CHARLEMAGNE
ET
LES HUNS

DESTRUCTION DU SECOND EMPIRE HUNNIQUE.


Nous avons montré précédemment les Huns-Avars[1], ces successeurs des Huns d’Attila vis-à-vis de l’empire romain d’Orient, qu’ils mettent à deux doigts de sa perte ; nous allons les montrer en face de la monarchie franke et de l’empire romain d’Occident, qui cherche à renaître sous la main de Charlemagne. L’épée gallo-franke se retrouve dans tous les événemens décisifs de l’histoire de cette race depuis son établissement en Europe. Charlemagne au ixe siècle met fin à la domination des kha-kans avars, comme Aëtius au Ve avait arrêté en Gaule et avec les milices gallo-frankes l’invasion d’Attila, qui semblait irrésistible ; puis, par un bizarre retour des choses humaines, c’est la destruction du second empire hunnique qui donne le signal de la résurrection de cet empire de Théodose que le premier empire hunnique avait renversé.

I.

Les césars de Constantinople ne montrèrent jamais le moindre souci de la conversion des Avars, livrés aux plus grossières superstitions du chamanisme[2] : on eût dit au contraire qu’ils s’attachaient à leur conserver bien intact, comme une sauvegarde de la barbarie, ce paganisme ridicule et féroce qui les rendait odieux, et créait une barrière de plus entre eux et leurs voisins, les Slaves baptisés du Danube. C’est du fond de l’Occident que la lumière de l’Évangile essaya de se lever sur les successeurs d’Attila, Un saint prêtre de Poitiers, nommé Emerammus, conçut la première pensée d’aller les catéchiser. Pour comprendre ce qu’un tel projet supposait de hardiesse et de dévouement, il faut songer que la Hunnie était parfaitement inconnue des Occidentaux, et que le nom de Huns ne réveillait en eux qu’une idée effrayante de maléfices diaboliques et de cruauté sauvage. Émeramme n’hésita pourtant point à partir ; pressé en quelque sorte par l’aiguillon du martyre, un beau jour il dit adieu aux rives du Clein, gagna celles du Danube, s’embarqua sur ce fleuve, et arriva en 649 dans les murs de Ratisbonne, principale ville de la Bavière. Il ne voulait que traverser le territoire des Bavarois, pour atteindre la frontière des Huns en toute hâte ; mais son apostolat n’était point destiné à rencontrer les obstacles et les périls là où il les avait rêvés.

La Bavière était alors en proie à de profondes perturbations, moitié religieuses, moitié politiques. Gouverné par ses ducs héréditaires, mais soumis à la suprématie des Franks-Austrasiens, ce pays n’avait reçu l’Évangile que sous le patronage de l’épée franke, et il le regardait au fond comme une partie de son vasselage. Suivant que les Bavarois étaient en révolte ou en paix avec leurs maîtres politiques, on les voyait idolâtres ou chrétiens : bons catholiques le lendemain d’une défaite, ils revolaient vers leurs anciens dieux à la moindre chance de liberté, se passant tour à tour, comme disent les vieux actes, le calice du diable et le calice du Christ. Dans cette situation d’esprit, ils ne voyaient qu’avec inquiétude des étrangers pénétrer chez eux ; tout homme venant de Gaule leur était naturellement suspect, et il le devenait davantage s’il portait, comme Émeramme, la tonsure et l’habit ecclésiastique ; alors on le circonvenait, on l’observait, on lui montrait une hostilité plus ou moins déclarée, plus ou moins active, suivant les circonstances. C’est ce qui ne manqua pas d’arriver au missionnaire poitevin. Le duc Théodon, d’accord en cela avec son peuple, accueillit le Gaulois à bras ouverts, l’interrogea sur l’objet de son voyage, et quand il apprit que c’était la conversion des Huns, il fit tout pour l’en détourner. « Dieu me garde, lui dit-il, de m’opposer à une si sainte entreprise, mais sache bien qu’elle est impossible. La contrée située au-delà de l’Eus, notre frontière du côté du levant, contrée jadis bien cultivée et couverte de villages, n’est plus aujourd’hui qu’une forêt peuplée de bêtes fauves, un désert qu’on ne peut franchir en sûreté, tant la guerre y a tout détruit. Reste avec nous ; les Bavarois ont besoin de tes leçons, ils en profiteront mieux que ces païens maudits que tu vas chercher. Préfère, pour la gloire de Dieu, un fruit certain de tes sueurs à une moisson plus qu’incertaine. »

Ces avertissemens affectueux, ces invitations répétées du ton en apparence le plus sincère, ne convainquirent point Émeramme, dont la résolution était fermement arrêtée ; il insista pour partir, on redoubla de caresses, et quand il voulut le faire, il s’aperçut qu’il était prisonnier. Le duc semblait céder, puis refusait, traînait le missionnaire de retard en retard, de prétexte en prétexte, si bien que celui-ci, perdant enfin courage, s’en remit à la volonté du ciel. Ce n’est pas que la Bavière tirât grand profit de sa présence, malgré les beaux semblans de zèle que chacun affichait devant lui : il y avait là une énigme dont il finit par savoir le mot. Les Bavarois aimaient mieux conserver en Hunnie des païens qui pourraient les aider au besoin à secouer du même effort le christianisme et le joug des Franks que des convertis d’un prêtre gallo-frank qui, de la condition de néophytes chrétiens, passeraient bientôt à celle de vassaux de la France. Ce raisonnement n’était peut-être pas dénué de bon sens ; en tout cas, Théodon se montra inflexible, et le chemin de la Hunnie resta fermé au prisonnier. Trois ans s’écoulèrent ; Émeramme demanda enfin que pour prix de ses travaux apostoliques en Bavière on le laissât partir pour Rome, où il avait, disait-il, un pèlerinage à accomplir. Le duc consentit, et il se mit en route, mais après quelques jours de marche il tomba dans une embuscade de brigands bavarois qui l’assaillirent, et le propre fils du duc Théodon, nommé Lambert, le frappa de sa main, lui reprochant contre toute vérité d’avoir corrompu sa jeune sœur nommée Utha. Théodon eut beau désavouer le meurtre et condamner le meurtrier à un bannissement perpétuel ; il eut beau aller avec toute la noblesse bavaroise au-devant du cadavre de la victime, transférée en grande pompe à Ratisbonne : il ne se lava point du soupçon d’avoir dirigé lui-même les coups. Toutefois son but était atteint, la conversion des Avars était reculée indéfiniment.

Au meurtre de saint Emeramme, que l’église qualifia de martyre, succéda chez les Bavarois une longue anarchie civile et religieuse, les uns revenant avec ardeur au paganisme, les autres se maintenant chrétiens, mais d’un christianisme rendu presque méconnaissable par un bizarre mélange de superstitions païennes et d’hérésies. L’épée austrasienne vint à plusieurs reprises remettre l’ordre dans ce chaos, qui durait toutefois encore en 696, lorsque fut tentée une seconde mission religieuse chez les Huns. Elle le fut par Rudbert ou Rupert, évêque de Worms, qui, reprenant l’idée d’Émeramme, vint débarquer par le Danube à Ratisbonne, où il put contempler les reliques de son prédécesseur martyrisé, dont la vue ne l’effraya point. Rupert appartenait à cette classe du clergé gallo-frank qui, sorti de la race conquérante, en ressentait encore les instincts, et joignait aux dons chrétiens de l’humilité et de la patience l’audace des entreprises et l’autorité du commandement. Le pacifique gouvernement des églises et la vie oisive des cloîtres ne suffisaient pas toujours à ces pasteurs des races guerrières : il leur fallait de l’agitation, des bois, des montagnes, des conquêtes, et on les voyait souvent, cédant au besoin des saintes aventures, échanger la crosse d’or de l’évêque pour le bâton noueux du pèlerin. C’est ce que venait de faire Rupert, qui se vantait d’avoir dans les veines du sang des rois mérovingiens, mais qui n’était guère moins fier des cicatrices de son martyre, un duc germain idolâtre l’ayant fait prendre un jour et battre de verges jusqu’au point de le laisser pour mort sur la place. Ce n’est pas à un tel homme, venu en Bavière avec le dessein de n’y point rester, qu’on aurait aisément barré le chemin. D’ailleurs l’esprit des Bavarois, châtiés par Pépin d’Héristal, se trouvait alors disposé au calme et à la résignation. Rupert s’occupa d’eux volontiers, et pendant un séjour de quelques semaines à Ratisbonne, il les aida à redevenir chrétiens. Dans le doute où il se trouvait de la foi de chacun d’eux, il prit le sage parti de les rebaptiser tous, ce qu’il fit avec l’aide de ses clercs et à commencer par le duc. Libre alors de tous devoirs de conscience vis-à-vis de la Bavière, il continua son voyage par eau, en descendant le Danube le long de sa rive droite, débarquant près des villes et des bourgs, partout où des populations nombreuses semblaient appeler ses prédications. Il ne lui advint aucun mal, et il poussa de cette façon jusqu’au confluent de la Save, qui servait de limite entre la Hunnie et l’empire grec. Il quitta là sa barque pour pénétrer dans l’intérieur du pays et opérer son retour par terre, en traversant d’un bout à l’autre les deux provinces pannoniennes.

Ce retour se fit également sans encombre. Les Avars, surpris, inquiets peut-être, laissèrent Rupert remplir sa pieuse mission sans le troubler et sans le maltraiter en quoi que ce fût ; il put même croire qu’il avait fait des prosélytes. Après avoir ainsi répandu parmi ces barbares l’enseignement du christianisme, il s’arrêta dans la vallée que baigne la rivière de Lorch, sur la lisière du territoire bavarois. Au lieu où cette rivière se jette dans le Danube, un peu au-dessus de l’Elis, s’élevait alors une ville que les actes désignent sous le nom latin de Laureacum. C’était une des places fortes du pays, protégée qu’elle était au nord par le Danube, à l’est par l’Eus, à l’ouest et au sud par le lit et les marais du Lorch. Rupert, comme un commandant d’armée, en lit le quartier-général de sa prédication, qu’il étendit chez les Vendes-Carinthiens, franchissant courageusement le Hartberg, c’est-à-dire la Dure-Montagne, pour pénétrer dans les retraites sauvages des Slaves. Il y trouva, à ce qu’il paraît, des esprits soumis et sincères, et après avoir vu, pour prix de ses travaux apostoliques, des églises se construire en grand nombre, et des monastères se fonder, il se retira à Passau, laissant des clercs ordonnés par ses mains poursuivre et perfectionner son ouvrage.

Ses leçons toutefois n’avaient point fructifié dans l’esprit rétif des Avars : non-seulement le paganisme persista généralement parmi eux, mais, à l’incitation de leurs sorciers, ils se prirent d’une haine féroce contre tout ce qui rappelait la mission de leur apôtre Rupert. En 736, s’étant jetés sur la ville de Laureacum, ils y dévastèrent particulièrement les lieux saints, et l’évêque et ses prêtres auraient été tous égorgés, s’ils n’avaient réussi à sortir de la place, emportant dans leur fuite les ornemens et les vases sacrés des églises. La colère des Avars, trompés dans leur cruauté, se déchargea sur les monumens eux-mêmes ; tout fut incendié et détruit, églises, maisons, murailles, à tel point que plus d’un siècle après on hésitait sur l’emplacement qu’avait occupé cette ville infortunée. On croyait en retrouver la trace aux ruines d’une basilique dédiée à saint Laurent, dont Rupert avait fait la métropole de sa mission : fragile citadelle d’un établissement si vite disparu. Les Bavarois répondirent à l’attaque des Huns par d’autres attaques. Ceux-ci réclamaient l’Ens pour leur limite occidentale au midi du Danube ; les Bavarois voulaient la reporter plus loin : cette limite fut prise et reprise dix fois en vingt ans, et le fleuve incessamment rougi de sang humain. L’avantage demeura enfin aux Bavarois. Repoussés jusqu’au défilé qui couvre la ville de Vienne du côté de l’ouest, les Huns reçurent pour frontière le mont Comagène et ce rameau détaché des Alpes styriennes qui s’appelle aujourd’hui Kalenberg et qui s’appelait alors Cettius. Ils eurent beau revendiquer de temps à autre ce qu’ils regardaient comme leur vraie limite ; les armes bavaroises, fortifiées de l’autorité de la France, surent les contenir au-delà, et le mont Comagène, poste avancé de la Hunnie du côté des populations teutoniques, reçut en langue germaine le nom de Chunberg, qui signifiait montagne des Huns.

