Les Fils et Successeurs d’Attila
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 7 (p. 225-251).
II  ►
FILS ET SUCCESSEURS


D’ATTILA





On a souvent comparé l’empire d’Attila à ces violentes pluies d’orage qui bouleversent la superficie du sol, mais s’écoulent et disparaissent aussitôt par les sillons qu’elles ont creusés, ne laissant rien d’elles que des ruines. Cette comparaison repose sur une grave erreur historique. Les bandes d’Attila n’ont pas fait que ravager l’Europe orientale : elles s’y sont implantées, elles y ont pris racine, et leur postérité, tantôt confondue avec d’autres races, tantôt sans autre mélange que des alluvions du même sang, possède encore aujourd’hui une partie des conquêtes de ses pères. Chrétienne et civilisée, elle est entrée dans la société européenne, où sa branche principale, la nation magyare, tient noblement sa place. Par une succession non interrompue de dominations, dont quelques-unes comparables en étendue à l’empire d’Attila, les Huns du Danube peuvent remonter historiquement jusqu’au temps du redoutable conquérant qu’ils comptent avec orgueil parmi leurs rois.

Cette question de la permanence d’un élément hunnique dans les contrées orientales et au cœur même de l’Europe n’est peut-être pas seulement une question spéculative dans les circonstances présentes. Les vallées du Volga et du Don, les versans de l’Oural, les steppes de la Mer-Caspienne et de la Mer-Noire, contiennent encore les races qui vinrent au IVe siècle avec Balamber, au Ve avec Attila, au VIe avec les Avars, au IXe avec les Hongrois, occuper le centre de l’Europe et menacer surtout la Grèce. Il y a aujourd’hui quinze siècles que ce cri, à la ville des Césars ! s’est fait entendre pour la première fois dans ces contrées sauvages, et depuis lors il n’a pas cessé d’y retentir. Les nations que les Finno-Huns ont déposées en Europe, et qui se sont assimilées à nous par la culture des mœurs et par la religion, resteront-elles toujours étrangères au mouvement qui travaille leurs frères ? C’est ce que l’avenir nous apprendra.

L’histoire des Huns est d’ailleurs plus intimement liée qu’on ne le croit généralement à l’histoire de France. Ces essaims destructeurs, à qui rien ne résistait, sont venus par deux fois se briser contre nos armées. La même épée qui, dans la main d’Aëtius, fit reculer Attila sous les murs de Châlons et fixa le terme de ses victoires, l’épée gallo-franke, reprise par Charlemagne, détruisit sur les bords de la Theïss le second empire hunnique, l’empire des Avars, un moment aussi redoutable que le premier. Ce lien des deux histoires, glorieux pour la nôtre, — la coïncidence des questions qui agitent l’Europe de nos jours et intéressent la civilisation moderne avec celles qui l’agitaient il y a mille ou quinze cents ans et mirent en péril la civilisation romaine, — enfin le besoin scientifique d’éclaircir, si je le pouvais, un fait ethnographique important et mal connu, toutes ces raisons m’ont engagé à compléter par ces recherches le travail que j’ai publié sur Attila[1].


I.

La terrible volonté qui, du vivant d’Attila, n’avait jamais connu d’obstacle, et qui pendant un quart de siècle avait fait la loi du monde, ne fut pas obéie un seul jour dès que le conquérant eut cessé de régner. La révolte commença par sa famille. Dans un esprit de sage prévoyance, et afin de préserver l’unité d’un empire qu’il avait fondé au prix de tant de fatigues et de crimes, Attila avait ordonné que son fils aîné Ellac lui succéderait seul avec la plénitude de sa puissance ; mais il avait compté sans ce peuple[2] de fils qu’il laissait après lui : peuple médiocre, ambitieux et jaloux. Refusant de reconnaître la suprématie de leur frère aîné, ils exigèrent le partage de l’empire entre eux tous, à parts égales. Il fallut tout diviser, tout morceler, territoire, populations, troupeaux. On fit des lots de nations, et « d’illustres rois, dit l’historien goth Jornandès avec l’accent de l’indignation, des rois pleins de bravoure et de gloire furent tirés au sort avec leurs sujets[3]. » Les Asiatiques, pour qui de pareils procédés n’étaient pas nouveaux, les subirent sans se plaindre ; mais la colère monta au cœur des fiers Germains. Ils ne purent supporter l’idée d’être traités comme un vil bétail, et le roi des Gépides, Ardaric, courut le premier aux armes. Ardaric avait été pendant longtemps le conseiller le plus intime et le vassal le plus honoré d’Attila. Valémir, qui avait tenu la seconde place dans la confiance du maître, et qui partageait avec ses deux frères, Théodémir et Vidémir, le gouvernement des Ostrogoths, suivit l’exemple d’Ardaric. La plupart des vassaux germains se rangèrent autour des deux plus grands de leurs rois, et l’armée d’Attila se trouva scindée en un double camp : les Germains d’un côté, de l’autre les Huns, les Alains, les Sarmates et quelques peuplades germaines restées fidèles à la mémoire du conquérant.

Les deux partis, après s’être observés quelque temps et recrutés chez les nations voisines, se préparèrent à une lutte suprême dont le résultat devait être la servitude éternelle ou l’affranchissement de la Germanie. Ils choisirent pour se mesurer la grande plaine de Pannonie, située au midi du Danube et à l’ouest de la Drave, et dans cette plaine le terrain que traversait une petite rivière appelée Nétad, dont le nom actuel est inconnu. Il fallait un interprète barbare tel que le Goth Jornandès pour sentir lui-même et faire passer dans les pages d’un livre les passions de ces ravageurs du monde devenus ennemis, et rendre la grandeur de cette lutte à mort qui venait s’étaler aux yeux des Romains et sur le territoire romain comme un combat de gladiateurs. « Qu’on se figure, dit-il, un corps dont la tête a été tranchée, et dont les membres, n’obéissant plus à une direction commune, se livrent ensemble une folle guerre : ainsi vit-on s’entredéchirer de valeureuses nations qui ne rencontrèrent jamais leurs égales que lorsqu’elles se tournèrent les unes contre les autres. » Puis, animé d’un enthousiasme presque aussi sauvage que le tableau qu’il va nous peindre, il s’écrie : « Certes ce fut un admirable spectacle de voir le Goth furieux combattant l’épée au poing, le Gépide brisant dans ses blessures les traits qui l’ont percé, le Suève luttant à pied, le Hun décochant ses flèches, l’Alain rangeant en bataille ses masses pesamment armées, l’Hérule lançant sa légère infanterie…[4]. » Il y eut plusieurs combats, tous plus acharnés les uns que les autres, et la fortune semblait favoriser les Huns, quand, changeant de front tout à coup, elle se déclara pour les Gépides. Les Asiatiques laissèrent sur la place quarante mille morts, au nombre desquels fut Ellac, qui ne tomba qu’après avoir jonché la terre de cadavres ennemis. « Ellac périt si virilement, dit encore Jornandès dans son style âpre, mais énergique, qu’Attila vivant aurait envié une fin si glorieuse[5]. » Ses frères alors, prenant la fuite, repassèrent le Danube, et, serrés de près par les Gépides, gagnèrent les bouches du fleuve et les plaines pontiques, où ils se retranchèrent. Ainsi fut brisé l’empire des Huns, auquel on put croire un instant que L’univers obéirait. Ardaric, s’emparant des plaines de la Theïss, alla planter sa tente au cœur de la Hunnie, dans la résidence d’Attila. Le roi des Gépides avait en effet plus de titres que les autres aux dépouilles opimes de ses anciens maîtres : il avait commencé la guerre et décidé la victoire.

Le Danube, dans son cours de près de cinq cents lieues, se partage en plusieurs bassins formés par les étranglemens de son lit, à travers lequel les Alpes Noriques et Juliennes, les monts Sudètes, les Carpathes et l’Hémus projettent successivement leurs rameaux. Ces bassins, différens de niveau, sont comme autant de gradins par lesquels les eaux de la vallée descendent pour se verser dans la Mer-Noire. Chacun d’eux, empreint d’une physionomie propre, a sa ceinture de montagnes, ses limites tracées par des rivières rapides ou profondes, souvent même sa population particulière, en un mot ce qui constitue une contrée distincte. C’est dans la région des deux derniers bassins que vont se dérouler les événemens principaux de cette histoire. Au sortir des gorges de Gran, produites par le rapprochement des Carpathes orientales et des Alpes Styriennes, le fleuve, parvenu à la moitié de son cours, semble s’arrêter, revenir sur lui-même, et laisser reposer ses eaux, avant de les précipiter en cataractes dans le dernier de ses défilés. Il coule alors entre deux plaines que l’on signale parmi les plus importantes de l’Europe : à droite, celle de Pannonie, allongée de l’est à l’ouest et bornée par les Alpes Noriques, Juliennes et un rameau des Alpes Dinariques ; à gauche, celle de Dacie, que la chaîne demi-circulaire des Carpathes enveloppe jusqu’à ses bords. La Pannonie, maîtresse de la Drave et de la Save, menace l’Italie et la Grèce septentrionale, tandis que la Dacie, flanquée de deux grands massifs de montagnes, qui se dressent comme deux citadelles à ses extrémités, domine au nord et à l’est les vastes espaces qu’occupait alors et qu’occupe encore aujourd’hui la race slave, dont ils semblent être le patrimoine. Quand le fleuve a franchi ses cataractes, où il quittait chez les Grecs le nom de Danube pour prendre celui d’Ister, il se répand à gauche dans des plaines basses et marécageuses. À quelques milles seulement du Pont-Euxin, il se détourne brusquement dans la direction du sud au nord, puis il reprend vers son embouchure son cours primitif d’occident en orient, laissant une étroite presqu’île entre son lit et la mer. La chaîne de l’Hémus, qui ferme la vallée au midi, est coupée par sept passages dont la plupart communiquent au Danube par de petites vallées perpendiculaires, et le plus occidental par le cours large et développé de l’Isker. À partir des sommets de l’Hémus, le pays descend graduellement jusqu’au grand fleuve qui en baigne les dernières terrasses. Par-delà ce fleuve et le long de la Mer-Noire s’étendent tantôt des plaines fertiles et tantôt des steppes qui se succèdent par intervalles pour ne s’arrêter qu’au pied des chaînes de l’Oural et du Caucase.

