais le dieu noir avait seul des temples. Pourquoi se serait-on occupé du dieu blanc qui ne faisait de mal à personne ?

Tel était le Slave, premier allié convié par les Huns à la curée du monde romain ; nous allons dire maintenant quel était le second.

Le Bulgare, ou plus correctement Voulgar, appartenait au groupe des Huns finnois et à l’arrière-ban de ce groupe : amené par les dernières guerres civiles, il était venu du fond de la Sibérie planter ses tentes au bord du grand fleuve qui s’appelait alors et s’appelle encore aujourd’hui dans les langues tartares Athel ou Athil, et qui prit le nom de Volga (fleuve des Voulgars) quand la domination bulgare fut devenue célèbre en Europe[4]. Il faudrait remonter au IVe siècle, époque de l’apparition des premiers Huns, pour retrouver dans l’histoire une impression de terreur et de dégoût comparable à celle qu’excitèrent ces nouveau-venus des solitudes septentrionales, aussi brutes que les bêtes des forêts au milieu desquelles ils avaient vécu jusqu’alors. À côté d’eux, le Hun d’Europe, en contact depuis plus d’un siècle avec les Romains et les Germains, pouvait presque se dire civilisé. Leur laideur, leur saleté, leurs instincts féroces, semblaient dépasser tout ce qu’on avait jamais connu. Le Bulgare détruisait pour détruire, tuait pour tuer, s’attachait à effacer tout travail de l’homme, comme pour ne laisser après lui que la représentation de ses déserts. On ne lui savait ni religion, ni culte, si ce n’est le chamanisme, qu’il pratiquait avec un grand luxe de superstitions. Quelque chose de diabolique s’attachait à ce peuple hideux, dont les sorciers, plus hideux que lui, évoquaient les esprits de ténèbres avec d’effroyables convulsions. C’étaient ses devins, ses conseillers politiques et ses prêtres, et l’on racontait d’eux des choses étranges auxquelles la crédulité ne manquait pas d’ajouter foi. On disait que dans un coin de l’armée pendant la bataille, ils avaient l’art de fasciner l’ennemi, de le troubler, de l’abuser par des visions fantastiques. Le Bulgare, sans frein dans ses appétits, avait la lubricité des bêtes : tous les vices étaient son partage, et il en est un auquel il a la gloire infâme d’avoir donné son nom dans presque toutes les langues de l’Europe. Ses institutions semblaient combinées pour le meurtre plus encore que pour la guerre ; nul chez lui n’arrivait au commandement qu’après avoir tué un ennemi de sa propre main. Il n’y avait pas jusqu’à sa manière de combattre, jusqu’à son arc énorme et ses longues flèches sûres de toucher le but, jusqu’à son coutelas de cuivre rouge et à ce filet dont il emmaillottait ses ennemis tout en courant, qui n’inspirassent une appréhension involontaire, soit par leur nouveauté, soit par sa dextérité prodigieuse à s’en servir. Aussi, de tous les barbares qui ravagèrent l’empire romain, celui-ci est resté le plus abominé des contemporains et le plus flétri par l’histoire. Maudit-de-Dieu devint l’épithète ordinaire, ou pour mieux dire le synonyme du mot Bulgare, et cette qualification, arrachée par la souffrance aux générations romaines du VIe siècle, est entrée dans l’histoire, qui lui a donné sa consécration.

Onze ans à peu près avant cet appel que leur faisaient les Huns, les maudits-de-Dieu avaient essayé d’arriver jusqu’au Danube. Une de leurs hordes partant du Volga où ils étaient à peine établis menaçait déjà les provinces méso-pannoniennes, quand le grand Théodoric, prenant avec lui en toute hâte ce qu’il put réunir de soldats goths et romains, alla l’attendre dans les plaines du Dniester, la battit, la mit en déroute, et lui blessa son roi de guerre nommé Libertem. Les Bulgares avaient oublié leur échec et ne se souvenaient plus que de la richesse proverbiale de la Romanie et du grand nombre de ses villes, lorsque leur vint la proposition des Huns, qu’ils acceptèrent sans balancer. Ce peuple, qui figurera au premier plan de nos récits, est encore un des élémens dont s’est composée la nation russe, moitié asiatique et moitié slave dès l’origine de son histoire. On le voit, le premier noyau de ce grand empire, destiné à tant de péripéties, essaya de se former au VIe siècle, sur la lisière de l’Asie et de l’Europe, par l’alliance des deux barbaries conjurées contre l’empire romain. Son premier objet, le pillage de la vallée du Danube ; son premier cri de guerre : à la ville des Césars ! a-t-il beaucoup changé depuis ?

Ce fut pendant l’hiver de 498 à 499 que l’armée des barbares coalisés, à laquelle un historien byzantin donne le nom de hunno-vendo-bulgare de mot de Vende étant employé quelquefois dans une acception générique pour désigner tous les Slaves), déboucha sur la rive gauche du Danube. L’hiver était la saison que les barbares de ces contrées choisissaient le plus ordinairement pour leurs irruptions en Mésie, « attendu, dit Jornandès, que le Danube gèle chaque année, et que ses eaux, prenant la dureté de la pierre, peuvent donner passage non-seulement à de l’infanterie, mais à de la cavalerie, à de gros chars attelés de trois chevaux, en un mot à toute espèce de convoi : d’où il suit que l’hiver une armée envahissante n’a besoin ni de radeaux, ni de barques. » Un autre avantage encore faisait choisir aux barbares le temps des gelées pour commencer leurs campagnes. Les flottilles romaines en station sur le fleuve étant prises dans les glaces, ils pouvaient à leur gré tourner les forteresses, et rien ne les arrêtait plus jusque dans le cœur du pays : étaient-ils battus plus tard ou retournaient-ils vainqueurs avec leur butin lorsque le fleuve était dégelé ? ils le franchissaient suivant la coutume des Asiatiques sur des outres attelées à la queue de leurs chevaux. L’armée hunno-vendo-bulgare surprit les Romains, qu’une longue paix avait endormis. Le commandant de l’Illyrie, qui se nommait Aristus, eut peine à réunir quinze mille hommes, avec lesquels il marcha au-devant des barbares, traînant à sa suite sept cents chariots chargés d’approvisionnemens et d’armes. Les deux armées se rencontrèrent près d’un cours d’eau que les historiens appellent Zurta, et dont la position précise nous est inconnue. C’était une petite rivière encaissée dont l’eau était profonde et les berges très escarpées d’un côté. Soit nécessité fatale de la position, soit incapacité du général, les Romains, au lieu de se retrancher derrière ce fossé, se le placèrent à dos et commencèrent l’attaque. Ils croyaient peut-être avoir bon marché de masses tumultueuses qu’aucun ordre apparent ne dirigeait ; mais il n’en fut pas ainsi. Ces visages hideux, ces cris sauvages, la nouveauté des armes et de l’ennemi, effrayèrent les légions, qui, se voyant débordées par les escadrons huns et bulgares, ne songèrent plus qu’à échapper. La Zurta était derrière ; il fallait la traverser et gravir ses escarpemens sous des nuées de flèches, et il y eut là un affreux massacre. Quatre mille Romains furent égorgés, noyés, écrasés sous les pieds des chevaux, et trois officiers impériaux restèrent parmi les morts après avoir bravement, mais vainement combattu. Les vaincus, au lieu de s’en prendre à eux-mêmes, à leur imprudence, à leur lâcheté, à l’inhabileté de leur commandant, expliquèrent leur défaite par les illusions magiques que savaient jeter les chamans bulgares, et qui avaient, disaient-ils, paralysé leurs bras. On remarqua aussi, non sans frayeur, qu’une nuée de corbeaux devançait les escadrons bulgares dans leur marche, ou les couvrait pendant la bataille, comme si les maudits-de-Dieu avaient fait un pacte avec la mort. Tel fut le début de la coalition hunno-slave sur les terres de l’empire. Quand les barbares eurent amassé beaucoup de butin, ils allèrent le mettre à couvert dans quelque vallon retiré des Carpathes, et se préparèrent à une nouvelle campagne.

Les expéditions des années suivantes, sans être aussi désastreuses pour les Romains, n’en profitèrent guère moins aux barbares, qu’une terreur inexprimable favorisait dans toutes leurs courses. Les coalisés n’agissaient pas toujours en commun, ils se divisaient parfois sur le terrain, soit pour piller plus à l’aise une grande étendue de pays, soit pour trouver plus de facilité à vivre. Les Huns et les Bulgares, qui étaient cavaliers, s’arrangeaient de manière à traverser le Danube sans danger, soit à l’aller, soit au retour ; mais les Slaves, qui étaient fantassins, ne le pouvaient pas toujours, les garnisons romaines les pourchassant, et les flottes de navires à deux poupes interceptant le fleuve quand ses eaux étaient libres. Ils s’adressèrent alors aux Gépides pour obtenir passage sur la partie du fleuve qui bordait leurs terres et dont ils avaient la disposition. Les Gépides portaient le nom d’alliés de l’empire et se prétendaient ses fidèles amis. ; ils ne manquaient pas de toucher chaque année une gratification de la cour de Constantinople, promettant toujours, contre les entreprises des Goths, une assistance qu’ils ne donnaient jamais. Ce titre d’alliés ne les empêcha pas d’accueillir la proposition des Slaves. Ils s’engagèrent par traité à laisser passer ces brigands, à leur fournir des barques moyennant une pièce d’or par tête. C’était piller l’empire par leurs mains ; mais les Gépides n’avaient pas de si minces scrupules. Quand le gouvernement byzantin, soupçonnant leurs manœuvres, leur demandait des explications, ils niaient audacieusement les faits, ou bien ils accumulaient prétexte sur prétexte pour les colorer. L’empereur hésitait à leur parler le langage des armes ; avec trois ennemis terribles sur les bras, il craignait d’en provoquer un quatrième.

Durant les tristes années qui fermèrent le Ve siècle et ouvrirent le Vie les provinces voisines du Danube purent étudier à leurs dépens toutes les variétés de la férocité humaine, car les races barbares qui les dévastaient avaient chacune sa façon particulière de torturer et de détruire. On connaissait les procédés du Hun d’Europe, issu des bandes d’Attila, et, comme je l’ai dit, celui-là était presque civilisé à côté de ses compagnons ; mais le Slave et le Bulgare joignaient à des cruautés inconnues le supplice de l’épouvante. Le Slave, ennemi invisible et toujours présent, tapi derrière toutes les broussailles, caché jusque dans les rivières, attendait la nuit pour faire ses surprises ; il fondait alors sur une ville, sur un village, sur une troupe en marche, et là où il avait passé, il ne restait plus âme vivante. Pendant longtemps il ne sut pas faire de prisonniers. Il dut apprendre par l’expérience qu’il y avait souvent profit à épargner un être humain qui pouvait être racheté, et qu’une mère, un enfant de famille riche ou le magistrat d’une ville avaient leur valeur en argent. Alors, au lieu de tuer tout, il emmenait tout en captivité, et les malheureux provinciaux mouraient de fatigue et de misère sur les routes. Les Antes commettaient ces horreurs dans lesquelles ils furent encore dépassés par les Slovènes quand ceux-ci se joignirent à leurs expéditions. C’est aux Slovènes que les contemporains attribuent le supplice du pal, invention tristement célèbre, qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours dans les contrées du Danube. La civilisation romaine frémit à la vue de ces longues files de pieux garnis de corps agonisans qui restaient étalés sur les chemins comme des trophées de la barbarie. Quelquefois ils attachaient leurs prisonnierspar les membres à quatre poteaux, la tête pendante en arrière, et ils leur brisaient le crâne à coups de bâton, comme on fait aux chiens et aux serpens, dit l’écrivain grec. Ceux des habitans que les Slaves ne pouvaient pas emmener étaient enfermés avec des bœufs et des chevaux dans des étables garnies de paille où on mettait le feu, puis les barbares partaient au bruit des clameurs humaines mêlées avec le mugissement du bétail et les éclats de l’incendie. C’était là un de leurs passe-temps. Avec les Bulgares, autres souffrances, autres terreurs. Rien n’échappait à ces rapides escadrons, plus légers et plus destructeurs que les sauterelles de leurs steppes. Sur leur passage, les moissons étaient brûlées, les vergers détruits, les maisons rasées, et dans les ruines même il ne restait pas pierre sur pierre. Longtemps après, quand l’herbe et les broussailles avaient recouvert de grands espaces, jadis cultivés et habités, le Mésien disait en soupirant : « Voilà la forêt des Bulgares ! » Ce sauvage, muni du filet de guerre qu’il balançait dans sa main gauche, le jetait en passant avec une prestesse et une sûreté merveilleuses, et quand il avait emmaillotté sa victime, lançant son cheval au galop, il traînait le filet contre terre au moyen d’une courroie attachée à l’arçon de sa selle, jusqu’à ce que le malheureux prisonnier s’en allât par morceaux.

En parcourant dans les historiens du temps ces lugubres tableaux, on se demande d’abord pourquoi l’empire romain ne se leva pas comme un seul homme, pour mettre un terme à tant de misères ; mais les mêmes historiens nous fournissent la réponse : l’empire avait tout autre chose à faire. D’autres intérêts, d’autres luttes, passionnées jusqu’à la fureur, absorbaient les générations contemporaines, et ne permettaient pas d’entendre les cris de détresse partis des provinces du Danube. L’église d’Orient traversait alors une des crises les plus formidables et les plus longues qui aient ébranlé le christianisme. La question de savoir si les deux natures divine et humaine étaient séparées ou réunies dans la personne de Jésus-Christ, et quelle part revenait à chacune d’elles dans l’œuvre de la rédemption, question aussi délicate qu’importante à résoudre, avait été, en 428, jetée par le patriarche de Constantinople, Nestorius, dans la discussion publique, et depuis lors elle n’en était plus sortie, ou plutôt, grandissant par la controverse, où la subtilité grecque se donnait ample carrière, elle était devenue l’unique occupation des esprits. Nestorius avait nié l’union personnelle des deux natures, prétendant que le Verbe divin, après son incarnation, avait habité simplement dans l’humanité comme dans un temple, et refusant à Marie le titre de mère de Dieu : le moine Eutychès releva le défi, mais se plaçant précisément au point opposé, il confondit les deux natures jusqu’à faire mourir la Divinité sur la croix. Ces deux solutions extrêmes faussaient également le christianisme : la première faisait évanouir le mérite de la rédemption en transformant le sacrifice sanglant du Calvaire en une pure apparence et en un spectacle sans réalité ; la seconde aboutissait à l’absurde conséquence du suicide de Dieu même. En vain le concile de Chalcédoine, avec l’autorité de la tradition et la saine interprétation des Écritures, formula la doctrine orthodoxe des deux natures en une seule personne ; en vain l’église romaine adopta les décisions du concile comme la voix du christianisme lui-même : l’esprit grec n’abandonnait pas aisément la dispute. Les hérésies de Nestorius et d’Eutychès donnèrent naissance à d’autres hérésies moins absolues, que chacun put pondérer à sa guise et qui n’eurent de limites que l’infini. Il naquit aussi, dans une intention plus honnête que celle d’être chef de secte, des hérésies de conciliation, si l’on peut ainsi parler, lesquelles cherchèrent à mettre des contre-poids dans les dogmes, et combinèrent les erreurs pour en tirer une vérité qui ne blessât personne. Ces dernières tentatives ne firent qu’obscurcir la question, altérer le sens religieux, et jeter en Orient la foi chrétienne dans un dédale inextricable.