Tandis que les Avars se retrempaient dans ces luttes contre un peuple belliqueux et recouvraient peu à peu leur ancienne énergie, une grande révolution venait de s’opérer dans l’empire gallo-frank. La race de Mérovée, descendue du trône par degrés, était allée finir au fond des cloîtres, ces sépulcres que les mœurs du temps ouvraient aux princes incapables de régner et aux royautés déchues. L’héroïque lignée des maires du palais d’Austrasie avait passé de la souveraineté de fait sur tout l’empire frank à la souveraineté de droit par la proclamation et le couronnement de Pépin le Bref, et cet empire, suivant en quelque sorte dans sa progression les destinées d’une seule famille, s’était accru en même temps qu’elle et successivement de Pépin d’Héristal à Charles-Martel, de Charles-Martel à Pépin le Bref. Quand celui-ci mourut en 768, son fils Charlemagne se trouvait déjà le plus puissant monarque de la chrétienté. Ce fut lui qui mit le comble à la grandeur de la France et à l’élévation de sa maison. Vers l’an 780, l’empiré s’étendait en longueur de l’Èbre à la Vistule, en largeur de l’Océan jusqu’à l’Adriatique, et de la Baltique aux montagnes de la Bohême, embrassant dans son sein l’Espagne septentrionale, l’ancienne Gaule romaine, presque toute l’Italie, le Frioul, la Carinthie, l’Alemanie, la Thuringe, la Bavière, la Saxonie, et les pays slaves limitrophes soit de la Baltique soit des monts Sudètes. Les habitans de ces vastes contrées étaient, ou sujets directs incorporés au territoire de la France, ou peuples vassaux faisant partie de son empire sous le gouvernement de leurs chefs particuliers, de sorte que la Hunnie, si reculée qu’elle fût vers l’orient de l’Europe, se trouvait doublement voisine des Franks, qui la resserraient dans leurs possessions comme dans les branches d’un étau, d’un côté par la Bavière et la Thuringe, de l’autre par l’Italie et le duché de Frioul, son annexe.

Charlemagne à ce moment avait fait taire tous ses ennemis, excepté deux (il est vrai qu’ils étaient dignes de ce nom), les Saxons, vassaux mal soumis dont les révoltes étaient périodiques, et l’empire romain d’Orient, appelé plus communément l’empire grec, qui cherchait à recouvrer en Italie, tantôt par la guerre, tantôt et le plus souvent par l’intrigue, le territoire et les droits qu’il y avait perdus. C’étaient deux causes d’agitations perpétuelles aux deux extrémités de l’empire frank. On donnait alors le nom de Saxonie à toute la largeur de l’Allemagne actuelle entre l’Océan germanique et les montagnes de Bohême, et à sa longueur entre la Baltique et le Rhin, non pas que les tribus de race saxonne occupassent tout ce pays, mais parce qu’elles le dominaient, parce qu’elles avaient réuni presque tous les peuples germains du nord, et même plusieurs peuples slaves, dans une confédération dont elles étaient l’âme, et à qui elles faisaient partager, avec leur aversion contre les Franks, leurs efforts incessans pour en secouer le joug. La confédération saxonne était flanquée à l’ouest et le long de l’Océan par la petite nation des Frisons, au nord et le long de la Baltique par celle des Danois, et à l’est par les tribus sorabes et vendes des bords de l’Elbe supérieur, qui toutes, sans en être membres nominalement, faisaient au fond cause commune avec elle, et la secondaient de leurs armes quand elle en avait besoin. Plus à l’est encore, la Bavière, vassale de la France, mais vassale longtemps réfractaire, flottait incertaine au gré des chances de la guerre, tandis que la Thuringe, partie intégrante de l’empire frank, se débattait encore sourdement sous la main de ses maîtres. Arrière-ban de la Germanie barbare et païenne, qui menaçait d’une nouvelle invasion les contrées du midi soumises à des Germains devenus chrétiens et civilisés, les Saxons se montraient animés d’une double passion de conquête et de fanatisme religieux. En vain les Franks, conduisant de front à leur tour la religion chrétienne et la guerre, forçaient les Saxons vaincus à se faire baptiser et à recevoir des prêtres parmi eux : les Saxons, au premier rayon d’espoir, relevaient la colonne d’Irmin, l’idole des vieux Germains, et massacraient leurs prêtres chrétiens. Le pillage de la rive gauche du Rhin était l’accompagnement ordinaire de ces insurrections religieuses. Le sort avait donné pour chef aux Saxons un barbare habile et heureux qui balança quelque temps la fortune de Charlemagne, Witikind, l’Arminius de ce dernier âge de la Germanie.

Le second ennemi de Charlemagne, l’empire grec, avait alors à sa tête une femme, mais une femme de génie, l’impératrice Irène, mère et tutrice du jeune empereur Constantin VI, surnommé Porphyrogénète. Autant Witikind déployait d’audace et d’activité guerrière pour retarder le progrès des Franks dans le nord de l’Europe, autant l’impératrice Irène montrait d’adresse à leur créer des embarras en Italie. Les Franks n’étaient arrivés à la domination de ce pays que par la faute des empereurs grecs, ennemis du culte des images, Léon l’Iconomaque et Constantin Copronyme, dont le fanatisme follement persécuteur força les possessions grecques de la Haute-Italie à se rendre indépendantes de l’empire d’Orient, et l’église romaine à se séparer de l’église grecque. Tandis que les villes de l’exarchat et de la pentapole, groupées autour de la papauté, cherchaient à se constituer en état libre, les rois lombards, profitant de leur faiblesse, avaient voulu les asservir et menaçaient Rome et le pape lui-même. C’est alors que Pépin, puis Charlemagne avaient passé les Alpes à l’appel du pape et des Italiens, que le roi Didier, renversé du trône des Lombards, avait été jeté dans un cloître, que le trône lui-même avait suivi ce roi dans sa chute, et qu’un nouveau royaume d’Italie, placé sous la suprématie de la France, avait été fondé par Charlemagne en faveur de son second fils Pépin.

Les anciennes possessions grecques de la Haute-Italie, réunies à la ville de Rome, formèrent dès lors, sous le nom de patrimoine de saint Pierre, un petit état dont le pape était le chef, en vertu d’une donation faite par Pépin et confirmée par Charlemagne. Cependant l’empire grec possédait encore une portion de l’Italie méridionale, et les ducs de Spolète et de Bénévent, liés à l’ancienne monarchie lombarde, se montraient disposés à faire cause commune avec lui pour rétablir la presqu’île dans son ancien état politique. C’était là en effet l’ambition d’Irène, qui avait fait de Constantinople un centre d’intrigues dont les fils se croisaient sur toute l’étendue de l’Italie et passaient même par-dessus les Alpes. Lombards, Bénéventins, Italiens ruinés par la guerre ou froissés par un pouvoir nouveau, tous les vaincus, tous les mécontens portaient là leurs espérances ; Adalgise, fils du dernier roi lombard, y sollicitait publiquement l’assistance d’une flotte et d’une armée pour venir relever le trône de son père, et l’impératrice les lui promettait, en même temps qu’elle faisait demander pour son propre fils la fille de Charlemagne, Rotrude, qu’elle se réservait de refuser, si le roi des Franks l’accordait. L’astuce proverbiale des Grecs ne s’était jamais montrée plus habile et plus menaçante que dans la politique d’Irène, qui tenait en échec toute la puissance de Charlemagne en l’empêchant de rien consolider, en entretenant parmi les Lombards leur esprit de nationalité et de vengeance et parmi les mobiles Italiens le vague espoir d’une condition meilleure. Tout le monde attendait donc avec la même anxiété, quoique avec des sentimens différens, le moment où une flotte romaine, sous le pavillon des césars byzantins, débarquerait en Italie l’héritier du trône des Lombards.

Si les Avars, placés entre l’Italie et la confédération saxonne, étaient entrés de bonne heure dans ces querelles, en se portant soit du côté des Lombards, soit de celui des Saxons, la guerre pouvait changer de face, ou du moins devenir indécise. Il eût été facile à Didier d’attirer dans le parti lombard ce peuple, vieil allié d’Alboïn et de ses successeurs ; mais le faible Didier n’y songea pas, ou, s’il y songea, il remit à son gendre, Tassilon, duc de Bavière, voisin et ennemi des Huns, le soin de décider s’il fallait les appeler ou non. C’était un triste conseiller pour un roi sans force, et un bien frêle soutien pour une cause à moitié perdue, que ce duc Tassilon, pusillanime et présomptueux, inutile à ses amis, quand il ne leur était pas funeste, et flottant perpétuellement entre une audace désespérée et un abattement sans mesure. Sorti de l’illustre maison des Agilolfings, destinée à finir avec lui, il avait la vanité de sa race sans en avoir le noble orgueil. Le nom de vassal lui pesait ; la sujétion, l’obéissance, les lois de la subordination féodale lui semblaient des insultes à sa dignité, et, ce qui eût dû alléger pour lui le fardeau du devoir, sa parenté avec Charlemagne, dont il était le cousin germain par sa mère, le lui rendait plus insupportable en ajoutant aux humiliations du souverain les tourmens de la jalousie domestique. On le voyait donc toujours en révolte soit de parole, soit de fait. Même sans vouloir ou pouvoir la guerre, il discutait arrogamment les ordres de son seigneur, il le méconnaissait. Convoqué en sa qualité de vassal aux diètes de l’empire frank, il refusait de s’y rendre, et quand une armée franke arrivait pour le châtier, toute cette vanité malade s’évanouissait en fumée, et Tassilon, à genoux, sollicitait de Charlemagne un pardon que Charlemagne accordait toujours. Peut-être que cette clémence, un peu dédaigneuse dans sa forme, mais sincère au fond, eût fini par toucher son cœur, sans le mauvais génie que le sort lui avait donné pour compagnon de sa vie : je veux parler de sa femme Liutberg, fille de Didier et sœur de cette princesse lombarde que Charlemagne avait épousée et renvoyée au bout d’un an.

Liutberg avait vu se consommer de catastrophe en catastrophe la ruine de sa famille, accomplie par la main des Franks et dont Charlemagne recueillait le fruit : les Lombards dépossédés de l’Italie, son père jeté du trône au fond d’un cloître, son frère exilé, errant à travers le monde, sa sœur déshonorée par un divorce. Elle détestait donc les Franks et par-dessus tout leur roi, qu’elle poursuivait d’une haine implacable. Pour se venger de lui pleinement, ne fût-ce qu’un jour, elle eût tout sacrifié sans hésitation, mari, enfans, sujets, couronne, elle-même enfin. La passion qui l’animait était une de ces folies de férocité que les cœurs lombards et gépides savaient seuls nourrir : c’était la haine d’Alboïn contre Cunimond, de Rosemonde contre Alboïn. Il y avait là quelque chose de monstrueux, d’étranger à la nature humaine, qui effrayait les contemporains eux-mêmes, et ils donnèrent à cette femme la qualification de Liutberg haïssable devant Dieu. Elle avait corrompu à ce point l’âme de son faible mari que, malgré des sentimens chrétiens que la suite montra sincères, il se vantait de ne prêter serment de fidélité au roi Charles que des lèvres et non du cœur, et qu’il recommandait à ses leudes bavarois de ne se point croire liés plus que lui par les sermons qu’ils avaient prêtés. Habile à le dominer par les côtés puérils de son caractère, par sa prétention à tout conduire, à être tout, elle lui présentait les nombreux pardons du roi des Franks comme des outrages plus sanglans que son inimitié déclarée. Sous ces excitations incessantes, Tassilon ne rêvait plus que complots et rébellions ; on l’entendait s’écrier avec amertume : « Mieux vaut cent fois la mort qu’une telle vie ! » Tandis que d’un côté il entretenait des correspondances avec l’impératrice Irène, avec le duc de Bénévent, avec tous les mécontens italiens au profit d’Adalgise, de l’autre il excitait les Saxons, et se faisait le confident ou le complice des assassins qui en Thuringe ou ailleurs conspiraient contre les jours du roi. L’insensé Tassilon, ivre de son importance, se voyait déjà l’arbitre du monde et le libérateur des Germains opprimés.

