Les Fils et Successeurs d’Attila
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 10 (p. 209-247).
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FILS ET SUCCESSEURS
D’ATTILA


IV.
FIN DU SECOND EMPIRE HUNNIQUE.
FONDATION DES ETATS DE CROATIE, DE SERVIE ET DE BULGARIE.



I.

Après le féroce et grossier Phocas, devenue empereur par un assassinat[1], on voit apparaître sur le trône des Romains d’Orient la noble et mélancolique figure d’Héraclius. Il s’attache à ce nom je ne sais quoi de mystérieux et de fatal qui trouble l’historien dans ses jugemens, et le fait hésiter incertain entre l’admiration et la pitié. Héraclius destructeur de l’empire des Perses, Alexandre chrétien, libérateur des saintes reliques du Calvaire avant Godefroy de Bouillon, aurait été réputé grand entre les plus grands des césars ; Héraclius aux prises avec le mahométisme naissant, emporté par lui comme par une tempête, perdant tout dans ce naufrage, sa gloire de chrétien et de Romain, la moitié de ses provinces, son génie et presque sa raison, peut être proclamé sans contredit le plus malheureux de tous. Cette seconde partie de sa vie n’offre plus à l’historien qu’un douloureux spectacle, celui de l’héroïsme humain sous le poids de la fatalité, se débattant vainement contre des puissances qui ne semblent point de ce monde. La postérité, oublieuse d’une gloire effacée, ne connut plus d’Héraclius que les revers, et l’homme que ses contemporains crurent un instant ne pouvoir comparer qu’à Dieu, le vengeur de Crassus et de Valérien, mieux encore le vengeur de Jésus-Christ, tombé du haut de tant de renommée au rang des empereurs néfastes, alla servir de pendant à l’imbécile Honorius dans l’histoire des démembremens de l’empire romain.

Je ne le suivrai point au début de ses aventures, romain. quand, délégué par l’armée d’Afrique pour tuer le tyran Phocas, il faisait voile de Carthage à Constantinople, avec une petite flotte, sous les images de la vierge Marie, pieusement clouées au haut de ses mâts. Les peuples qui le voyaient passer le saluaient du rivage comme un sauveur, les prêtres accouraient le bénir, et l’évêque de Cyzique vint le couronner sur son navire d’un diadème emprunté aux autels de la mère de Dieu. C’était comme une conspiration publique où tout le monde était dans le secret, excepté la victime qu’on allait immoler avec la solennité d’un sacrifice. Sa terrible mission accomplie, Héraclius se trouva empereur, mais empereur sans argent, sans armée et presque sans empire. Phocas avait épuisé le trésor public en folles ou honteuses prodigalités ; l’armée, corrompue, avilie, sans discipline ni orgueil militaire, se dissolvait dans la licence des camps, tandis que l’Asie-Mineure et la Syrie, occupées chaque printemps par les généraux de Khosroës II, ressemblaient moins à des provinces romaines qu’à des satrapies persanes. Les villes fermées du littoral, faciles à défendre par mer, obéissaient seules en réalité à l’empereur de Byzance ; encore étaient-elles perpétuellement assiégées, et Constantinople eut l’humiliation d’avoir en face de ses murs Chalcédoine bloquée et presque prise. On eût dit qu’une providence vengeresse s’était appesantie sur ces belles légions de Mésie que Maurice avait formées, et qui trempèrent leurs mains dans son sang : lorsque Héraclius voulut les voir, il n’en restait plus que deux soldats.

Ce n’était pas tout : comme si la guerre étrangère n’eût pas suffi pour ruiner l’empire, Phocas avait encore déchaîné sur lui le fléau des guerres civiles. Ce soldat grossier ressentait parfois des remords, et le sang qu’il versait le jour venait l’effrayer dans les insomnies de la nuit : il éprouvait alors des accès d’une dévotion grossière comme sa nature. Dans un de ces courts momens de repentir, il eut l’idée de faire baptiser tous les Juifs en expiation de ses crimes. Les Juifs, on le sait, nombreux dans toute l’Asie romaine, occupaient de vastes quartiers au sein des cités commerçantes, et peuplaient seuls des contrées entières sur le continent et quelques îles sur la Mer-Egée. Phocas les convoqua tous à Jérusalem pour l’accomplissement de son dessein secret, et à mesure qu’ils arrivaient, des soldats, préfet en tête, les conduisaient à l’évêque, qui les baptisait, ils eussent plutôt noyé les néophytes dans la piscine que de les laisser partir sans baptême. Ces apôtres d’une nouvelle espèce parcoururent ainsi, pour le salut de l’âme de Phocas, tous les lieux de l’Egypte et de la Syrie habités par des Juifs, pourchassant et ressaisissant l’un après l’autre ceux qui leur avaient d’abord échappé. L’Asie romaine fut en combustion : les Juifs, répondant à la violence par des trahisons, s’entendirent pour surprendre la ville de Tyr pendant la fête de Pâques et y égorger les chrétiens ; le complot découvert fit tomber sur eux de dures représailles qui n’amenèrent que de nouveaux complots. Ils s’adressèrent à Khosroës, lui promettant de livrer à ses troupes toutes les villes romaines de la Palestine, s’il voulait les assister et les venger. Ainsi guerre étrangère, guerre civile et religieuse, trahisons, violences, Héraclius avait tout à conjurer au début de son règne.

Il essaya de le faire, et tout lui manqua à la fois. La guerre lui réussit mal avec des soldats indisciplinés et lâches ; quand il parla de paix, Khosroës, avant toute négociation, lui proposa de renier Jésus-Christ pour adorer son dieu Soleil. Ses efforts pour apaiser les Juifs par des traitemens meilleurs et des promesses tournèrent contre lui : les Juifs n’en devinrent que plus insolens et plus hardis dans leurs menées, pensant qu’il avait peur. Le mauvais succès de toutes ces tentatives porta le découragement dans le cœur des Romains ; les provinces asiatiques cessèrent de résister à, une destinée qui semblait irrévocable, tandis que les provinces européennes, que rien de pareil ne menaçait, détournaient les yeux et s’endormaient dans un égoïsme cruel. L’empire romain glissait avec rapidité vers sa ruine, lorsqu’une secousse heureuse l’arrêta sur la pente et lui rendit l’énergie qu’il ne possédait plus : ce fut la religion qui opéra ce miracle.