Ce fut un des malheurs de l’église orientale d’avoir toujours à compter avec les empereurs non-seulement en matière de discipline, mais aussi pour le règlement des dogmes : legs fatal de la succession du grand Constantin. Les césars de Byzance, patriciens, soldats ou bouviers, se crurent tous tenus d’être théologiens. Il en arriva mal plus d’une fois à eux-mêmes, et surtout à l’empire. On sait combien les formulaires de l’empereur Constance, ses décisions canoniques appuyées par les légions, troublèrent profondément l’église, rendirent confiance et autorité au polythéisme et préparèrent la réaction païenne de Julien ; on sait aussi que la funeste séparation qui se manifesta au sein du christianisme entre les Barbares devenus presque tous ariens et les Romains catholiques, fut due au prosélytisme insensé de Valens : les triomphes de Valens et de Constance empêchèrent, à ce qu’il paraît, l’empereur Zénon de dormir, car il eut la prétention de terminer par un décret impérial la controverse des deux natures. Ce décret, qu’il publia en 482, sous le titre d’hénotique, c’est-à-dire d’acte d’union, laissa l’église plus divisée que jamais. L’hénotique présentait une formule de foi que les évêques devaient souscrire, et l’empereur, pour montrer son impartialité comme juge et sa supériorité comme théologien, y condamnait tout le monde, lançant l’anathème à droite et à gauche sur les décisions présentées avant lui, et mettant le concile de Chalcédoine à peu près au niveau d’Eutychès et de Nestorius. Tout le monde étant condamné, naturellement personne ne fut content ; les évêques résistèrent, et l’épée des soldats fut employée à les convaincre. Zénon mourut sur ces entrefaites, heureusement pour la paix du monde. Sa fin fut entourée de mystère. On raconta que pendant un des accès d’épilepsie auxquels il était sujet et que provoquait son intempérance, des officiers de sa cour, ses compagnons de débauche, l’avaient porté vivant dans un sépulcre, où il avait été trouvé plus tard, les poings rongés. Sa femme, Ariadne, se hâta de le pleurer, et dans le premier trouble où le changement de règne jetait Constantinople, elle recommanda au choix du sénat, de l’armée et du peuple, Anastase le Silentiaire.

Sous plus d’un rapport, le choix n’était pas mauvais, et on l’accueillit avec faveur. Attaché en qualité de chambellan aux petits appartemens du prince, qui s’appelaient, dans le langage ampoulé de l’étiquette byzantine, l’asile du silence, Anastase avait la réputation d’un homme d’esprit sans ambition, honnête, bienfaisant et pieux à sa manière. Il avait plu jadis à l’impératrice Ariadne, qui profita de son veuvage pour en faire un empereur et l’épouser. Malgré son âge de soixante ans et ses cheveux d’une blancheur éclatante, Anastase paraissait encore beau ; ses traits réguliers et fins étaient empreints d’une grande douceur, et ses yeux dispairs, dont l’un était noir et l’autre bleu, attiraient l’attention par leur expression singulière. De toutes les passions qui avaient pu agiter sa vie, Anastase n’en avait pas eu de plus constante et de plus vive que la théologie. Dans sa jeunesse, il s’était livré avec ardeur aux spéculations religieuses ; il avait eu son système à lui, son hérésie, son symbole de foi. Devenu silentiaire, il s’oubliait encore jusqu’à venir catéchiser dans l’église de Constantinople, où il soutint des thèses qui n’étaient pas toujours orthodoxes. Le patriarche s’en étant plaint à l’empereur, Zénon lui conseilla de faire prendre son chambellan par des clercs, de le faire tondre comme un moine, et de l’offrir dans cet état à la risée publique. Cette menace calma l’ardeur théologique du silentiaire, qui sembla avoir mis de côté toutes ses erreurs ; mais le patriarche lui avait gardé rancune : quand le sénat, le peuple et l’armée proclamèrent Anastase empereur, le patriarche déclara qu’il ne le couronnerait pas. Or c’était un usage passé presque en force de loi que l’évêque de la métropole impériale posât la couronne sur le front du césar nouvellement élu, ce qui donnait à l’autorité spirituelle, sinon le droit d’approuver l’élection, au moins celui d’y créer des embarras, et il pouvait être dangereux de passer outre. Ariadne alarmée fit intervenir les chefs du sénat ; elle intervint elle-même, et un accommodement fut négocié entre Anastase et le patriarche. Le nouvel auguste s’engagea à souscrire la formule du concile de Chalcédoine, et à en faire observer les canons ; l’engagement fut pris par écrit, signé de sa main impériale, déposé dans le trésor de l’église métropolitaine et précieusement gardé comme une pièce de conviction qu’on opposerait à l’empereur parjure, s’il lui arrivait de manquer à la condition essentielle de son couronnement. On se doute bien que le certificat d’Anastase eut le sort de beaucoup de chartes, programmes, sermens, concessions de tout genre, faits, octroyés, subis, à toutes les époques, sous la dictée de la nécessité.

Tout marcha bien d’abord : Anastase administrait sagement ; il était économe des deniers publics, ennemi de la corruption et de la vénalité des charges, bienveillant pour les personnes ; il abolit des impôts odieux, apporta des réformes dans les mœurs et défendit entre autres choses les combats sanglans des hommes contre les bêtes. Dans sa vie privée, il était dévot sans être chrétien, allait à l’église avant le jour, jeûnait, faisait de grandes aumônes ; le peuple le regardait comme un saint, et criait sur son passage : « César, règne comme tu as vécu ! » Mais bientôt les sectaires, ses anciens compagnons d’hérésie, commencèrent à l’assiéger, et le pouvoir de tout faire réveilla en lui le démon du prosélytisme religieux. Né d’une mère manichéenne, Anastase avait sucé avec le lait le goût des rêveries persanes qu’il mêlait secrètement à son christianisme : c’était la tendance particulière de son esprit. Les vrais chrétiens, à ses yeux, se trouvaient dans cette bizarre école dirigée par un esclave persan devenu évêque, et où l’on prétendait marier la religion de Zoroastre à celle du Christ. Anastase en répandit les missionnaires dans tout l’Orient. Lui-même se fit construire au palais impérial un oratoire dont les murs étaient couverts de figures d’animaux et de symboles de toute sorte en usage chez les manichéens et les gnostiques. Enfin le bruit courut qu’il travaillait à une nouvelle traduction des Évangiles, attendu, disait-il, que la version vulgaire était incorrecte et rustique. Ces essais d’immixtion aux choses religieuses eurent lieu d’abord avec quelque prudence ; ce qui retenait l’empereur, c’était son engagement écrit d’observer les canons du concile de Chalcédoine, engagement gardé au trésor de l’église de Constantinople en même temps que les actes eux-mêmes du concile. Rien ne lui eût coûté pour le tenir en sa possession : il essaya de corrompre le trésorier Macédonius, devenu patriarche de Constantinople, il essaya de l’effrayer, le tout sans succès. Il fut plus heureux avec les actes originaux du concile, qu’un prêtre lui livra pour de l’argent, et qu’il déchira et brûla de sa main. L’insensé crut voir son serment s’exhaler dans la flamme avec ces pages qu’il avait juré de maintenir.

La conscience ainsi allégée, Anastase ouvrit une campagne contre le catholicisme : son plan d’attaque ne manqua ni d’habileté ni de puissance. Il remit en vigueur l’hénotique de Zénon, qui avait le caractère d’une loi de l’empire, et tout en affectant un grand zèle pour ce formulaire qui anathématisait tous les autres, il lâcha la bride aux nestoriens, aux eutychéens, aux ariens, en un mot à tout ce qui n’était pas catholique. Toute hérésie lui semblait bonne, pourvu qu’elle reniât le concile de Chalcédoine, son épouvantail. Il en résulta une anarchie de doctrines sans exemple et sans nom. Anastase attaqua alors la liturgie, dans laquelle il introduisit des innovations qui recelaient le venin de ses doctrines ; les prêtres résistèrent ; le peuple se souleva, mais des soldats, l’épée au poing, firent chanter une doxologie de la façon de l’empereur. Une troupe de moines syriens étant descendue d’Asie à Constantinople pour assommer le patriarche, d’autres moines accoururent le défendre ; on se battit dans les cloîtres, on se battit dans les églises. À Constantinople, où la population était en grande majorité catholique, des processions de prêtres, de bourgeois, de soldats, tous armés, se mirent à parcourir les rues sous les bannières militaires jointes à celle de la croix, mêlant au chant des litanies des cris de guerre et des malédictions contre l’empereur. Ces processions se rendaient au cirque, où l’on tenait concile en plein vent. Une de ces assemblées osa déposer Anastase, qui la fit dissoudre à grands coups de lance par les gardes du palais. Le peuple de son côté ne montrait guère plus de modération. Tout prêtre suspect de complicité ou simplement de faiblesse vis-à-vis d’Anastase était égorgé sans miséricorde, et on promenait sa tête au bout d’une pique. Un moine et une religieuse que l’empereur affectionnait périrent ainsi massacrés, et leurs cadavres liés ensemble allèrent balayer le pavé des rues.

Ces horreurs présageaient une guerre civile, qui ne tarda pas à éclater, et elle éclata précisément dans ces provinces du Danube ravagées si violemment par la guerre étrangère, mais où la foi catholique était enracinée. Un général illyrien, nommé Vitalianus, d’ancienne souche barbare, leva le drapeau de l’orthodoxie catholique, sous lequel accoururent par milliers les habitans des campagnes, les citadins, les soldats. En trois jours, il réunit une grande armée. On laissait là sa maison, sa famille à l’aventure, exposées au fer des Bulgares ; les garnisons romaines désertaient leur poste, pour courir à la croix ; il se présenta même des Huns comme auxiliaires de l’orthodoxie, et on les accepta. Vitalien marcha sur Constantinople et mit le siège devant la Porte-d’Or ; mais le sénat et les plus notables habitans s’interposèrent pour empêcher une prise d’assaut. On négocia au nom d’Anastase, dont on se rendit garant, et la guerre traîna en longueur. l’italien, que ses partisans voulaient nommer empereur, mais qui avait plus de foi que d’ambition, consentit enfin à traiter sous les sécurités qu’on lui offrait. Ses conditions furent : le rappel des évêques exilés, la convocation d’un concile œcuménique sous la présidence de l’évêque de Rome, dont la foi dans ces difficiles matières n’avait jamais varié, l’arbitrage du même évêque entre les prélats orientaux et l’empereur en cas de dissentiment possible ; et comme on savait ce que valaient les sermens d’Anastase, Vitalien exigea que le sénat, le corps des magistrats et les premiers citoyens de la ville souscrivissent aussi ces conditions. Il se fit remettre en outre le commandement suprême des forces stationnées dans le voisinage de Constantinople. Ainsi Anastase fut placé sous la triple tutèle des habitans de sa ville impériale, d’un de ses généraux et d’un évêque étranger. On croyait avoir bien rivé sa chaîne, et il échappa. Le concile œcuménique, toujours convoqué, une fois réuni, ne délibéra jamais ; le pape ne gagna rien non plus sur l’empereur malgré sa fermeté ; Vitalien se vit enlever son commandement, et les catholiques découragés remirent l’épée dans le fourreau. Ne penserait-on pas, à la lecture de ces faits déjà vieux de treize siècles et demi, parcourir sous des noms, des costumes, des formules différentes, le récit de quelque événement d’hier ? Ce roi en tutelle sous son peuple, ces engagemens écrits, ces sermens arrachés, niés, éludés, tout cela ne nous reporte-il pas à des scènes dont nous ou nos pères avons été témoins ? C’est que les passions des hommes et leurs allures sont les mêmes, quel que soit le mobile qui les pousse et le court moment où ils s’agitent : seulement sommes-nous bien sûrs d’avoir toujours eu dans nos discordes politiques un mobile aussi respectable et aussi sérieux que devait l’être pour des ( ???) chrétiennes une atteinte portée au dogme fondamental de leur foi ?

On comprend maintenant comment, sans lâcheté et sans mériter toutes les injures dont nous nous plaisons à poursuivre rétrospectivement à travers l’histoire ce que nous appelons le Bas-Empire, — le gouvernement romain, dans les dernières années du Ve siècle et le commencement du Vie pouvait n’attacher qu’une médiocre attention aux courses des Barbares, — Huns, Bulgares et Slaves, — dans la vallée du Danube. Il fallut que Constantinople elle-même et le siège de l’empire se trouvassent en péril pour réveiller un peuple et un empereur absorbés dans les intérêts d’en-haut. Les places échelonnées pour couvrir les approches de la grande cité n’arrêtaient pas toujours des détachemens qui savaient se glisser dans leurs intervalles d’autant plus aisément qu’ils se composaient de cavalerie, d’une cavalerie agile, infatigable. À plusieurs reprises, on put donc voir les enfans perdus des armées barbares pénétrer dans la campagne de Constantinople, jusqu’au cœur de cette riche banlieue que les contemporains nous dépeignent comme la plus délicieuse contrée du monde. Il faut lire les écrivains du VIe siècle, et surtout Procope, pour se faire une idée de ce qu’avaient produit, sous le beau ciel de la métropole de l’Orient et autour de ses mers transparentes, les merveilles des arts et du luxe jointes à celles de la nature. Lorsqu’ils nous parlent de ces sites magnifiques qui dominent la Propontide, la Mer-Noire ou le Bosphore, de ces eaux vives et abondantes, de ces villas de marbre se dessinant sur des rideaux de forêts, de ces églises, de ces palais, de ces jardins en amphithéâtre, rangés sur le contour des golfes, « comme des perles dans un collier, » ils rencontrent le sentiment et quelquefois l’expression d’une vraie poésie. La terre même, malgré toutes ses beautés, n’avait pas suffi au luxe de la Rome orientale, et des môles jetés à grands frais faisaient étinceler au-dessus de la mer des habitations de porphyre et d’or que la soie et le cèdre garnissaient au dedans. Un peuple de statues de bronze ou de marbre de Paros, reliques du génie des Hellènes, animait ces solitudes enchantées. C’est là que les patriciens de Byzance venaient jouir d’un repos voluptueux gagné trop souvent aux dépens des provinces, là que les Rufin, les Eutrope, les Ghrysaphius étalaient ces prodigalités insolentes qui, après avoir soulevé contre eux la colère de leurs contemporains, font encore leur condamnation dans l’histoire. Qu’on se figure l’effroi causé par l’apparition des bandes bulgares dans ce paradis des Romains d’Orient ! On oublia pour un moment la querelle des deux natures, et pour un moment on pensa aux souffrances des malheureux Mésiens.