Ce pays fut peuplé primitivement par des nations de race illyrienne ou thrace auxquelles vinrent se superposer des essaims nombreux émigrés de la Gaule. Les nations gauloises habitèrent à l’ouest les deux rives du Danube et les versans des Alpes Noriques et Pannoniennes. Les dénominations de Bohème et de Bavière[6] conservent encore aujourd’hui la trace d’une ancienne occupation de ces deux contrées par des Celtes-Boïens, et les Carnes, qui donnèrent leur nom au groupe des Alpes Carniques, les Taurisques et les Scordisques, établis plus à l’est autour du mont Scordus, se rendirent fameux dans l’histoire grecque et romaine par cet esprit d’aventures qui distingua toujours la race celtique. Ce furent ces Gaulois danubiens qui, réunis aux Tectosages de Toulouse, pillèrent le temple de Delphes, conquirent l’Asie-Mineure et fondèrent en Phrygie le royaume fameux des Gallo-Grecs ; ce furent eux aussi qui répondirent un jour à Alexandre qu’ils ne craignaient rien que la chute du ciel. Les Pannoniens, les Dardaniens et les Mésiens, nations plus sauvages encore que les Gaulois, peuplaient seuls la partie orientale entre le Danube et l’Hémus. Le progrès des Germains à l’ouest et les conquêtes de Rome au midi resserrèrent peu à peu les domaines de ces races, qui finirent par disparaître dans l’unité romaine. Vers la fin du premier siècle de notre ère, un empire barbare fondé dans la grande plaine des Carpathes, l’empire des Daces, voulut disputer à celui des Romains la possession du Danube ; il tomba sous les armes de Trajan, et la Dacie fut réduite en province. On vit alors accourir de tous les coins du monde romain, de l’Italie surtout, un peuple de colons industrieux et entreprenans qui, l’épée d’une main et la pioche de l’autre, défrichèrent et soumirent, outre la Dacie, les immenses plaines situées entre les Carpathes et la Mer-Noire, et servirent d’avant-poste contre les incursions des nations asiatiques et plus tard contre celles des Goths. Quand les nécessités de la défense obligèrent l’empereur Aurélien de ramener la frontière romaine au Danube, il ouvrit aux colons daco-romains un asile sur la rive droite du fleuve dans une subdivision provinciale séparée de la Mésie, et à laquelle, par un sentiment de regret, il attacha le nom de Dacie ; mais un grand nombre de ces colons transdanubiens refusèrent d’abandonner leur pays. Ils résistèrent comme ils purent aux nations gothiques qui, des rives du Dniester, s’avançaient vers le Danube. Quand les Goths furent maîtres des Carpathes, les colons romains se résignèrent à vivre sous une domination qui ménageait en eux les arts qu’elle ignorait et le travail des champs qu’elle dédaignait. Plus tard ils passèrent avec la Dacie des mains des Goths dans celles des Huns vainqueurs des Goths et furent sujets d’Attila. Après Attila, d’autres dominations barbares les possédèrent, et épargnèrent toujours en eux une population industrieuse dont le travail leur profitait. C’est ainsi qu’ils ont traversé dix-sept cents ans, laissant le temps emporter leurs maîtres, et perpétuant au milieu de barbares de toutes races les restes d’une vieille civilisation, une langue fille de la langue latine et une physionomie souvent noble et belle qui rappelle le type des races italiques. Les Slaves leurs voisins les ont désignés sous le nom de Vlakhes ou Valaques, c’est-à-dire pasteurs, à cause de leur principale industrie, qui fut de tout temps l’éducation des troupeaux ; mais eux ne reconnaissent et n’ont jamais reconnu d’autre appellation nationale que celle de Roumans, c’est-à-dire Romains.

La Pannonie et la Mésie romaines, provinces toutes militaires, furent à l’orient de l’Europe ce que la Gaule était à l’occident, le boulevard de l’empire. Elles couvraient une des entrées de l’Italie et la Grèce tout entière sur ses deux lignes de défense, le Danube et la chaîne de l’Hémus, et leur importance ne fit que s’accroître lorsque Rome se fut donné une sœur sur le Bosphore, et qu’elles eurent deux empereurs à protéger. Malgré les relations fréquentes avec la Grèce et le voisinage de Constantinople, leur civilisation, éclose au foyer des camps, garda toujours quelque chose de la rudesse, mais aussi de l’honnêteté des mœurs militaires. Elles furent aux IIIe et IVe siècles la pépinière des légions, et par les légions celle des Césars. Il est peu de grands empereurs de cette époque qui n’aient été Illyriens. Claude le Gothique naquit au pied de l’Hémus, Probus à Sirmium, Aurélien dans les campagne qui avoisinaient cette ville ; Dioclétien était Dalmate, et son collègue Maximilien Hercule — Pannonien. Galérius avait porté le bâton des pâtres dans les montagnes de la Mésie avant de tenir l’épée de Jules-César. Naïsse, aujourd’hui Nissa, se glorifiait d’avoir vu naître Constantin, et Valentinien Ier, ce fier Romain qui étouffa de colère en entendant les ambassadeurs des Quades parler insolemment de l’empire, avait eu pour berceau la ville de Sabaria, sur la Save. Au temps où se passent les événemens de cette histoire, la Pannonie n’était pas tellement épuisée, qu’elle ne fournît encore des hommes d’élite, soit empereurs, soit généraux ; elle venait de donner au trône impérial Marcien et son successeur Léon, et devait lui donner bientôt Justinien. Aëtius, le vainqueur d’Attila, était originaire de Durostorum, la ville actuelle de Silistrie, tandis qu’Alaric, le vainqueur de Rome, avait vu le jour à l’embouchure du Danube, parmi les Goths de l’île de Peucé ; Attila lui-même, suivant toute probabilité, prit naissance sur la rive gauche du fleuve. Les grands ennemis et les grands défenseurs de Rome sortaient donc alors de ce pays, où le Romain et le barbare se coudoyaient et labouraient souvent le même sillon. C’était toujours la terre des batailles, celle où la mythologie antique avait placé le berceau du dieu Mars.

De grandes cités, dignes de l’importance de ces provinces, bordaient le Danube et s’échelonnaient entre le fleuve et les chaînes de montagnes qui ferment la vallée au midi. Presque toutes étaient fortifiées, et des camps retranchés, des châteaux, de simples tours, des remparts ou fossés garnis de palissades, distribués selon le besoin des lieux, se reliaient à chacune d’elles comme à un centre d’opération. Parmi ces ouvrages, beaucoup portaient le nom de Trajan, non moins populaire dans la vallée du Danube que celui de Jules-César dans les Gaules. Ingénieurs aussi habiles que grands généraux, les Romains savaient si bien choisir l’assiette de leurs places, que, malgré la révolution introduite dans l’art de la guerre par les découvertes modernes, ici le système général de défense a dû rester le même. Sirmium, la principale forteresse et la capitale de la Pannonie, a disparu, il est vrai, du lit de la Save qui en baignait le pourtour ; mais Belgrade s’élève sur le même terrain que Singidon, station des flottes romaines du moyen Danube, et Semlin remplace Taurunum à l’opposite de Singidon. Sémendrie, au confluent de la Morava, succède à la ville de Margus, le grand marché de ces contrées au temps des Romains, et l’ancienne Bononia, de création gauloise comme son nom l’indique, est représentée aujourd’hui par Widdin. C’était principalement sur le bas Danube, exposé aux attaques des Asiatiques, que les Romains avaient accumulé leurs moyens de protection. L’Hémus, qui court parallèlement au Danube, étant coupé, comme je l’ai dit, par sept défilés qui servaient de passage entre la Mésie et le nord de la Grèce, les Romains construisirent sur la rive gauche du fleuve, depuis Bononia jusqu’à Durostorum, sept grandes places correspondantes aux sept défilés, de telle sorte que chaque passage de l’Hémus fût pour ainsi dire fermé au nord par une forteresse sur le Danube. Transmarica (Tourtoukai), Sexaginta-Prista (Roustchouk), Noves (Sistova), Nicopolis, Ratiaria, qui renfermait une division de la flotte danubienne et une fabrique d’armes, et d’autres villes encore durent leur origine aux combinaisons de ce système de défense. La presqu’île comprise entre le Danube et la Mer-Noire, appelée alors province de Petite-Scythie et actuellement Dobrutcha, était garnie à son pourtour de forteresses nombreuses, et coupée au midi par un rempart qui subsiste encore et porte le nom de Trajan. Telles avaient été les provinces danubiennes avant l’irruption des Goths en 375, et celle des Huns, qui se prolongea presque sans interruption pendant tout le règne d’Attila. Attila fut le grand destructeur de ces contrées, où son nom, tristement populaire, fut longtemps attaché à toutes les ruines, comme celui de Trajan à toutes les fondations. Justinien mit sa gloire à réparer les désastres d’un pays qui était le sien ; mais au moment où commencent nos récits, les villes de l’intérieur n’étaient pour la plupart que des monceaux de décombres, et les places du Danube, presque toutes démantelées, n’opposaient qu’une barrière impuissante au passage des barbares.