L’année 615 avait été marquée par les Perses et les Juifs pour être la dernière des chrétiens sur toute la surface de la Palestine. En effet, vers la fin du mois de mai, une armée formidable, que commandait Roumisan, surnommé Schaharbarz, c’est-à-dire le sanglier royal, général habile, mais cruel, et l’allié du roi Khosroës, vint fondre sur la Galilée et parcourut les deux rives du Jourdain, depuis sa source jusqu’à son embouchure, en n’y laissant que des ruines. Une nombreuse population chrétienne se pressait dans ces lieux sanctifiés par la prédication de l’Évangile. Le Sanglier royal la traita comme les généraux de Salmanazar et de Nabuchodonosor traitaient jadis le peuple d’Israël. Après le sac et l’incendie des maisons, les habitans, enchaînés les uns aux autres, étaient traînés en esclavage pour aller coloniser sous le fouet des Perses les marécages de l’Euphrate ou du Tigre. Des marchands juifs, munis de bourses pleines d’or, marchaient en troupe derrière l’armée, rachetant le plus qu’ils pouvaient de captifs chrétiens, non pour les sauver, mais pour les égorger eux-mêmes, et leur préférence s’adressait aux personnages d’importance, aux magistrats des villes, à des femmes belles et riches, à des religieuses, à des prêtres. L’argent qu’ils payaient aux soldats persans pour avoir des chrétiens à mutiler provenait de cotisations pour lesquelles tous les Juifs s’étaient imposés en proportion de leur fortune, dans l’intention de cette œuvre abominable qu’ils croyaient méritoire devant Dieu. L’histoire affirme qu’il périt ainsi quatre-vingt-dix mille chrétiens sous le couteau de ces fanatiques. Non moins féroces que les Juifs, les mages de l’armée de Schaharbarz leur prêtaient la main et poussaient à l’extermination de ceux qu’ils appelaient dans leurs blasphèmes les adorateurs du bois. Si grandes que fussent pour les chrétiens ces tribulations, Dieu leur en réservait de plus amères : Jérusalem prise, le saint sépulcre brûlé, les églises livrées au pillage et aux profanations, les reliques de la passion dispersées. Schaharbarz força l’église de la Résurrection, bâtie par l’empereur Constantin sur le Calvaire, où l’on conservait, comme le plus précieux de tous les trésors, la croix qui avait servi au supplice du Christ. La vraie croix, suivant la description que nous en donnent les historiens, était renfermée dans un étui d’argent ciselé, garni d’une serrure dont le patriarche de Jérusalem avait seul la clé, et qui, pour surcroît de précaution, était scellé de son sceau épiscopal. Soit réserve respectueuse vis-à-vis de son maître, à qui il voulait envoyer le bois que les Perses supposaient être l’objet du culte des chrétiens, soit plutôt sentiment de frayeur involontaire, Schaharbarz s’abstint de toucher à la croix ; il ne brisa point les sceaux, il ne demanda pas même la clé, qui resta en la possession de l’évêque. La sainte croix, portée à Khosroës en l’état où on l’avait prise, fut déposée d’abord en Arménie, dans un château voisin de Gandzac, la ville actuelle de Tauris, château ruiné aujourd’hui, mais que la tradition montrait encore debout pendant le moyen âge. Lorsque Gandzac se trouva menacé par les armes d’Héraclius, comme nous le dirons plus tard, la croix, transportée de place en place suivant le caprice de Khosroës, fut enfin reléguée au fond de la Perse. Deux autres reliques de la passion, l’éponge où le Christ avait bu le fiel et le vinaigre, et la lance qui lui avait ouvert le flanc, étaient tombées dans les mains d’un officier perse, qui consentit à les vendre, mais au poids de l’or. Un chrétien les racheta. Transportées à Constantinople, elles y furent exposées pendant quatre jours à la pieuse curiosité des fidèles, et pendant ces quatre jours, le lieu où on les avait placées ne désemplit pas : chacun voulait contempler ces instrumens vénérables du salut du monde, les toucher avec respect et les baigner de ses larmes.

L’émotion fut générale et le deuil profond, non-seulement dans l’empire, mais encore dans tout le monde chrétien. La chrétienté ne pouvait-elle pas demander compte aux Romains de la profanation des saints lieux dont ils avaient la garde et de la perte de la croix qu’ils n’avaient pas su protéger ? Ce malheur, le plus poignant qui pût atteindre des âmes chrétiennes, n’était-il pas un châtiment d’en haut attiré par leur lâcheté ? Les Romains s’avouèrent tout cela et commencèrent à rougir d’eux-mêmes. Profitant de ce réveil de son peuple, troublé d’ailleurs jusque dans sa conscience, Héraclius jura qu’il irait chercher la sainte croix en Perse, confondre dans une même vengeance les injures de l’empire romain et celles du Christ, ou mourir sous les murs de Ctésiphon avec tout ce qui conservait encore un cœur chrétien et romain. Un tel dessein, qu’on eût taxé de folie quelques semaines auparavant, parut, dans les circonstances présentes, simple et naturel : on y applaudit, et l’on voulut s’y associer. Les vides de l’armée se comblèrent rapidement par des enrôlemens spontanés, ceux du fisc impérial par les trésors des églises, que le clergé s’empressa d’offrir. Les évêques apportaient l’argenterie de leur métropole et vendaient même leurs meubles précieux pour en verser le produit dans les caisses de l’état, et quand ils tardèrent trop, l’empereur put mettre la main sur leurs biens sans exciter ni étonnement ni murmure. Ces ressources permirent de réorganiser l’armée et d’équiper une flotte. Des prédications répandues en tous lieux entretenaient la ferveur dans le peuple ; les églises et les monastères, ouverts jour et nuit comme dans les temps de grandes calamités, retentissaient incessamment du chant des litanies et des psaumes. Malheur à qui se serait avisé de combattre l’entraînement public, auquel cédaient les plus hauts personnages, les magistrats, le sénat lui-même ! Il eût payé cher son scepticisme et ses moqueries. Un homme d’un rang élevé, jaloux d’Héraclius, ayant qualifié outrageusement l’idée de l’empereur et l’empereur lui-même, fut dégradé par le sénat, et le châtiment eût été plus loin sans l’intervention du prince. On se contenta de faire tonsurer le critique malencontreux, puis on l’envoya au fond d’un cloître méditer sur le danger des oppositions impopulaires, et devenir meilleur chrétien, s’il pouvait.