Ce fut alors qu’Anastase entreprit le grand ouvrage auquel son nom est resté attaché, et dont les vestiges s’aperçoivent encore aujourd’hui à treize lieues environ de Constantinople, du côté du couchant. Les Romains, dans la défense de leur territoire, employaient fréquemment les remparts ou murs fortifiés adossés à des obstacles naturels, et couvrant des cantons, quelquefois même des provinces entières. Des portes y étaient laissées de distance en distance pour les communications avec le dehors. Gardés en temps ordinaire par quelques postes seulement, ces remparts recevaient en temps de guerre l’armée défensive, qui s’y tenait à couvert comme derrière une place forte. L’empire d’Orient comptait nombre d’ouvrages de ce genre, qui se multiplièrent à mesure qu’il fallut substituer les moyens matériels à l’esprit militaire ; les Thermopyles elles-mêmes en reçurent, et furent mieux défendues par une ligne crénelée que par les poitrines des derniers Spartiates. Constantinople, comme on sait, était située sur un isthme que baignent au midi la Propontide, au nord la Mer-Noire, et que le Bosphore sépare de l’Asie. Anastase entreprit d’isoler du continent l’espèce de presqu’île qui renfermait la ville et sa banlieue, et d’en faire une île, suivant l’expression des auteurs du temps. Pour cela, il traça le plan d’une fortification qui la coupait d’une mer à l’autre dans une longueur de dix-huit lieues. Commencé en l’année 507, cet immense travail fut exécuté rapidement : c’était un mur en pierre, garni d’un fossé sur le front, haut de vingt pieds, large d’autant, et flanqué de tours communiquant ensemble par des galeries. La muraille, à chacune de ses extrémités, était protégée par le voisinage d’une ou plusieurs places de guerre : ainsi l’extrémité méridionale, qui plongeait dans la Propontide, se trouvait encastrée, pour ainsi dire, entre Heraclée et Sélymbrie, toutes deux puissamment fortifiées. Par ce moyen, Constantinople et les campagnes voisines furent mises à l’abri, sinon d’une invasion, au moins d’une surprise et d’un coup de main. On applaudit, sous ce rapport, à la sollicitude de l’empereur, sans toutefois s’abuser sur l’étendue de la protection. Les gens sensés comprirent que dans le cas d’une grande guerre, l’armée de défense ne serait jamais assez nombreuse pour opposer une résistance égale sur un front de dix-huit lieues, et qu’un ennemi avisé pourrait toujours s’emparer d’une portion du mur, profiter des fortifications pour s’y retrancher, et tenir de là son adversaire en échec. Voilà ce que purent annoncer et écrire les hommes prévoyans ; mais le peuple de Constantinople se crut en parfaite sûreté : l’empereur avait fait une chose populaire, et ce fut assez pour le moment.

Huns, Bulgares et Slaves laissèrent la Mésie tranquille jusqu’en l’année 517, où leur retour est mentionné dans les chroniques byzantines. Une d’elles le signale par ces lignes étranges, tout empreintes d’une terreur mystique : « En la dixième indiction, sous le consulat d’Anastase et d’Agapit, cette chaudière qui, suivant la prédiction du prophète Jérémie, est allumée du côté de l’aquilon contre nous et nos péchés fabriqua des traits de feu, et avec ces traits fit de profondes blessures à la plus grande partie de l’Illyrie… » La Grèce fut ravagée jusqu’aux Thermopyles, et l’Illyrie jusqu’à l’Adriatique ; mais l’ennemi n’approcha point de Constantinople. Les Barbares traînaient à leur suite une multitude de prisonniers dont ils demandaient la rançon. Mille livres d’or qu’Anastase envoya à Jean, préfet d’Illyrie, n’ayant pas suffi à les racheter tous, beaucoup furent emmenés au-delà du Danube, beaucoup aussi furent égorgés par vengeance ou intimidation sous les murs des villes qui refusaient d’ouvrir leurs portes.

Anastase mourut d’un coup de foudre l’année suivante, quatre-vingt-huitième de son âge et vingt-septième de son règne, et au rêveur manichéen qui avait tant troublé l’empire succéda un vieux soldat sans prétentions théologiques, mais dont le cœur était romain. Justin (il se nommait ainsi) était né à Bédériana, dans la Dardanie mésienne, et cette circonstance fut heureuse pour les provinces du Danube, qui avaient tant besoin de secours. Tout autre soin cessant, Justin s’occupa de les remettre en état de défense, et il commença un travail de restauration de toutes les places fortes, lequel fut continué et achevé plus tard par son neveu Justinien. Les neuf années que régna ce vieux soldat comptèrent parmi les plus paisibles de l’empire d’Orient : on n’entendit parler ni de Slaves, ni de Huns, tant les Barbares étaient convaincus qu’on ne les ménagerait point, s’ils osaient se remontrer. Justin mourut en 527 d’une mort digne de sa vie. Une ancienne blessure qu’il avait reçue à la jambe s’étant rouverte, la gangrène l’emporta. Son successeur, désigné d’avance, fut ce même neveu qu’il avait associé à ses travaux sur le Danube ainsi qu’à l’exercice de la puissance impériale, Justinien, dont le nom devait avoir un si grand retentissement dans les siècles.


II.

L’histoire et le roman ont altéré à qui mieux mieux les traits de cette grande figure de législateur conquérant, qui domine le VIe siècle et tend la main en arrière aux Théodose, aux Constantin, aux Septime-Sévère, aux Adrien. Le roman commença pour Justinien, au sein de la Grèce du moyen âge, par la légende de Bélisaire aveugle et mendiant, déjà répandue au XIIe siècle. Quant à l’histoire, elle fut double pour lui dès son vivant : la même plume haineuse et vénale qui le louait en public se chargea de le dénigrer en secret, le glorifiant et le noircissant pour les mêmes actes, faisant de lui, ici un héros et un ange, là un monstre plus détestable que Néron ou Domitien, et mieux encore, un esprit de ténèbres, un démon incarné sous les traits d’un homme. Entre ces deux excès de la flatterie et de la méchanceté, le jugement de la postérité est resté indécis, et par une tendance assez ordinaire à notre nature, qui préfère la satire au panégyrique, ceux-là même à qui les actions publiques de Justinien arrachent une admiration involontaire s’empressent de la tempérer par la lecture des Mémoires secrets[5]. Nous tâcherons d’écarter ces nuages, et de montrer ce césar des jours de déclin, tel que l’ont pu voir les contemporains impartiaux. Sa personnalité remplit tellement tout son siècle, même quand il n’est plus, qu’on ne saurait l’abstraire des faits sans les laisser incomplets. D’ailleurs la vie privée des empereurs romains est un élément nécessaire à l’intelligence du monde romain. L’éducation de palais, sous les gouvernemens héréditaires, jette trop souvent les princes dans un moule uniforme ; en tout cas, elle tend à les séparer de leurs sujets et de leur temps. Sous un gouvernement électif, où les caractères arrivent tout trempés à la souveraine puissance, le prince est presque toujours un des types saillans de son époque, et on peut étudier en lui comme une image résumée des sujets. Quelques détails sur Justinien et sa famille justifieront cette vérité.

Vers l’an 474 et pendant le règne de l’empereur Léon étaient arrivés de Bédériana à Constantinople trois jeunes paysans qui, un bâton à la main et un sayon de poil de chèvre sur l’épaule, avec quelques pains noirs, venaient chercher fortune dans la ville impériale. Comme ils étaient grands et bien tournés, un recruteur les enrôla dans la milice du palais, où ils firent tous trois leur chemin, moitié par leur bravoure, moitié par la souplesse et l’habileté de conduite qui distinguait les montagnards de leur pays. L’un d’eux fut l’empereur Justin, qui de grade en grade était devenu commandant supérieur de ces mêmes milices palatines où il avait été simple soldat. À la mort d’Anastase, l’eunuque grand-chambellan, voulant faire pencher le choix de l’armée vers une de ses créatures, remit à Justin une grande somme d’argent pour la distribuer aux soldats : Justin la prit, la distribua, fut lui-même proclamé auguste, et l’on rit beaucoup du tour que le capitaine des gardes avait joué au grand-chambellan. Quand Justin eut sa fortune faite, il appela près de lui sa sœur Béglénitza, femme d’un paysan de Taurésium, nommé Istok, et leur fils Uprauda, qu’il voulut élever comme sien, car il n’avait point d’enfans. Les trois campagnards déposèrent, en même temps que leur costume illyrien, leurs noms, qui auraient par trop égayé la haute société de Constantinople ; on leur donna des noms latins sonores, on leur fabriqua même une généalogie qui les faisait descendre d’une branche de la noble famille des Anicius, implantée autrefois en Dardanie. En vertu de ce baptême latin, Béglénitza devint Vigilantia ; Istock, Sabbatius, et Uprauda prit ce nom de Justinianus qu’il a su rendre immortel.

Le pâtre de l’Hémus n’avait pas reçu dans son enfance une éducation bien soignée, s’il est vrai, comme le raconte Procope, qu’il ne pouvait signer son nom qu’à l’aide d’une lame d’or évidée dont il suivait les traits avec sa plume ; en tout cas, il voulut qu’il en fût tout autrement de son, neveu. Le jeune Uprauda reçut les meilleurs maîtres en toute chose et les étonna par l’activité insatiable et l’universalité de son intelligence : éloquence, poésie, droit, théologie, art militaire, architecture, musique, il voulut tout savoir et sut tout. Devenu empereur, il travailla lui-même à ces monumens éternels du droit qui font sa première gloire. Ses rapports au sénat étaient toujours son ouvrage, et il les improvisait souvent, quoique avec un accent un peu rude, et qui décelait son origine illyrienne. L’église grecque chante encore aujourd’hui une des hymnes qu’il composa, et dont il faisait aussi la musique. Enfin plusieurs monumens de Constantinople et des provinces furent construits sur ses plans ou d’après ses avis. Quant à la guerre et à ses accessoires, il en acquit la théorie et la pratique comme tous les jeunes Romains, soit dans les camps, soit sur les champs de bataille. Cette éducation ne prit tout son développement que lorsque Justin fut devenu empereur : Justinien avait alors trente-cinq ans. Mais au plus fort de cet enfantement de son génie, une passion plus profonde, plus indomptable encore que celle du savoir, vint maîtriser son cœur : il s’éprit de la danseuse Théodora, qui était alors la fable de Constantinople par le désordre de ses mœurs non moins que par son étonnante beauté. Quelles que fussent les représentations de sa mère, les refus de son oncle, les prohibitions même de la loi, qui défendait de tels mariages, les comédiennes ainsi que les prostituées étant réputées personnes infâmes, avec qui le mariage était nul, Justinien voulut l’épouser, et son ardente opiniâtreté fit tout fléchir. Il fallut que le vieux soldat fît lui-même réformer la loi qui protégeait l’honneur de son nom. Au reste, malgré les vices de cette femme et les maux que son orgueil, ses rancunes et son immoralité purent causer à l’empire, on hésite à condamner sans rémission celui qui l’épousa, quand on voit quel amour sincère, quel culte fidèle et presque pieux il porta toute sa vie « à la très respectable épouse que Dieu lui avait donnée : » c’est ainsi qu’il s’exprime dans une de ses lois. Théodora balançait d’ailleurs ses grands vices par de grandes qualités : un esprit pénétrant, toujours en éveil, un jugement sûr, une décision à laquelle Justinien dut au moins une fois son trône et sa vie.

Ce prince était d’une taille au-dessus de la moyenne ; il avait les traits réguliers, le visage coloré, la poitrine large, l’air serein et gracieux ; ses oreilles étaient mobiles, conformation déjà remarquée dans Domitien, et qui fournit contre le nouvel empereur plus d’une allusion méchante. On raconte qu’il prenait plaisir à se vêtir à la manière des Barbares, surtout à celle des Huns. Il menait dans son palais la vie austère des anachorètes ; pendant un carême (c’est lui-même qui nous le dit, non sans un peu d’ostentation), il ne mangea point de pain, ne but que de l’eau, et prit pour toute nourriture, de deux jours l’un, un peu d’herbes sauvages assaisonnées de sel et de vinaigre. Il dormait à peine quelques heures et se réveillait au milieu de la nuit pour travailler aux affaires de l’état et à celles de l’église, ou parcourir, en proie à une agitation fébrile, les longues galeries du palais. C’était pendant ces heures d’insomnie et de méditation solitaire qu’il se familiarisait avec les grands desseins qui germaient dans sa tête, et qui finirent par lui sembler à lui-même des inspirations de Dieu. Ces habitudes passablement étranges accréditèrent les fables dans lesquelles on le peignit comme un démon, un esprit malfaisant qui ne dormait point, ne mangeait point, et n’avait d’humain que l’apparence. Cette faculté de doubler ainsi les heures de la vie permit à Justinien, arrivé tard à l’empire, puisqu’il avait déjà quarante-cinq ans, de faire plus à lui seul que beaucoup de grands empereurs pris ensemble.

À peine sur le trône, il commença ce grand ouvrage de législation qui subsiste depuis tant de siècles, et sert de fanal aux législateurs des peuples modernes à mesure que ceux-ci se dégagent des ténèbres du moyen âge. La conception d’un code unitaire se liait dans son esprit à la reconstitution du monde romain, dont il colligeait, éclaircissait, simplifiait les lois en les adaptant au changement des mœurs ; puis il confia aux armes le soin de créer cet empire à qui il avait préparé un code.