Après la sanglante bataille du Nétad, les vainqueurs se trouvèrent presque aussi embarrassés que les vaincus : ils ne surent plus que devenir. Les femmes, les enfans, les vieillards, les troupeaux avaient suivi les guerriers germains en Pannonie ; c’étaient des nations entières qui attendaient dans leurs enceintes de chariots le dernier mot de la fortune. Elles n’avaient plus de patrie : iraient-elles, à grand surcroît de fatigues et de dangers, reprendre les terres qu’elles avaient quittées et que d’autres peut-être occupaient maintenant ? Il leur parut plus sage de rester où elles étaient. Les Gépides avaient jeté leur dévolu sur la grande plaine des Carpathes, l’ancienne Dacie de Trajan et la Hunnie d’Attila, et personne ne s’avisa de leur disputer un droit de préférence qu’ils méritaient si bien. Les Ostrogoths, trouvant la Pannonie à leur convenance, s’en emparèrent depuis Sirmium jusqu’à Vienne, et donnèrent pour limites à leurs possessions la Mésie supérieure, la Dalmatie et le Norique. Comme ils formaient trois groupes de tribus sous trois rois, ils divisèrent le pays en trois parts : Théodémir s’établit le plus à l’ouest, au-dessous de Vienne et dans les environs du lac Pelsod[7], aujourd’hui Neusiedel ; Valémir reçut la partie orientale délimitée par la Save, que les Goths, à cause de sa profondeur et de la teinte foncée de son lit, avaient surnommée la Rivière-Noire[8], et Vidémir plaça son cantonnement entre les deux autres. Dans ce partage, Valémir, le plus puissant des trois rois et le représentant de la nation, fut chargé de garder la frontière orientale, qui touchait à l’empire romain. L’histoire nous dit que les Ostrogoths demandèrent la concession de ces territoires à l’empereur Marcien, qui l’accorda bénévolement ; il est beaucoup plus probable que le consentement de l’empereur ne fit que suivre la prise de possession. Quoi qu’il en soit, ils reçurent du gouvernement impérial le titre d’hôtes et de fédérés, se soumettant de leur côté à toutes les obligations que ce titre imposait : par exemple, celles de fournir des contingens militaires à l’empire, de ne faire ni la paix ni la guerre sans son agrément, de n’avoir d’amis que ses amis, d’ennemis que ses ennemis, de respecter son territoire et ses villes situées dans l’intérieur des cantonnemens, car les conventions de cette nature réservaient toujours les villes, surtout les places fortes qui restaient au pouvoir des garnisons romaines. Le peuple barbare, ainsi admis sur les domaines de l’empire, y demeurait à titre précaire et par droit d’hospitalité, comme s’exprimait la formule ; c’était un prêt que lui faisait le gouvernement romain et nullement un abandon. Tandis que les Ostrogoths s’établissaient en Pannonie, les autres nations germaniques qui, ayant aussi pris part à la guerre, se trouvaient pareillement déplacées, les Hérules, les Ruges, les Suèves, remontèrent le Danube et se répandirent à droite du fleuve, dans les Alpes Noriques et Juliennes, jusqu’aux frontières de l’Italie. À l’aspect de ces mouvemens, les Lombards quittèrent le pays qu’ils occupaient au nord de l’Elbe, et entrèrent dans la Bohême, menaçant de là la vallée du Danube, comme les autres menaçaient celle de l’Adige. Ainsi les futurs conquérans de l’Italie venaient s’échelonner en face des Alpes, les Ruges formant l’avant-garde et les Lombards l’arrière-garde.

Pendant que la Germanie faisait un pas vers le midi de l’Europe, les hordes dispersées des Huns se ralliaient dans les plaines qui bordent le Danube au nord et la Mer-Noire à l’ouest. Ces plaines, ainsi que les steppes du Dnieper et du Don, étaient considérées par les autres nations comme le domicile naturel, le patrimoine des Huns, depuis près d’un siècle que leurs ancêtres en avaient chassé les Goths. Eux-mêmes le prétendaient bien ainsi, et donnaient au cours inférieur du Danube le nom d’Hunnivar[9], c’est-à-dire rempart ou défense des Huns[10]. Loin de se montrer découragés de leur défaite, les fils d’ Attila semblaient pleins de confiance. Ecoutant les leçons de la mauvaise fortune, ils mettaient de côté leurs dissentimens, et travaillaient en commun aux préparatifs d’une nouvelle campagne qui devait ramener leurs vassaux sous le joug et relever l’empire de leur père : telle était du moins leur espérance. À l’ambition se joignait chez eux un désir ardent de vengeance contre tous les Germains, mais surtout contre les Ostrogoths, quoique ceux-ci n’eussent eu que le second rang parmi les provocateurs de la révolte. C’était donc par les Ostrogoths qu’ils se proposaient de commencer : leurs forces étaient d’ailleurs considérables, attendu que les tribus hunniques de la Mer-Caspienne et du Volga leur avaient gardé fidélité malgré leurs revers.

L’histoire est très sobre de renseignemens personnels touchant les fils d’Attila, qu’elle ne mentionne le plus souvent qu’en termes collectifs et généraux. On peut néanmoins, à l’aide de détails disséminés et en quelque sorte perdus dans les écrivains contemporains, rassembler les traits de certaines figures, et saisir quelques physionomies qui se dessinent au premier plan. Nous y voyons d’abord Denghizikh, le plus semblable à son père après Ellac, ou, pour mieux dire, le moins dissemblable. Ce n’est pas que Dengbizikh ne possédât beaucoup des qualités d’un conquérant barbare : l’esprit d’entreprise, l’audace et l’activité poussée jusqu’à l’impuissance du repos ; mais on eût cherché vainement en lui cette lumière du génie qui faisait d’Attila, suivant l’occasion, un homme hardi ou patient, un soldat impitoyable ou un politique rusé, ourdissant avec une prévoyance qui ne se trompait jamais la trame que son épée devait couper, — enfin le maître de lui-même plus encore que des autres. Près de Denghizikh, et comme pour contraster avec lui, nous apercevons le jeune Hernakh, son rival en influence dans les conseils de la famille, esprit doux et pacifique, en tout l’opposé de son frère. Ceux qui ont lu l’histoire d’Attila connaissent déjà ce jeune homme, le dernier des fils du conquérant et l’objet de ses préférences. L’historien Priscus, dans le curieux tableau qu’il nous a laissé d’un banquet donné par le roi des Huns à l’ambassade romaine dont il faisait partie, nous montre Hemakh encore enfant assis près de son père, qui ne se déride qu’en le regardant, et s’amuse à lui tirer doucement les joues[11]. Un des convives découvrit à Priscus une des causes de cette prédilection : les devins avaient prophétisé au roi que ce jeune homme perpétuerait sa postérité, tandis qu’elle s’éteindrait dans ses autres enfans, et Attila aimait en lui plus qu’un fils : il aimait le seul espoir de sa race[12]. Devenu homme, Hernakh se distingua effectivement par des penchans qui pouvaient promettre une vie tranquille et une longue lignée, mais qu’Attila peut-être n’aurait pas vus sans déplaisir. Il était prévoyant, réservé, ennemi de toute résolution violente. Deux de ses frères, fils de la même mère que lui, semblent l’avoir tendrement aimé, et s’être attachés à sa fortune : ils se nommaient Emnedzar et Uzendour.

Nous voyons paraître encore parmi les Huns de sang royal un demi-Germain nommé Gheism, qu’Attila avait eu de la sœur d’Ardaric, roi des Gépides, à l’époque où les plus puissans monarques de la Germanie tenaient à honneur de peupler son lit d’épouses légitimes ou de concubines. Des circonstances que nous exposerons plus bas ayant ramené Gheism en Gépidie près de son oncle, dont il se fit vassal, il en est résulté quelque confusion sur son origine, et il passe près des écrivains byzantins tantôt pour Hun et tantôt pour Gépide. Voilà ceux des fils d’Attila que l’histoire nous fait connaître personnellement. La tradition magyare en ajoute deux autres : Aldarius, né de la Germaine Crimhild, fille d’un duc de Bavière, et Khaba, issu du mariage du roi des Huns avec la princesse Honoria, petite-fille du grand Théodose. Ni l’un ni l’autre ne saurait être avoué par l’histoire. Ainsi qu’on le devine au premier coup d’œil, Aldarius, fils de Crimhild[13], est un emprunt fait par les Hongrois du moyen âge aux épopées germaines sur Attila, et peut-être même ce nom d’Aldarius n’est-il qu’une altération de celui d’Ardaric, qu’on aurait confondu avec son neveu. Quant à Khaba, qui joue un rôle très important dans les traditions magyares, il appartient, selon toute apparence, à une épopée orientale dont ces traditions semblent renfermer des fragmens. L’imagination des Orientaux n’a point voulu que l’amour d’une fille d’empereur romain pour un roi des Huns restât sans dénoûment ; elle les a mariés et leur a donné une postérité en dépit des verrous sous lesquels Honoria avait été confinée par sa mère, en dépit de l’indifférence d’Attila, qui ne la réclama jamais pour sa femme que lorsqu’il était sûr de ne pas l’obtenir, et de l’histoire enfin, qui nous atteste que les deux amans ne se virent jamais[14].

Les préparatifs de la nouvelle campagne remplirent probablement l’année 455 tout entière. Au printemps suivant, les Huns arrivèrent sur le Danube avec l’impétuosité et le fracas d’une tempête. Ils dirent au commandant des postes romains de ne point s’inquiéter, attendu qu’ils n’en voulaient point à l’empire, il que leur seul but était de rattraper des esclaves fugitifs et des déserteurs de leur nation. » Ils désignaient ainsi les Ostrogoths. Les postes romains, qui voulaient rester étrangers à ces querelles de barbares, ne firent point obstacle à leur passage. Les hordes ayant pris terre sur la rive droite, probablement vers le pont de Trajan, tournèrent à l’ouest, gagnèrent la Save, et fondirent sur les cantonnemens de Valémir. L’attaque fut si brusque, que le roi ostrogoth n’eut pas le temps de prévenir ses frères et dut soutenir le choc avec les seules forces de sa tribu : toutefois il s’en tira bien. Après avoir traîné à sa suite la cavalerie des Huns et l’avoir fatiguée par des marches à travers les marais de la Save, il l’attaqua à son tour et lui fit essuyer une défaite complète. On put reconnaître alors combien l’infanterie des Goths, exercée à combattre de pied ferme et comparable aux vieilles légions romaines, dont elle semblait suivre instinctivement les pratiques, l’emportait sur cette cavalerie asiatique sans organisation et sans discipline. Culbutées les unes sur les autres, les hordes se débandèrent et ne s’arrêtèrent dans leur fuite que lorsqu’elles eurent mis l’Hunnivar entre elles et leurs ennemis. Valémir put envoyer alors à ses frères la double nouvelle de son péril et de sa délivrance. Les historiens racontent qu’au moment où le messager goth atteignit la demeure de Théodémir sur les bords du lac Pelsod, le pays était en joie, et le palais, paré comme pour une fête, retentissait du bruit des instrumens de musique. Un fils était né la nuit même à Théodémir de sa concubine chérie Ereliéva, et comme les deux frères s’aimaient tendrement, ils confondirent leur-bonheur. L’enfant qui venait d’entrer dans la vie n’était autre que le grand Théodoric.