Tel était l’état des choses dans l’Europe occidentale et celui des esprits, quand Charlemagne, en 782, convoqua à Paderborn, près des sources de la Lippe, une diète de ses vassaux d’outre-Rhin. L’Allemagne était dans une assez grande fermentation ; de sourdes rumeurs couraient sur la réapparition de Witikind en Saxonie et sur les préparatifs cachés des Westphaliens. On s’attendait à une reprise d’armes pour la saison d’été qui allait s’ouvrir ; mais, contre toute prévision, la diète fut nombreuse et pacifique : aucun des chefs saxons n’y manqua, Witikind excepté, et ils n’eurent pour le roi des Franks que des protestations de fidélité et de respect. Sigefrid lui-même, ce roi de Danemark qui donnait ordinairement asile dans ses états à Witikind fugitif, envoya ses ambassadeurs à la diète, où leur présence ne causa pas un médiocre étonnement. La surprise fut plus grande encore lorsqu’on vit arriver les ambassadeurs d’un peuple qui n’avait jamais paru aux plaids des Franks, et qu’au costume de ses représentans, à leurs armes, à leurs cheveux tressés tombant en longues nattes le long de leur dos, on reconnut être le peuple des Huns. Ces hommes venaient au nom du kha-kan et du jugurre ou ouïgour, leurs deux magistrats suprêmes, entretenir le roi Charles des différends qui avaient existé et existaient toujours entre eux et les Bavarois sur la fixation de leur frontière occidentale. C’était là l’objet ostensible de leur mission. Suivant toute vraisemblance, ils en avaient un autre secret : ils venaient, comme les envoyés du roi Sigefrid, observer ce qui se passerait à la diète, sonder le terrain et se concerter, s’il le fallait, pour quelque alliance avec les ennemis des Franks. Ce qui est certain, c’est que leur liaison politique avec la Bavière data de cette époque. Ils exposèrent en public leurs droits ou leurs prétentions à la frontière de l’Ens. « Charles, disent les historiens, les écouta avec bonté, leur répondit prudemment et les congédia. »

La diète ne fut pas plus tôt terminée, Charlemagne et ses vassaux germains n’eurent pas plus tôt regagné chacun son pays, que les assurances de paix commencèrent à se démentir. Les Slaves des bords de l’Elbe et de la Sala firent des courses en Thuringe, et les Frisons se soulevèrent. Une armée franke partit contre ces derniers sous la conduite du comte Theuderic ; mais pendant qu’elle suivait sans trop de précaution la route qui longeait le mont Suntal, dans la vallée du Weser, elle fut assaillie par une multitude innombrable de Saxons ayant Witikind à leur tête. L’armée franke n’était point sur ses gardes, elle fut rompue, enveloppée, presque détruite : c’était l’histoire des légions de Varus dans le guet-apens de Teutobourg ; mais le vengeur ne se fit pas attendre. Charlemagne lui-même entra en campagne, et son approche, qui jetait toujours l’épouvante, suffit pour disperser les troupes saxonnes victorieuses. Bientôt il vit accourir vers lui toutes tremblantes les principales tribus avec leurs chefs : elles protestaient à qui mieux mieux de leur innocence, rejetant toute la faute sur Witikind, qui venait de regagner son asile en Danemark. « Witikind s’est sauvé, répondit froidement le roi des Franks ; mais ses complices sont ici, et je vous dois une leçon que pour votre bien j’ai trop longtemps différée. » On choisit parmi ceux qui se trouvaient là quatre mille cinq cents chefs ou soldats qui avaient pris part à l’embuscade du Suntal, on leur enleva leurs armes et on leur trancha la tête sur les bords de la petite rivière d’Alre, qui se décharge dans le Weser : la rivière et le fleuve roulèrent pendant plusieurs jours à l’Océan des eaux ensanglantées et des cadavres. Cette effroyable leçon n’était pas faite pour calmer les Saxons, qui reprirent la guerre avec fureur ; mais trois grandes batailles gagnées successivement par Charlemagne les épuisèrent tellement qu’ils demandèrent la paix. Witikind lui-même, découragé par ses revers, déposa les armes, et, se rendant en France sous un sauf-conduit du roi, il l’alla trouver dans sa villa d’Attigny pour lui prêter foi et hommage et demander la grâce du baptême. Charlemagne voulut être son parrain. Witikind et ses compagnons, suivant l’expression de nos vieilles chroniques, « furent donc baptisés et reçurent chrétienté ; » mais, toujours excessif dans ses idées, le représentant de la Germanie païenne, l’éternel agitateur des Saxons se fit moine, dit-on, et par des austérités sauvages mérita de passer pour un saint. Ces événemens se succédèrent coup sur coup. Le bonheur inaltérable qui accompagnait Charlemagne dans ses entreprises de guerre le couvrait aussi contre les complots souterrains : une conspiration des chefs thuringiens contre sa vie fut découverte et punie par lui sans trop de rigueur.

Cependant Tassilon n’était point resté inactif, et tandis que la Saxonie se faisait battre, il travaillait à réveiller la guerre en Italie, où le fils de Charlemagne, encore adolescent, n’imposait qu’à demi aux Lombards. Irène s’était engagée positivement à envoyer dans l’Adriatique une flotte et une armée pour aider le fils de Didier à relever le trône de son père. Le duc de Bénévent, Hérigise, avait reçu d’elle, en signe d’intime alliance, une robe de patrice avec une paire de ciseaux destinés à tondre, suivant l’usage romain, sa longue chevelure barbare ; les Lombards étaient dans l’attente, et les Italiens partisans des Grecs préparaient déjà leurs trahisons. Tassilon, de son côté, avait adressé aux Avars une ambassade secrète pour les exhorter à se joindre à lui ; mais ceux-ci se montraient indécis, prétextant l’incertitude des promesses d’Irène, et peu confians d’ailleurs dans la personne de Tassilon. Le mystère n’était point une des vertus du duc de Bavière ; il haïssait, il aimait, il conspirait tout haut, et Charles, informé d’une partie de ses menées, soit par le pape, soit par les Bavarois eux-mêmes, somma son cousin de se rendre à la diète des Franks, qui devait se tenir dans la ville de Worms au printemps de l’année 787. Quoique la sommation eût été faite dans toutes les formes, Tassilon n’y obéit point. C’était, d’après la loi féodale, un acte de félonie et une déclaration de guerre. Charlemagne, à peine la diète terminée, entoura la Bavière d’un cordon de soldats, et marcha lui-même vers la rivière du Lech : il y trouva le vassal réfractaire plus mort que vif, humilié, repentant, implorant son pardon avec larmes. Telle fut la campagne du rebelle Tassilon. Charles se laissa fléchir encore cette fois ; il reçut de lui, avec le bâton, symbole de l’autorité ducale, un nouveau serment de foi et hommage, les mains de Tassilon placées dans les siennes ; mais, pour plus de garantie, il voulut qu’on ajoutât au serment douze otages choisis parmi les plus qualifiés de la Bavière, et le fils du duc comme treizième. Le danger avait été grand pour le gendre de Didier, et la peur encore plus grande : l’orage passé, il n’y songea plus, et Liutberg aidant, il se replongea dans les intrigues avec plus d’audace que jamais.

La fortune au reste semblait le favoriser. La flotte grecque mettait réellement à la voile, le midi de l’Italie s’armait, une sourde agitation se propageait dans le nord. Il revint à la charge près du kha-kan des Avars, à qui cette fois il fit partager ses espérances. Un traité fut conclu entre eux, par lequel le kha-kan s’engagea à envoyer l’année suivante une armée en Italie et une autre en Bavière : celle-là chargée de se joindre aux Grecs, celle-ci destinée à pousser les Bavarois, qui hésiteraient sans doute à se déclarer contre les Franks. L’impulsion une fois donnée, il serait facile d’entraîner la Thuringe et les tribus saxonnes, encore frémissantes. Que garantissait ou que promettait ce traité aux Huns, qui ne faisaient jamais rien pour rien ? On ne le sait pas positivement, mais on peut supposer avec quelque raison que la Bavière leur abandonnait cette frontière de l’Ens qui leur tenait tant au cœur ; ils avaient aussi l’espoir d’un grand butin à prélever, soit sur les amis, soit sur les ennemis. Cette idée de contraindre la Bavière à la guerre contre les Franks par une poussée des Avars appartenait, selon toute apparence, à Liutberg, et dénotait les fureurs impuissantes d’une femme ; mais elle fut peu du goût des nobles bavarois, dont on se jouait ainsi outrageusement. Les uns, par scrupule religieux, car ils regardaient comme une impiété l’alliance de leur duc avec ces païens contre le protecteur de l’église, d’autres par scrupule de fidélité politique, car ils avaient juré foi et hommage au roi Charles, et ils tenaient à leur serment, d’autres enfin par admiration pour ce grand roi, dont le joug leur paraissait plus acceptable à des hommes que celui d’un vieillard aveuglé et d’une femme, adressèrent des remontrances à Tassilon ; mais celui-ci ne les accueillait que par son refrain accoutumé : « Mieux vaut la mort qu’une telle vie ! » À ceux qui lui parlaient de leurs sermens, il répétait ce qu’il leur avait déjà dit bien des fois, que ces sermens-là ne se prêtaient que de bouche, et laissaient libre le fond du cœur. On lui objecta aussi les douze otages et son propre fils qu’il avait livrés naguère à Charlemagne ; mais à ces mots il s’écria avec colère : « J’aurais six fils entre les mains de cet homme, que je les sacrifierais tous les six plutôt que de tenir mon exécrable serment ! » Les leudes bavarois, qui purent trouver mauvais qu’on fît si bon marché de leur vie, dénoncèrent secrètement Tassilon au roi, promettant de fournir en temps et lieu des preuves de leur accusation. Il se joignait à ces intrigues patentes certaines trames ténébreuses qu’on ne connaît pas bien, et qui intéressaient les jours du roi : tout lui fut révélé. Le plus profond secret fut gardé sur cette affaire, et au printemps de l’année 788, Charlemagne convoqua Tassilon dans sa villa d’Ingelheim, sur les bords du Rhin, comme s’il se fût agi d’une diète ordinaire.

L’étonnement du duc fut grand à Ingelheim, lorsqu’il s’aperçut qu’il comparaissait devant un tribunal destiné à le juger, et qu’il avait pour accusateurs ses propres sujets. Ses complots de tout genre et ses crimes contre son seigneur furent déroulés l’un après l’autre avec les circonstances et les preuves ; mais les débats ne furent pas longs. Accablé par l’évidence, le malheureux avoua tout : intrigues en Grèce et en Italie, complot contre la vie du roi, provocation à la félonie vis-à-vis de ses leudes, alliance avec les Huns. Le traité conclu entre lui et ces païens pour la ruine de la chrétienté indigna sans doute l’assemblée à l’égal des attentats prémédités contre Charlemagne, et Tassilon, traître à Dieu non moins qu’au roi, fut condamné à mort d’une voix unanime. Charlemagne fut le seul qui inclina pour la clémence, et parce qu’il connaissait la faiblesse de cet homme, et parce qu’il ne voulait pas verser le sang d’un membre de sa famille. Comme Tassilon restait muet et stupide sous le poids de la sentence des juges, Charles lui demanda avec émotion ce qu’il voulait faire : « Tassilon, lui dit-il, quel est ton projet ? — Être moine et sauver mon âme, » répondit celui-ci d’une voix brève. Il ajouta après un moment de silence : « Accorde-moi la faveur de ne paraître point devant cette diète ni devant le peuple avec la tête rasée ; qu’on ne me coupe les cheveux qu’au monastère. » Liutberg, restée en Bavière, ignorait les événemens d’Ingelheim. Avant qu’elle en pût être informée, des émissaires du roi s’assurèrent de sa personne, de ses enfans et du trésor ducal ; le tout, embarqué sur le Danube, fut amené sans encombre à Ingelheim. La fière Lombarde subit le même sort que son mari, la réclusion monastique, et son front se courba sous le même linceul qui avait enseveli sa mère. Tassilon, enfermé d’abord dans le couvent de Saint-Goar, près de Rhinsfeld, fut ensuite transféré à Lauresheim, puis à Jumiége ; ses deux fils, Theudon et Theudebert, prirent comme lui l’habit de moine, ses deux filles le voile des religieuses. L’aînée fut recluse dans l’abbaye de Chelles, dont Gisèle, sœur de Charlemagne, était abbesse, l’autre dans celle de Notre-Dame de Soissons. Le trésor des ducs de Bavière alla grossir celui des Franks, et le pays, réuni au territoire de la France, reçut des gouverneurs royaux, qualifiés de comtes ou de préfets. Ainsi toutes les vieilles souverainetés de l’Europe, rois lombards, ducs d’Aquitaine, ducs saxons, ducs bavarois, descendaient l’une après l’autre dans le sépulcre ouvert aux rois mérovingiens. Du sein de cette mort anticipée, le monde des temps passés voyait s’élever les nouveaux temps, et les peuples de l’Europe, emportés par un mouvement irrésistible, marcher sur les pas d’une même famille à des destinées inconnues.