Tels étaient les symptômes d’une résurrection morale du monde romain ; toutefois, avant de se jeter dans une entreprise si lointaine, si longue, et qui présentait tant d’imprévu, il fallait pourvoir à la sûreté de Constantinople et au maintien de la paix dans les provinces européennes. On savait bien que dès qu’une attaque directe s’effectuerait sur la Perse, on verrait l’Asie-Mineure et la Syrie évacuées aussitôt par les armées de Khosroës, qui courraient à la défense de leur propre territoire, et qu’ainsi l’orient de l’empire se trouverait dégagé ; mais qu’adviendrait-il des provinces d’Europe ? C’est ce qui occupa mûrement l’empereur et son conseil. En jetant les yeux du côté de l’Italie, Héraclius se rassurait : les exarques de Ravenne entretenaient depuis longtemps déjà des rapports presque amicaux avec les rois lombards ; ils pouvaient les maintenir encore aux mêmes conditions, c’est-à-dire à prix d’or. Il ne fallait rien changer à cette situation pour l’instant. Quant aux Franks qui avoisinaient l’empire romain du côté de la Bavière, leur roi Chlothaire II, qui venait de réunir dans sa main toutes les portions de cette vaste monarchie, n’était rien moins qu’hostile à Héraclius, et les évêques, si puissans à sa cour, favoriseraient sans doute de tout leur pouvoir une expédition qui avait pour but de recouvrer la croix de Jésus-Christ. Voilà ce que pouvaient se dire avec raison l’empereur et son conseil ; mais quand leurs regards se portaient du côté du Danube sur ces Avars dont la cupidité, la turbulence et la mauvaise foi étaient proverbiales, leur sécurité diminuait. Rien, il est vrai, n’annonçait un mouvement prochain ni dans les plaines pontiques, ni dans les steppes de l’Asie occidentale, et la trêve qui existait entre les Avars et l’empire romain durait déjà depuis quatorze ans ; pourtant on n’osait compter sur une paix sincère, tant le souvenir de Baïan était présent à tous les esprits. Le caractère du kha-kan nouveau n’était guère fait non plus pour inspirer confiance. Afin d’observer les choses de plus près et d’amener ce kha-kan, s’il était possible, à des engagemens solides et durables, Héraclius envoya en Hunnie deux personnages de haut rang chargés de négocier avec lui un traité d’alliance sur de nouvelles bases : c’étaient deux hommes qui passaient pour clairvoyans et expérimentés, le patrice Athanase, honoré souvent de ces sortes de missions, et Cosmas, questeur du palais impérial. Avant de les suivre dans leur ambassade, je ferai une halte de quelques momens, et je reprendrai le fil de l’histoire des Avars où je l’ai quittée, c’est-à-dire à l’année 602, époque de la mort du kha-kan Baïan et de l’empereur Maurice.

On se rappelle l’état de détresse auquel le second empire hunnique était réduit au moment de cette double mort : Baïan vaincu cinq fois au-delà du Danube, ses quatre fils tués, et la Theiss franchie par les armées romaines. Une ou deux campagnes pareilles à celle-là auraient suffi pour expulser les Avars d’Europe ou du moins pour les cantonner dans quelque coin où il ne leur eût plus été permis de remuer : le meurtre de l’empereur Maurice les sauva. Parmi les accusations que les séditieux, et le centenier Phocas à leur tête, débitaient aux légions de Mésie pour les exciter contre ce prince et les entraîner à la rébellion, avaient figuré au premier rang les dangers, les fatigues, les privations de toute espèce qui accompagnaient les guerres faites au nord du Danube, et qu’on transformait en crimes contre les soldats. Quand la révolte eut réussi et que son chef eut revêtu la pourpre impériale, Phocas césar ne voulut point démentir Phocas centenier. H retira les troupes de la Dacie pour les rendre à leurs cantonnemens de Mésie et de Thrace, et offrit la paix aux Avars. La pension énorme dont Baïan jouissait autrefois, et que Maurice lui avait retirée à cause de ses méfaits, fut promise au nouveau kha-kan, avec une augmentation notable. Les Avars, qui se croyaient perdus, s’empressèrent d’accepter une pareille paix, qui leur permettait de réparer leurs désastres et ne leur enlevait que la faculté de nuire, dont ils étaient incapables d’user. Ils se relevèrent donc de leur ruine, mais lentement ; il fallut qu’une nouvelle génération fût arrivée à l’âge d’homme pour qu’ils osassent se risquer encore contre les Romains, tant la blessure qu’ils avaient reçue était profonde ! Évitant donc toute collision avec rempire, du moins toute collision grave, ils prirent pour but de leurs courses les pays qui les avoisinaient au nord et à l’ouest. Leurs anciens amis les Lombards poursuivaient alors assez péniblement la conquête de la Haute-Italie, et eurent besoin de leur secours : ce fut un débouché ouvert à leur activité turbulente. Le kha-kan leur envoya à plusieurs reprises des auxiliaires de race hunnique ou slave. Ainsi l’on voit figurer, en 609 dans l’armée du roi lombard Aghilulf dix mille Slovènes tributaires des Avars, qui prirent part au siège de Crémone et se signalèrent par leur férocité lors du sac de cette ville tant de fois désolée.