La confiance des fils d’Attila ne résista pas à ce second échec. Forcés de reconnaître que la puissance de leur père, qu’ils avaient si mal su garder, leur était échappée pour toujours et que c’en était fait de l’empire d’Attila, ils renoncèrent à toute entreprise qui aurait pour objet de le relever. Ils convinrent même de se séparer ou du moins de donner à chacun la liberté de choisir un parti. Le plus grand nombre opina pour le maintien des vieilles habitudes et la continuation de la vie nomade dans les plaines situées au nord du Danube et k long de la Mer-Noire ; ceux-là se rattachèrent à Denghizikh, le plus énergique d’entre eux. Il y en eut, en moindre nombre, à qui il plut d’essayer de la vie sédentaire et de quitter le campement des nomades ; ils eurent de plus l’idée, assez étrange pour des fils d’Attila, de faire soumission au gouvernement romain, afin d’obtenir de lui un territoire à cultiver. Hernakh nous apparaît ici comme l’auteur de cette résolution ou du moins comme le plus important de ceux qui l’exécutèrent. Le gouvernement romain reçut ces ouvertures mieux peut-être que les Huns ne s’y étaient attendus. Hernakh fut autorisé à se fixer dans la province de Petite-Scythie ; on lui traça son cantonnement à l’extrémité septentrionale, autour des bouches du Danube, dans ces bas-fonds marécageux que la guerre avait dépeuplés. Après avoir juré de remplir toutes les obligations attachées au titre d’hôte et de fédéré de l’empire, il établit sa tribu sous le jet des balistes romaines, autour des places démantelées autrefois par son père, et qu’il s’engageait maintenant à défendre, fût-ce même contre sa race.

L’établissement d’Hernakh entraîna celui du roi alain Candax et de son petit peuple, qui paraissent avoir été dans la clientèle du jeune fils d’Attila ; ils furent admis aux mêmes conditions que lui et cantonnés en partie sur le plateau méridional de la Petite-Scythie, près du rempart de Trajan, en partie dans la Mésie inférieure, près du Danube, autour des forteresses de Carsus (Hirsova) et de Durostorum (Silistrie). Des bandes de Germains de la nation des Scyres et des Huns satagares se joignirent à Candax et furent probablement colonisées dans l’intérieur, sur la frontière septentrionale des Mœsogoths. Bientôt on vit arriver une émigration plus considérable, conduite par les frères consanguins d’Hernakh, Emnedzar et Uzendour, qui dans cette dispersion de la famille ne voulurent pas se séparer de leur jeune frère. Entrés dans la Dacie riveraine, ils occupèrent les bords de l’Uto et de l’Osma vers leurs confluens avec le Danube, et devinrent voisins de Noves (Sistova) et de Nicopolis. Si le gouvernement romain n’autorisa pas d’avance cette prise de possession, il la légitima par son consentement ultérieur.

La brèche une fois ouverte, d’autres chefs, d’autres tribus s’y précipitèrent à l’envi ; ce fut une invasion, dit Jornandès, invasion pacifique que l’empire ne désavoua point. C’est ainsi que des Sarmates, des Cémandres et des Huns allèrent se fixer dans de vastes campagnes autour d’un château alors fameux, appelé château ou champ de Mars, et construit dans une forte position sur la rive de Mésie. D’autres émigrans, probablement les plus déterminés, furent distribués par groupes dans la Mésie supérieure et la Pannonie, le long des frontières des Ostrogoths et jusqu’au pied des Alpes Noriques. Le but évident de cette dernière colonisation était de surveiller les Goths, ces prétendus amis de l’empire qui n’avaient pas tardé à l’inquiéter ; la haine que se portaient les deux races mises ainsi en présence semblait aux Romains une garantie de la bonne conduite et de la fidélité des Huns. En provoquant ou facilitant ces établissemens sur son territoire, l’empire suivait sa politique séculaire. Constantinople avait hérité des principes de Rome : opposer les barbares aux barbares, soutenir le faible contre le fort pour les détruire l’un par l’autre, et se servir de l’ennemi qu’on ne redoutait plus, en guise de barrière, pour arrêter celui qui commençait à se faire craindre.

La scission des enfans d’Attila et de leurs tribus en deux parts ne brisa tout d’abord ni le lien de fraternité entre les princes, ni celui de race entre les tribus. Les hordes de l’Hunnivar et du Dniéper, qui continuèrent la vie nomade, furent réputées le corps de la nation, et Denghizikh, qui les gouvernait, se trouva investi d’un droit, sinon de souveraineté, du moins de tutelle et de suprématie à l’égard des bandes séparées. L’histoire mentionne deux circonstances dans lesquelles ce protectorat des tribus sédentaires par les tribus nomades fut exercé avec éclat. Dans l’année 462, les Ostrogoths, mécontens des surveillans que l’empire leur avait donnés en Pannonie, se jetèrent à l’improviste sur le territoire des Huns satagares, pillèrent tout, enlevèrent les récoltes, les troupeaux, et menacèrent d’égorger les hôtes du peuple romain jusqu’au dernier. Informé de ces désastres, Denghizikh accourut en toute hâte porter secours à ses compatriotes ; quatre tribus nomades l’accompagnaient : les Angiscyres, les Bitugores, les Bardores et les Ulzingoures. Ils franchirent le Danube sans opposition, et, pénétrant sur le territoire ostrogoth, ils assiégèrent la ville de Bassiana, aujourd’hui Sabacz, place romaine dont les Ostrogoths s’étaient emparés contre les traités, et qui formait un des boulevards de leur frontière. La ville résista aisément à un ennemi qui ne connaissait pas l’art des sièges, et sa résistance donna aux Goths le temps d’arriver. Valémir en effet, à la première nouvelle de l’irruption de Denghizikh, avait laissé là les Satagares pour marcher contre lui. Une grande bataille eut lieu sous les murs de Bassiana ; la place fut dégagée, et les Huns, qu’un mauvais sort semblait poursuivre chaque fois qu’ils s’adressaient aux Ostrogoths, furent pour la troisième fois vaincus et rejetés en désordre sur la rive gauche du Danube.

Quatre ans après, en 466, c’est aux Romains que les Huns ont affaire pour une raison à peu près pareille. Il était arrivé qu’une des peuplades sarmates admises en Mésie comme fédérées, à la suite des fils d’Attila, se dégoûtant de sa nouvelle condition et regrettant la liberté des déserts, avait quitté ses cantonnemens et repris le chemin du Danube ; mais les officiers romains, qualifiant ce fait de désertion, l’avaient retenue par la force. Les Huns nomades crurent leur honneur engagé à soutenir la liberté d’un peuple qui n’avait pas, disaient-ils, cessé d’être leur vassal, et ils sommèrent le commandant romain de laisser partir les Sarmates. Cette sommation étant restée sans résultat, on vit bientôt une armée humique déboucher sur l’Hunnivar : elle n’était pas dirigée par Denghizikh, mais par Hormidac, chef important des Huns et peut-être même fils d’Attila. On était alors en plein hiver, et la rigueur du froid avait été si grande, que le Danube, gelé jusqu’au fond de son lit, offrait un passage solide aux plus lourdes voitures. Hormidac y lança sa cavalerie et tout le train de bagages qui accompagnait une armée nomade en campagne. Comme une nuée de sauterelles dévorantes, les barbares vont s’abattre sur la Dacie riveraine, pillant tout et entassant le butin dans leurs chariots. L’empereur Léon, qui au milieu de ce chaos de peuples divers, amis ou ennemis, et barbares à tous les degrés, savait faire intervenir habilement et tour à tour la politique et les armes, Léon envoya pour balayer ces brigands un homme prudent comme lui, le consul Anthémius, qui devint plus tard empereur d’Occident. Anthémius, par une manœuvre savante, attire Hormidac, des plaines qu’il occupait, dans la contrée montagneuse de Sardique, où sa cavalerie devenait en grande partie inutile. Il prend alors l’offensive et pousse l’épée dans les reins l’armée ennemie, qui n’a plus d’autre ressource que de se jeter dans Sardique même, qu’elle enlève par un coup de main, et où les Romains ont bientôt mis le siège.

La ville, autrefois démantelée par Attila et récemment réparée, était assez forte pour tenir longtemps avec une telle garnison, si les vivres n’avaient pas manqué ; mais cette garnison de Huns amenait la famine avec elle, et bientôt Hormidac se vit réduit au plus extrême besoin. Ses chariots, au lieu de vivres et de fourrages qui lui eussent été si précieux, contenaient de grandes, mais inutiles richesses, des vases ciselés, des étoffes rares et beaucoup d’or, dépouilles des malheureux provinciaux. Hormidac eut l’idée de faire servir du moins ces superfluités à son salut, et il ne craignit pas de s’adresser au général, qui commandait la cavalerie d’Anthémius. Cet homme était-il un barbare au service de l’empire comme tant d’autres généraux romains, pour qu’un ennemi eût conçu si aisément l’espoir de l’acheter ? S’offrit-il de lui-même à la séduction, et ces richesses accumulées dans les chariots des Huns avaient-elles tenté sa cupidité avant qu’Hormidac ne l’eût tentée lui-même ? On l’ignore ; mais on sait qu’un honteux marché se conclut entre le chef des Huns et le général romain. Il fut convenu qu’à un jour donné les Huns sortiraient de la ville et présenteraient la bataille au consul, que le maître de la cavalerie laisserait l’affaire s’engager, puis déserterait son poste, et passerait avec ses soldats du côté de l’ennemi. La cavalerie des Huns envelopperait alors les légions, dont le flanc serait sans défense, et qu’une charge aurait bientôt enfoncées.