On eût pu croire les Avars éclairés ou découragés par la chute de Tassilon ; il n’en fut rien : le kha-kan avait mis toutes ses troupes sur pied ; lui et son peuple avaient compté sur un butin qu’ils ne voulaient pas perdre, et suivant le traité l’ait avec le duc de Bavière, une armée descendit en Italie vers le milieu de l’année 788. Elle attendit dans le Frioul, et tout en pillant suivant son usage, que la flotte partie de Constantinople eût débarqué en Italie Adalgise et les auxiliaires grecs. La flotte, selon ce qui avait été convenu, devait les déposer sur la côte de Ravenne ou dans le golfe de Trieste ; elle les transporta sur la pointe méridionale de l’Italie, où ils n’eurent rien à faire. En effet, le duc de Bénévent, Hérigise, étant mort subitement, sa veuve avait fait la paix avec Charlemagne dans l’intérêt de son fils Grimoald, et quand les Grecs voulurent pénétrer dans l’intérieur de la presqu’île, les Bénéventins leur barrèrent le chemin. L’armée franke, aidée de ces nouveaux alliés, mit en déroute les troupes d’Irène. Les Lombards, dont l’attitude avait été suspecte ou nettement hostile au nord de l’Italie, rentrèrent bientôt dans le devoir, et les Franks, tombant vigoureusement sur les Huns, en débarrassèrent le Frioul. Cet échec n’empêcha pas le kha-kan d’envoyer en Bavière sa seconde armée, qui fut également battue. Deux généraux franks, Grahaman et Odoacre, prenant le commandement des troupes bavaroises, vinrent attendre les Huns sur la rive gauche de rips, et défendirent si bien le passage de cette rivière, que le kha-kan se retira avec plus de dix mille hommes tués ou noyés. Une troisième armée, reprenant l’offensive, vint encore se faire battre. Il y avait eu de la part des Huns agression évidente et gratuite, attaque en pleine paix, violation du droit des gens : Charlemagne résolut d’en tirer vengeance. Le kha-kan et le ouïgour eurent beau envoyer une ambassade à la diète de Worms, au printemps de l’année 790, pour donner des explications et prévenir la guerre, s’il se pouvait : Charlemagne traita durement leurs envoyés. Après avoir entretenu la diète a de l’intolérable malice dont cette nation faisait preuve contre le peuple de France et contre l’église de Dieu » et de la nécessité de lui infliger un châtiment exemplaire, il s’occupa des préparatifs d’une expédition sérieuse, et qu’il supposait devoir être longue, échelonnant des corps d’armée sur le Rhin et au-delà du Rhin, et réunissant de tous côtés des armes et des vivres. Jamais, disent les historiens, on n’avait vu de tels approvisionnemens, et jamais ce roi, qui mettait au premier rang des qualités guerrières la maturité des plans et la prévoyance, n’en avait montré davantage.

L’annonce d’une expédition prochaine contre les Avars produisit dans toute la Gaule une émotion de curiosité qui n’était pas exempte d’inquiétude. De tant de guerres que Charlemagne avait accomplies dans toutes les parties de l’Europe, aucune peut-être n’avait excité au même point que celle-ci les puissances de l’imagination. Ici le pays et la nation étaient complètement inconnus, et ce qu’on en apprenait par les livres contemporains répandus en Occident, c’est que les Avars étaient un peuple de sorciers qui avait mis en déroute, par des artifices magiques, l’armée de Sigebert, époux de Brunehaut, et qui avait failli prendre d’assaut Constantinople, — une race de païens pervers dont la rage s’attaquait avant tout aux monastères et aux églises. Les érudits qui connaissaient la filiation des Huns et des Avars en disaient un peu davantage. Confondant le passé et le présent et attribuant la même histoire aux deux branches collatérales des Huns, ils racontaient les dévastations d’Attila, fléau de Dieu, et sa campagne dans les Gaules. À ce nom, que la tradition prétendait connaître mieux encore que l’histoire, les récits devenaient inépuisables, car il était écrit en caractères de sang dans les chroniques des villes et dans les légendes des églises. Metz parlait de son oratoire de Saint-Étienne, resté seul debout au milieu des flammes allumées par Attila ; Paris rappelait sainte Geneviève, Orléans saint Agnan, Troyes saint Loup ; Reims montrait les cadavres décollés de Nicaise et d’Eutropie ; Cologne, les ossemens accumulés des onze mille compagnes d’Ursule. Qui n’avait pas ses martyrs et ses ruines ?

C’était dans ces narrations colorées par la poésie des âges que se déployait le savoir des clercs. Les gens de guerre, les poètes mondains, les femmes surtout, puisaient de préférence dans une autre source de traditions, dans ces chants épiques en idiome teuton dont Attila était un des héros, qui se répétaient partout, et auxquels Charles lui-même venait de donner une nouvelle vogue en les réunissant. C’est là qu’on étudiait de préférence la vie du terrible conquérant, ses amours, ses femmes, sa mort tragique des mains d’une jeune fille germaine la nuit de leurs noces. Comment cette poésie amoureuse se mêlait-elle à la légende ? Simplement et sans apprêt, comme nous le font voir quelques restes de la littérature du temps. « Le grand roi Charles, dit le moine saxon poète et historien de Charlemagne, avait hâte de rendre aux Huns ce qu’ils méritaient. En effet, tant que cette nation fut florissante et dominatrice des autres, elle ne cessa de faire du mal aux Franks, témoin Saint-Étienne de Metz et tant d’autres églises livrées à l’incendie, jusqu’au jour où son roi Attila, frappé mortellement par une femme, fut envoyé au fond du Tartare….. C’était dans le cours d’une nuit paisible, quand tous les êtres animés sont ensevelis dans le repos ; lui-même dormait accablé de vin et de sommeil, mais sa cruelle épouse ne dormait point ; l’aiguillon de la haine la tenait éveillée, et, reine, elle osa accomplir sur le roi un attentat horrible. Il est vrai qu’elle vengeait par ce meurtre le crime de son père assassiné par son époux. Depuis lors la puissance des Huns tomba comme par un coup du ciel… Les défaites infligées aux pères et les outrages faits aux enfans stimulaient l’esprit du roi Charles, qui gardait au fond de sa mémoire les monumens des vieilles colères. »

Les préparatifs de la guerre durèrent près de deux ans, et quand Charlemagne eut réuni en Bavière suffisamment d’hommes, de chevaux, d’approvisionnemens de tout genre, il se rendit à Ratisbonne, où il établissait son quartier-général ; la reine Fastrade l’y suivit. Les épouses de Charlemagne n’étaient point, comme les sultanes de l’Orient, des femmes amollies dans le repos, faibles de corps et d’âme et destinées à vivre et à mourir sous les verrous : le soldat infatigable voulait des compagnes de ses travaux et des mères fécondes. Quand ces mérites leur manquaient, son cœur se détachait d’elles, et il les répudiait. Fastrade, qu’il avait épousée en 785, après la mort d’Hildegarde, était, malgré les défauts d’un caractère dur et hautain, une de ces femmes qu’il aimait, une confidente et parfois une conseillère utile dans les rudes labeurs de sa vie. Il l’installa donc à Ratisbonne avec les trois filles qu’elle lui avait données et qui étaient de jeunes enfans, et celles plus nombreuses et plus âgées qu’il avait eues de ses autres épouses et de ses concubines. Fastrade les soignait toutes également, sans jalousie comme sans prédilection, exerçant leur esprit et leurs doigts par des travaux variés, et filant au milieu d’elles. Charles avait voulu que son fils Louis, roi d’Aquitaine, alors âgé de treize ans, assistât aux opérations de cette guerre et y fît ses premières armes. Sous le léger costume aquitain, que son père aimait à lui voir porter comme un hommage rendu à ses sujets d’outre-Loire, on le voyait cavalcader au milieu des Franks bardés de fer. « Il avait, disent les historiens, un petit manteau rond, des manches de chemise fort amples, des bottines où les éperons n’étaient pas liés avec des courroies, à la manière des Franks, mais enfoncés dans le haut du talon, et un javelot à la main. » Le jeune Louis, dans cet équipage, avait un air à la fois guerrier et gracieux. Charles lui ceignit lui-même son baudrier garni de l’épée à la vue des troupes rangées en cercle, et cette remise solennelle des armes est ce qu’on appela plus tard « faire chevalier, » Les généraux ayant reçu leurs ordres et chaque corps d’armée sa destination particulière, le roi partit pour les bords de l’Ens, où stationnait la division qu’il devait commander en personne.

Le plan de campagne de Charlemagne, si mûrement préparé, au dire des historiens, semble avoir devancé, par la hardiesse et la science des combinaisons, le génie stratégique moderne[3]. Maître de l’Italie en même temps que de la Bavière, il prit deux bases d’opérations, l’une sur le Haut-Danube, l’autre sur le Pô. Tandis que l’armée de France attaquerait la Hunnie de front par la grande vallée qui la traverse, l’armée d’Italie, sous la conduite du roi Pépin, devait franchir les Alpes et la prendre en flanc par les vallées de la Drave et de la Save. L’armée franke était partagée elle-même en deux corps destinés à agir simultanément sur les deux rives du Danube. Charlemagne, prenant le commandement du premier corps, composé des Franks proprement dits, des Alemans et des Souabes, devait opérer sur la rive droite, la plus importante militairement, et envahir les Pannonies ; le second corps, composé des contingens saxons et frisons, devait suivre les chemins tourmentés et resserrés de la rive gauche et attaquer le cœur de la Hunnie ; il était commandé par deux généraux franks d’un grand renom, le comte Theuderic et le chambellan Megenfrid. Une flottille nombreuse, portant les approvisionnemens de la campagne et en outre les contingens bavarois, devait descendre le fleuve en suivant les mouvemens des deux divisions de terre, et fortifier l’une ou l’autre au besoin. Pépin avait reçu l’ordre d’arriver sur les Alpes à la fin d’août et de pénétrer immédiatement dans la Pannonie inférieure ; les opérations sur le Danube étaient fixées à la première semaine de septembre.

De leur côté, les Avars ne s’endormaient pas ; ils avaient profité du répit que leur laissait Charlemagne pour réparer ou compléter leur système de défense, système étrange qui ne ressemble à aucun autre, et qui paraît avoir été imaginé plutôt pour arrêter des courses de brigands, telles que celles des Bulgares et des Slaves, que pour soutenir l’effort de grandes années organisées, telles que celles des Franks. Nous en avons une description curieuse, quoique un peu obscure, dans les récits du moine de Saint-Gall, qui la tenait, nous dit-il, de son maître Adalbert, vieux guerrier qui avait accompagné le comte Gérold et ses Souabes dans la campagne de Hunnie. Qu’on se figure neuf grands remparts ou enceintes de forme à peu près circulaire, et rentrant les uns dans les autres de manière à partager le pays en zones concentriques depuis sa circonférence jusqu’à son milieu : c’étaient les fortifications des Avars. Ces enceintes, appropriées aux difficultés du terrain, se composaient d’une large haie, établie d’après le procédé suivant : on enfonçait, à la distance de vingt pieds l’un de l’autre, deux rangées parallèles de pieux dont la hauteur était aussi de vingt pieds, et l’on remplissait l’intervalle par une pierre très dure ou une sorte de craie qui, en se liant, ne formait qu’une masse ; le tout était revêtu de terre, semé de gazon et planté d’arbustes serrés qui par leur entrelacement présentaient une haie impénétrable. La zone laissée entre deux remparts contenait les villes et les villages, disposés de façon que la voix humaine pût se faire entendre de l’un à l’autre pour la transmission des signaux. Les enceintes, qui longeaient d’ordinaire le lit des fleuves et les pentes des montagnes, étaient percées de loin en loin par des portes servant de passage aux habitans. Une enceinte prise, ils pouvaient se réfugier dans la suivante avec leurs meubles et leurs troupeaux, sauf à se retirer dans la troisième, si la seconde était forcée. D’une enceinte à l’autre, on pouvait correspondre au moyen de la trompette, dont les airs variaient selon des règles convenues. Le nom avar de ces vastes clôtures concentriques nous est inconnu ; les Germains les appelaient hring ou ring, c’est-à-dire cercles. Adalbert affirmait à son élève que d’un ring à l’autre la distance était à peu près celle du château de Zurich à la ville de Constance, ce qui faisait de trente à quarante milles germaniques. Le diamètre de ces cercles allait en se rétrécissant à mesure qu’on approchait du centre, et là se trouvait le ring royal, que les Lombards et les Franks appelaient aussi campus, camp, et qui renfermait le trésor avec la demeure des souverains de la Hunnie. Il était situé non loin de la Theiss, et au lieu où l’on suppose que s’élevait le palais d’Attila. Aussi, et sans trop s’arrêter aux obscurités que contiennent la description du moine de Saint-Gall et surtout ses mesures, on s’aperçoit que Charlemagne n’avait pas de minces difficultés à vaincre pour arriver au cœur du pays des Huns. Ces haies couvertes par des rivières et flanquées de montagnes, sans offrir l’obstacle de bonnes murailles crénelées, arrêtaient une armée envahissante à chaque pas et pouvaient la décourager, et le Danube, qui les coupait presque toutes par le milieu, permettait à leurs défenseurs d’accourir ou de faire retraite d’une rive à l’autre.