Si l’on veut bien comprendre Justinien, il faut le saisir à ce moment solennel où il jette son pays dans la plus héroïque et la plus imprévue des entreprises, la guerre d’Afrique contre les Vandales, que devait suivre celle d’Italie contre les Goths, puis une troisième qu’il méditait en Espagne, et peut-être une quatrième en Gaule, partout enfin où des dominations barbares s’étaient assises sur les dépouilles de Rome. Il n’avait point d’armée : il s’en fait une en portant d’abord la guerre en Perse, où il dicte la paix, et de cette campagne sortent des généraux capables de tout oser et de tout accomplir, — Bélisaire, Narsès et Germain. Quand il entretient son conseil privé de ses projets sur l’Afrique, il ne rencontre qu’étonnement, incrédulité et terreur. Ses ministres les plus complaisans croient lui rendre service en le combattant. On s’était habitué à considérer l’Afrique comme perdue et les Vandales comme invincibles ; on ne savait plus trop bien ce qu’était cette ancienne province de l’empire, avec laquelle les rapports même commerciaux étaient à peu près rompus, puisque le préfet du prétoire soutint dans le conseil qu’il faudrait plus d’un an pour pouvoir envoyer un ordre aux armées et recevoir la réponse. Les soldats, qui se rappellent peut-être Charybde et Scylla, s’effraient d’une campagne de mer, et le peuple murmure à l’idée d’une augmentation d’impôts. Resté seul de son avis, Justinien commençait à douter de lui-même, quand la religion le raffermit. Un évêque arrivé du fond de l’Orient à Constantinople, lui demande audience et lui par le en ces termes : « Prince, Dieu qui révèle quelquefois par des songes sa volonté à ses serviteurs, m’envoie ici pour te réprimander. « Justinien, m’a-t-il dit, hésite à délivrer mon église du joug des Vandales, ces impies ariens. Que craint-il ? Ne sait-il pas que je combattrai pour lui ? Qu’il prenne les armes, et je le ferai maître de toute l’Afrique ! » Justinien crut avec bonheur à ce songe, qui répondait à sa pensée : l’instinct religieux lui rend la foi politique, et sous cette double illumination il ouvre la série des rapides et brillantes campagnes où l’on vit Constantinople délivrer Rome et reconquérir Carthage. Le reste des projets qu’avait pu concevoir Justinien demandait plus que la vie d’un homme, et malheureusement il n’eut pas de successeur. On a dit, pour rabaisser sa gloire, qu’il devait ses victoires à ses généraux ; mais l’idée et la direction de la guerre, à qui les dut-il sinon à lui-même ? Son règne donna à l’empire quatre généraux comparables à ceux des beaux temps de Rome, Bélisaire, Narsès et les deux Germain : pareille bonne fortune n’arrive jamais qu’aux grands rois.

Les barbares de la Slavie et de la Hunnie, qui n’avaient point remué pendant tout le règne de Justin, reparurent dès qu’il fut mort, comme pour sonder le nouvel empereur. Choisissant toujours l’hiver pour franchir le Danube, ils s’élancèrent dans la petite Scythie, et déjà ils menaçaient la Thrace quand Germain les défit dans une grande bataille. Trois ans après, ce fut le tour des Slovènes, que le maître des milices de Thrace, Khilbudius, rejeta sur la rive gauche du Danube, puis au-delà des Carpathes, et il leur fit une rude guerre au milieu de leurs villages ; mais il périt pendant une marche imprudente, où il se laissa envelopper. Khilbudius était Slave d’origine et excellent pour les guerres qui se faisaient sur le Danube ; sa mort parut aux Barbares un vrai triomphe et leur rendit toute leur audace. Les Bulgares ne tardèrent pas à se remettre de la partie ; ce fut encore la même émulation de pillage et de cruautés. Un jour que les Bulgares battus par les Romains regagnaient à toute bride le Danube, les légions, revenant joyeuses à leur camp sans beaucoup d’ordre et de prudence, tombèrent dans une division bulgare que l’on supposait fort loin. Les Romains surpris commencèrent à se débander, et furent bientôt en pleine déroute. Au milieu de ce désordre, les cavaliers bulgares, pénétrant dans les rangs des fuyards, faisaient la chasse aux officiers, les enlevant avec leurs filets pour en avoir plus tard rançon. Ils jetèrent ainsi leurs lacs sur les trois officiers principaux de l’armée romaine qu’ils réussirent à emmaillotter : c’étaient Constantiolus, Godilas et Acum. Godilas, encore libre d’une main, trancha les mailles avec son poignard et s’échappa ; les deux autres furent pris. Constantiolus se racheta au prix de mille pièces d’or ; mais Acum fut emmené en esclavage. Il était Hun, originaire des colonies mésiennes et converti au christianisme : l’empereur lui-même l’avait tenu sur les fonts de baptême. Peut-être ces circonstances bien connues des Bulgares à cause du grade élevé d’Acum attirèrent-elles sur lui un traitement plus rigoureux. Sept ans de tranquillité complète succédèrent à ces courses de brigands ; puis la guerre recommença en 538, mais plus sérieusement cette fois.

Les Barbares avaient bien choisi le moment pour tenter une attaque sur le nord de l’empire, dont toutes les troupes étaient engagées en Italie. Le sort même de Bélisaire, bloqué dans les murs de Rome, put sembler quelque temps compromis ; c’est ce qu’avaient pensé les Franks, qui de l’alliance des Romains venaient de passer à celle des Goths moyennant la cession de la province narbonnaise. Présentant à tous les peuples germains la cause des Goths comme celle de la Germanie elle-même, ils les excitaient à prendre les armes, espérant créer une forte diversion du côté du Danube. Les Germains, à leur tour, ne manquèrent pas d’exciter les populations de race différente qui étaient voisines du fleuve. Ce fut probablement par suite de ces provocations que les Antes, les Bulgares et les Huns repassèrent leurs limites en 538. Ne trouvant point d’obstacles à leur marche, ils s’éparpillèrent dans toutes les directions. Trente-deux châteaux forcés en Illyrie, la Chersonèse de Thrace envahie, la côte de l’Asie-Mineure dévastée par une bande qui franchit l’Hellespont entre Sestos et Abydos, furent les événemens désastreux de cette guerre. Une autre bande qui s’avança jusqu’aux Thermopyles, trouvant le passage fermé d’une muraille, tourna le défilé par les sentiers de l’Œeta, et, se jetant sur l’Achaïe, la ravagea jusqu’au golfe de Corinthe. Comme une inondation se retire des ruines qu’elle a faites, les Barbares regagnèrent ensuite leur pays, repus de carnage, chargés de dépouilles, et maîtres de cent vingt mille prisonniers romains qui étaient pour eux un butin vivant.

Justinien désespéré reprit alors le grand travail de défense auquel il avait coopéré sous le règne de son oncle, et que d’autres besoins lui avaient fait suspendre. Il le reprit avec une activité que rien ne ralentit plus. Ce fut une œuvre prodigieuse qui embrassa non-seulement la rive droite du Danube et l’intérieur des provinces de Scythie, de Mésie, de Dardanie et de Thrace, mais, au-delà du fleuve, tous les points importans de la rive gauche qui avaient été abandonnés depuis deux siècles. Singidon, Viminacium, Bononia, Ratiaria, Noves, en un mot toutes les grandes places de la haute et de la Basse-Mésie sortirent de leurs ruines ; toutes furent réparées, beaucoup furent agrandies : de simples châteaux devinrent des villes, des tours se transformèrent en citadelles, suivant les besoins de la situation. Sur la rive gauche, les forts de Constantin et de Maxence furent réoccupés, et la tour qui servait jadis de tête au pont de Trajan du côté des Barbares, relevée sous le nom de tour Théodora, domina de nouveau les gorges du fleuve. La petite Scythie, route ordinaire des incursions nomades, reçut de nombreux ouvrages de défense, tant sur le fleuve que sur la mer. Il s’y trouvait de vieux châteaux démantelés dont les Slaves avaient fait leurs repaires ; on en délogea ces barbares pour y replacer des garnisons romaines. Enfin dans l’intérieur du pays, entre le Danube et l’Hémus, Justinien fortifia tout ce qui était susceptible d’être fortifié. Il fit construire aussi çà et là de grandes enceintes crénelées propres à recevoir, en cas d’invasion, les paysans avec leurs familles et leurs meubles.

Ces précautions salutaires n’étaient pas prises seulement contre les Huns et les Slaves ; la crainte des Gépides y avait bien sa part. Ce peuple, longtemps à la solde de l’empire en qualité d’ami, resta fidèle à l’alliance romaine tant que les Goths, auxquels il servait de contre-poids, occupèrent la Pannonie. Quand ceux-ci eurent transporté leurs demeures en Italie, les Gépides voulurent s’emparer des plaines de la Save, mais ils rencontrèrent l’opposition des Romains, qui revendiquaient pour eux-mêmes la possession du pays. Ils s’en vengèrent alors par des hostilités tantôt sourdes, tantôt déclarées. Ce n’était pas, comme chez beaucoup de peuples germains, la violence franche et brutale qui caractérisait les relations des Gépides avec leurs voisins ; leur politique avait quelque chose de cauteleux et de sournois, qui semblait vouloir singer la politique byzantine. Tout en protestant de leur bonne foi, ils empiétaient chaque jour sur quelque portion des plaines de la Save ; ils se glissèrent même dans les murs de Sirmium, qu’ils refusèrent ensuite d’évacuer. On connut bientôt aussi leur participation aux pillages des Slaves et leurs intrigues avec les Franks. Cette conduite inquiétait à bon droit le gouvernement impérial, qui, absorbé par la guerre d’Italie, sentait sa faiblesse sur le Danube. Pour se garantir de ce côté, Justinien fit descendre les Lombards du plateau de la Bohême, où ils étaient comme en observation, et leur abandonna, sur la rive droite du Danube, non-seulement l’ancien domaine des Ostrogoths en Pannonie, mais aussi la partie du Norique qu’avaient habité les Ruges avant leur passage au-delà des Alpes. Il concéda ces territoires aux Lombards sous les conditions de sujétion politique et de service militaire attachées au titre de fédéré. C’était une barrière vivante qu’il voulait placer entre les Gépides et lui. Anastase avait fait la même chose en petit quelques années auparavant, en colonisant des Hérules dans les campagnes de Singidon. Cet expédient, fort usité par le gouvernement romain, ne réussit qu’à demi cette fois, à cause du caractère des Lombards, réputés féroces et turbulens entre tous les Germains. Leur nouvelle position ne leur fit point démentir leur renommée : ce furent assurément de rudes voisins pour les Gépides, qu’ils étaient chargés de tourmenter, mais ils ne se montrèrent guère plus doux pour les provinces romaines qu’ils étaient chargés de défendre. La vue de ces riches contrées avait une dangereuse attraction pour eux, et Justinien fut bientôt obligé de s’interposer entre ses sujets et ses hôtes.

Toutefois son principal but se trouvait atteint. À force d’attaques, d’affronts, de provocations de toute sorte, Gépides et Lombards en vinrent à se haïr d’une de ces haines profondes, implacables, comme il n’en existe qu’entre voisins et parens. Leurs deux rois, Aldoïn, qui gouvernait les Lombards, et Thorisin, qui commandait aux Gépides, envenimaient encore la haine nationale par leur inimitié personnelle. Les choses allèrent à ce point, qu’en l’année 548 les deux peuples, résolus d’en finir par une guerre à outrance, s’envoyèrent réciproquement un défi dans la même forme que ceux des combats singuliers pratiqués entre guerriers germains. Le lieu et le jour furent convenus pour une bataille dans laquelle une des nations devait rester sur la place, et le jour fut choisi assez éloigné pour que chaque partie eût le loisir de mettre sur pied toutes ses forces et de se procurer des secours au dehors. Le plus puissant des alliés possibles, celui qui devait jeter le poids le plus lourd dans la balance des combats, c’était assurément l’empereur des Romains, et ce fut le premier auquel pensèrent les deux nations, chacune, il est vrai, à sa manière. Les Lombards, malgré les reproches qu’ils avaient fréquemment encourus, se croyaient le droit de réclamer l’assistance directe de l’empire, tandis que les Gépides bornaient leurs prétentions à obtenir sa neutralité. Chaque peuple se hâta d’envoyer une ambassade à Constantinople, dans l’intention de prévenir son ennemi et de présenter d’abord sa cause sous le jour le plus favorable. L’empressement fut tel, en effet, que les deux ambassades, arrivées en même temps dans la ville impériale, se trouvèrent avoir demandé audience pour le même jour. Justinien décida qu’il les entendrait séparément et à des jours différens ; mais la première audience fut pour les Lombards. Admis près du trône où l’empereur siégeait au milieu de sa cour, le chef des envoyés d’Aldoïn récita ce discours préparé que l’histoire contemporaine a recueilli :


« Nous ne saurions assez admirer, ô Romains, la stupide insolence des Gépides, qui, après tant de mal fait à votre empire, viennent vous proposer de lui en faire encore davantage. C’est avoir une étrange idée de la facilité de ses voisins que de leur demander assistance lorsqu’on les a indignement offensés. Réfléchissez seulement à ce qu’est l’amitié des Gépides, ce sera le meilleur moyen de vous guider vous-mêmes. Si ce peuple ne s’était montré perfide qu’envers quelque nation lointaine et peu connue, nous aurions besoin de beaucoup de paroles et de temps pour vous peindre ses habitudes et sa nature, et il nous faudrait recourir à des témoignages étrangers ; mais, ô Romains, nous n’invoquerons ici de témoignage que le vôtre : c’est vous qui nous fournirez un exemple, et un exemple récent.

« À l’époque où les Goths tenaient encore la Pannonie, les Gépides se renfermaient prudemment dans leurs limites ; on ne les voyait point mettre le pied sur la rive droite du Danube, tant l’épée des Goths leur faisait peur. Oh ! dans ce temps-là ils étaient les fédérés, les bons amis du peuple romain ; tes devanciers, ô empereur, leur envoyèrent beaucoup d’argent, et toi-même tu as été magnifique à leur égard. Sans doute qu’ils payaient vos bienfaits par de grands services ? Par aucun, ni grand ni petit. Il est vrai qu’ils ne vous faisaient point de mal ; mais comment vous en auraient-ils fait ? Vous aviez renoncé à vos anciens droits sur le territoire qu’ils habitent à la gauche du Danube, et les Goths les contenaient sur la rive droite ! C’est un beau service en vérité que celui qui provient de l’impuissance de nuire, et on peut fonder dessus une amitié bien solide !

« Maintenant voilà tes Goths chassés de toute la Pannonie, et vous, Romains, embarqués dans des guerres lointaines, vous envoyez vos armées aux extrémités de l’univers. Que font les Gépides ? Ils vous attaquent, ils vous pillent, ils envahissent votre province. Les paroles nous manquent pour qualifier une pareille scélératesse, qui n’attente pas seulement à la majesté de votre empire, mais qui viole les lois les plus saintes de l’amitié et les stipulations de votre alliance. O empereur, les Gépides t’enlèvent Sirmium, ils traînent les habitans romains en servitude, ils se vantent de dominer bientôt la Pannonie tout entière ! Comment donc ont-ils gagné les terres dont ils sont maîtres ? Est-ce par des victoires remportées pour vous, ou avec vous, ou contre vous ? Au prix de quelle bataille ce pays leur est-il tombé dans les mains ? C’est peut-être comme un supplément aux subsides que vous leur avez si longtemps payés pour être vos amis !