Si la trahison, comme on le voit, était habilement combinée par le général, l’honnêteté des soldats la fit échouer. Au moment où les deux armées, rangées en ligne, commençaient à se mêler, la cavalerie, qui formait une des ailes romaines, s’ ébranla effectivement au signal de son chef, croyant exécuter une manœuvre ; mais, quand elle vit celui-ci se diriger vers la ville et qu’elle soupçonna une désertion, elle tourna bride aussitôt et vint reprendre son poste sur le flanc des légions. Il était temps, car la cavalerie hunnique opérait déjà son mouvement, et les légions commençaient à se débander. Le combat recommençant alors avec une nouvelle vigueur, Hormidac fut rejeté rudement dans la ville. Le lendemain il demandait à capituler. « Le prix de la paix, répondit le consul, c’est la tête du traître. » Cette tête lui fut livrée sans hésitation. « Ce fut, dit le narrateur contemporain, comme l’arrêt d’un juge romain exécuté par des barbares[15]. » En capitulant avec les Huns, Anthémius sauvait Sardique d’une destruction complète. Hormidac et ses compagnons, en bien petit nombre, regagnèrent le Danube sans bagage, sans chevaux et presque sans vie.

Le récit de cette courte, mais curieuse guerre ne nous vient pas d’un historien ; nous la tenons d’un poète, et d’un poète gaulois, le célèbre Sidoine Apollinaire, auteur d’un panégyrique d’Anthémius devenu empereur d’Occident. Suivant l’usage des poètes, Sidoine ayant à mettre en scène la nation des Huns n’a point manqué l’occasion d’en tracer le portrait, et il l’a fait avec toutes les recherches, toute l’exagération de ce faux bel-esprit qui flattait le goût de ses contemporains, et qui fut, il faut bien le dire, pour une grande part dans sa renommée. Toutefois Apollinaire, homme de lettres mêlé aux affaires publiques, gendre de l’empereur Avitus et plus tard évêque de Clermont, vivait au milieu de gens qui avaient combattu ces barbares dans les armées romaines, lui-même les avait vus sans aucun doute pendant l’invasion d’Attila en Gaule ; nous pouvons donc considérer la peinture qu’il nous en donne comme présentant un fond de réalité sous les couleurs forcées qui la déparent. Cela admis, il est curieux de comparer le tableau de Sidoine Apollinaire, tracé en 468, avec celui qu’esquissait Ammien Marcellin vers l’année 375, sous la première impression de l’arrivée des Huns en Occident. Si la férocité du caractère a pu s’adoucir chez ce peuple par un séjour de près de cent années au cœur de l’Europe et par son contact avec des races plus civilisées, on reconnaît du moins, en rapprochant ces deux portraits faits à un siècle de distance, que son type physique et ses mœurs n’avaient pas notablement changé.


« Cette nation funeste est cruelle, avide, sauvage au-delà de toute idée, et barbare pour les barbares eux-mêmes. Son âme et son corps respirent la menace. Le visage des enfans, ordinairement si doux, est empreint chez elle d’un cachet d’horreur. Une masse ronds qui se termine en pointe, deux cavernes creusées sous le front et où l’on chercherait vainement des yeux, puis entre les joues une excroissance informe et plate, voilà la tête du Hun[16]. La lumière n’arrive qu’avec peine dans les chambres étroites où l’œil semble la fuir, et cependant il s’en échappe des regards perçans qui embrassent les plus lointains espaces. On dirait que ces points ardens places au fond de deux puits compensent leur éloignement par une possession plus énergique de la lumière. L’aplatissement des narines est dû aux bandelettes dont on serre la face des nouveau-nés, afin que le casque, n’ayant plus l’obstacle du nez, s’adapte plus exactement au visage. Ainsi l’amour maternel déforme l’enfant et le façonne pour la guerre[17]… Le reste du corps est beau : une poitrine large, des épaules carrées, peu de ventre, une taille au-dessous de la moyenne quand le Hun est à pied, et grande quand il est à cheval… Sitôt que l’enfant peut se passer de sa mère, on le place sur un cheval, afin que ses membres délicats se plient de bonne heure à des exercices qui rempliront sa vie. Il est des nations qui voyagent et se transportent sur le dos des coursiers, celle-ci y demeure[18]… Armé d’un arc énorme et de longues flèches, le Hun ne manque jamais son but : malheur à celui qu’il a visé, car ses flèches portent la mort ! »

Les barbares, prompts et mobiles comme des enfans, oublient aisément le mal qu’ils ont fait, et se flattent non moins aisément que l’offensé en a perdu le souvenir, sitôt qu’un intérêt nouveau ou quelques nouvelles préoccupations leur rendent cet oubli désirable : c’est ce que nous voyons arriver chez les fils d’ Attila. L’année 467 nous les montre réunis en une sorte de congrès de famille et délibérant sur une faveur qu’ils veulent obtenir du gouvernement romain, comme si l’année précédente ils n’avaient pas ravagé impitoyablement ses provinces : ce qu’ils sollicitent maintenant, c’est le droit de commercer librement avec l’empire, la détermination de certains marchés dans les villes romaines de la frontière, où les Huns puissent apporter et vendre leurs marchandises et se procurer en retour des marchandises romaines. Ils décident qu’une ambassade solennelle sera en leur nom collectif envoyée à Constantinople, afin de porter leur demande à la connaissance de l’empereur. La législation romaine faisait du droit de trafic entre l’étranger et le Romain, jus commercii, un privilège qui ne s’octroyait qu’à bon escient en faveur de voisins dont l’amitié semblait éprouvée, car il n’était pas rare que les barbares cherchassent à abuser de ce droit. Tantôt, à la veille d’une guerre qu’ils méditaient contre l’empire, ils venaient s’approvisionner de vivres et d’armes dans les marchés romains ; tantôt, se donnant rendez-vous en grand nombre dans les places de commerce, qui étaient ordinairement aussi des places de guerre, ils faisaient main-basse sur les habitans, saccageaient la ville ou s’en emparaient par trahison. Attila avait accompli ou tenté plusieurs coups de ce genre qui avaient rendu avec juste raison le gouvernement romain défiant et difficile, et l’humeur batailleuse de quelques-uns de ses fils, ainsi que l’agitation qu’ils entretenaient dans leurs tribus, n’était guère propre à faire lever l’interdiction ; aussi l’ambassade ne rapporta-t-elle de Constantinople qu’un refus exprimé en termes très nets.

Ce refus mît les princes huns hors d’eux-mêmes. Ils se réunirent de nouveau pour exhaler leur colère, et dans ce conseil, qui paraît avoir été fort tumultueux, les résolutions les plus violentes furent agitées. Il y eut un parti de la guerre qui prétendait qu’une pareille injure ne pouvait être lavée que par des flots de sang dans les murs même de Constantinople, et Denghizikh se trouva naturellement l’organe obstiné de ce parti ; mais il rencontra en face de lui Hernakh, qui se fit avec non moins d’obstination l’avocat des résolutions pacifiques. Entre autres argumens en faveur de la paix, il fit valoir celui-ci, « que les Acatzirea, les Saragoures et les autres tribus hunniques voisines du Caucase et de la Mer-Caspienne étaient en ce moment même engagés dans une expédition au cœur de la Perse. — N’y aurait-il pas folie, disait-il, à nous engager dans une autre guerre contre l’empire, et à nous jeter ainsi de gaieté de cœur deux pareils ennemis sur les bras ? » Le raisonnement d’Hernakh nous prouve clairement que les nations hunniques continuaient à se regarder comme les membres d’un même corps dans toute l’étendue de leur ancienne confédération, depuis la Mer-Caspienne et le Caucase jusqu’au Danube, et maintenant même jusqu’au pied de l’Hémus. L’influence du jeune fils d’Attila et ses argumens de bon sens entraînèrent la minorité de ses frères, tous ceux probablement qui, habitant comme lui au midi du Danube, se trouvaient directement sous la main de l’empereur ; mais Denghizikh tint bon : il déclara que, si on l’abandonnait, il ferait la guerre à lui seul et saurait la mener à bonne fin. Il mêlait au ressentiment de son injure on ne sait quelle idée de conquête dans les provinces de Mésie ou de Thrace, et même l’espérance de se rendre l’empire romain tributaire. Sa résolution une fois arrêtée, il fit appel aux hordes du Borysthène et du Dnieper ; tout fut bientôt en mouvement dans les plaines de la Mer-Noire, et l’avant-garde d’une puissante armée ne tarda pas à se montrer sur l’Hunnivar.

Le préfet de la rive romaine, commandant général des forces préposées à la défense du bas Danube, était un Goth romanisé nommé Anagaste, dont le père avait été tué au service de l’empire, dans une des guerres contre Attila. Il nourrissait, par suite de cette circonstance, contre la mémoire du roi des Huns et contre toute sa race, une haine qu’il ne dissimulait pas. Inquiet des mouvemens qu’il voyait s’opérer dans l’Hunnivar, il avait fait demander à Denghizikh ce que cela signifiait, s’il avait à se plaindre du gouvernement romain, et en quoi. — Denghizikh ayant dédaigné de répondre, il le somma de déclarer catégoriquement s’il voulait la guerre ou non. Le fils d’Attila, sans se soucier des sommations d’Anagaste, fit partir des ambassadeurs pour Constantinople, afin, disait-il, de s’expliquer directement avec l’empereur. Introduite devant le prince, l’ambassade exposa les griefs du roi des Huns : il ne se contentait plus du droit de commerce avec les Romains ; il lui fallait des terres à sa convenance pour lui et son peuple, sans compter un tribut annuel pour payer son armée. Celui à qui s’adressaient ces réclamations insolentes était l’empereur Léon, dont l’histoire vante le caractère à la fois ferme et équitable. Il répondit froidement aux barbares « qu’il n’accordait de pareilles demandes qu’à ses amis ; que si les Huns se soumettaient à son autorité, il verrait ce qu’il aurait à faire ; qu’il serait charmé, en tout cas, s’ils passaient du rôle d’ennemis à celui d’amis et d’alliés. » Denghizikh n’attendait guère une autre réponse de Léon, et son ambassade n’était qu’une feinte pour endormir les commandans romains de la frontière. Tandis qu’il opposait à leurs soupçons cette preuve de ses intentions pacifiques, il trouvait le moyen de passer le Danube sur divers points, et bientôt son innombrable cavalerie fut réunie tout entière sur la rive droite.