Cette guerre avec le peuple d’Attila prenait aux yeux de Charlemagne un caractère essentiellement religieux, où dominait le souvenir du passé et comme une idée de revanche contre le fléau de Dieu. Il voulut y préparer son armée par des mortifications et des prières propres à appeler sur elle la protection spéciale du ciel. Des litanies, accompagnées d’un jeûne général, furent célébrées dans le camp des Franks, qui présenta pendant trois jours le spectacle anticipé d’un camp de croisés sous les murs de Jérusalem ou d’Antioche. Charles lui-même nous donne la description de la pieuse solennité dans une lettre qu’il adresse des bords de l’Ens à Fastrade, et dont voici quelques passages :

« Charles, par la grâce de Dieu, roi des Franks et des Lombards et patrice romain, à notre chère et très aimable épouse Fastrade reine.

« Nous t’envoyons par cette missive un salut affectueux dans le Seigneur, et par ta bouche nous adressons le même salut à nos très douces filles et à nos fidèles résidant près de toi. Nous avons voulu t’informer que, le Dieu miséricordieux aidant, nous sommes sain et sauf, et que nous avons reçu par un envoyé de notre cher fils Pépin des nouvelles, qui nous ont réjoui, de sa santé, de celle du seigneur l’Apostolique, et de nos frontières situées de ce côté, qui sont paisibles et sûres… Quant à nous, nous avons célébré les litanies pendant trois jours, à partir des noues de septembre, qui étaient le lundi, continuant le mardi et le mercredi, afin de prier la miséricorde de Dieu qu’elle nous concède paix, santé, victoire et heureux voyage, assistance, conseil et protection dans nos angoisses. Nos évêques ont ordonné une, abstinence générale de chair et de vin, excepté pour ceux qui ne la pourraient supporter pour causes d’infirmité, âge avancé ou trop grande jeunesse ; toutefois il a été établi qu’on pourrait se racheter de l’abstinence de vin pendant ces trois jours, les riches en payant un son par jour, les autres au moyen d’une aumône proportionnée à leurs facultés, ne serait-elle que d’un denier. Chaque évêque a dû dire sa messe particulière à moins d’empêchement de santé ; les clercs sachant la psalmodie avaient à chanter cinquante psaumes chacun, et pendant la procession des litanies ils devaient marcher sans chaussure. Telle fut la règle dressée par nos évêques, ratifiée par nous et exécutée avec l’assistance de Dieu. Délibère avec nos fidèles comment vous célébrerez aussi ces mêmes litanies. Tu feras, quant au jeûne, ce que ta faiblesse te permettra. Nous nous étonnons d’ailleurs de n’avoir reçu de toi, depuis notre départ de Ratisbonne, ni message ni lettre ; fasse donc que nous soyons mieux informé à l’avenir de ta santé et de tout ce qu’il te plaira de nous apprendre. Salut encore une fois dans le Seigneur. »

Charlemagne passa l’Ens, et traversa sans trouver d’ennemis la contrée avoisinante : c’était le malheureux pays que les Huns et les Bavarois s’étaient disputé si longtemps, et dont ils avaient fait un désert. La rivière d’Ips n’arrêta pas sa marche, quoique sans doute le pont construit jadis par les Romains eût été coupé ; la forte position de Lemare, aujourd’hui le Moelk, ne lui opposa point de résistance ; ce n’est qu’à l’approche du mont Comagène qu’il aperçut du mouvement, des bandes armées et tous les signes d’une défense énergique. Un bras des Alpes de Styrie, projeté vers le Danube, ne laisse entre ses escarpemens et le fleuve qu’un étroit défilé, fameux dans l’histoire des guerres danubiennes, le défilé du mont Kalenberg, alors mont Cettius. Il couvre à l’est Vindobona, Vienne, ville obscure jadis, devenue importante dans les derniers temps de la domination romaine, où on la voit remplacer l’antique Carnuntum comme métropole de la Pannonie supérieure. En avant et du côté de l’ouest, le défilé est couvert lui-même par une montagne qui en protège les approches ; c’est le mont Comagène, dont nous avons déjà parlé. Un château établi sur cette montagne et un rempart ou haie fortifiée interceptaient la route, reliant au Danube la chaîne du Cettius, embarrassée d’épaisses forêts et ravinée par des torrens. Charlemagne dut faire halte pour assiéger régulièrement le rempart et la forteresse. À l’opposite du mont Comagène, de l’autre côté du Danube, descend des hauts plateaux de la Moravie la rivière de Kamp, sinueuse et profonde, qui se jette dans le fleuve par sa rive gauche : les Huns en avaient fait le fossé d’un second rempart, qui formait à travers le Danube la continuation du premier et complétait le barrage de la vallée. Le rempart de la Kamp arrêta le corps d’armée du comte Theuderic, comme celui de Comagène avait arrêté Charlemagne : mais il fut plus promptement enlevé, soit force naturelle moindre, soit moindre résistance, les Avars ayant porté leurs principaux moyens d’action sur la rive droite. Plusieurs assauts tentés par Charlemagne contre le château et la haie de Comagène avaient échoué, et les assiégés, munis d’une énorme quantité de machines de jet, lui faisaient éprouver de grandes pertes par leur artillerie, quand les troupes de Theuderic, maîtresses des lignes de la Kamp, parurent sur la rive gauche, et que la flotte, arrivée à propos, se déploya en bon ordre sur le fleuve. Cette vue ranima le courage des Franks, en même temps qu’elle remplit les Huns de terreur. Craignant d’avoir la retraite coupée, ces barbares s’enfuirent avec leurs troupeaux ou dans les bois épais que recelait la montagne, ou derrière la plus prochaine enceinte, laissant le château de Comagène, puis la ville de Vienne, à la merci du vainqueur. Le château fut rasé, les machines de guerre détruites, la haie brûlée et nivelée, et Charlemagne dépêcha le jeune roi d’Aquitaine, son fils, pour annoncer à la reine Fastrade le double succès qui inaugurait si bien la campagne.

Un second cercle, placé à quelque distance au-dessous de Vienne, ne fut emporté qu’après une grande bataille, et les Franks ne trouvèrent plus de résistance jusqu’au Raab. Cette rivière et les marais du lac Neusiedel servaient de fossé à un troisième rempart bien garni de tours et défendu près du confluent de la rivière par la forte place de Bregetium. Charlemagne, n’osant l’attaquer de front, franchit la rivière dans un lieu où elle était guéable, força la haie et tourna la place, qui se rendit à son approche. Pendant ce temps-là, le comte Theuderic enlevait de l’autre côté du Danube un rempart construit le long du Vaag et reliant le fleuve aux Carpathes. Les deux corps de l’armée de terre avaient glorieusement rempli leur tâche ; ce fut le tour de la flotte. Entre les embouchures du Vaag et du Raab, situées presqu’en face l’une de l’autre, le Danube, gêné par les atterrissemens que ces deux rivières roulent incessamment dans son lit, se divise en plusieurs bras et forme sept îles, dont la plus grande et la plus septentrionale n’a pas moins de vingt lieues de long sur six de large. Ces îles, couvertes de joncs et de. saules, entrecoupées de marécages et de fondrières et sans routes certaines, avaient servi d’asile aux habitans accourus des deux rives avec leurs propriétés et leur bétail. Les Huns s’étaient même retranchés assez solidement dans la plus grande, qui présentait des bords élevés et un accès difficile ; mais ils avaient compté sans la flotte, qui commença par les bloquer, et les attaqua ensuite de vive force. Le siège dura trois jours. Après beaucoup de sang versé, les Huns se rendirent, et l’on trouva dans leur enclos un amas considérable de grains et des troupeaux sans nombre ; les habitans, hommes, femmes, enfans, furent réduits en servitude. Ce dernier fait d’armes ne se lit pas dans les historiens contemporains, d’ailleurs très laconiques, mais il est attesté par une tradition constante, que sa vraisemblance nous permet d’accepter, et que j’ai reproduite telle qu’elle se racontait au XVe siècle.

De son côté, le jeune roi d’Italie n’était pas resté oisif. Son armée, composée en majeure partie de Lombards et de Frioulois, et qui comptait un évêque parmi ses généraux, s’était portée, suivant ses instructions, directement sur la Pannonie inférieure, pour prendre la Hunnie en flanc et se rejoindre au corps d’armée de Charlemagne. Arrivée au sommet des Alpes le 28 août, elle en était descendue probablement par la vallée de la Drave, pour pénétrer, entre cette rivière et la Save, dans ce qu’on appelait la presqu’île sirmienne. Là elle s’était trouvée en face d’un des rings intérieurs, qui contenait d’autant plus de richesses, que les Huns l’avaient cru plus à l’abri des attaques. Ils le défendirent vigoureusement, mais le ring fut enlevé, et le butin qu’on y trouva dédommagea amplement le soldat de ses fatigues. La tradition rapporte que Pépin, emporté par son ardeur, fut blessé d’une flèche à l’assaut du rempart et renversé de cheval : l’histoire n’en dit rien, et nous ne trouvons non plus aucune allusion à ce fait dans la lettre par laquelle le père, tout enorgueilli des succès de son fils, en mande le récit à Fastrade. Il se borne à ces mots : « Pépin a tué tant d’Avars, qu’on n’avait jamais vu pareil massacre ; l’enceinte a été prise et pillée, et on y a passé la nuit et la matinée du lendemain jusqu’à la troisième heure. »

Ainsi la Pannonie avait été parcourue dans toutes ses directions par les armées de la France, et la Hunnie transdanubienne avait été occupée jusqu’au Vaag ; il ne restait plus que la grande plaine que traverse la Theiss et les cantons situés dans les Carpathes ou à l’est de ces montagnes jusqu’à la Mer-Noire. La saison avançait, et la prudence conseillait à Charlemagne de ne point engager ses troupes au commencement de l’hiver dans un pays de marécages et de rochers où elles auraient à souffrir de la disette et des inondations plus encore que des hommes. Une épizootie, qui s’était mise sur les chevaux de l’armée et en avait déjà fait périr la plus grande partie, eût été à elle seule une raison suffisante de ne pas pousser plus loin. Charlemagne termina donc là la campagne ; il renvoya l’armée d’Italie dans ses cantonnemens du Pô, plaça le corps du comte Theuderic et le sien en observation sur la frontière hunnique, et emmena son fils Pépin pour aller célébrer avec lui les fêtes de Noël à Ratisbonne.


II.