« Non, depuis qu’il existe des hommes, on n’a rien vu de plus impudent que l’ambassade qu’ils t’adressent, ô empereur ! Sachant que nous leur préparons une rude guerre, ils accourent près de toi ; ils se présenteront devant ton trône, et ils pousseront peut-être l’insolence jusqu’à te demander des secours contre nous qui sommes tes fidèles. Peut-être au contraire t’offriront-ils la restitution de ce qu’ils t’ont volé ; dans ce cas, fais honneur de leur bon sens tardif et de leur repentir aux épées des Lombards prêtes à sortir du fourreau, et daigne nous en remercier. De deux choses l’une : ou bien ils viennent te confesser leur repentir, et alors songe que ce repentir est forcé, ou bien, gardant ce qu’ils t’ont pris, ils viennent te demander encore davantage, et comprends qu’ils te font la dernière insulte que l’on puisse adresser à un homme.

« Nous te parlons là dans notre simplicité de barbares, rudement et sans l’éloquence que mériteraient de si grandes choses. Tu ajouteras à nos paroles ce qui leur manque, pesant dans ta sagesse les intérêts des Romains et ceux des Lombards. Tu songeras surtout à ceci : c’est qu’il est naturel que nous. Lombards et Romains, qui professons également le culte catholique, nous restions unis contre les Gépides, qui sont ariens, et par-là encore nos ennemis. »


Après ce discours, qui peut donner une idée de l’éloquence germanique au Vie siècle, les ambassadeurs des Lombards furent congédiés, et ceux des Gépides ayant été introduits le lendemain, Justinien entendit la contre-partie de ce qu’il avait entendu la veille. Si le message des Lombards, rude, acerbe, mais adroit dans sa rusticité, avait eu pour but de piquer d’honneur les Romains et d’aiguillonner leurs rancunes, celui des Gépides, non moins adroit dans sa feinte modération, fut calculé pour mettre en contraste leur esprit de soumission et de paix avec l’orgueil sauvage de leurs rivaux. « Les Gépides, en adressant cette ambassade à l’empereur des Romains, venaient demander un juge plutôt qu’un allié, et il fallait bien qu’ils eussent été attaqués injustement, puisqu’ils cherchaient un arbitre : le provocateur d’une querelle se conduirait-il ainsi ? Personne au reste ne s’aviserait d’attribuer une pareille démarche à la peur : on savait trop bien qu’en nombre comme en vaillance le Gépide était autre chose que le Lombard. Si donc le premier invoquait dans la circonstance présente l’amitié de l’empereur, c’était par déférence et respect, et aussi pour lui offrir sa part d’un triomphe assuré. » — « O césar, dirent encore les envoyés de Thorisin, les Lombards sont pour toi des amis d’hier : les Gépides sont de vieux alliés éprouvés par le temps. Les Lombards n’ont pour eux qu’une audace insensée qui les porte à se ruer sur tout ce qui les approche ; les Gépides sont sages et puissans. Vingt fois nous avons voulu te soumettre nos griefs, les Lombards s’y sont opposés, et maintenant qu’ils ont amené la guerre au point où ils voulaient, inquiets de leur faiblesse, ils espèrent t’armer contre tes amis. Ces voleurs prétendent qu’ils nous attaquent parce que nous occupons Sirmium, comme si les terres et les villes manquaient à ton empire, comme si tu n’avais pas tant de provinces dans le monde que tu cherches des peuples pour les habiter. Nous-mêmes, nous aimons à le proclamer : le pays que nous possédons, nous le devons à la générosité des Romains. Or le bienfaiteur doit appui et protection à celui qu’il a gratifié. Octroie-nous donc ton assistance contre les Lombards, ô empereur ! ou du moins reste neutre entre eux et nous : ce faisant, tu aviseras convenablement aux intérêts de ton peuple, et tu obéiras à la justice. »

Justinien délibéra longtemps en lui-même et avec son conseil sur ce qu’il convenait de faire dans la circonstance. Se mêlerait-on de la querelle ou laisserait-on les deux champions s’entre-détruire tout à leur aise, sans favoriser ni l’un ni l’autre ? Si l’on se décidait à intervenir, il fallait évidemment assister les Lombards. D’excellentes raisons plaidaient pour chacun des deux partis, car si d’un côté les Romains devaient désirer le prompt anéantissement des Gépides, d’un autre côté il y avait péril pour eux à fortifier outre mesure ces Lombards, d’une amitié déjà si incommode. Tout bien considéré, on éconduisit les premiers, et on promit aux seconds un secours de dix mille cavaliers romains et de quinze cents Hérules auxiliaires, sauf à examiner quand et comment la promesse serait remplie. Un incident qui suivit de près la double ambassade fit reconnaître à Justinien qu’il avait pris le plus sage parti, et que l’apparente humilité des Gépides n’était qu’un leurre pour endormir sa prévoyance.

Dans cette grande presqu’île qui termine la Mer-Noire au nord et la sépare des Palus-Méotides, presqu’île appelée autrefois Cimmérienne et maintenant Crimée, habitait le peuple des Goths tétraxites, humble débris du vaste empire d’Hermanarik. Quand cet empire tomba, en 375, sous les coups des Huns de Balamber, des Goths fugitifs vinrent chercher la liberté dans le groupe de montagnes qui couronne la péninsule au midi, et qui portait encore au VIe siècle de notre ère l’antique dénomination gauloise de Dor ou Tor, c’est-à-dire de haut pays[6]. Ils y occupaient des vallées fertiles et bien arrosées, propres au labourage ainsi qu’à l’éducation des troupeaux, et avec le temps ils formèrent un petit peuple aussi connu par ses mœurs hospitalières et pacifiques que par sa bravoure quand il était provoqué. On ne trouvait chez lui ni villes ni fortifications d’aucune sorte, ces fils des vieux Germains ayant conservé religieusement l’aversion de leurs ancêtres pour les murailles et les clôtures, qu’ils regardaient comme des prisons. Leur petite république, aussi sage que guerrière, se maintenait presque toujours en paix, malgré le voisinage des Huns outigours, établis dans le nord de la presqu’île et dans les steppes à l’est du Bosphore cimmérien, et celui des Huns coutrigours, qui possédaient le pays à l’ouest des Palus-Méotides, tant ces tribus indomptables avaient appris à respecter le bouclier quadrangulaire et la longue épée des Goths tétraxites ! Les villes romaines qui bordaient la côte méridionale, où se faisait un grand commerce, Cherson, Sébastopol, Théodosie et Bosphore, gardienne du détroit, trouvaient dans la petite république gothique une honnête et utile alliée, et un échange mutuel de bons offices faisait que cette alliance n’éprouvait jamais de mécomptes. Les Goths tétraxites étaient chrétiens. De quelle église ? Appartenaient-ils à celle qui admettait le symbole de Nicée et la consubstantialité des deux premières personnes divines dans le mystère de la sainte Trinité, ou bien partageaient-ils les erreurs d’Arius avec les autres nations de leur sang disséminées en Europe ?— On l’ignorait à Constantinople,. et ils ne le savaient pas eux-mêmes, si nous en devons croire un contemporain : rudes et ignorans en doctrine, mais bons chrétiens dans la naïveté de leur foi. Or leur évêque venait de mourir, et ils se demandaient avec inquiétude comment ils pourraient s’en procurer un autre, quand le bruit se répandit que les Abasges, peuple du Caucase nouvellement converti au christianisme, en avaient reçu un de Constantinople. Ce fut pour eux un trait de lumière, et une députation partit sans perdre de temps pour aller solliciter du grand empereur des Romains l’octroi d’un évêque à ses fidèles amis les Goths tétraxites.

Ces gens simples, admis à l’audience de Justinien, exposèrent en peu de mots l’objet de leur voyage, et l’évêque qu’ils demandaient leur fut gracieusement promis. Ils semblèrent ensuite vouloir reprendre la parole comme s’ils avaient quelque chose d’important à ajouter ; mais, en promenant leurs regards sur le cortège nombreux et brillant dont le prince aimait à s’entourer, ils s’arrêtèrent tout interdits. L’empereur, qui vit leur trouble, les invita à une autre conférence, secrète et intime cette fois. Les honnêtes ambassadeurs avaient voulu payer leur bien-venue à l’empereur et à l’empire en révélant certaines choses qui intéressaient grandement la politique romaine, et comme il s’agissait des Huns leurs voisins, les Goths avaient craint d’amener, en parlant devant tant de monde, des indiscrétions dont ils auraient plus tard à se repentir. Ouvrant alors leur cœur librement, ils peignirent à Justinien l’état des Coutrigours et des Outigours, leurs agitations intérieures, leur soif de l’or et les rivalités de leurs chefs, et firent sentir combien il serait facile et utile à l’empire romain de jeter la division parmi ces barbares, afin de les empêcher de se réunir contre lui. Justinien se croyait sûr des Coutrigours, qui touchaient de sa munificence une gratification annuelle, et il n’apprit pas sans dépit que ces faux alliés avaient promis d’assister les Gépides dans leur campagne contre les Lombards, et que le marché se concluait à l’époque même où les ambassadeurs de Thorisin sollicitaient si modestement sa neutralité. Les Goths tétraxites ne se bornèrent point à des révélations : ils offrirent les bons offices de leur république contre les Coutrigours dans la guerre, qui pouvait éclater au gré des Romains ; après quoi ils se retirèrent.

Le conseil fut trouvé bon, et tandis que les ambassadeurs goths regagnaient leurs montagnes de Tauride, des émissaires intelligens partirent de Constantinople pour les steppes où campaient les Outigours, au-delà du Caucase. Cette horde avait alors pour roi un certain Sandilkh, personnage envieux et cupide, chez qui la bassesse le disputait à la vanité. La seule idée que les Romains le dédaignaient, tandis que leurs caresses ainsi que leur argent allaient chercher le roi des Coutrigours, qui ne le valait pas, faisait sécher Sandilkh de colère, et dans ses retours amers sur lui-même il ne savait ce qu’il devait le plus haïr du rival heureux qui l’effaçait, ou de l’empereur Justinien, si mauvais juge du mérite. À la vue des émissaires romains arrivés dans son camp, son front s’épanouit, et il songea à prendre sa revanche. Les propositions qu’apportaient ceux-ci étaient nettes et sans ambages : ils offraient au chef des Outigours la subvention qu’avait touchée jusqu’alors celui des Coutrigours, à la condition que le premier se constituerait le gardien du second, et que chaque fois que les Coutrigours enverraient quelque expédition du côté du Danube, Sandilkh en ferait une dans leurs campemens, qu’il traiterait de façon à ramener les troupes coutrigoures sur leurs pas ; autrement il ne ménagerait rien pour les châtier. Ces propositions fort claires, comme on voit, parurent d’abord révolter Sandilkh. Du ton d’un homme longtemps méconnu et qui sent qu’on a besoin de lui, il s’écria avec emphase : « Vous êtes vraiment injustes, ô Romains, quand vous exigez que j’extermine des compatriotes et des frères, car sachez que non-seulement les Coutrigours parlent la même langue que nous, s’habillent comme nous, ont les mêmes mœurs et les mêmes lois, mais qu’ils sont du même sang que les Outigours, quoique les deux peuples soient gouvernés par des chefs différens. Voici cependant ce que je puis faire pour rendre service à votre empereur. J’irai surprendre les campemens des Coutrigours, et je ferai main-basse sur leurs chevaux que j’emmènerai tous avec moi. Il en résultera que vos ennemis, n’ayant plus de montures, ne pourront de longtemps vous faire la guerre, et alors vous dormirez en paix. » Les envoyés romains auraient pu rire de l’offre de Sandilkh, si elle n’eût eu par trop l’air d’une moquerie insolente ; mais ils sentirent l’intention, et l’un d’eux, retournant dans le cœur du barbare l’aiguillon de la jalousie, lui demanda ironiquement si ses compatriotes et frères les Coutrigours, dont il montrait tant de souci, partageaient avec lui l’argent que les Romains leur donnaient, et si lui-même comptait sur une part de leur butin quand ils viendraient piller les terres de l’empire. Le coup porta juste. Sandilkh, hors de lui, jeta le masque, reçut les présens, et jura de faire aveuglément tout ce qu’on lui demandait.

Tandis que les deux politiques gépide et romaine travaillaient ainsi par des mines et des contre-mines les barbares de la Mer-Noire et les tiraillaient en sens contraire, le jour fixé pour le grand duel des Gépides et des Lombards arriva. Les champions se trouvèrent pris au dépourvu, les secours qu’ils attendaient de part et d’autre leur ayant fait défaut ; toutefois le point d’honneur germanique n’en exigeait pas moins qu’ils répondissent à un engagement si solennel. Leurs armées se rendirent donc sur le terrain ; mais, à peine en présence, elles tournèrent le dos et s’enfuirent à toutes jambes chacune de son côté, comme frappées d’une terreur panique. Les deux rois assistaient à cette étrange déroute sans pouvoir l’arrêter. En vain Thorisin, qui crut avoir l’avantage, se jetait au-devant de ses Gépides, les menaçant et les suppliant tour à tour ; en vain Aldoïn, confiant dans sa force, criait à ses Lombards de demeurer : le champ de bataille fut vide en un moment, il n’y restait que les deux rois seuls ou presque seuls. Force leur fut de reconnaître dans cet événement un arrêt du ciel qui mettait leur honneur à couvert, et sous l’impression involontaire de frayeur qu’ils ressentaient eux-mêmes, ils conclurent une trêve de deux ans, pendant lesquels ils comptaient arranger leurs différends à l’amiable, ou prendre mieux leurs mesures pour les trancher armes en main.