La Basse-Mésie et les deux Dacies devinrent le théâtre de ses ravages. La région voisine de l’Hémus servait alors de repaire à des bandes de brigands qui, des vallées où ils étaient retranchés, fondaient sur le plat pays pour le mettre à contribution. C’étaient des Goths qui avaient secoué l’obéissance de leurs rois pour vivre en pleine indépendance aux dépens de tout le monde : bien aguerris d’ailleurs et bien armés, ils avaient plus d’une fois tenu tête aux troupes envoyées pour les réduire. Denghizikh les appela à lui, et sitôt qu’ils eurent réuni leur solide infanterie à la cavalerie des Huns, la guerre prit des proportions inquiétantes pour les Romains. Trois armées furent mises en campagne sous la conduite de plusieurs généraux de renom, parmi lesquels on comptait Anagaste et le célèbre Goth Aspar, à qui Léon devait le trône impérial. Leurs instructions étaient d’éviter tout engagement en rase campagne, de harasser l’ennemi par des marches et des contre-marches, surtout de l’attirer dans des cantons montueux où sa nombreuse cavalerie lui deviendrait plus nuisible qu’utile. C’était le système employé par Anthémius contre les bandes d’Hormidac l’année précédente, et le meilleur pour anéantir ces multitudes braves, mais imprévoyantes, qui ne savaient ni assurer leurs subsistances, ni se retirer avec ordre après une défaite. Amené de proche en proche au débouché d’un vallon abrupt et sans issue, Denghizikh, qui ne connaissait point le pays, alla s’y enfermer comme dans un piège, ne laissant plus aux Romains que la peine de l’y retenir prisonnier. Les légions, campées sans péril à l’entrée du défilé, regardaient les Huns s’agiter inutilement et se consumer sous leurs yeux, car tout leur manquait, vivres et fourrages, et l’escarpement des roches qui les entouraient leur enlevait toute chance de sortir jamais de ce tombeau. Denghizikh se sentit perdu, et son obstination superbe l’abandonna. Il envoya au camp romain des députés porteurs de ces humbles paroles : « que les Huns se soumettaient à tout ce qu’on exigerait d’eux, pourvu qu’on leur accordât des terres. » Les généraux romains ayant répondu qu’ils en référeraient à l’empereur, les députés se récrièrent[19] : « Nous ne pouvons pas attendre, dirent-ils avec l’accent du désespoir ; il faut que nous mangions, ou que nous vous vendions cher nos vies tandis qu’il nous reste un peu de sang. » Les généraux tinrent conseil, et à l’issue de la délibération on promit aux Huns de leur fournir des vivres jusqu’à ce que l’empereur eût fait savoir sa volonté ; mais attendu que le camp romain n’était pas lui-même approvisionné très abondamment, les généraux se réservèrent le droit de régler chaque jour les distributions qui pourraient être faites aux barbares, et de surveiller ces distributions au moyen des officiers romains chargés du service des vivres dans les légions. On recommanda en conséquence aux Huns de se fractionner par petits corps à l’instar des troupes romaines, afin que les officiers romains pussent procéder chez eux à la prestation des vivres sans changer l’ordre du service. Il y aurait à ce mode, assurait-on, avantage de régularité et d’économie. — Ces raisons en déguisaient d’autres plus sérieuses que la suite dévoila.

Parmi les officiers supérieurs de l’armée romaine se trouvait un barbare, Hun de naissance, mais sincèrement attaché au drapeau sous lequel il avait gagné ses grades et sa fortune : il se nommait Khelkhal. On le désigna comme un des agens chargés d’aller dans le camp de Denghizikh présider à la distribution des vivres. Quoique Hun, Kelkhal entendait et parlait couramment la langue gothique. À son arrivée dans le camp, il trouva moyen de se faire attacher à une division de l’armée barbare qui renfermait un grand nombre de Goths et très peu de Huns. Son premier soin fut de réunir en cercle autour de lui les divers chefs de ce corps, et il leur adressa ce discours qu’il avait médité d’avance : « Je puis en toute sûreté vous garantir que l’empereur vous accordera des terres suivant votre désir ; mais je me demande quel profit vous en retirerez : aucun, sans contredit, car tout l’avantage en reviendra aux Huns. Les Huns, vous le savez, méprisent le travail, surtout celui des champs ; c’est donc vous qui labourerez, qui récolterez pour eux, qui les ferez vivre ; vous serez leurs serfs, et en retour ils vous pilleront. Vous aurez réalisé l’association du loup et de l’agneau[20]. Il y eut un temps où vos ancêtres, repoussant tout contact, toute alliance avec ce peuple, lièrent par un serment redoutable leur postérité à cette résolution et ordonnèrent à leurs enfans de fuir à jamais la société des Huns, et voici que vous, non-seulement vous vous exposez de gaieté de cœur à vous faire opprimer et piller par eux, mais, ce qui est bien pis, vous abjurez les engagemens sacrés de vos pères[21]. Je suis né parmi les Huns et je m’en fais gloire, mais la justice est plus respectable à mes yeux que les liens du sang ; c’est elle qui m’oblige à vous tenir ce langage. Réfléchissez[22]. »

À mesure que Khelkhal parlait, le regret, la colère, la haine, s’allumaient dans le cœur des Goths, dont l’agitation se contenait à peine. À son départ, elle éclate avec fureur, les épées sortent du fourreau, on fait main-basse sur les Huns ; tous ceux qui se trouvaient dans les rangs des Goths sont massacrés. Des scènes pareilles ou en sens contraire se passaient sur d’autres points, et bientôt le camp de Dengbizikh, inondé de sang, présenta l’aspect d’une vaste boucherie. C’est ce moment que les généraux romains attendaient. Ils donnent le signal à leurs troupes, qui marchent en bon ordre sur le défilé, et criblent les barbares de coups de flèches et de javelots. Ceux-ci, reconnaissant leur faute, essaient en vain de se rallier ; l’épée des légionnaires les achève. Un petit nombre seulement, se faisant jour à travers l’armée des Romains, parvinrent à s’échapper et atteignirent la rive du Danube : Denghizikh était avec eux.

Au printemps suivant, l’infatigable batailleur rentrait en campagne avec une nouvelle armée, mais cette fois les généraux romains étaient sur leurs gardes. Anagaste, que la haine rendait ingénieux, tendit un second piège où Denghizikh vint se jeter. On le prit, on le tua, et sa tête détachée du tronc fut envoyée à Constantinople, tandis que les hordes hunniques, battues, dispersées, regagnaient, comme elles pouvaient, l’Hunnivar. Le soldat porteur du message d’ Anagaste arriva dans la ville impériale pendant qu’on célébrait de grandes courses de chars au cirque de bois. Le chef du roi des Huns, défiguré par la mort et par les outrages, fut promené au bout d’une pique à travers les rues et les places, pour aller ensuite figurer dans l’arène au haut d’un poteau, comme une des curiosités du spectacle[23]. La Rome d’Orient ne dissimulait pas la joie que cette mort lui causa : Denghizikh assurément n’était pas Attila, mais c’était son fils et l’ombre de ce nom, qui inspirait encore l’épouvante. On inscrivit donc avec orgueil dans les chroniques cette mention que nous y pouvons lire encore : « La onzième année de Léon empereur Zénon et Martianus étant consuls, fut apportée à Constantinople la tête de Denghizikh, fils d’Attila[24]. »

La mort du représentant le plus élevé de la famille d’Attila rompît peut-être le dernier lien qui rattachait entre eux les membres de cette famille, et jeta les tribus de l’Hunnivar dans des discordes où elles faillirent s’abîmer ; mais elle consolida l’alliance des Huns fédérés avec le gouvernement romain. Elle eut aussi pour conséquence d’élargir la barrière que le changement de vie ou de condition politique avait mise entre les tribus sédentaires et les tribus nomades, et de rendre ces deux fractions de la même race de plus en plus étrangères l’une à l’autre. C’est en effet de ce moment que les colonies hunniques de Pannonie et de Mésie, libres de tout empêchement extérieur, marchent d’une allure plus franche vers la civilisation ou du moins vers cette imitation des habitudes romaines qui constituait le premier degré de la romanité. Le progrès peut se suivre de loin en loin dans l’histoire à des indices assurés. Cependant elles ne perdent que lentement leur individualité de race, et au bout d’un siècle on les reconnaissait parfaitement pour des populations hunniques au costume, au langage, à certaines institutions maintenues soigneusement. Elles étaient gouvernées par des chefs nationaux qui prenaient le nom de rois chez les tribus les plus importantes, et ces rois, subordonnés aux magistrats romains dans les choses générales de la politique et de la guerre, étaient ordinairement agréés, quelquefois imposés par l’empereur. Quoique les tribus eussent généralement conservé leurs noms indigènes, quelques groupes portaient des dénominations latines qui leur venaient soit de leur destination spéciale, soit des circonstances topographiques de leurs cantonnemens. De ce nombre étaient les Fossaticii, préposés, comme l’indiquait leur nom, à la garde d’une partie du fossatum, fossé ou rempart de défense, et les Sacromonticii, campés suivant toute apparence sur une hauteur appelée Mont-Sacré ; telle était encore la colonie du Château de Mars, qui cultivait les environs de cette forteresse. C’est à Jornandès que nous devons la plupart de ces détails ; ce qui veut dire que sous un certain point de vue leur autorité n’est pas contestable. Jornandès était né en Mésie, chez le petit peuple des Mésogoths. Son aïeul, Péria, avait été notaire ou secrétaire du roi alain Candax, le vassal et le compagnon d’Hernakh, et son père, Alanowamuthis, exerçait probablement la même profession, qui consistait à rédiger dans les divers idiomes parlés sur le Danube la correspondance des rois barbares ; lui-même aussi, bien qu’illettré (c’est lui qui nous le dit), suivit la carrière de son aïeul avant d’entrer dans les ordres sacrés[25]. De telles fonctions donnaient une connaissance parfaite de toutes les affaires intérieures et extérieures de ces petits rois. Quand donc Jornandès nous entretient des Huns pannoniens et mésiens, c’est plus qu’un historien contemporain, plus qu’un témoin oculaire, c’est presque un acteur des événemens qui nous en parle par sa bouche.