L’expédition de Hunnie avait permis à Charlemagne d’observer par lui-même, en même temps que la faiblesse des Huns, la beauté et l’importante situation de ce pays, qui dominait l’Italie au midi, les nations slaves à l’ouest et au nord, et confinait à l’empire romain d’Orient. Ce conquérant avait plus d’une raison pour ne point vouloir perdre le fruit de cette guerre ; il jeta son dévolu sur la Hunnie, dont une portion lui convenait pour agrandir le territoire de la France, l’autre pour étendre sa suprématie, et comme il savait toujours entremêler la modération à l’emploi de la force, il lui plut d’attendre que le kha-kan et le ouïgour se remissent d’eux-mêmes à sa discrétion. Ce qui peut-être chatouillait le plus son orgueil dans le rapide succès de cette campagne, c’est qu’il avait planté le drapeau frank à la frontière de l’empire grec, et fait pâlir cette cour de Constantinople, présomptueuse et jalouse, qui s’était vainement flattée de le chasser de l’Italie, et dont le mauvais vouloir éclatait maintenant par une opposition dédaigneuse au plus cher de ses projets, celui de devenir empereur d’Occident. Il n’ignorait pas qu’une terreur panique avait saisi la Thrace et la Macédoine, quand on avait vu ses armées s’approcher de la Save, que les villes avaient fermé leurs portes, que des troupes s’étaient mises en marche, qu’en un mot la consternation régnait au palais de Byzance. Et ce n’était pas seulement dans les provinces voisines du Danube que les Grecs éprouvaient ce sentiment d’anxiété ; le Péloponèse et les îles de la mer Egée se croyaient aussi à la veille d’une invasion des Franks, et comme il arrive toujours en pareil cas, les peuples ne parlaient qu’avec admiration du grand homme qui leur faisait peur. Son nom volait de bouche en bouche dans tout l’Orient. Les ambassadeurs du khalife Aroun-al-Rachid, qui vinrent le visiter quelques années après dans Aix-la-Chapelle, purent lui raconter sans adulation qu’en Asie comme en Europe, dans les îles comme sur la terre ferme, d’un bout à l’autre de l’empire grec, les peuples ne craignaient ou n’espéraient que lui. Il s’agissait maintenant pour Charlemagne de franchir le dernier pas, et il pensait avec grande raison que la conquête de la Hunnie servirait à le lui rendre plus facile. Quand l’empire frank, qui touchait déjà à la Baltique par la Vistule, aurait atteint la chaîne des monts Carpathes et la Mer-Noire, l’ancien empire romain d’Occident se trouverait reconstitué sur une base plus large qu’autrefois et ne réclamerait plus qu’un empereur. Voilà ce qu’il se disait sans doute en traversant les Pannonies et occupant déjà par la pensée la Dacie de Trajan, qui se dessinait à ses yeux sur l’autre rive, et il habituait le monde à cette idée, qui faisait à la fois rire et trembler les Grecs, l’idée d’une résurrection des césars occidentaux dans la personne d’un roi des Franks.

Ces préoccupations le retinrent pendant tout le cours de l’année 792 dans le voisinage de la Hunnie, contre laquelle il méditait à tout événement un nouveau plan de campagne. Ce demi-barbare devinait la civilisation dans un siècle qui n’en connaissait plus que les ruines. Le canal de Drusus, celui de Corbulon, creusé jadis entre la Meuse et le Rhin, et l’entreprise de Lucius Vêtus pour joindre la Moselle à la Saône, lui inspirèrent une des plus grandes idées qui aient traversé la tête d’un chef de gouvernement. Le rapprochement topographique du Rhin et du Danube, qui, voisins par leurs sources, le sont encore plus par leurs affluens, lui fit concevoir la possibilité de les réunir au moyen d’un canal. Dans ce projet, sans doute les besoins de la guerre furent les premiers à frapper son imagination : il se représenta d’abord les flottes de la Frise convoyant sans interruption ses troupes et ses approvisionnemens des bords du Rhin à ceux de la Theiss, mais il entrevit aussi tout l’avantage qu’en retirerait le commerce pour la gloire et la prospérité de son empire, quand la France enverrait par des fleuves français ses navires dans la Mer-Noire, pour en rapporter à Ratisbonne, à Mayence, à Cologne, les trésors de Golconde ou les merveilles féeriques de la Perse. Sous l’aiguillon de ces vagues pensées, ou plutôt de ces instincts de civilisation, Charlemagne se mit à l’œuvre sans délai. Nous dirions en langage administratif moderne qu’il fit venir ses ingénieurs pour leur demander un plan de jonction des deux fleuves, et que ceux-ci mirent le plan à l’étude : ces formules rendraient exactement ce qui se passa alors. « Ceux qui avaient la connaissance des choses de ce genre, comme s’expriment les contemporains, lui exposèrent que la Rednitz, qui se jette dans le Mein, par lequel elle communique avec le Rhin à Coblentz, et l’Almona (aujourd’hui l’Altmühl), qui tombe dans le Danube au-dessus de Ratisbonne, pouvaient être réunis par un canal de six mille pas de longueur et capable de recevoir de grands navires. » En effet ces deux affluens, l’un direct, l’autre indirect, du Danube et du Rhin, descendus tous deux de la chaîne du Steigerwald, se rapprochent dans leurs sinuosités à la distance de six milles seulement, dans un pays plat et marécageux. Charlemagne voulut qu’on y creusât un canal de trois cents pieds de largeur et d’un tirant d’eau suffisant pour tous les besoins des flottes. Lui-même s’établit sur les lieux avec des ouvriers tirés de l’armée, et le travail commença. On en avait déjà fait le tiers, quand les pluies d’automne, arrivées plus fortes que de coutume, noyèrent ce pays, naturellement humide. La tranchée se remplissait d’eau toutes les nuits, les talus détrempés s’affaissaient : c’était chaque jour nouveau travail, et le soldat, toujours plongé dans la boue, éprouvait des fatigues inouies. Bientôt la maladie se mit dans ses rangs. Des plaintes s’élevèrent de toutes parts contre une entreprise dont on ne comprenait pas la grandeur, et Charles vaincu dut céder aux obstacles de la nature et aux murmures des hommes ; il abandonna le projet. Une vieille tradition rapporte qu’il fut amené à cette résolution par des fantômes et des apparitions diaboliques qui effrayaient la nuit les travailleurs et l’épouvantèrent lui-même. Ces fantômes, ces lémures qui firent reculer sa forte volonté, ce furent probablement les préjugés de l’ignorance, contre lesquels les inspirations du génie se brisent quand elles sont prématurées. Il ne reprit plus son canal inachevé, et se contenta de faire construire plusieurs ponts de bateaux, tant sur le Danube que sur les rivières affluentes qu’il aurait besoin de passer dans une seconde campagne.

La nation avare semblait abattue. Dispersée dans ses bois et ses montagnes, elle ne songeait ni à se rallier ni à reprendre ses armes, quand un message des Saxons vint l’agiter de nouveau. Ils l’invitaient à se joindre à eux pour un grand effort qui, brisant le joug des Franks en Germanie, les balaierait au-delà du Rhin. « Déjà même, assuraient-ils, leurs troupes avaient détruit une division de l’armée de Charlemagne sur les bords du Weser ; bientôt la Germanie tout entière serait debout : quelle plus belle occasion pour les peuples d’assurer à jamais leur liberté ? » Ce message causa parmi les Huns une émotion profonde. Les souffrances de la dernière campagne avaient créé chez eux un parti de la paix ; le ressentiment et l’espérance entretenaient le parti de la guerre : on se disputa, on en vint aux mains, et les deux chefs qui avaient provoqué et conduit les expéditions d’Italie et de Bavière, le kha-kan et le ouïgour, furent massacrés. Le parti de la paix triomphait ; il choisit pour kha-kan un certain Tudun, lequel s’empressa d’envoyer à Charlemagne une ambassade chargée de lui déclarer que son peuple et lui se mettaient à la merci du roi des Franks, et que pour son compte il recevrait volontiers le baptême. Charlemagne accueillit mal le message et les messagers, soit qu’il doutât de la sincérité de la proposition, soit que dans l’état des choses il lui convînt de frapper à la fois deux grands coups sur deux peuples païens qui avaient cherché à s’entendre.

L’ambassade congédiée rentra en Hunnie, et l’on apprit bientôt que la division friouloise et carinthienne de l’armée d’Italie passait les Alpes sous la conduite du duc de Frioul Héric, général expérimenté et plein d’ardeur, et pénétrait en Pannonie, tandis que les Saxons étaient pourchassés par des forces supérieures entre l’Elbe et l’Oder. Le plan de campagne de Charlemagne à l’égard des Huns fat de les attaquer, comme la première fois, par l’Italie et la Bavière, en faisant marcher sa seconde armée directement sur la Theiss par la rive gauche du Danube, en même temps qu’Héric mettrait à feu et à sang les contrées de la rive droite. Le jeune roi Pépin, qui se trouvait près de lui, devait prendre le commandement de l’armée occidentale. Tout se passa comme il l’avait prévu. Héric assaillit, au printemps de l’année 796, un des rings intérieurs de la Hunnie, et y trouva un immense butin, qui fut envoyé à Aix-la-Chapelle. Ce fut ensuite le tour du roi Pépin, qui, marchant résolument jusqu’aux plaines marécageuses de la Theiss, eut la gloire d’assiéger et de prendre le ring royal, habitation des kha-kans et lieu de dépôt du trésor de la nation. En vain Tudun, frappé de crainte, était venu près du jeune roi pour le fléchir et obtenir rémission : Pépin ne s’arrêta point jusqu’à ce qu’il eût mis le pied dans ce sanctuaire de la nationalité avare, et que l’étendard du protecteur de l’église, qui venait de recevoir en hommage du pape les clés de la confession de saint Pierre, flottât sur l’ancienne demeure du fléau de Dieu. La paix fut conclue sur les ruines du ring, et Tudun avec les chefs principaux de la Hunnie accompagna le jeune vainqueur jusqu’aux bords du Rhin, et de là à Aix-la-Chapelle, où Pépin devait retrouver son père.

L’entrée de Pépin dans Aix-la-Chapelle, ou plus exactement dans Aquisgranum, présenta comme une image des triomphes de cet ancien empire romain dont Charlemagne rêvait la résurrection avec tant d’ardeur. On vit défiler devant le triomphateur les étendards conquis, les dépouilles des chefs groupées en trophées, et dans une longue suite de chariots découverts le trésor des rois avars : des monceaux d’or et d’argent monnayé, des lingots, des pierreries de toute sorte, des tissus d’or, de soie, de pourpre, des vases précieux enlevés aux palais ou aux églises, et dont la richesse et la forme indiquaient s’ils provenaient des pillages de la Grèce, de l’Italie ou de la Gaule. Tudun et les nobles Avars, dans une attitude morne et humble à la fois, faisaient partie du cortège : on pouvait se demander si c’était comme captifs ou comme alliés. Tudun, s’agenouillant devant Charlemagne, lui prêta serment de fidélité suivant le cérémonial des Franks, et exprima le vœu de recevoir bientôt le baptême. Charles, en souverain puissant et magnifique, ne s’adjugea pas le trésor des Huns comme un butin. Après en avoir prélevé ce que les savans de sa cour appelaient sans doute « les dépouilles opimes, » pour en faire don aux autres souverains et aux églises, il distribua le reste avec une prodigalité toute royale à ses fidèles, clercs et laïques, sujets et vassaux.