La réconciliation fut de courte durée, et bientôt Gépides et Lombards ne songèrent plus qu’à leurs préparatifs de guerre. Les Gépides devaient recevoir des Coutrigours, à un jour fixé, un secours de douze mille cavaliers d’élite ; mais il y avait encore une année à passer avant l’expiration de la trêve quand le secours arriva, conduit par un chef de grand renom appelé Kinialkh. Cet incident troubla fort le roi Thorisin ; que ferait-il de ses hôtes en attendant la guerre ? Les renvoyer chez eux, ce serait les mécontenter et s’en priver peut-être pour une autre fois : en tout cas, fallait-il les payer d’avance. Les recevoir en Gépidie, les héberger, les nourrir toute une année et encourir les inconvéniens inséparables d’une pareille hospitalité, c’était un autre parti presque aussi dangereux que le premier. Thorisin était en proie à ces incertitudes, quand une idée lumineuse traversa son esprit. Montrant à Kinialkh les grasses campagnes de la Mésie qui s’étendaient en amphithéâtre sur la rive droite du Danube, il lui proposa de l’y transporter avec tout son monde, qui trouverait là du butin et des vivres en abondance, ce qu’ils n’auraient pas chez les Gépides. Kinialkh ébahi agréa la proposition, et les douze mille cavaliers coutrigours, après avoir franchi sans encombre le Danube et ensuite la Save, pénétrèrent au cœur de la Mésie, hors de l’atteinte des postes romains qu’ils avaient tournés. Justinien, averti de ces faits, fit expédier sur-le-champ au roi Sandilkh une dépêche ainsi conçue :


« Si, connaissant ce qui se passe et pouvant agir, tu restes tranquille chez, toi, nous admirons ta perfidie non moins que l’erreur où nous sommes tombé le jour où nous te donnâmes la préférence sur ton rival le roi des Coutrigours. Si au contraire tu ignores ce qui se passe, tu es excusable, mais nous attendons pour le croire que tu te sois mis en devoir d’agir. Les Coutrigours viennent chez nous, moins pour ravager nos États (ce qu’ils ne feront pas longtemps) que pour nous prouver qu’ils valent mieux que les Outigours. Nous leur avons remis l’argent que nous te destinions ; avise maintenant au moyen de le leur reprendre. Écoute, Sandilkh : si après un tel affront tu n’es pas bientôt vengé, c’est que tu ne le peux ou ne l’oses pas, et nous alors, changeant de conduite, nous reviendrons à ceux que tu crains, et auxquels, en ami, nous te conseillerons de te soumettre. Nous serions fou de vouloir partager l’humiliation du faible quand il ne tient qu’à nous d’avoir l’alliance du fort. »


La dépêche de la chancellerie impériale fit bondir de colère l’orgueilleux Sandilkh, qui, pour bien prouver qu’il savait gagner son argent quand il le voulait, se mit en route avec toute son armée pour le campement des Coutrigours. Les Goths tétraxites, qui avaient le mot, l’attendaient avec un contingent de deux mille fantassins bien armés au passage du Tanaïs, et se joignirent à lui. Les Coutrigours, quoique pris à l’improviste et privés d’ailleurs de leur meilleure cavalerie, envoyée sur le Danube, firent bonne contenance et marchèrent au-devant de Sandilkh ; mais la fortune leur fut contraire. Un grand massacre suivit leur défaite ; leur camp fut pillé, leurs femmes enlevées, leurs enfans traînés en servitude : l’épée des Goths tétraxites et la flèche des Huns outigours rivalisèrent à qui mieux mieux pour le service des Romains. Il y avait dans le camp saccagé plusieurs milliers de captifs mésiens ou thraces que les Coutrigours détenaient pour en tirer rançon. Ils étaient étroitement gardés et chargés de fers. Le tumulte de la bataille ayant dispersé leurs gardes, ces captifs brisèrent leurs fers et se cachèrent, puis des chevaux qui leur tombèrent sous la main leur permirent de fuir. Arrivés avec toute la précipitation de la crainte et de l’espérance au bord du Danube, ils y racontèrent les événemens dont ils venaient d’être témoins.

Kinialkh cependant manœuvrait dans les plaines de la Mésie contre Aratius, qui cherchait à le cerner, mais le cherchait assez mollement, se souciant peu de compromettre sa petite armée, et comptant sur un dénoûment pacifique au moyen des nouvelles qu’on attendait des campagnes du Don. Sitôt que ces nouvelles arrivèrent, l’empereur les lui fit tenir avec ordre de les communiquer à Kinialkh. On devine aisément quel en fut l’effet : Kinialkh et ses cavaliers n’eurent plus qu’un désir, aller défendre ou venger leurs familles ; ils n’eurent plus qu’un cri de colère contre les infâmes Outigours, leurs frères dénaturés. Aratius profita de ces bonnes dispositions pour négocier avec eux leur retraite, et ils s’engagèrent à ne toucher à la tête ni à la propriété d’aucun Romain, si on ne les inquiétait point, jurant en outre de ne plus porter les armes contre l’empereur. Kinialkh dit alors adieu aux Gépides, qui virent s’envoler avec lui tout espoir de secours contre les Lombards. À quelque temps de là, une bande de deux mille Coutrigours, femmes, enfans, guerriers, échappés aux flèches de Sandilkh, vint ranger ses chariots en face du Danube. Elle demandait avec instance la permission de passer le fleuve et quelque coin de terre à cultiver dans les provinces romaines. Le chef qui la conduisait, nommé Sinio, avait servi sous Bélisaire en Afrique, et réclamait cette faveur comme prix de son sang versé pour l’empire : Justinien accorda tout, et Sinio fut interné ainsi que sa bande dans un canton de la Thrace qui manquait d’habitans.

Tout allait bien jusque-là : l’orage qu’on avait pu craindre du côté du nord se trouvait dissipé, et les Gépides, dans leur isolement, n’étaient plus en face des Lombards un ennemi assez redoutable pour que l’empire eût besoin de se mêler de leurs querelles ; mais la politique à double visage a ses déboires et ses retours quelquefois amers. Peu de mois après le départ de Kinialkh et l’admission de Sinio en Thrace, l’empereur reçut un message de Sandilkh. Ce message n’était point écrit, car les Huns n’avaient aucune connaissance de l’alphabet, suivant la remarque d’un historien du temps, et leur oreille ne saisissait pas même la valeur des lettres : leurs envoyés apprenaient par cœur les missives dont ils étaient chargés, et les récitaient ensuite mot pour mot à celui ou ceux qu’elles concernaient[7]. C’est ainsi que la chose se passa vis-à-vis de Justinien. Admis à l’audience impériale, l’ambassadeur outigour, représentant et truchement du roi Sandilkh, s’exprima en ces termes :


« J’ai appris dans mon enfance un proverbe dont on vantait la sagesse et qui m’est resté dans la mémoire. Le voici, s’il m’en souvient bien[8] : « Le loup, animal féroce, changera peut-être son poil ; mais ses instincts, il ne les changera jamais, parce que la nature ne lui a pas donné le pouvoir de s’amender. » Tel est le proverbe que moi, Sandilkh, j’ai appris de la bouche des vieillards, qui m’enseignaient par là indirectement comment il faut juger les hommes. Je tiens également cette autre chose de l’expérience, laquelle est bien naturelle à un barbare comme moi, vivant au milieu des champs. Les bergers prennent des chiens qui tettent encore, ils les élèvent, les nourrissent soigneusement dans leurs maisons, et l’on voit en retour les chiens, devenus grands, s’attacher par reconnaissance à la main qui les a nourris. Si les bergers agissent ainsi à l’égard des chiens, c’est afin que ceux-ci gardent et protègent leur troupeau, et qu’ils repoussent le loup quand le loup arrive. Cela se pratique ainsi partout, à ce que je crois, et nulle part on n’a vu les chiens dresser des embûches aux moutons et les loups les garder. C’est une espèce de loi que la nature a dictée aux chiens, aux moutons et aux loups. Je ne suppose pas qu’il en soit autrement chez toi, quoique ton empire abonde en toute sorte de choses même très éloignées du sens commun[9]. Dans le cas où je me tromperais, fais-le savoir à mes ambassadeurs, afin qu’à la veille de devenir vieux, j’apprenne encore quelque chose de nouveau.

« Or, si telle est la loi de nature, tu as eu tort, suivant moi, en recevant dans ta compagnie les Coutrigours, dont le voisinage ne te valait déjà rien, et en donnant place en-deçà de tes frontières à ceux que tu ne pouvais contenir au-delà. Sois sûr qu’ils te montreront bientôt quel est leur naturel. Si le Coutrigour est vraiment ton ennemi, il travaillera sans relâche à ta ruine dans l’espoir d’améliorer sa condition, nonobstant ses défaites. Il ne s’opposera jamais à ce qu’on vienne ravager tes terres, de peur qu’en battant tes ennemis il ne te les rende plus chers, et que tu n’y voies une raison de les traiter plus favorablement que lui-même. Effectivement qu’est-il arrivé entre nous ? Nous autres Outigours nous habitons des déserts stériles, tandis que les Coutrigours ont reçu de vous, ô Romains, des terres fécondes, produisant des vivres en abondance. Ils n’ont que le choix parmi les mets qui leur plaisent et s’enivrent dans vos celliers. Vous leur accordez même l’entrée de vos bains. Ces fugitifs que nous avons chassés pour vous servir se promènent chez vous tout brillans d’or, vêtus d’étoffes fines et magnifiques, après qu’ils ont traîné dans leurs campemens une foule innombrable de captifs romains, exigeant d’eux les plus rudes travaux de l’esclavage et les faisant mourir sous le bâton lorsqu’ils étaient en faute. Nous au contraire, par des fatigues et des dangers infinis, nous avons arraché les captifs romains à ces maîtres féroces, et grâce à nous ils ont pu revoir leurs familles. Voilà ce qu’ont fait les Outigours et les Coutrigours ; puis chaque peuple a reçu sa récompense, comme tu le sais, ô empereur : les premiers habitent encore des steppes où la terre ne suffit pas à les nourrir ; les seconds partagent le patrimoine de ceux qu’ils avaient faits esclaves, et qui nous doivent la liberté. »


Telle fut la verte réprimande que, dans son style oriental, Sandilkh adressait à Justinien ; celui-ci n’y répondit que par des caresses et des présens dont il combla les ambassadeurs et leur roi. L’or aplanissait tout chez ces barbares avides, et le mécontentement de Sandilkh fut apaisé. Bientôt il eut à se garder lui-même contre les attaques désespérées des Coutrigours, et le sang coula par torrens dans les steppes du Tanaïs et du Caucase, avec des alternatives de fortune. Quant aux Gépides, réduits à leurs seules forces, ils auraient peut-être voulu éviter la guerre avec les Lombards ; mais ceux-ci tinrent ferme, et il fallut au jour marqué reparaître sur le champ de bataille. Aldoïn avait compté sur les secours promis par Justinien, lesquels n’arrivèrent pas à temps, de façon qu’il ne dut se fier qu’à son épée. Elle prévalut : les Gépides, après une lutte meurtrière, furent mis en déroute, et les Lombards vainqueurs eurent le droit de dire que l’empereur des Romains leur avait manqué de parole. C’étaient au reste des alliés bien peu honorables pour un état civilisé que ces féroces Lombards, étrangers à toute loi divine et humaine. Vers ce temps-là même, ceux qui servaient comme auxiliaires de l’empire en Italie se rendirent coupables d’excès tellement abominables, que Narsès aima mieux les licencier, malgré leur bravoure, que de laisser ainsi déshonorer son drapeau.

Une tranquillité profonde suivit ces troubles passagers. Les Huns ne reparurent plus, et la querelle des Lombards et des Gépides continua de marcher sans que l’empire s’en mêlât autrement que pour la rendre plus implacable. Tandis que les provinces du nord respiraient, la conquête de l’Italie s’achevait par les mains de Narsès, dont le bonheur égalait le génie, et le mauvais vouloir des Franks austrasiens ainsi que leurs essais de coalitions barbares s’évanouissaient devant ses victoires. Dans l’extrême Orient, le roi de Perse consentant à une nouvelle paix, Justinien put se dire avec vérité le pacificateur en même temps que le reconstructeur du monde romain, restitutor orbis. Il atteignit ainsi l’année 558, trente-deuxième de son règne et soixante-dix-septième de son âge. À ce comble de gloire, il sembla s’affaisser sur lui-même. Les hésitations et la torpeur succédèrent à l’activité dévorante et à la foi en soi-même, ce double et invincible instrument de sa grandeur. Il se mit à craindre la guerre, parce que la guerre entraîne après elle des chances de fortune et le mouvement ; il la craignit aussi parce qu’elle crée des généraux, et que dans un état électif un général glorieux et populaire est une menace vivante pour un prince vieilli : ce trône où il était assis ne le lui enseignait que trop. C’est là la vraie raison qui le rendit ingrat pour Bélisaire et le laissa juste pour Narsès, en qui il lui était défendu de voir un rival. L’histoire nous dit aussi que les nobles conquêtes par lesquelles Justinien honorait et agrandissait l’empire en avaient épuisé les ressources. Les réserves accumulées par Anastase, dont la mauvaise administration coûtait à l’empire plus de pleurs que d’argent, n’avaient pas tardé à s’écouler, et Justinien avait dû augmenter les impôts pour faire face aux dépenses de la guerre. Maintenant qu’il croyait avoir assez fait pour son règne, il trouvait l’armée lourde, et il la licencia en partie comme inutile désormais. La paie des soldats fut diminuée ; ils se dégoûtèrent, et on ne les remplaça pas ; les auxiliaires barbares, dont on réduisit les capitulations, se retirèrent aussi en grand nombre du service romain. Si l’on ajoute à cette désorganisation des diverses milices leur mauvaise administration et l’improbité trop générale de leurs chefs, on se figurera le pitoyable état où dut tomber l’armée sous un prince qui lui devait tout. La corruption administrative est résumée en ce peu de mots d’un auteur contemporain : « Le trésor militaire était devenu la caisse privée des généraux. » Le même historien nous apprend que par un résultat de ces désordres l’effectif des troupes, qui était en temps normal de six cent quarante-cinq mille hommes, tomba vers cette époque à cent cinquante mille seulement, et encore étaient-ils dispersés en Italie, en Afrique, en Espagne, en Arménie et sur les frontières de l’Euphrate, du Caucase et du Danube. Quant aux Huns et aux Slaves, Justinien s’en préoccupait à peine : on eût dit que le vainqueur des Vandales et des Goths eût rougi d’employer ses soldats contre des sauvages qui s’entre-détruisaient au moindre signal pour un peu d’or.

Encore si l’économie irréfléchie provenant de l’affaiblissement de l’armée avait profité au public, elle n’eût été qu’un demi-mal ; mais elle vint alimenter le goût toujours croissant de Justinien pour les constructions. C’était la seule activité qui survivait dans son intelligence amortie. On prétend qu’il bâtit ou répara à lui seul autant d’édifices et de villes que tous ses prédécesseurs à la fois. Cette exagération montre du moins combien sa part fut grande. Beaucoup de ces entreprises furent magnifiques, la plupart furent utiles ; mais la gêne créée par des dépenses hors de proportion avec les ressources fit maudire jusqu’à l’utilité même. On se vengea des impôts par des injures. Ce fut un déchaînement misérable de calomnies et d’absurdités telles que celles dont Procope s’est fait l’écho, et que la haine prenait peut-être pour vraies, se souciant peu de la vraisemblance, pourvu que la malignité fût satisfaite. On exhumait les souvenirs de Théodora, alors au cercueil, pour en accabler Justinien. Ses inspirations les plus patriotiques, ces conquêtes et ces travaux législatifs qui lui ont valu l’immortalité, étaient ravalées, flétries par des interprétations sans bonne foi et présentées même comme des crimes. Il ne manquait pas de gens qui prenaient parti pour les Vandales et les Goths contre l’empereur : Procope serait là au besoin pour nous le prouver. Une injure facile et qu’on ne s’épargnait guère dans les conciliabules de mécontens consistait à refuser à Justinien son nom romain et ses titres. Il n’était plus là, comme au préambule de ses lois, Justinien l’Invincible, le Vandalique, le Gothique, le Persique, le Francique, le Hunnique, etc., mais tout simplement Uprauda, fils du bouvier Istok et de la paysanne Béglénitza. Seulement on oubliait d’ajouter que le fils du bouvier illyrien avait donné un code à l’empire d’Auguste et replacé la statue de Jules-César au Capitole. Tels étaient les tristes retours que la vieillesse amenait à la gloire de Justinien : elle en réservait de pareils à sa fortune.