En 610, la scène change : ce n’est plus pour assister les Lombards que le kha-kan des Avars descend en Italie, mais pour les surprendre et les piller. À la tête d’une armée formidable, il se jette sur le Frioul, qui faisait partie du royaume lombard sous des ducs héréditaires de la famille d’Alboïn. L’irruption avait été si vive, que le duc régnant, nommé Ghisulf, se trouva hors d’état d’y résister ; les troupes qu’il avait rassemblées à la hâte furent battues ; lui-même fut tué, et ses capitaines coururent se renfermer dans les châteaux voisins avec les soldats qui survivaient. L’ancienne ville romaine de Forum-Julii, forte d’assiette et ceinte de bonnes murailles, était la citadelle du duché en même temps que sa métropole : la veuve et les enfans de Ghisulf s’y réfugièrent ainsi que les plus qualifiés des seigneurs lombards et la meilleure partie des troupes. Cette veuve de Ghisulf, nommée Romhilde, était une femme d’un caractère viril et résolu, mais impudique et livrée à des passions sans frein. Il lui restait de son mari huit enfans, savoir quatre filles et quatre fils, dont le plus jeune était encore en bas âge, tandis que l’aîné entrait dans la puberté. Sa double qualité de veuve et de mère de ducs lui donnant part au gouvernement des affaires suivant la coutume germanique, Romhilde s’occupait avec sollicitude de tout ce qui regardait la défense de la place, dont les Avars n’avaient pas tardé à faire le siège. Leurs attaques furent d’abord sans aucun succès, grâce à la bonne contenance des Lombards : repoussés dans leurs escalades, déjoués dans leurs surprises et peu faits pour les travaux patiens qu’exigent les sièges, ils se découragèrent, et songeaient déjà à partir quand une aventure romanesque les retint. Un matin que le kha-kan, voulant examiner par lui-même l’état des murs, en faisait le tour avec une escorte de cavaliers, Romhilde, embusquée sur le rempart, l’aperçut et le suivit longtemps des yeux. Il paraît que le successeur de Baïan était jeune et beau et que sa tournure .martiale se dessinait bien sous le costume éclatant de sa nation, car Romhilde fut séduite. Tant qu’il fut là, son regard ne put le quitter, et quand il eut disparu, elle le voyait encore ; enfin il laissa dans l’âme de la Germaine un désir indomptable qu’elle résolut de satisfaire à tout prix. Dès le lendemain, elle lui faisait offrir par un message de lui livrer Forum-Juin, s’il s’engageait à la prendre pour femme. Aux yeux d’un kha-kan des Avars, l’engagement n’avait rien de bien grave, et celui-ci n’était pas homme à refuser une ville pour si peu. Il fit donc bon accueil au messager, s’entretint avec lui des moyens d’exécution, et après quelques allées et venues le marché fut conclu. Une porte laissée ouverte pendant la nuit par les soins de Romhilde donna passage aux assiégeans, qui se précipitèrent dans les rues le fer et la flamme à la main. La veuve de Ghisulf était là ivre d’amour ; elle aborde le kha-kan, l’entraîne avec elle dans son palais, et l’incendie qui dévorait déjà la ville fut le flambeau de leur hyménée. La nuit finie, le kha-kan, qui put se croire loyalement dégagé de sa parole, puisqu’il avait mis Romhilde au nombre de ses femmes, la chassa de son lit, et après l’avoir jetée en pâture à la lubricité de douze de ses gardes, il la relégua dans les derniers rangs de ses esclaves.

La ville fut pillée de fond en comble, et quand il n’y resta plus rien à emporter, le kha-kan fit ranger le butin dans ses chariots et partit pour regagner la Pannonie, satisfait du fruit de sa campagne. Outre un butin immense, il emmenait avec lui tous les habitans qui n’avaient pas été tués, des hommes, des femmes, des enfans en nombre considérable, à qui il avait promis de bonnes terres au-delà des Alpes, sur les bords de la Drave et du Danube, mais qu’au fond du cœur il destinait à figurer dans les marchés à esclaves de la Mésie et de la Thrace. Chemin faisant, il s’aperçut que cette multitude confuse embarrassait sa marche, qu’elle n’était pas même sans danger, vu le grand nombre d’hommes valides qui s’y trouvaient, et il fit halte à quelque distance de Forum-Julii, dans un lieu appelé Champ-Sacré, pour réunir en conseil les chefs de l’armée et délibérer avec eux sur le parti à prendre à l’égard des captifs. Le conseil, à l’unanimité, décida qu’il fallait sans plus de retard se défaire des hommes et partager les femmes et les enfans par lots entre les soldats. Pendant cette délibération, dont les malheureux captifs ne devinaient que trop bien l’issue, les fils de Ghisulf, qui jouissaient d’un peu plus de liberté que les autres à cause de leur jeunesse, échappant à l’œil de leurs gardiens, s’approchèrent de quelques chevaux qui paissaient sur la lisière du camp, à l’aventure et sans maître. Enfourcher chacun une monture et s’éloigner à toute vitesse n’était qu’un jeu pour les trois aînés, déjà grands et cavaliers experts, mais le plus jeune, appelé Grimoald, n’était encore capable ni de monter seul à cheval, ni de s’y tenir solidement. C’était pour ses frères une inquiétude poignante, la seule qui les troublât dans leur projet de fuite ; désespérant même de pouvoir emmener cet enfant avec eux, ils résolurent de le tuer, afin de le soustraire du moins à l’humiliation de la servitude. Déjà l’un d’eux, mettant sa lance en arrêt, se préparait à le percer, quand Grimoald lui dit en sanglotant : « Ne me tue pas, frère ! mais aide-moi à me placer sur ce cheval, et je m’y tiendrai bien. » Ému de compassion, le fils de Ghisulf souleva son frère dans ses bras, le plaça à cru sur la monture, et, après lui avoir donné quelques conseils, il s’élança lui-même sur la sienne et partit au grand galop. Malheureusement ils avaient été vus, et un gros de cavaliers ennemis se mit à leur poursuite sans perdre un moment. Les trois aînés, inébranlables sur leurs bêtes et profitant de l’avance qu’ils avaient, gagnèrent les bois voisins, où ils disparurent à tous les regards ; mais Grimoald fut atteint par celui des Avars qui chevauchait en tête de la troupe.

Le pauvre enfant, au dire des historiens, était gracieux et beau ; sa chevelure, d’un blond pâle, tombait en boucles épaisses sur ses épaules, et son œil bleu était plein de flammes. Le barbare en eut pitié ; baissant sa lance déjà dressée pour le frapper, il résolut d’en faire plutôt son esclave. S’approchant donc de l’enfant avec douceur, il lui prit la bride des mains et retourna sur ses pas, ramenant en laisse derrière lui le captif et le cheval, et tout fier de sa conquête, car il avait pour lot le fils d’un prince. Grimoald suivait, honteux et pensif, jetant des regards à la dérobée vers les bois où ses frères avaient fui. « Il était petit, nous dit le vieil auteur, Lombard de naissance, où nous avons puisé notre récit ; mais dans ce petit corps s’agitait une grande âme. » Tout en cheminant, il tira du fourreau avec précaution la courte épée qui pendait à son côté suivant l’usage des enfans germains de noble origine, et la levant à deux mains, il l’abattit de toute sa force sur le crâne de l’Avar qui n’avait point de casque. Quoique parti d’un faible bras, le coup fut assez rude pour que le barbare en restât étourdi : il lâcha les rênes du cheval et alla lui-même rouler par terre. Grimoald alors, ressaisissant le frein de sa monture, fit volte-face, prit le galop, et, se cramponnant comme il put, parvint à rejoindre ses frères. Les cavaliers avars, déjà rentrés dans leur camp, ne songèrent pas même à le poursuivre. Cette aventure hâta probablement le massacre des prisonniers, car on put craindre que, les enfans de Ghisulf donnant l’éveil aux Lombards, il n’en résultât quelque attaque de vive force ou quelque embuscade dans la montagne : tous les hommes furent passés par les armes. En si bon train d’exécutions, le kha-kan ne voulut point quitter le Champ-Sacré sans avoir accompli un grand acte de justice barbare. Il fit dresser au milieu de la plaine un pieu aiguisé par le bout, puis il ordonna qu’on lui amenât Romhilde : « Misérable femme, lui dit-il, voilà ton mari ; c’est le seul dont tu sois digne ! » Quatre vigoureux soldats la saisissent à ces mots, la placent sur le pal malgré ses pleurs, et l’armée avare décampe, la laissant se débattre dans les convulsions de l’agonie.