Ses libéralités commencèrent par le pape. L’abbé Angilbert, qu’on désignait sous le nom d’Homère dans l’académie Caroline, et qui, après avoir épousé Berthe, une des filles du roi, l’avait quittée de son consentement pour se faire moine à l’abbaye de Saint-Riquier, fut chargé d’accompagner à Rome le trésor enlevé par Héric, et de le déposer sur le tombeau des saints apôtres. Parmi les rois d’Europe qui prirent part à ces riches gratifications figurait le roi de Mercie, Offa, à qui Charlemagne adressa une lettre contenant ces mots : « Nous avons envoyé aux grandes cités et aux métropoles une part du trésor des choses humaines que Jésus-Christ nous a accordées malgré nos démérites. À vous que nous aimons, nous avons voulu offrir un baudrier, un glaive hunnique et deux manteaux de soie. » On peut supposer que dans le nombre des églises honorées de la munificence du roi, celles-là eurent le premier rang qui, pillées jadis par Attila, pouvaient revendiquer de pareils cadeaux comme une restitution légitime. La cathédrale de Mayence reçut, à ce titre apparemment, des objets du plus grand prix, qu’on montrait encore, au XVIe siècle, dans son trésor épiscopal. « C’était, nous dit un écrivain, qui les vit alors et les admira, une croix d’or massif, nommée Benna, pesant douze cents marcs, et sur laquelle était inscrit un vers latin qui en indiquait le poids. C’étaient aussi deux calices de l’or le plus fin, dont le plus petit pesait dix-huit marcs, dont le plus grand, épais d’un doigt, avait deux anses qui remplissaient les mains de celui qui le soulevait, et avait la forme d’un mortier. L’un et l’autre étaient tout parsemés de pierreries. »

La guerre avait eu son triomphe, la foi attendait le sien. Lorsqu’on jugea Tudun et ses compagnons suffisamment instruits des vérités chrétiennes pour être admis au sacrement du baptême, on procéda à cette solennité avec un grand éclat, devant un immense concours de peuple. L’usage était, à la cour de Charlemagne, que les catéchumènes convertis par ses soins, avant d’approcher du baptistère, se dépouillassent entièrement de leurs habits pour se revêtir de robes ou longues chemises blanches, du fin le plus fin, qu’on leur abandonnait ensuite en commémoration de leur baptême. Ce cadeau était fort recherché des sauvages païens du nord, témoin ce vieux soldat saxon, qui se vantait de s’être fait baptiser vingt fois pour se composer une garde-robe de chemises de lin, s’il faut en croire le moine de Saint-Gall, dont les anecdotes ne sont pas toujours bien dignes de foi. Sous ce costume, étrange pour un successeur d’Attila, Tudun, à genoux près de la piscine, fut lavé de l’eau baptismale, que chaque noble avar reçut à son tour. L’église d’Aix déploya pour cette grande occasion ses plus riches ornemens et le luxe de ses processions d’évêques et d’abbés, étincelans d’or et de pierreries, qui faisaient dire à un ambassadeur du khalife Aroun : « J’avais vu jusqu’à présent des hommes de terre, aujourd’hui je vois des hommes d’or. » Les vers et la prose ne manquaient jamais aux fêtes de Charlemagne, à qui c’était faire sa cour que d’aimer les lettres ; ils vinrent en abondance dans celle-ci, et les lettrés absens tinrent eux-mêmes à honneur d’y être représentés. Alcuin, dont le nom académique était Albinus, comme celui d’Angilbert était Homère et celui de Charlemagne lui-même David, félicitait le roi, dans une lettre artistement travaillée, « d’avoir courbé sous son sceptre victorieux cette race des Huns, si formidable par son antique barbarie, d’avoir attaché ces fronts superbes au joug de la foi, et fait briller la lumière à des yeux qui semblaient éternellement voués aux ténèbres. »

Théodulf, évêque d’Orléans, envoya aussi son tribut dans une pièce de vers que nous avons encore, pièce composée évidemment pour les savans membres de l’académie Caroline, qu’il désigne toujours par leurs sobriquets littéraires, et dont il s’occupe beaucoup plus que des Huns et de leur conversion. L’Italien Théodulf, que Charlemagne retenait près de lui à force d’argent et d’honneurs, dont il avait fait un de ses missi dominici, puis un évêque d’Orléans, était alors le poète à la mode, le Fortunat d’une cour où la politesse essayait de renaître par la culture des lettres, et où l’on enviait aux poètes italiens leur manière leste et dégagée, leur talent d’exagérer les petites choses, leurs antithèses, leur recherche parfois gracieuse d’idées et de mots. Tout ce bagage d’une littérature traditionnelle, ces procédés de métier restés en Italie, oubliés ailleurs, frappaient d’admiration des esprits habitués aux formes un peu lourdes qu’apportaient avec leur science les philosophes théologiens de l’île de Bretagne. On se passa donc de main en main, on lut avec une avide curiosité les nouveaux vers de Théodulf, dont le succès apparemment fut d’autant plus général que chacun y trouva pour soi un souvenir aimable ou une flatterie. D’abord c’était le roi a sage comme Salomon, fort comme David, beau comme Joseph ; » puis la belle Luitgarde, que Charles venait de mettre dans son lit aussitôt après la mort de Fastrade, puis les princesses filles du roi pour le portrait desquelles le poète-évêque avait épuisé toutes ses réminiscences mythologiques et toute la nomenclature des pierreries et des fleurs. Les fils du roi n’y étaient point oubliés, non plus que leurs fidèles et les lettrés de l’académie, Riculfe-Damœtas, Ricbode-Macarius, Thyrsis le camérier et Ménalcas le grand-maître de la table du roi. Avec tout cela, il restait peu de place pour le sujet de la fête, quoique la pièce fût passablement longue. Par une fiction assez heureuse, l’auteur introduisait, à la suite des Avars, les Arabes d’Espagne, qu’il montrait dans le lointain désireux aussi du baptême et du joug des Franks, et, ce qu’on ne dédaignait pas à la cour de Charlemagne, venant verser les trésors de Cordoue dans les coffres d’Aix-la-Chapelle. « Grand roi, disait-il, reçois d’un cœur joyeux ces trésors de toute sorte que Dieu t’envoie des terres pannoniennes ; rends-en grâces au Tout-Puissant, et que ta main comme toujours soit généreuse pour ses temples. Voici venir toutes prêtes à servir le Christ des nations que ton bras puissant pousse vers lui : c’est le Hun aux longs cheveux nattés et pendans par derrière ; le voici aussi humble dans la foi qu’il était orgueilleux dans l’impiété. Que l’Arabe se joigne à lui ! Ces deux peuples sont également chevelus ; que l’un marche au baptême avec sa chevelure tressée, l’autre avec sa crinière en désordre ! Riche Cordoue, envoie bien vite vers ce roi, à qui doivent se faire tous les sacrifices glorieux, les richesses accumulées depuis des siècles dans ton trésor ! De même que les Avars accourent, accourez, Arabes et Numides ; fléchissez à ses pieds vos genoux et vos cœurs. Ceux que vous voyez là ne furent pas moins que vous fiers et cruels, mais celui qui les a domptés saura bien vous dompter aussi ! »

Ces fêtes se célébrèrent au milieu du désordre d’une ville en construction, car la grande cité d’Aquisgranum, la seconde Rome, comme disaient les poètes du temps, sortait alors de terre sous les yeux et par l’active impulsion de Charlemagne. Attiré dans ce site enchanteur par l’abondance des sources thermales qui y formaient comme une rivière bouillante, il y avait fait bâtir un palais, sa résidence favorite, et, à proximité de ce palais, venaient se fonder l’un après l’autre les établissemens ordinaires d’une métropole. C’était là son plaisir dans les rares momens de repos que lui laissait la guerre. Un contemporain nous le représente inspectant les travaux et encourageant par ses paroles une armée de tailleurs de pierre, de charpentiers et de maçons, ou bien se postant au haut de la citadelle déjà terminée comme au haut d’un observatoire, indiquant, le plan en main, la direction des rues et la place du forum, de l’amphithéâtre ou de la basilique. Déjà s’élevait sur les colonnes de marbre amenées de Ravenne la coupole d’or de la chapelle où devaient reposer ses cendres, et des fontainiers répandus de tous côtés captaient les sources pour les amener dans de profondes piscines, où l’on descendait par des degrés de marbre blanc. Ces créations du génie civilisateur durent intéresser médiocrement Tudun et ses sauvages compagnons ; mais la cour franke avait d’autres divertissemens plus conformes à leur intelligence et à leur goût. La chasse était une des vives passions de Charlemagne, et aux yeux des Franks le plus noble plaisir qu’on pût offrir à des hôtes qu’on voulait dignement traiter. Charles y entraînait ceux-là mêmes qui ne s’en montraient pas très soucieux, témoin ces ambassadeurs d’Aroun-al-Rachid, qui éprouvèrent une si grande frayeur à l’aspect des uroks, qu’ils n’avaient jamais vus. On peut donc affirmer, quoique l’histoire ait omis ce détail, qu’il y conduisit les Avars, ardens chasseurs eux-mêmes, et chez qui la chasse était une institution politique. Dans cette hypothèse, qui n’a rien que de très acceptable, nous emprunterons quelques détails aux écrivains contemporains, pour donner un aspect vrai de cette cour d’Aix-la-Chapelle, à laquelle se trouve mêlé assez bizarrement un kha-kan des Huns vaincu et baptisé.

Charlemagne préparait comme une expédition militaire ses chasses dans les vastes forêts qui des coteaux d’Aix se prolongeaient, d’une part à la grande forêt des Ardennes, de l’autre aux rideaux boisés des bords du Rhin. Il y avait un plan tracé d’avance, des marches prévues, des embuscades dressées ; chacun avait son poste et son rôle, et tout le monde y assistait soit comme acteur, soit comme spectateur. Les jeunes fils du roi, la reine elle-même et les princesses n’étaient pas les derniers à accourir, dès l’aube du jour, quand la trompe avait retenti, afin de participer de loin ou de près aux périlleux amusemens du maître. « Dès que l’aurore d’un jour de chasse commence à se montrer, nous dit un témoin de ces fêtes, les jeunes princes, sautant hors du lit, revêtent précipitamment leurs armures ; la reine et ses belles-filles procèdent, mais plus lentement, à leur toilette, et les leudes se rassemblent dans les cours du palais, tandis que les cors résonnent, que les écuyers contiennent les chevaux impatiens, et que les meutes répondent par des aboiemens au claquement des fouets. Le roi entend d’abord la messe, puis il s’élance sur son vigoureux coursier tout harnaché d’or, et donne le signal du départ ; la troupe joyeuse, qu’il dépasse de toute la tête, se précipite après lui. Les jeunes chasseurs sont armés d’un épieu à pointe de fer ; quelques-uns portent un filet carré. Une rangée de leudes richement vêtus sert de cortège au roi. La belle épouse de Charles, la reine Liutgarde, se montre ensuite en tête de la royale famille. Un ruban de pourpre qui entoure ses tempes se relie à ses cheveux, que couronne un diadème de pierreries ; sa robe est de pourpre deux fois teinte, et une chlamyde retenue au cou par une agrafe d’or flotte gracieusement sur son épaule. Un collier des pierres les plus brillantes et les plus variées descend sur son sein ; elle monte un cheval superbe ; des leudes et des écuyers l’environnent.

« La royale lignée la suit à distance, chacun avec son cortège particulier. C’est d’abord Charles, le fils aîné du roi, qui porte le nom et les traits de son père, et fait bondir sous lui un cheval indompté ; puis Pépin, le vainqueur des Avars, en qui revit la gloire ainsi que le nom de son aïeul. Il porte au front le diadème des rois. Une foule de leudes, noble sénat des Franks, se presse autour des jeunes princes ; mais Louis d’Aquitaine est absent…

« Arrive ensuite le bataillon des jeunes filles, qui déploie aux yeux ses lignes étincelantes. Rotrude s’avance la première sur un cheval frémissant qu’elle guide avec adresse ; ses cheveux, d’un blond pâle, sont entrelacés d’une bandelette couleur d’améthyste que relèvent des escarboucles et des saphirs ; une couronne de perles décore son front, et son manteau est retenu par une large agrafe. Des suivantes en grand nombre et richement parées composent son cortège. Berthe vient ensuite : celle-ci a le port, les traits, la voix de son père ; elle a aussi son courage, car elle est son image vivante. Ses cheveux sont tressés de fils d’or ; elle porte au front une couronne d’or et au cou une fourrure d’hermine ; sa robe est toute parsemée de pierreries, et son manteau, cousu de lames d’or, projette au loin l’éclat des chrysolithes. Gisèle paraît la troisième : vierge pudique, elle a quitté la solitude des cloîtres pour suivre ici, dans l’agitation du monde, les traces du père qu’elle aime. La robe modeste de l’abbesse est tissue de fils de mauve et d’or ; on dirait que son visage et sa chevelure répandent une douce auréole, et, sous les regards de tant d’hommes, la blancheur de son cou se colore d’une légère rougeur. Sa main est d’argent, son front d’or, et la sérénité du jour est dans son regard. Une troupe d’hommes d’armes l’entoure d’un côté, une troupe de jeunes filles de l’autre, et leurs coursiers écumans s’agitent autour du sien. Rhodhaïde précède l’escadron de ses suivantes ; sa poitrine, son cou, ses cheveux, brillent de l’éclat des plus beaux joyaux ; son manteau est de soie, sa couronne de perles ; une aiguille d’or à tête de perle attache sa chlamyde, et une peau de cerf forme la housse de son cheval. Après elle vient une fille de Fastrade, Théodrade, enfant au visage rosé, au front blanc, aux cheveux plus jaunes que l’or ; son manteau couleur d’hyacinthe est garni de fourrure de taupe, et ses pieds sont chaussés de cothurnes. Montée sur un cheval blanc, elle le pique sans cesse pour arriver en hâte à la forêt, et sa jeune sœur Hildrude a peine à la suivre. C’est celle-ci qui clôt le cortège des princesses : ainsi l’a voulu le sort de la naissance… »