Les années 557 et 558 effrayèrent le monde romain par une accumulation de calamités qui put faire croire à la fin du monde. Le bouleversement des saisons, la peste, les tremblemens de terre semblèrent s’être donné rendez-vous pour frapper à coups redoublés la malheureuse population de l’empire. La peste, après avoir désolé les côtes de l’Asie et de la Grèce, s’abattit sur Constantinople avec une telle violence, que les cadavres restèrent longtemps entassés dans les rues, faute de bras, de litières ou de barques pour les enlever. Les tremblemens de terre ne firent pas moins de victimes ; on entendait la nuit, sous le sol des rues, un grondement sourd, et chaque secousse laissait échapper des exhalaisons de vapeurs noires qui empoisonnaient l’air. Le bruit des maisons croulant se mêlait de momens en momens à ce tonnerre souterrain. Le dôme de l’église de Sainte-Sophie, merveille de ce siècle, se fendit en deux, et l’on raconte que des colonnes arrachées à leurs bases, lancées en l’air comme par l’impulsion d’une baliste, allèrent à de grandes distances écraser les habitations. Un quartier voisin de la mer s’abîma presque sous les flots. Enfin, ce qui eut des suites plus funestes encore, la longue muraille bâtie par Anastase en travers de l’isthme de Constantinople fut ruinée sur plusieurs points. Il ne manquait que la guerre pour combler la mesure des maux, et la guerre, une guerre sauvage, éclata pendant l’hiver de 558 à 559.

Elle venait des Coutrigours, qui, vainqueurs des Outigours après six ans de lutte acharnée, demandaient compte au gouvernement romain de sa complicité avec leurs ennemis. Il faut dire que c’était moins l’immoralité des actes en eux-mêmes qui excitait les Coutrigours et leur mettait les armes à la main que le regret de leur ancienne subvention passée aux Outigours ; dans leur roi Zabergan, il y avait le fiel de l’orgueil blessé et le désir de montrer sa force à ceux qui lui préféraient Sandilkh. Il proclamait hautement que c’était là surtout la cause de la guerre. Ce barbare intelligent, hardi, comparable à Denghizikh, dont il était le successeur, n’ignorait point qu’il trouverait les Romains décimés par les plus épouvantables fléaux et la rive droite du Danube à peu près sans défense. Avec l’autorité qui accompagne toujours la victoire chez les nomades de l’Asie, il fit un appel aux Bulgares et aux Slaves, qui s’empressèrent d’accourir sous ses drapeaux, et Zabergan se mit en route, à la tête d’une armée formidable. Le Danube, gelé jusqu’au fond de son lit dès le début de l’hiver, semblait de moitié dans l’entreprise des Huns : aussi leur marche fut-elle facile à travers la petite Scythie et la Mésie inférieure, qu’ils ne s’amusèrent point à piller, et après avoir franchi non moins rapidement les gorges de l’Hémus, ils firent halte dans les environs d’Andrinople. C’est là, à vrai dire, que commença la campagne. Au sud de cette métropole de la Thrace se croisaient trois grandes voies dirigées vers des points importans de la Grèce et de l’Asie : à droite, la route de la Grèce proprement dite, qui, contournant la mer Egée, gagnait les défilés de l’Olympe et celui des Thermopyles ; à gauche, la chaussée de Constantinople, et entre les deux, dans la direction du sud-est, le chemin de la Chersonèse de Thrace conduisant en Asie par l’Hellespont. Zabergan partagea son armée en trois corps qu’il envoya par chacune de ces routes ravager le cœur de la Grèce, les riches cités de la Chersonèse, la côte d’Asie et enfin Constantinople elle-même, si on pouvait l’enlever par un coup de main. Il se chargea de cette dernière expédition, qui ne paraissait pas la plus aisée, et, prenant avec lui sept mille hommes, l’élite de son innombrable cavalerie, il partit à toute vitesse par la chaussée de Constantinople. Assurément son entreprise eût été folle, s’il avait projeté avec ses sept mille cavaliers l’attaque en règle d’une ville si bien fortifiée ; mais il voulait tenter une surprise, piller la banlieue, et en tout cas opérer une diversion favorable aux expéditions de la Chersonèse et de l’Achaïe.

Il fallait que des rapports certains eussent fait connaître à Zabergan le mauvais état du mur d’Anastase et l’abandon des postes de défense, car il poussa droit aux brèches faites par les derniers tremblemens de terre et entra hardiment dans la campagne de Constantinople. Quand on pense qu’il existait en Thrace une colonie de Coutrigours, celle de Sinio, à qui Justinien avait donné des terres six ou sept ans auparavant, on se rappelle involontairement le message du roi des Outigours et le bon sens de son apologue prophétique. Les treize lieues qui séparaient la longue muraille des abords de la ville impériale furent bientôt franchies par la légère cavalerie de Zabergan, qui vint dresser son camp près du fleuve Athyras, dans le bourg de Mélanthiade, à cinq lieues seulement des remparts.

Cette apparition inattendue jeta Constantinople dans un trouble extrême. On savait l’ennemi en-deçà de la longue muraille, mais on ne le savait pas si près, aux portes mêmes de la métropole, et la terreur fut aussi grande que si la ville eût été prise. Les habitans désertèrent leurs maisons pour aller s’entasser sur les places et dans les églises les plus éloignées de Mélanthiade, comme s’ils eussent senti déjà l’atteinte des flèches ennemies ; encore la foule ne s’y croyait-elle pas en sûreté : au moindre incident, à quelque clameur lointaine, au bruit d’une porte violemment poussée, l’épouvante la prenait, et elle se dispersait à droite ou à gauche comme un essaim d’oiseaux effarouchés. La peur n’épargnait pas plus les grands que les petits ; nul ne commandait, et l’on ne disposait rien pour la défense. La première pensée de l’empereur avait été une pensée pieuse ; pour garantir de la profanation et du pillage les églises des faubourgs, dont les approches étaient encore libres, entre Blaquerne et la Mer-Noire, il avait ordonné d’en retirer l’argenterie, les reliquaires, les étoffes précieuses, et de les mettre à couvert soit dans les murs, soit de l’autre côté du Bosphore. La campagne et le port se couvrirent donc de chariots ou de barques qui se croisaient en tout sens : c’était le seul mouvement qu’on aperçût au nord et à l’est de la ville. Enfin une troupe de braves citadins vint s’offrir d’elle-même pour aller reconnaître l’ennemi conjointement avec les gardes du palais ; ils partirent ensemble, mais on les vit bientôt revenir dans le plus grand désordre, laissant derrière eux une partie de leurs gens. Quelques charges de la cavalerie ennemie les avaient dispersés. La milice palatine n’était plus alors ce qu’on l’avait vue autrefois, quand les empereurs la choisissaient dans l’armée entière, dont elle était l’élite et l’orgueil. Zénon avait commencé à l’abâtardir en y introduisant, pour sa sûreté personnelle, des Isauriens, qui n’avaient point ou qui avaient mal fait la guerre. Anastase la désorganisa encore davantage en laissant vendre les places de gardes, auxquelles de nombreux privilèges, des exemptions et une forte solde étaient attachés. De riches bourgeois s’en emparèrent à prix d’argent, et il n’y eut bientôt plus de soldats dans la garde palatine. Ainsi le siège de l’empire et la vie de l’empereur se trouvèrent confiés à une milice couverte d’or, mais qui ne savait pas manier le fer : troupe de parade, faite pour orner un triomphe, et non pour le procurer.

Encouragés par ce premier succès, les barbares sortirent de leur camp et vinrent cavalcader devant la Porte-d’Or, à la grande honte de la ville qui ne pouvait plus recevoir de secours que par mer. C’était pour l’œil des Romains un triste et décourageant spectacle que ces bandes de cavaliers hideux courant la campagne, fouillant les villas pour en tirer des femmes ou du butin et transformant en écuries les portiques de marbre et de cèdre. Le riche patricien pouvait observer du haut de la muraille, à la direction de la poussière ou de la flamme, le sort de la maison de plaisance où il avait englouti sa fortune. Cependant arriva dans Constantinople un corps de vieux soldats, vétérans de Bélisaire en Afrique et en Italie : ils n’étaient que trois cents, mais ils demandaient à se battre. Leur arrivée réveilla le souvenir du chef dont ils invoquaient le nom avec orgueil et confiance. Bélisaire était alors sous le poids d’une de ces disgrâces dont Justinien payait périodiquement ses services, et que le grand général, il faut bien le dire, supportait sans fermeté d’âme, allant au-devant des affronts, et quêtant, confondu dans la foule des courtisans, un regard que le prince s’obstinait à lui refuser. Cette faiblesse de caractère et ce besoin ardent de faveur avaient été pendant toute la vie de Bélisaire un encouragement pour ses envieux et un triomphe pour la médiocrité, dont les prétentions se grandissent de toutes les petitesses des héros. Ce fut la seule misère de cet homme illustre, qu’une tradition poétique a fait aveugle et mendiant, mais qui malheureusement fut trop riche pour la pureté de sa gloire. Son nom cache deux personnages bien différens dont il faut soigneusement tenir compte dans l’histoire : l’homme de la vie civile et le soldat. Le premier, pusillanime, altéré d’honneurs et d’argent, inutile à ses amis, jouet volontaire d’une femme qui avait tous les vices de Théodora sans rien avoir de ses qualités ; le second, généreux, fidèle, inaccessible à la peur, inébranlable dans le devoir, et d’un héroïsme que ne surpassèrent point les hommes tant vantés de Rome républicaine. Semblable à l’Antée de la fable, Bélisaire avait besoin de toucher du pied la terre des batailles pour se retrouver tout entier.

Quand l’empereur le mandant au palais lui confia sa défense et celle de l’empire, le vieux Bélisaire sembla renaître. Ses cheveux blancs et ses membres cassés reverdirent sous le casque et la cuirasse, qu’il ne portait plus depuis si longtemps. Sa présence suffit à créer une armée. Les citadins qui avaient des armes et les campagnards qui n’en avaient point vinrent également solliciter une place dans sa troupe, qui ne comptait de soldats que les trois cents vétérans, la milice palatine étant réservée pour la défense des murailles. La cavalerie manquait à Bélisaire : il fit main-basse sur tous les chevaux qui se trouvaient dans Constantinople ; chevaux des particuliers, chevaux du cirque ou des écuries de l’empereur, il prit tout, et quand il eut organisé sa petite armée, il alla placer son camp à quelques lieues de la ville, près du bourg de Chettou, à l’opposite du camp des barbares, dont il était séparé par un épais rideau de bois. Une fois en campagne, il fit régner dans ce ramas d’hommes de toute espèce la discipline d’une armée régulière. Son camp, délimité suivant toutes les règles de la stratégie, garni d’un large fossé et d’un rempart palissade, devint une citadelle imprenable. Le jour, ses coureurs battaient au loin la plaine ; la nuit, des feux étaient allumés à de grandes distances, tout cela pour faire prendre le change à l’ennemi, qui crut effectivement l’armée romaine nombreuse, et resta sur la défensive. C’est ce que demandait Bélisaire, qui voulait former ses bourgeois. Les paysans, chassés des villages, accouraient de toutes parts à lui, et il les acceptait même armés de contres de charrue ou de simples bâtons. Chacun eut son utilité et son rôle à remplir. La cavalerie s’exerçait, les recrues s’instruisaient à l’exemple des vieux soldats ; ceux-ci reprenaient l’habitude de voir l’ennemi, celles-là l’acquéraient tous les jours. Bélisaire présidait à tous les exercices casque en tête et cuirasse au dos, le premier sur le rempart et le dernier dans la tente. Il évitait soigneusement toute provocation de sa troupe, toute rencontre de ses coureurs avec l’ennemi ; son plan était d’attendre les barbares et de leur inspirer une folle hardiesse, afin de les écraser ensuite à coup sûr.

Cependant ces lenteurs commencèrent à peser aux vieux soldats, qui murmurèrent ; les recrues elles-mêmes se prirent d’une confiance sans bornes : il y avait là un grand danger que les conseils et les exhortations du général cherchèrent incessamment à prévenir. Autant les chefs mettent ordinairement de soins à exciter leurs soldats, autant il en employait à refroidir les siens. « Camarades, leur disait-il en montrant ses cheveux blancs, est-ce pour vous pousser à des témérités brillantes que l’empereur vous a donné un commandant de mon âge ? Non, c’est pour vous retenir et vous faire entendre la voix de l’expérience… Je croirais offenser les vainqueurs des vandales et des Goths en leur parlant de courage devant des Huns coutrigours ; mais songez que si nous avons la vaillance, ils ont le nombre. Ils font la guerre comme des voleurs, sachons la faire comme des soldats. Qu’ils viennent nous attaquer derrière ce fossé où nous sommes formés en masse compacte, et on verra combien une armée diffère d’une troupe de brigands !… Croyez-le bien, camarades, la victoire arrachée au hasard par l’impétuosité du sang n’est pas la meilleure ; la vraie victoire est celle que la maturité des plans a préparée, et que l’on gagne avec le sentiment calme de sa force. » C’était par de tels discours que Bélisaire faisait descendre dans ces hommes grossiers la sagesse qui l’animait ; il sentait trop bien qu’il ne lui était permis de rien risquer dans une situation pareille, que de sa victoire enfin dépendait leur salut à tous et peut-être celui de la ville. Au reste il se fit bientôt comprendre des courages même les plus emportés. Des cavaliers ennemis étant venus chevaucher insolemment jusqu’aux fossés de son camp, il défendit de les poursuivre, et les soldats ne murmurèrent point. Les historiens du temps ne parlent qu’avec admiration de ces trois cents vétérans, qu’ils comparent aux trois cents Spartiates de Léonidas. « Les uns et les autres montrèrent, disent-ils, les mêmes sentimens de générosité et de dévouement à la patrie ; mais les trois cents de Léonidas gagnèrent leur gloire dans la défaite : ceux de Bélisaire l’ont gagnée dans la victoire. »

Cependant les Huns ne se méprenaient plus sur le nombre de leurs ennemis, et quoique le nom de Bélisaire leur inspirât une secrète défiance, ils résolurent de tenter l’offensive. Deux mille cavaliers éprouvés furent choisis sur les sept mille, et Zabergan se mit à leur tête. Son projet était de surprendre les Romains par une marche rapide à travers la forêt qui séparait les deux camps ; mais Bélisaire, que ses éclaireurs servaient bien, et qui d’ailleurs comptait autant d’espions qu’il y avait de paysans dans la campagne, averti des mouvemens qu’on apercevait chez les barbares, arrêta aussitôt ses dispositions. La forêt était traversée dans la direction de Chettou à Mélanthiade par une grande route à droite et à gauche de laquelle il n’existait que des sentiers étroits, sinueux, impraticables pour des chevaux. Bélisaire envoya sa cavalerie armée de cuirasses et de lances occuper les fourrés sur les deux lisières du chemin, avec ordre de s’y tenir cachée jusqu’à ce que l’ennemi se fût engagé dans la traverse. Ceux des paysans qui n’avaient que des bâtons reçurent pour instructions de s’éparpiller dans la forêt, de frapper les arbres, de traîner à terre des branchages, dans la pensée de faire croire à une grande multitude et d’effrayer les chevaux. Bélisaire lui-même se posta en travers de la route, suivi de ses vétérans et de son infanterie bourgeoise. Toutes ces mesures furent exécutées avec une précision merveilleuse. Effectivement la masse des barbares parut, et, n’ayant point observé d’ennemis jusqu’alors, entra sans hésitation dans le défilé. Quand elle y fut bien engagée, les cavaliers romains se démasquèrent et chargèrent à la fois sur les deux flancs, en brandissant leurs armes et poussant ensemble de grands cris, auxquels répondirent les paysans, qui se mirent à frapper les arbres, à secouer et traîner des rameaux, comme il leur avait été ordonné. Le vent soufflant au visage des barbares, ils recevaient dans les yeux des tourbillons de poussière qui les aveuglaient eux et leurs chevaux. Ce fut le moment que prit Bélisaire pour avancer, et les Huns sentirent tout à coup en face d’eux une barrière de fer.