On compterait difficilement tous les Huns sortis des colonies danubiennes qu’éleva le hasard ou le mérite à de hauts grades dans la milice romaine ; il nous suffira de citer Acum, maître des milices d’Illyrie, — Mundo, petit-fils d’Attila et lieutenant de Bélisaire, — le patrice Bessa, dont les services furent obscurcis par la cupidité, — » deux frères, Froïlas et Blivilas, celui-là maître des milices, celui-ci duc de la Pentapole : tous deux ainsi que Bessa venaient de la colonie du Château de Mars. La faveur qui environnait les Huns fédérés à la cour de Constantinople pendant la première moitié du VIe siècle ne peut se comparer qu’à celle dont jouirent les Goths un siècle auparavant, sous les règnes d’Arcadius et de Théodose II. On leur prodiguait les dignités et les commandemens, on singeait leurs manières, on s’engoua même de leur costume. Les jeunes Byzantins à la mode, les élégans factieux du parti des verts, se faisaient couper les cheveux très ras sur le front, à la façon des Huns, et portaient la tunique et le large pantalon en usage chez ce peuple[26]. Justinien lui-même affectionnait ce vêtement, qui figura avec honneur sous les tentes de Bélisaire et de Narsès. S’il arrivait qu’un de ces petits rois huns, cédant aux amorces de la cour de Byzance, consentît à recevoir le baptême, c’était une bonne fortune pour la politique romaine autant au moins que pour le christianisme. La ville, tout l’empire même, se mettaient en fête ; l’empereur était ordinairement parrain, l’impératrice marraine, et le monde chrétien assistait au spectacle assurément fort curieux d’un successeur de Constantin tenant sur les fonts du baptême quelque petit-fils d’Attila.

On aimerait à suivre dans l’histoire, très confuse et très incomplète de ce temps, les vestiges du pacifique Hernakh, sur qui Attila fondait l’espoir d’une longue postérité. La prédiction s’est-elle accomplie, et sommes-nous tenus de croire comme les Huns à l’infaillibilité de leurs chamans ? Que devinrent Uzendour et Emnedzar, doublement frères d’Hernakh et fidèles compagnons de sa fortune ? lui restèrent-ils toujours unis ? Le temps a jeté sur toutes ces destinées un voile qui ne se lèvera plus. Nous sommes un peu moins ignoi-ans sur le compte de Gheism, qu’Attila avait eu de la sœur d’Ardaric, roi des Gépides. L’histoire nous le montre d’abord retiré en Gépidie près de son oncle, où il vit tranquillement avec son petit peuple dans la condition de vassal. Son fils Mundo ou Mundio, dont le nom rappelle Mundiuk[27], père d’Attila, lui succède dans le gouvernement de sa tribu et dans la faveur des rois gépides. Cette faveur ne se démentit point jusqu’au moment où Thraséric monta sur le trône ; mais alors elle fit place à une haine déclarée. Mundo, fier et passionné, ne supporta pas longtemps les persécutions dont il était l’objet. Un jour il brisa son lien de vasselage, passa le Danube avec quelques braves compagnons, et alla chercher asile sur les terres romaines. Pour vivre il se fit voleur, enlevant les troupeaux qui pâturaient dans les vallées de l’Hémus, pillant les villages et détroussant les voyageurs sur les chemins. Ce métier-là, il faut le dire, n’avait rien d’extraordinaire ni presque de honteux dans ce pays et ce temps misérables, où l’incertitude de la vie avait atteint sa dernière limite, et où le dépouillé du jour devenait malgré lui, par une conséquence fatale de sa ruine, le spoliateur du lendemain. Mundo ne se trouva donc pas seul à le pratiquer. Outre ces Goths dont j’ai parlé plus haut et qui infestaient surtout la Mésie supérieure, il y avait tout le long des Alpes Pannoniennes et Noriques des bandes organisées pour le pillage et composées de gens de toute race, provinciaux et barbares, Goths, Gépides et Romains ; c’étaient la misère, l’oisiveté et le désordre qui les recrutaient. Assez nombreuses pour former comme un petit peuple, elles portaient vulgairement la dénomination de Scamari, d’un mot illyrien qui paraît avoir signifié brigands[28]. Les Scamares, émerveillés de la hardiesse des expéditions de Mundo, lui proposèrent de se mettre à leur tête, et le brigandage prit dès lors les proportions d’une véritable guerre.

Un coup de main heureux les ayant rendus maîtres de la tour d’Herta, forteresse qui dominait le haut Danube, leur ambition n’eut plus de bornes ; ils élevèrent Mundo sur le pavois et le proclamèrent roi des Scamares. Toute la contrée s’émut à cet excès d’impudence. L’empire romain et le royaume des Gépides, également intéressés à la répression des désordres, envoyèrent des troupes chacun de leur côté ; les Gépides, plus voisins, arrivèrent les premiers, et mirent le siège devant Herta. Serré de près par les armes et bientôt par la famine, Mundo désespérait presque de lui-même et songeait à se rendre, quand un incident le sauva. Les Ostrogoths étaient alors en querelle avec les Gépides pour la possession de leurs anciens cantonnemens du Danube, qu’ils avaient laissés vacans lors de leur départ pour l’Italie, et dont ceux-ci s’étaient emparés. Après avoir réclamé vainement ce qu’il appelait le patrimoine des Goths, Théodoric venait d’envoyer sur la Save une armée chargée de rejeter les usurpateurs au-delà du Danube. Informé de cette circonstance, Mundo en tire un parti merveilleux ; il se déclare le vassal de Théodoric et se place sous la protection des Goths, qui, trouvant un grand intérêt à la coopération des Scamares, dégagent Herta, et mettent Mundo en liberté. Le fils d’Attila prend aussitôt le chemin des Alpes, et va prêter son serment de vassal entre les mains de Théodoric.

Le roi d’Italie rattachait sa personne, et Mundo servit brillamment sous ce grand capitaine ; mais Théodoric étant mort et le royaume des Ostrogoths devant passer aux mains de sa fille Amalasunthe, Mundo dédaigna de porter les armes sous une femme. C’était le temps où Justinien, à peine monté sur le trône impérial, attirait déjà les regards du monde entier, qui semblait entrevoir son génie. Curieux de le connaître et de tenter fortune près de lui, Mundo se rendit à Constantinople avec une troupe d’Hérules qui demandèrent à le suivre. Un fils d’Attila vassal et déserteur des Goths, un roi des Scamares dont les aventures couraient toutes les bouches ne pouvait manquer de réussir à la cour de Justinien, rendez-vous de tant d’aventuriers. Il plut à cet empereur, qui lui donna du service, et entra en relation avec Bélisaire, déjà plein de gloire et pourtant disgracié. Mundo se trouvait à Constantinople en 532, lorsqu’éclata cette fameuse insurrection du cirque qui faillit emporter Justinien et bouleverser l’empire. Les séditieux, munis d’armes pillées dans les arsenaux, étaient maîtres de la ville ; les troupes chancelaient, et déjà la populace, retranchée derrière les murs du cirque comme dans une forteresse, proclamait un autre empereur. Tout semblait perdu, et Justinien, s’abandonnant lui-même, parlait de quitter la ville, quand Bélisaire, sorti de sa retraite, se chargea d’étouffer la rébellion. Il lui fallait des hommes déterminés ; il prit Mundo, qu’en sa qualité de Hun il mit probablement à la tête des escadrons de cavalerie restés fidèles. Sa confiance ne fut point trompée. Tandis que lui-même forçait avec ses cohortes d’infanterie la porte du cirque la plus voisine du palais, le petit-fils d’Attila, suivi de sa troupe, s’élançait par la porte opposée, l’épée en avant, au grand galop de son cheval : on sait le reste. Justinien paya ce service en poste de commandant général de l’Illyrie, Rien ne se dans la vie de Mundo comme dans celle du vulgaire des hommes. En se rendant à son poste, il rencontre une année bulgare qui venait de franchir le Danube et marchait vers la Thrace ; cette armée ne le fait pas reculer. Avec une poignée d’hommes qui composaient son escorte, il la traverse d’un bout à l’autre en se battant, et arrive sain et sauf dans sa résidence.

Parvenu à une si haute fortune, le descendant d’Attila voulut être complètement Romain. Il enrichit son nom asiatique d’une terminaison latine sonore, qui en fit Mundus, c’est-à-dire le monde, nom passablement ambitieux, et son fils, baptisé selon toute apparence, reçut celui de Maurice. Le nouveau Romain commanda ces provinces, toutes pleines des ruines que son aïeul avait faites, et les commanda bravement. Quand la guerre eut éclaté en Italie entre Justinien et les Goths, Bélisaire le réclama pour un de ses lieutenans. En face des Ostrogoths, dont il avait été le vassal, Mundus se fit reconnaître par son audace : il battît une de leurs armées, dégagea la Dalmatie, et enleva la place de Salone, tout cela en quelques semaines ; mais là fut le terme de ses aventures. Pour couronner dignement sa vie, il ne lui manquait plus qu’une mort romanesque, et le sort ne la lui refusa pas. Après la perte de Salone, les Goths n’avaient pas tardé à revenir en force pour reconquérir une position si importante, et le bruit courait qu’ils approchaient de la ville, quand Mundo envoya son fils avec quelques troupes pour les observer. Ce jeune homme, qui sentait dans ses veines les ardeurs de sa race, ne s’en tint pas aux ordres de son père : il osa attaquer l’ennemi, et fit une percée dans ses rangs ; mais enveloppé bientôt par des forces supérieures, il périt avec tous les siens. Mundo, à cette nouvelle, devint comme fou : rassembler tout ce qu’il avait de soldats sous la main et courir où son fils avait péri, ce fut pour lui l’affaire d’un moment. Il arrive, se précipite sur les plus épais bataillons, y jette le trouble, et leur fait rebrousser chemin. Déjà la victoire des Romains n’était plus douteuse quand un Goth, qui passait près de lui en fuyant, s’arrête, le reconnaît, et lui plonge son épée dans le cœur.