De pareilles prouesses ne donnaient, il faut l’avouer, une idée bien rassurante ni de la bonne foi des Avars ni du caractère particulier de leur kha-kan, et pouvaient justifier les appréhensions d’Héraclius. Toutefois l’ambassade romaine reçut en Hunnie un accueil si empressé, les protestations d’amitié du kha-kan furent si vives, et son air de franchise si parfait, que le patrice Athanase et son compagnon sentirent leurs soupçons se dissiper. Le kha-kan se plaignait amicalement qu’on eût pu le mal juger, lui qui ne respectait rien tant au monde que l’empereur Héraclius, et n’avait pas d’autre ambition que d’être un serviteur fidèle des Romains. « Il voulait, disait-il, aller discuter en personne avec leur prince les bases de l’alliance nouvelle dont on lui parlait, et que pour son compte il désirait rendre éternelle. » Cette proposition remplit de joie les ambassadeurs, et sur leur rapport à la cour de Constantinople, on s’occupa de fixer un lieu convenable pour les conférences ; le kha-kan poussa les bons procédés jusqu’à proposer lui-même Héraclée, qui, n’étant qu’à quatre lieues de la longue muraille et à dix-sept de Constantinople, n’exigerait pas de l’empereur un grand déplacement. L’attention du barbare à venir ainsi au-devant de tous les vœux des Romains parut d’un excellent augure, et on s’habitua à considérer l’alliance, une alliance ferme et durable, comme déjà conclue. Aussi l’empereur s’ingénia-t-il à recevoir dignement son hôte et à faire du temps des négociations un temps de plaisirs ; il ordonna en conséquence la préparation de courses de chars et de jeux scéniques extraordinaires qui seraient célébrés dans Héraclée. Lui-même, voulant rendre au kha-kan tous les honneurs dus à un roi ami, alla attendre à Sélymbrie, quelques milles en-deçà de la longue muraille, la nouvelle de son approche, pour se porter à sa rencontre entre cette ville et Héraclée. Peu de soldats l’accompagnaient dans ce voyage, qui promettait d’être tout pacifique ; mais le cortège abondait en hauts personnages et fonctionnaires de tous grades vêtus de leur costume officiel. À la queue marchaient des voitures pleines de riches présens destinés aux chefs avars, puis l’attirail complet d’un théâtre, ainsi que les chars, les chevaux, les cochers de l’hippodrome, qui voyageaient parmi les bagages sous la protection de l’escorte. Pendant trois jours que l’empereur demeura à Sélymbrie, les routes furent incessamment couvertes de curieux accourus de tous côtés, mais surtout de Constantinople, pour assister aux réjouissances. « C’était, nous dit un vieux récit, une foule innombrable, compacte, mélangée de toute sorte de gens : le clerc y coudoyait le laïque, l’ouvrier le magistrat, et le campagnard y cheminait à côté du citadin. » Il n’y eut pas jusqu’aux factions du cirque qui ne tinssent à honneur de venir représenter devant les hôtes sauvages d’Héraclée leur rivalité turbulente comme le couronnement obligé de tout divertissement romain.

Le kha-kan s’était mis en marche de son côté avec des histrions et des cochers du cirque, mais avec de braves soldats, l’élite de son armée, car il méditait la trahison la plus noire dont on eût jamais entendu parler dans les annales des nations ; il n’avait même proposé la ville d’Héraclée que pour la commodité de son projet. Déjà, depuis qu’il était question de la conférence, il avait fait filer sur le territoire romain, en petits détachemens et par des routes différentes, une troupe beaucoup plus nombreuse que celle qu’il emmenait à sa suite, lui recommandant de traverser de préférence les cantons déserts ou peu fréquentés, et de se rallier dans la chaîne de collines boisées qui couvrait la longue muraille à l’occident, et se prolongeait entre Héraclée et Sélymbrie. Malheureusement les cantons déserts n’étaient pas rares dans la Haute-Mésie et la Thrace, si cruellement dévastées par la guerre ; on pouvait parcourir de grandes étendues de pays presque sans être aperçu, et d’ailleurs dans la circonstance présente, quand les populations romaines encombraient les chemins pour arriver à Héraclée, des détachemens d’Avars marchant dans la même direction ne pouvaient exciter ni étonnement ni alarme. Ces troupes, qui servaient d’avant-garde au kha-kan, avaient pour mission d’occuper la longue muraille dès que l’empereur l’aurait dépassée, et de lui couper la retraite sur Constantinople, tandis que l’escorte du kha-kan l’attaquerait de front, le ferait prisonnier et s’emparerait de ses bagages. Une fois l’empereur enlevé et le désarroi jeté parmi les Romains, les deux fractions de la petite armée avare devaient se réunir au long mur et pousser sur Constantinople, dont elles comptaient avoir bon marché au milieu de la consternation qu’y causerait la mort ou la captivité d’Héraclius. « C’était là un coup infaillible, dit un contemporain, si le ciel lui-même ne se fût chargé de le déjouer. »