Ce qui suivit ne saurait se décrire : ce fut un tumulte effroyable, Un pêle-mêle de chevaux qui se cabraient, de cavaliers renversés sous leurs montures, de masses se pressant, se culbutant les unes sur les autres. Le combat fut vif aux premiers rangs, cavalerie contre infanterie, et Bélisaire, enveloppé un moment, se dégagea en tuant ou blessant plusieurs ennemis avec la décision et la vigueur de bras d’un jeune homme. L’épée romaine n’eut bientôt plus qu’à éventrer des chevaux ou à percer des hommes à moitié étouffés. Les paysans les assommaient à terre avec leurs bâtons. Quatre cents des soldats de Zabergan jonchèrent la forêt, le reste s’enfuit dans toutes les directions. Un historien remarque qu’à la différence des retraites ordinaires des Huns, toujours très meurtrières, parce que ces barbares décochaient leurs flèches avec une grande justesse tout en fuyant, celle-ci n’eut de danger que pour eux, tant il y régna de précipitation et de désordre. Si Bélisaire avait eu une cavalerie exercée et faite à la fatigue, aucun ennemi n’aurait échappé, Zabergan lui-même eût été pris. Les Romains, maîtres de la forêt, enlevèrent leurs blessés (ils n’avaient pas un seul mort), et rentrèrent dans leur camp pour s’y reposer. Au même moment, le camp des Huns présentait un spectacle à la fois curieux et effrayant. La vue de leur roi fugitif et de ses escadrons arpentant la campagne à bride abattue frappa les Huns d’épouvante ; ils se crurent perdus sans ressource, et commencèrent à se taillader le visage avec la pointe de leurs poignards en poussant des hurlemens lugubres : c’était la manière dont se manifestait leur deuil dans les grandes calamités publiques. Quant à Zabergan, il fit sans perdre un instant plier les tentes, atteler les chariots, et décampa de Mélanthiade, du côté de la longue muraille.

Bélisaire songeait à le suivre avec son armée rafraîchie. Il aurait eu bon marché sans doute d’un ennemi paralysé par la frayeur ; mais, contre toute prévision, il rentra à Constantinople, où un message impérial le rappelait. Son rappel sans motif avouable fit deviner aux moins clairvoyans la récompense qu’on réservait à ce dernier et suprême service. Bélisaire s’était montré trop grand au milieu de la terreur générale, et le peuple lui avait donné des signes trop éclatans d’admiration et de confiance pour qu’on lui sût gré longtemps de sa victoire. Le cri de « Bélisaire sauveur de l’empire ! » sortait de toutes les places, de toutes les rues, de toutes les maisons de Constantinople, comme poussé par la ville elle-même : il réveilla l’envie endormie ou muette pendant le danger. On entoura Justinien de soupçons ; on lui fit voir son général, naguère disgracié, triomphant aujourd’hui de l’empereur plus encore que de l’ennemi. Que serait-ce si on ne l’arrêtait dans sa demi-victoire, s’il revenait se présenter aux adorations de la multitude après avoir détruit l’armée des Huns, qui n’était qu’effrayée, et traînant Zabergan chargé de chaînes, comme autrefois Gélimer ! Justinien ne put supporter une pareille idée, et il rappela son général. Pour détruire le mauvais effet de cette mesure, il partit lui-même avec l’armée qui était l’ouvrage de Bélisaire, et suivit à petites journées les Huns jusqu’à la longue muraille qu’il fit réparer sous ses yeux. Zabergan l’avait repassée avec la précipitation de la peur, et se trouvait déjà au cœur de la Thrace. On dit qu’à la nouvelle du traitement fait à son vainqueur, il retourna sur ses pas et se mit à piller tranquillement plusieurs villes qu’il avait d’abord épargnées. Cet éloge indirect n’était pas fait pour consoler le vieux général des injustices de sa patrie.

Tout en pillant et se vengeant de son échec par des cruautés dignes du plus abominable barbare, Zabergan attendit le retour des deux autres divisions de son armée, auxquelles il avait envoyé l’ordre de se rallier. Elles n’avaient pas été plus heureuses que la sienne. La division de Grèce s’était laissée arrêter aux Thermopyles ; celle de la Chersonèse avait également échoué, mais la première s’était fait battre par les paysans thessaliens, aidés de quelques soldats ; la seconde n’avait cédé qu’après des péripéties qui faisaient honneur à son audace. Voici ce qui s’était passé de ce côté.

L’isthme étroit qui sépare la presqu’île de Thrace du continent était anciennement intercepté par un mur bas, aisément franchissable au moyen d’échelles, et qui ressemblait assez, dit Procope, à une clôture de jardin. Justinien avait remplacé cet ouvrage inutile et ridicule par un rempart formidable. Le nouveau mur, muni d’un fossé à berges escarpées, se composait de deux galeries crénelées placées l’une sur l’autre, dont la première était voûtée et à l’épreuve des plus lourds projectiles, de sorte qu’il opposait à l’ennemi sur tout son front une double rangée de soldats et de machines de guerre. Deux môles puissamment fortifiés, auxquels la mer servait de ceinture, le protégeaient à ses extrémités. Les Coutrigours trouvèrent derrière ce rempart une petite armée bien disciplinée et un jeune général plein de génie, Germain, fils de Dorotheus, l’élève et l’enfant adoptif de Justinien. Tous les efforts des barbares pour enlever l’obstacle de vive force restèrent sans succès ; plusieurs fois ils battirent en brèche les galeries, plusieurs fois ils en tentèrent l’escalade et furent toujours repoussés avec de grandes pertes. Les surprises ne leur réussirent pas mieux que les assauts, tant l’active sollicitude du général allait de pair avec la constance du soldat. Il y avait de quoi désespérer ; mais le courage revenait aux Huns lorsqu’ils songeaient à ces villes opulentes enrichies par le commerce du monde, Aphrodisias, Cibéris, Callipolis, Sestos, dont il leur faudrait abandonner la dépouille, et ils résolurent de tout essayer plutôt que de renoncer à une pareille bonne fortune.

Un moyen se présenta à leur esprit, c’était de tourner un des môles par mer et d’attaquer la muraille tout à la fois à revers et sur son front. La chose ainsi décidée, ils se mirent à ramasser dans la campagne tout ce qu’ils purent trouver de roseaux et de bois pour construire une flotte. Choisissant les plus fortes tiges de roseaux, ils les réunissaient par des liens afin d’en former des claies, qui étaient ensuite assujetties à trois traverses de bois, placées une à chaque bout, et la troisième au milieu. Trois ou quatre de ces claies amarrées ensemble composaient un radeau capable de soutenir quatre hommes. La partie antérieure du radeau s’amincissait et se recourbait en manière de proue pour mieux fendre l’eau ; deux rames étaient attachées à chacun de ses flancs, et une pelle posée à l’arrière lui servait de gouvernail. Les interstices des roseaux étaient soigneusement bouchés avec de la laine et du menu jonc, pour empêcher l’eau de s’y introduire. Tels furent les navires imaginés par les Huns. Ils en construisirent environ cent cinquante, qu’ils transportèrent sur le golfe de Mêlas, qui baigne la côte occidentale de la Chersonèse, puis par une nuit bien noire ils les mirent à flot et y embarquèrent six cents hommes armés de toutes pièces. Ils espéraient tourner le môle sans bruit et surprendre à leur débarquement les défenseurs du rempart endormis ou oisifs, mais ils avaient compté sans la vigilance de Germain. Le général avait tout deviné. Tandis qu’ils fabriquaient leur flotte de roseaux, il faisait venir la sienne, de grands et solides navires, de tous les ports de l’Hellespont, et la cachait dans l’anse formée entre le rivage et le môle.

La flotte des Huns s’avança d’abord en mer à grand renfort de rames, par une marche lente et saccadée : les vagues se jouaient de ces corbeilles légères qu’elles élevaient et abaissaient sans cesse, tandis que les rameurs luttaient péniblement contre les courans qui les entraînaient à la dérive. Elle approchait cependant et avait déjà dépassé le môle, quand les galères romaines, se démasquant, fondirent de toutes parts sur elle. Le premier choc fut si violent, qu’une partie des barbares tomba de prime saut à la mer ; les autres se cramponnèrent aux roseaux pour ne pas culbuter ; nul d’entre eux ne resta assez ferme sur ses pieds pour tenir une arme, porter ou parer un coup. Semblables à des tours mouvantes, les trirèmes passaient et repassaient au milieu des radeaux, les faisant chavirer par leur choc ou les abîmant sous leur carène. Comme les barbares étaient hors de la portée de l’épée, les légionnaires se servaient de longues piques pour les atteindre ; on les perçait, on les assommait, on les tirait avec des crocs comme des poissons pris dans une nasse. Pour terminer le combat, les Romains se mirent à couper les liens des roseaux au moyen de harpons tranchans et à détruire les assemblages des claies, de sorte que les Huns furent tous engloutis jusqu’au dernier. Germain voulut compléter sa victoire navale par une sortie dans laquelle il força le camp barbare ; mais, emporté par son ardeur, il s’exposa trop et reçut à la cuisse un coup de flèche qui le blessa mortellement. L’armée romaine perdit en lui un de ses chefs les plus aimés, l’empire sa plus chère espérance : ce fut la consolation que les Coutrigours rapportèrent de leur défaite.

Zabergan n’avait plus qu’à partir ; il reprit le chemin du Danube, traînant dans ses bagages une armée de captifs plus nombreuse que ses soldats. C’étaient des habitans des villes, des femmes, des enfans, des vieillards de Thrace, de Macédoine, de Thessalie, de la campagne de Constantinople, qu’il avait enlevés pour trafiquer de leur rançon. Il fit annoncer partout que les prisonniers qui n’auraient pas été rachetés par leurs familles seraient mis à mort sous un court délai. L’empereur les racheta des deniers publics, et on l’en blâma. Que n’eût-on pas dit s’il eût fourni à Zabergan un prétexte pour exécuter ses menaces et frapper des têtes qui appartenaient en grande partie aux familles nobles de ces provinces ! Le roi hun se montra coulant dans la négociation, parce qu’il apprit qu’une flottille de vaisseaux à deux poupes se dirigeait vers le Danube pour lui en fermer le passage : il demanda et obtint la paix. Il trouva d’ailleurs à son arrivée aux bords du Don de quoi satisfaire son humeur belliqueuse. Pendant son absence, Sandilkh avait pris une revanche terrible, et la guerre recommença entre les Outigours et les Coutrigours, plus sanglante, plus implacable que jamais. L’un des deux peuples devait périr infailliblement par les mains de l’autre, si une troisième nation hunnique, arrivant sur ces entrefaites, ne se fût chargée de le sauver en les asservissant tous les deux.


AMEDEE THIERRY.

  1. Voyez la livraison du 15 juillet 1854.
  2. Le premier annaliste des Russes, Nestor, appelle Slovènes les peuples que les Grecs et les Romains appelèrent Sclavènes et Sclavines. — L’a et l’o se confondent d’ailleurs dans plusieurs dialectes slaves.
  3. Dans slova, parole, l’i est aspirée et se prononce avec un son guttural que les Grecs ont très bien pu rendre par et ou khl, et qu’ils rendent même quelquefois par th : on trouve sthlavoi dans l’orthographe de plusieurs noms où le mot slave entre comme composé.
  4. Cette domination, qui eut pour siège la ville de Bulgaris, située près du lieu où s’élève actuellement Kasan, embrassa tout le cours du Volga ainsi que le nord de la mer Caspienne. Bulgaris était au Xe siècle le centre d’un trafic considérable ; elle tomba au XIIIe siècle, ainsi que la domination bulgare, sous les armes de Batou, fils aîné de Tchinghiz-Khan.
  5. Ces Mémoires secrets ou Anecdotes de Procope sont un libelle que le secrétaire de Bélisaire s’est amusé à composer contre Bélisaire lui-même, Justinien, Théodora, en un mot contre tous les personnages au milieu desquels il vivait et auxquels il n’épargnait pas les flatteries publiques.
  6. « Dory maritima regio, ubi ab antiquo Gothi habitant. » Procop, Ædif, III, 7. C’est de là que la partie méridionale de la péninsule cimmérienne avait reçu dans les fables grecques le nom de Tauride. Les noms où entre le radical dor sont très fréquens dans les pays habités autrefois par les races gauloises, témoin les Tauriskes, les Taurini et les nombreux monts Dor, d’Or et Tor qui existent en Gaule et dans les Alpes, soit orientales, soit occidentales. On sait d’ailleurs que les Cimmériens (Kimri) furent une des souches d’où sortirent les nations gauloises. (Voyez l’Hist. des Gaulois, t. Ier.)
  7. « Quippè Hunni etiam nunc rudes planè sunt litterarum quas ne auribus quidem admittunt. Quare omnia regis sui mandata more barbarico memoriter relaturi erant legati. » Procop., Bell. Goth, IV, 19.
  8. « Olim puer proverbium didici, quod jactari audiebam, idque ejusmodi est si benè memini. « Procop., Bell. Goth, IV, 19.
  9. « Neque in tuo imperio, quamvis rebus cujusque ferè generis, et forte à communi intelligentiâ remotissimis abundet, aliter hæc se habere existimo. » Procop., Bell. Goth, IV, 19.