Ainsi finit le dernier des Attiliens (ex Attilanis, dit Jornandès)[29] dont on puisse reconstruire la biographie à l’aide des indications de l’histoire. Les Romains, qui aimaient à jouer sur les mots, trouvèrent dans la mort de Mundus une occasion de plaisanterie. On avait découvert dans les oracles sibyllins un vers obscur qui disait que lorsque l’Afrique serait prise, le monde périrait avec sa postérité : Africâ captâ, Mundus cum nato peribit[30]. L’Afrique avait été recouvrée par Bélisaire ; Mundus et Maurice venaient de périr ; l’oracle n’était-il pas accompli ? Quelques superstitieux voulurent bien le croire, la foule n’y vit qu’un jeu de mots qui l’amusa, et ce fut l’oraison funèbre du petit-fils d’Attila devenu Romain.


AMEDEE THIERRY, de l’Institut.

  1. Voyez la Revue des Deux Mondes du 1er  et du 15 février, du 1er  mars, du 1er  avril, du 15 novembre et du 1er  décembre 1852.
  2. « Quorum numerus pæne populus fuit. » (Jornaud. R. Get.)
  3. « Ut ad instar familiæ bellicosi reges, cum populis, mitterentur in sortem. » (R. Gel. 16.)
  4. « Nam ibi admirandum reor fuisse spectaculum, ubi cernere erat cunctis, pugnantem Gothum ense furentem, Gepidam in vulnere suorum cuncla tela frangentem, Suevum pede, Hunnum sagitta præsumere, Alanum gravi, Herulum levi armatura aciem instruere. » (Ubi supr.)
  5. « Nam post multas hostium cædes, sic viriliter eum constat perumtum, ut tam gloriosum superstes pater optasset interritum. » (Ubi supr.)
  6. Bohème, Boïohœmum, demeure des Boïes ; Bavarois, Baïobarii.
  7. Les géographes ne s’accordent pas sur la position du lac Pelsod ; les uns le confondent avec le lac Balaton, les autres le retrouvent dans le lac actuel de Nausledel. J’ai suivi cette dernière opinion, qui concordent mieux avec le texte de Jornandès.
  8. « Valamir contra Scarniungam et Aquam Nigram fluvios manebat. » Jornand., R. Get.)
  9. Var signifie encore en hongrois citadelle, propugnaculum : Temesvar, citadelle sur le Temes ; Hungvar, fort qui défend la rivière de Hung, etc. Ce mot, que nous trouvons dans Jornandès, est le seul qui nous soit resté de la langue des Huns. « Quos tamen ille, quamvis cum paucis, excepit ; diùque fatigatos ita prostravit, ut yix pars aliqua hostium remaneret, quæ in fugam versa, eas partes Scythiæ peteret, quas Danubii amnis fluenta prætermeant, quæ lingua sua Hunnivar appellant. » (De Reb. Gel., 17.)
  10. Les Romains, dans une acception analogue, disaient du même fleuve qu’il était leur borne et leur limite, — limes romanus, limes imperii.
  11. « Junioremex filiis introeuntem et adventantem, nomine Hernach, placidis et lætis oculis est intuitus, et eum gena traxit. (Prisc., Hist. ap. script., Hist. Byz.
  12. « Ego vero cùm admirarer, Attilam reliquos suos liberos parvifacere, ad hunc solum animam adjicere, unus ex bartaris qui prope me sedebat et latinæ linguæ usum habebat, fide priùs accepta, me nihil eorum, quæ dicerentur, evulgatarum, dixit, vates Attilæ vaticinatos esse, ejus genus quod alioquin interiturum erat, ab hoc puero restauratum iri. »
  13. Voir dans les Légendes d’Attila ce qui est dit de Crimhild, personnage principal des Nibelungen. — Revue des Deux Mondes, livraison du 1er  décembre 1852.
  14. Revue des Deux Mondes, livraison du 15 novembre 1852.
  15. Nam qui te fugit mandata morte peremtus,
    Non tam victoris periit quam judicis ore.
    (Sid. Apoll., Panég, Anth, v. 305.)

  16. Gens animis membrisque minax : ita vultibus ipsis
    Infantum suus horror inest. Consurgit in arctum
    Massa rotunda caput : geminis sub fronte cavernis
    Visus adest oculis absentibus : arcta cerebri
    In cameram vix ad refugos lux pervenit orbes.
    Non tamen et clausos. Nam fornice non spatioso.
    Magna vident spatia, et majoris luminis usum
    Perspicua in puteis compensant puncta profundis.
    (Sid. Apollin, Carm. 2, v. 245-251.)

  17. Tum ne per malas excrescat fistula duplex,
    Obtundit teneras circumdata fascia nares.
    Ut galeis cedant. Sic propter prœlia natos
    Maternus deformat amor, quia tensa genarum
    Non interjecto fit latior area naso.
    (Sid. Apoll, Paneg. Anth. — Carm. 2, v. 253-257.)

    On voit par ce qui précède que les Huns exerçaient sur la tête de leurs enfans nouveau-nés deux espèces particulières de déformations. La première regardait la face. Au moyen de linges fortement serrés, ils obtenaient l’aplatissement du nez et la dilatation des pommettes des joues. La seconde s’appliquait au crâne, que l’on pétrissait en quelque sorte de manière à l’allonger en pain de sucre. Consurgit in arctum massa rotunda caput. Un savant naturaliste étranger, qui a pris pour objet de ses recherches anthropologiques les races du nord-est de l’Europe, avait été frappé du grand nombre de crânes déformés que présentent les anciennes sépultures dans les localités occupées autrefois par les nations finno-hunniques. Il me fit l’honneur de me consulter à ce sujet. Je suis heureux de pouvoir fournir un texte précis qui réponde au besoin des sciences naturelles, et non moins heureux que celles-ci viennent appuyer d’une démonstration sans réplique les probabilités de l’histoire.

  18. ….. Cornipedum tergo gens altera fertur,
    Hæc habitat. (Paneg. Anthem., v.. 265.)

  19. « Romani responderunt se ad imperatorem eorum postulata delaturos. At scythæ, propeter famem quæ eos premebat, transigere velle dixerunt, neque longiores moras ferre possee. » (Prisc., Hist. 20)
  20. « Terram quidem imperatorem ad inhabitandum daturum, quæ non illis fructui et commodo futura esset, sed cujus utilitas ad solos Hunnos redundaret. Hos enim terræ cultum negligere, et luporum more bona Gothorum invadentes diripere, qui ipsi servorum conditione habiti, ad victum illis comparandum laborare coacti forent. » (Prise, Hist. 20.)
  21. « Quam visnullum nusquam fœdus inter utramque gentem sancitum sit, et majores jurejurando eos obstrinxerint ut Hunnorum societatem fugerent. Quare non tantum suis eos privari, sed etiam patria sacramenta negligere. » (Prise, Hist. 20.)
  22. « Se quidam genare Hmmum, quo maxime glorietur, sed æquitate motum hæc illis dicere ut quæ fadenda essent viderent. » (Prisc, Hist. 20.)
  23. « Cujus caput illatum est Constantinopolim dum circenses agerenture, et per mediam ubis plateam traductum, et ad xyloricum delatum, paloque infixum est. (Chron. Pasch.)
  24. ….. His Coss. Caput Denzicis Hunnorum regis, Attilæ filii, Constantinopolim allatum est. (Chron. Marcel comit.)
  25. « Cujus Candacis Alanovamuthis patris mei genitor Peria, id est mens avus, notarius quousque Candax ipse viveret, fuit…. Ego item, quamvis agrammatus, Jornandès, ante conversionem meam notarius fui. » (Jornand, Reb. Get., 17.)
  26. Procop, Hist. Art. 7.
  27. Le nom du père d’Attila est écrit Mundiukh par Priscus, et Mundzuc par Jornandès — C’est Jornandès qui nous donne pour le fils de Gheism les deux formes Mundo et Mundio.
  28. « Nam hic Mundo… Gepidarum gentem fugiens ultra Danubiumin incultis locis sine ullis terræ cultoribus debacchatur : plerisque abactoribus, Scamarisque et latronibus undècumque collectis… » (Jornand., R. Get. 19.) Ce même mot de Scamar se trouve dans la Vie de saint Séverin pour désigner les mêmes bandes de brigands qui infestaient le Norique. « Latrones quos valgus Scamaros appellabat. » (Cap. 7.)
  29. « Attilanis origine descendens. » ( Jornand, R. Get. 17.)
  30. « Tunc Romani in memoriam revocarunt sibyllinum oraculum, quod anteà decantatum prodigii loco habebant. Sic enim illud accipiebant, ut dicerent, post captam Africam, orbem cum sua progenie ad interitum redactum iri. Non erat hæec sententia vaticinii : sed prænuntiatio Africæ redditœ in ditionem romanam ; id sequebatur, tunc Mundum cum filio periturnm. Etcnim bis verbis constabat : Africâ captâ, Mundus cum nato peribit. Et quoniam Mundus latine orbem universum signiflcat, ad orbem praculum referebant. » (Procop, De Bell. Goth, lib. I, cap. 7.)