Tudun quitta Aix-la-Chapelle assez mécontent, malgré les caresses et les fêtes, et bien refroidi dans sa ferveur chrétienne. Il avait espéré que le vainqueur lui laisserait la possession de son royaume pour prix de sa docilité et en vertu de son baptême, mais il s’était trompé dans ses calculs : Charlemagne avait besoin de s’assurer des positions militaires en Hunnie, soit contre une révolte des Avars eux-mêmes, soit contre l’empire grec, dont la mauvaise humeur devenait menaçante, et qui pouvait un jour ou l’autre tenter contre lui, sur les bords du Danube, au moyen des Huns, ce qu’il tentait naguère sur ceux du Pô au moyen des Lombards. Ce double motif lui fit réserver les Pannonies, qu’il incorpora au territoire frank comme une annexe de la Bavière. Il en fit autant de la rive gauche du Danube jusqu’au Vaag. Le reste fut conservé comme royaume de Hunnie, feudataire de l’empire frank, et le kha-kan Tudun en obtint l’investiture des mains de Charlemagne. Par suite de ce partage, les provinces pannoniennes reçurent des gouverneurs royaux, qualifiés de comtes ou de préfets, et l’empire frank toucha l’empire grec à la Save. C’est cette portion des contrées danubiennes que les écrivains byzantins appellent Franco-Chorion, le canton des Franks. Pour s’assurer d’ailleurs l’obéissance des populations hunniques, slaves et pannoniennes, qui occupaient le canton, et prévenir entre les empereurs de Constantinople et les kha-kans des menées secrètes qui eussent entretenu l’agitation parmi elles, il fit descendre le long du Danube des colonies germaines levées en Bavière, ou slaves tirées de la Carinthie, et leur assigna des cantonnemens sur divers points. Il s’en établit successivement un grand nombre, et ainsi se créa autour de tienne et du mont Comagène un noyau de population teutonique.

Cette mesure mit le comble au mécontentement des Huns. Dans leur colère, ils rompirent le serment de vasselage qu’ils avaient prêté à Charlemagne, et ceux qui s’étaient faits chrétiens abjurèrent leur nouvelle foi. Tudun lui-même et ses compagnons, qui avaient figuré sous la robe de fin au baptistère d’Aix-la-Chapelle, ayant abjuré publiquement le christianisme, la nation reprit ses anciens dieux et courut aux armes. Une troupe nombreuse se jette d’abord sur la Bavière, dont la frontière était faiblement gardée ; les avant-postes sont surpris, et le comte Gérold, accouru sur les lieux avec une poignée d’hommes, est enveloppé et tué. Gérold, comte et gouverneur de cette province au nom du roi, n’était pas moins éminent par sa piété et sa bravoure que par son rang, car il était frère de la reine Hildegarde, celle de toutes ses épouses que Charlemagne avait le plus aimée. Tombé sous la main de ces Huns plus que païens, puisqu’ils étaient apostats, Gérold fut considéré comme un martyr, et son corps, enlevé du champ de bataille par des soldats saxons, fut conduit à l’abbaye de Richenaw, dont il était un des fondateurs. On l’y enterra en grande pompe, et la pierre tumulaire qui le recouvrit reçut l’inscription suivante composée en vers latins : « Mort en Pannonie pour la vraie paix de l’église, il tomba sous le tranchant de l’épée cruelle, aux calendes de septembre. Gérold a rendu son âme au ciel ; le fidèle Saxon a recueilli ses membres et les a apportés ici, où ils ont été enfermés avec tous les honneurs qu’ils méritaient. »

Ce fut un événement deux fois douloureux pour Charlemagne, et parce qu’il aimait tendrement Gérold, et parce qu’un premier échec, enhardissant à la fois les Huns et les Grecs, pouvait ébranler sa puissance en Hunnie. Il en reçut la nouvelle au camp de Paderborn en 799, peu de temps après la visite que lui fit l’infortuné pape Léon III, qu’une faction romaine avait emprisonné dans un monastère après avoir tenté de lui crever les yeux, et qui, échappé à ses bourreaux, s’était enfui auprès du roi des Franks. Charles ordonna de rassembler des troupes en Bavière, et lui-même se rendit à Ratisbonne pour surveiller de là les opérations de la guerre. Elle fut terrible et se prolongea à travers des phases diverses jusqu’en l’année 803 ; mais les contemporains ne nous la font connaître que par cette mention, assez significative d’ailleurs dans son laconisme : « Tudun et les Avars portèrent la peine de leur perfidie. » En 803, Tudun avait disparu, et le kha-kan Zodan, son successeur, venait mettre aux pieds du souverain des Franks lui, ses sujets et son pays, La conquête maintenant était définitive ; Charlemagne s’empressa d’en organiser l’administration. Nous lisons dans les vieux actes qu’il institua cinq comtes de la frontière pannonienne, Gontram, Werenhar ou Bérenger, Albric, Gotefrid et un autre Gérold, et qu’il plaça la Hunnie sous la juridiction ecclésiastique de l’évêque de Salzbourg. Un capitulaire de l’année 804, relatif au commerce d’exportation, applique à la Hunnie certaines mesures prises pour la partie nord-est de l’empire. Il est probable que Zodan, pour se rendre acceptable aux Franks, avait suivi le même procédé que Tudun et s’était fait chrétien ; au moins ses successeurs le furent. Le kha-kan qui régna en 805 portait le nom chrétien de Théodore, et fut remplacé par un certain kha-kan Abraham, baptisé au lien appelé Fiskaha, dans le diocèse de Passau, non loin de la ville de Vienne.

Le christianisme paraissait le lien le plus solide pour rattacher les Avars à l’empire des Franks. Tout le monde travailla donc à leur conversion, les laïques aussi bien que les clercs, les fonctionnaires militaires ou civils aussi bien que les évêques. Le meilleur préfet fut celui qui convertissait le plus. Les hagiographes mentionnent avec grand éloge un certain Ing ou Ingo, comte de la Pannonie inférieure, qui s’était rendu cher au peuple, disent-ils, et se faisait obéir à tel point, qu’un commandement verbal émané de lui ou un morceau de papier non écrit, mais muni de son sceau, suffisait pour qu’on accomplît sans hésitation les ordres les plus graves. Voici de quelle façon il procéda en matière religieuse au début de son gouvernement. Toutes les fois qu’il invitait ses administrés à dîner chez lui, il faisait asseoir à sa propre table les gens de bas étage et les serfs qui étaient chrétiens, laissant dehors, devant la porte, les maîtres et les notables habitans qui ne l’étaient pas. À ceux-ci il faisait distribuer, comme à des mendians, le pain, la viande et un peu de vin dans des vases communs, tandis que les serfs faisaient grande chère et buvaient à sa santé dans des coupes d’or. « Qu’est-ce cela, comte Ingo ? crièrent un jour du dehors quelques chefs avars mécontens ; pourquoi nous traitez-vous ainsi ? — Je vous traite ainsi, répondit le comte, parce que, impurs comme vous l’êtes, vous ne méritez pas de communiquer avec des hommes qui se sont régénérés dans la fontaine sacrée du baptême : votre place est celle des chiens à la porte de la maison. » Le vieux récit ajoute que les nobles huns, éclairés par ces paroles, n’eurent rien de plus à cœur que de se faire instruire et baptiser.

Telle fut cette guerre de Hunnie, qui prolongea le territoire frank jusqu’à la Save et le domaine suprême des Franks jusqu’à la Mer-Noire. La France en retira un accroissement considérable de gloire, et Charlemagne l’objet favori de son ambition, car, les anciennes provinces de Pannonie et de Dacie étant ainsi rendues au christianisme et aux lois des peuples latins, l’empire d’Occident se trouva reconstitué de fait plus complet, plus grand qu’on ne l’avait vu depuis Théodose. Le pape consacra cette renaissance du vieux monde romain en plaçant sur la tête de Charlemagne la couronne des augustes, à Rome, le jour de Noël de l’année 800. Un second résultat fut d’effrayer assez l’empire grec pour qu’Irène, qui avait refusé autrefois la main de la jeune Rotrude pour son fils, offrît la sienne à Charlemagne. Si tel fut au dehors l’effet de cette guerre, il augmenta au dedans l’autorité de Charlemagne sur ses peuples, et enseigna aux Saxons à se résigner. On s’accorda à la regarder comme la plus difficile de toutes celles que Charlemagne avait entreprises, celle de Saxonie exceptée. Ces païens aux cheveux tressés, contempteurs de Dieu et des saints, ce peuple d’Attila avec son ring royal inépuisable en trésors, eurent longtemps le privilège de défrayer les conversations du peuple et des soldats. Ceux qui en revenaient ne se faisaient pas faute de récits incroyables sur ce sauvage et lointain pays, sur ces remparts de haies qu’il fallait franchir à chaque pas, sur les mœurs étranges et la férocité des habitans. On exagérait à qui mieux mieux les dangers de l’attaque et l’opiniâtreté de la défense, et il devint de mode de placer les Huns à côté des Saxons et au-dessus de tous les autres barbares que les Franks avaient combattus. Le moine de Saint-Gall, sur la foi de son père nourricier, le soldat Adalbert, qui avait servi en Hunnie à la suite du comte Gérold, introduit dans ses récits l’anecdote d’un brave des bords de la Dordogne donnant son avis sur la valeur des différentes nations qui ont eu affaire à lui. Ce brave, qui est un type achevé du Gascon moderne, et dont les faits d’armes, à l’en croire, sont toujours prodigieux, racontait que dans les guerres de Hunnie il fauchait les Avars comme foin avec sa grande épée. « Il paraît, lui dit malignement son interlocuteur, que les Vendes vous ont donné plus de soucis. — Les Vendes, ces mauvaises grenouilles ! répliqua l’enfant de l’Aquitaine, je les enfilais par cinq, six et quelquefois huit dans le bois de ma lance, et je les emportais sur mon épaule malgré leurs cris. » Cette burlesque fanfaronnade fait voir du moins quelle différence mettait l’opinion commune entre la bravoure des Avars et celle des Slaves.

Un écrivain plus grave, Eginhard, l’ami, le secrétaire, l’historien de Charlemagne, résume dans les termes suivans les conséquences de la guerre de Hunnie. « Elle fut conduite, dit-il, avec la plus grande habileté et la plus grande vigueur, et dura pourtant huit années. La Pannonie, aujourd’hui vide d’habitans, et la demeure royale rasée à ce point qu’il n’en reste plus vestige, témoignent du nombre des combats livrés et de la quantité de sang qu’on y versa. La noblesse des Huns y tomba tout entière, leur gloire y périt, leurs trésors accumulés pendant une longue suite de siècles y furent pris et dispersés. On n’aurait pas à citer une seule expédition où les Franks se soient plus enrichis, car on pourrait dire qu’auparavant ils étaient pauvres ; mais ils trouvèrent dans le palais des kha-kans tant d’argent et d’or, ils recueillirent sur les champs de bataille tant de riches dépouilles, que l’on peut conclure à bon droit ceci, que les Franks très justement ont reconquis sur les Huns ce que ceux-ci très injustement avaient ravi au reste du monde. »


AMEDEE THIERRY.

  1. Voyez la livraison du 15 avril 1855.
  2. Voyez, sur Héraclius et sur le rôle des empereurs d’Orient vis-à-vis des Avars, le récit publié dans la livraison du 15 avril 1855, qui laissait entrevoir les événemens objets de cette étude, destinée à retracer la chute de l’empire des Avars sous l’épée de Charlemagne et à compléter ainsi nos travaux sur la Hunnie.
  3. Il est curieux de comparer le plan de campagne de Charlemagne avec celui que suivit Napoléon en 1805 dans la célèbre campagne d’Austerlitz. La similitude est frappante à la distance de tant de siècles, et démontre que la stratégie est bien une science dont les élémens principaux sont fournis par la topographie ; mais c’est le génie de l’homme de guerre qui les dégage, les combine et en fait pour lui des instrumens de victoire.