Le kha-kan avait ainsi tendu ses rets, lorsque Héraclius, sur la nouvelle de son approche, quitta Sélymbrie, passa la longue muraille et s’avança à sa rencontre. Il marchait sans défiance, monté sur un cheval de parade, avec la couronne impériale au front et le manteau de pourpre sur les épaules, quand des paysans, à qui les mouvemens des Avars du côté du long mur n’avaient point échappé, se firent jour à travers son entourage de gardes et de fonctionnaires, et, lui racontant ce qu’ils avaient vu, l’avertirent de se mettre sur ses gardes. Il était temps, car déjà la troupe du kha-kan paraissait à l’horizon dans une attitude qui n’était rien moins que pacifique. Sauter de cheval aussitôt, jeter bas le manteau qui l’eût fait reconnaître, ôter de sa tête la couronne, qu’il passa à son bras gauche, et s’enfuir à toute vitesse sur la monture et sous la casaque d’un paysan, ce fut une affaire aisée pour un homme habitué comme Héraclius à la prompte décision et à l’action rapide du soldat. Tandis qu’il s’éloignait à bride abattue, la troupe du kha-kan arrivait de même, et il put entendre les premiers cris de son escorte, sur laquelle les Barbares fondaient à grands coups de lances. Ce fut bientôt du côté des Romains un sauve-qui-peut général. L’empereur, qui avait de l’avance, parvint à gagner la longue muraille, qu’il franchit sans beaucoup de peine à la faveur de son déguisement et par des sentiers qu’il connaissait ; mais ses bagages furent pillés, l’attirail scénique enlevé, les fonctionnaires dépouillés et mis aux fers. Le kha-kan demandait instamment qu’on lui amenât l’empereur : on ne put lui livrer que le manteau de pourpre ramassé à terre et tout souillé de boue ; il vit alors que son coup était manqué. Une chance lui restait, celle d’arriver assez promptement à Constantinople pour en trouver l’entrée sans défense, et quoique l’évasion de l’empereur lui laissât bien des doutes à ce sujet, il commanda à ses cavaliers, qui pillaient, de se rallier et de le suivre vers le grand rempart, où ils devaient rejoindre leurs compagnons. Cet événement se passa le samedi 16 juillet de l’année 616.

Le lendemain dimanche, au point du jour, le kha-kan arriva sinon tout à fait seul, du moins peu accompagné, une grande partie de ses gens, entraînés par l’ardeur du pillage ou attardés sur la route, manquant au rendez-vous. Maigre ce contre-temps, il se montra confiant et gai. « Sitôt que je paraîtrai, disait-il, Constantinople sera à moi. » Il déclara pourtant qu’il ne partirait point de sa personne sans avoir rallié les traînards. Au fond, il ne se souciait point de franchir la longue muraille et de figurer dans une expédition de plus en plus incertaine à mesure que le temps s’écoulait. En restant en-deçà, il se réservait le droit de désavouer ses soldats, de transformer au besoin son infâme guet-apens en un acte d’indiscipline qu’il n’avait pu maîtriser, et d’invoquer son abstention comme une preuve d’innocence. Ces ruses grossières étaient dans le caractère du kha-kan. Vers la cinquième heure du jour, qui répondrait chez nous à dix heures du matin, il donna le signal du départ en agitant le fouet qu’il tenait à la main, et la légère cavalerie avare s’élança à toute bride sur la route de Constantinople : au coucher du soleil, elle atteignait le bourg de Mélanthiade, distant de quatre lieues de la ville. Elle y fit halte, tandis que ses éclaireurs allèrent rôder dans la campagne et observer l’état des lieux. Ayant poussé jusqu’à Constantinople, ils la trouvèrent sur ses gardes, les portes fermées, les créneaux garnis de soldats, en un mot dans l’attitude d’une place décidée à se bien défendre. Les Avars reconnurent là l’ouvrage d’Héraclius, qui en effet était rentré assez à temps pour garantir sa capitale d’un coup de main. Ils ne se hasardèrent point à l’attaquer, mais, tournant à gauche l’enceinte murée et le golfe de Céras, ils se jetèrent sur les riches faubourgs de Sykes, de Blakhernes et de Promotus qui flanquaient la grande cité au nord, et les traitèrent sans miséricorde. La chapelle des saints Côme et Damien, dans le faubourg de Blakhernes, fut réduite en cendres, et dans celui de Promotus la basilique de l’Archange eut sa sainte table brisée et ses ciboires enlevés. Quelques sorties firent cesser ces ravages, puis les pillards reprirent le chemin de la Thrace, non sans piller encore, tuer, brûler sur leur passage, et traîner avec eux les habitans captifs. Le kha-kan les ayant rejoints au-delà du long mur, ils regagnèrent ensemble les bords de la Save.


Cet acte de brigand, si odieusement prémédité, eût exigé le plus rude et le plus prompt châtiment ; mais ce châtiment, c’était la guerre, la guerre en Europe, c’est-à-dire l’abandon du grand projet qui passionnait l’empereur et l’empire. Le sentiment chrétien frémissait au fond des âmes à une pareille pensée. Les excuses du kha-kan et ses protestations d’innocence vinrent fort à propos tirer les Romains d’embarras. Son absence, calculée avec tant d’astuce, lui servit de justification ; il n’épargna pas à ses soldats les reproches d’indiscipline et de cupidité, offrit de restituer le butin et les prisonniers, et accumula serment sur serment pour rendre le ciel garant de sa bonne foi. Que faire, si l’on ne voulait pas la guerre ? Agréer des excuses auxquelles on ne demandait pas mieux que de croire, se montrer convaincu de l’innocence du kha-kan, et reprendre les négociations interrompues. C’est ce qu’on fit en effet par l’intermédiaire du patrice Athanase et du questeur impérial Cosmas, rendus moins confians par l’expérience. Au reste, le traité d’alliance fut aisé à conclure, tant le kha-kan se montra doux et facile sur les conditions ; il semblait n’avoir plus qu’un désir, celui d’effacer de la mémoire des Romains l’impression laissée par les derniers événemens. La paix fut donc jurée de part et d’autre. L’esprit des Romains se rassérénant peu à peu, on reprit les arméniens de la guerre d’Asie, avec moins de précipitation toutefois ; puis, quand toute crainte à l’égard du kha-kan se fut à peu près dissipée, ou fixa aux fêtes de Pâques de l’année 622 le départ de l’expédition.

On touchait donc au moment tant désiré : l’empereur s’y prépara, comme on se prépare à un acte solennel de religion, par la retraite, la prière et le jeûne. Il alla passer l’hiver de 621 à 622 hors de la ville, dans une solitude toute monacale, ne s’occupant que d’affaires, de pratiques dévotes et des derniers soins à donner à sa famille, qu’il aimait tendrement. Là, quand il réfléchissait, dans la méditation et le silence, aux chances de cette grande aventure où il jetait sa vie et la fortune du monde romain, et que la prescience de Dieu pouvait seule calculer, des doutes venaient parfois l’assaillir ; mais il les repoussait comme des tentations du démon. Parfois aussi les critiques du dehors, les moqueries des esprits sceptiques, arrivant jusqu’à lui, passaient sur son âme comme un fer chaud ; il se réfugiait alors à l’église, et, prosterné au pied de l’autel le front dans la poussière, il récitait avec larmes ces paroles du psalmiste : « Ne nous livre pas, ô mon Dieu, en risée à nos ennemis, et que l’infidèle n’insulte pas ton héritage ! » Il régla tout ce qui concernait le gouvernement de l’état pendant son absence ; son fils aîné, Héraclius-Constantin, fut établi régent sous la tutelle d’un conseil formé des hommes les plus éminens de Constantinople, et dont les principaux étaient le patrice Bonus, grand-maître des milices, et le patriarche Sergius, connus tous deux pour leur énergie et leur prudence. Avant de partir, il n’oublia point le kha-kan des Avars. Essayant d’élever ce barbare aux sentimens d’honneur dont lui-même était plein, il lui adressa une lettre touchante par laquelle il lui recommandait le jeune Héraclius-Constantin, le priant de se considérer comme le tuteur de ce cher fils, de le conseiller, de l’aider, de le protéger au besoin. « Les services que recevraient de lui à cette occasion la famille impériale et l’empire ne resteraient point sans récompense, » lui disait-il. Héraclius s’engageait à lui payer, lors de son retour, deux cent mille pièces d’or, et il appuya cet engagement par l’envoi d’otages choisis dans sa famille et dans celle du patrice Bonus. L’armée et la flotte étant prêtes, l’embarquement fut arrêté pour le A avril. Après avoir communié en grande pompe à l’église de Sainte-Sophie, l’empereur se rendit au port directement, tenant avec respect dans ses bras une image de Jésus-Christ que l’on croyait avoir été apportée du ciel par les anges, et qui, disait-on, reproduisait les traits véritables du Dieu fait homme ; cette image miraculeuse[2] devait être le labarum de la guerre sainte. Lorsque Héraclius, franchissant le pont mobile jeté sur la rive, toucha du pied le navire qui allait l’emporter, une immense acclamation, sortie de la foule qui couvrait les quais, les rues et le toit des maisons, fit trembler la ville et le port ; puis la flotte, au lieu de cingler, comme beaucoup s’y attendaient, par la Propontide vers les côtes de la Cilicie, entra à pleines voiles dans la Mer-Noire, se dirigeant vers les embouchures du Phase.


II.

J’ai montré dans Héraclius le moine ; il me reste à montrer le héros : non que je veuille entrer dans les détails de cette expédition de Perse, qui dura sept ans et qui ne se lie à l’histoire des Avars qu’à partir de la quatrième année, mais parce que Héraclius, bien qu’entrevu de profil dans le cadre de ces récits, y apparaîtra, si je ne me trompe, avec une incomparable grandeur. Son plan de campagne, que révéla la direction donnée à la flotte, avait été tenu secret jusqu’alors. Il consistait à prendre la Perse à revers par le Caucase et la Mer-Caspienne, tandis que les armées de Khosroës s’échelonnaient entre la Mer-Egée et l’Euphrate, dans la prévision d’un débarquement sur la côte de Cilicie ou de Syrie. La présence des légions romaines dans les contrées du Caucase devait entraîner à leur suite les tribus demi-barbares de ces montagnes, Lasges, Abasges, Ibères, Albaniens, et décider l’Arménie, incertaine entre l’empire romain et la Perse. Héraclius voulait plus encore : il entrevoyait la possibilité de faire appel aux peuples nomades de la Mer-Caspienne et du Volga, toujours disposés à piller, ennemis naturels de la Perse, dont ils étaient les proches voisins. C’était assurément le plus hardi projet qu’eut imaginé aucun des généraux de Rome et de Byzance pendant leurs guerres de sept cents ans contre le grand-roi, et nul d’entre eux peut-être n’aurait possédé au même degré que celui-ci les conditions nécessaires du succès, savoir : la foi en son œuvre, l’esprit de ressource et d’aventure, et le parti désespéré de mourir ou de vaincre. Les premiers mois qui suivirent le débarquement de l’armée romaine en Colchide furent employés utilement à l’acclimater, à l’exercer, à lui donner l’unité qui lui manquait, à lui inspirer enfin l’esprit d’exaltation religieuse où son chef puisait confiance en lui-même et autorité sur les autres. L’enrôlement des tribus du Caucase, opéré pendant ce temps-là, vint doubler la force numérique des légions. Aux approches de l’hiver, Héraclius entra dans l’Arménie, qui se déclara tout entière pour lui : sûr alors de sa retraite, il descendit dans l’Atropatène (l’Aderbaïdjan des modernes), dont les habitans, pris au dépourvu, n’essayèrent pas même de résister. On les voyait, disent les historiens, déserter leurs maisons et s’enfuir dans leurs rochers comme des troupeaux de chèvres sauvages. Khosroës, surpris lui-même, répondit à sa manière aux succès de son ennemi, en faisant assommer des ambassadeurs romains qu’il tenait en prison depuis six ans. Une pareille indignité mit l’armée romaine hors d’elle-même, et l’Atropatène fut traitée comme une terre vouée à la destruction. Cette province, patrie de Zoroastre et berceau du culte institué par ce premier des mages, en était toujours le siège le plus vénéré : c’est là que s’élevaient les pyrées les plus magnifiques et les plus nombreux, là que le culte du feu se célébrait avec le plus de pompe et de dévotion. Héraclius ruina les temples, chassa ou massacra les prêtres, et supprima partout le feu perpétuel : le dieu fut éteint dans le sang de ses adorateurs. Ainsi les profanations de Jérusalem furent vengées ; mais la croix n’était plus ni là, ni en Arménie, les Perses, à l’approche des Romains, l’ayant enlevée pour la mettre en sûreté dans les parties centrales de leur empire.

Khosroës enfin accourut défendre le sanctuaire de sa religion, et l’année 623 se passa en combats, toujours gagnés par les Romains : trois armées perses furent défaites, et Khosroës deux fois vaincu prit la fuite. Des froids excessifs, qui faillirent les emporter, forcèrent les Romains à évacuer cette année l’Aderbaïdjan pour aller hiverner sous le climat plus doux de l’Albanie ; mais en 624 la guerre recommença, et se continua en 625 dans les hautes chaînes du Caucase et du Taurus. La manœuvre hardie d’Héraclius avait eu pour effet de dégager les provinces romaines d’Asie en attirant les armées persanes après lui : elles arrivaient toutes successivement, et cherchaient à l’enfermer dans les défilés des montagnes où la lutte s’était transportée ; mais Héraclius déjouait toutes les combinaisons de leurs généraux : il les devançait dans les passages, les coupait par des marches rapides, les battait l’un après l’autre. On croyait le traquer dans le Taurus, il parcourait déjà les plaines du Tigre, et quand on le cherchait de ce côté, il surprenait et mettait en cendres les villes de l’Atropatène ou de l’Assyrie. Son armée, infatigable comme lui, ne laissait pas échapper un signe de mécontentement : presque gelée dans les neiges du Caucase, elle faillit mourir de soif dans les déserts de sable qui entourent l’Euphrate. La vie d’Héraclius, pendant ces rudes campagnes, n’était pas seulement celle d’un général, mais d’un soldat toujours occupé ou à frapper le premier coup dans la bataille, ou à soutenir l’assaut d’une masse d’ennemis acharnés sur sa personne. Il livra nombre de combats singuliers, força tout seul le passage d’un pont à travers les cavaliers qui le gardaient, fut blessé bien des fois et eut plusieurs chevaux tués Sous lui. On le reconnaissait dans la mêlée à ses bottines de pourpre, devenues pour l’ennemi un objet d’effroi : « Vois là-bas ton empereur, disait Schaharbarz à un transfuge romain ; c’est devant lui que nous fuyons ! » Les alliés de l’empereur ne lui donnaient guère moins d’embarras que ses ennemis : c’étaient toujours de la part des tribus du Caucase, que lassait une guerre fatigante et sans profit, des murmures qu’il fallait apaiser, ou des menaces d’abandon qu’il fallait prévenir. Un jour enfin vingt mille de ces amis incertains voulurent partir à la veille d’une bataille. Héraclius les congédia en présence des légions romaines sous les armes, sans que son visage en fût altéré : « Frères, dit-il à ses soldats, car c’est ainsi qu’il les appelait dans ses harangues, Dieu réserve le triomphe pour nous seuls. »

Cependant le kha-kan des Avars, attentif aux péripéties de la guerre de Perse, tramait sur les bords du Danube de nouvelles perfidies ; il n’avait pas tardé à se mettre d’intelligence avec Khosroës par l’intermédiaire du Sanglier royal. Les propositions de Khosroës furent celles-ci : le roi de Perse offrait au kha-kan le pillage de Constantinople, s’il voulait assiéger cette ville de concert avec lui ; une forte division de l’armée persane, conduite par Schaharbarz, se rendrait alors sur le Bosphore, près de Chalcédoine, et comme les Perses manquaient de vaisseaux, les Avars amène raient avec eux la flottille de barques qu’ils entretenaient sur le Danube, au moyen de quoi les troupes combinées pourraient, soit attaquer Constantinople par terre et par mer, soit opérer leur jonction sur la côte d’Europe. Quand on fut d’accord sur les principales conditions, on fixa le rendez-vous sur l’une et l’autre rive du détroit au mois de juin de l’année 626. Du reste ces négociations furent entourées d’un grand mystère, le kha-kan ne voulant pas démasquer ses plans avant d’être prêt à agir, et les préparatifs nécessaires pour une telle entreprise exigeant de très-longs délais ; mais, quelque profond que fût le mystère, le gouvernement de Constantinople conçut des soupçons, et députa au kha-kan le patrice Athanase pour le raffermir dans l’alliance romaine, soit par le sentiment de la foi jurée, soit par la crainte de l’avenir. Athanase n’eut pas occasion de déployer son éloquence, car à peine eut-il touché le sol de la Hunnie, qu’il fut pris, placé sous bonne garde, et sevré de toute communication avec le territoire romain. C’était de la part du kha-kan une réponse assez claire pour que le conseil de régence pourvût en toute hâte à la sûreté de la ville et informât Héraclius de ce qui se passait. Les relations de la métropole avec l’empereur étaient régulièrement établies au moyen de la flotte qui stationnait dans un des ports de la Mer-Noire, à Héraclée, Sinope ou Trébizonde, suivant la position de l’armée et les nécessités de la campagne. Probablement Héraclius, de son côté, avait eu vent des intelligences qui se pratiquaient entre les Avars et les Perses ; en tout cas, les dispositions stratégiques adoptées par ces derniers au commencement de l’année 626 lui disaient assez clairement qu’un grand coup était machiné contre son empire, et principalement contre sa capitale.

L’armée romaine, victorieuse en toute rencontre, se trouvait alors campée dans les plaines de l’Euphrate, en face des troupes persanes, réunies et bien plus considérables en nombre. Comme si Khosroës eût renoncé à combattre, il divisa ses forces en trois corps, dont le premier, sous le commandement de Schaharbarz, se dirigea vers l’Asie-Mineure, les deux autres restant en observation dans la Mésopotamie. De ces derniers, l’un devait manœuvrer sur les flancs de l’armée romaine pour l’inquiéter et la retenir, tandis que l’autre, s’échelonnant à l’intérieur, couvrirait les abords de Ctésiphon. Le corps chargé de la garde de l’intérieur se composait de l’élite des troupes persanes, des bataillons d’or, comme on les appelait parce que la pointe de leurs lances était dorée. Héraclius d’un coup d’œil saisit l’intention de ces mesures, et avec sa hardiesse accoutumée il leur en opposa d’autres pour les déjouer. Divisant aussi sa petite année en trois corps, il laissa le plus nombreux sur l’Euphrate, dans une position fortifiée, et sous le commandement de son frère Théodore, dont il connaissait l’énergie. Il envoya le second par l’Arménie gagner la côte du Pont-Euxin, où la flotte devait le transporter à Constantinople, et partit avec le troisième pour les contrées du Caucase, où l’appelaient un nouvel intérêt, de nouvelles aventures à courir. Il avait appris en effet qu’une horde de Khazars avait fait irruption par les partes caspiennes dans l’Aderbaïdjan, qu’elle pillait, et l’idée lui était venue de l’enrôler sous son drapeau pour opérer, de concert avec elle, une diversion terrible contre la capitale de la Perse. Le projet fut exécuté aussitôt que conçu, et il accourait avec quelques légions, sur le passage de cette horde, lui porter des paroles d’amitié et offrir des présens à son chef.

Ces Khazars n’étaient autres que les Khatzires ou Acatzires du Ve siècle, qui appartenaient alors à la ligue des Huns blancs. Attila les avait soumis par la force des armes, et leur avait imposé pour roi son fils Ellak ; après sa mort, Denghizikh les avait comptés parmi ses sujets. Les désordres de tout genre, invasions, guerres, déplacemens de peuples, qui signalèrent parmi les nomades de l’Asie occidentale la fin du Ve siècle et la première moitié du VIe rendirent la liberté aux Acatzires, mais pour les jeter dans une longue suite de péripéties, et on les vit à cette époque, ballottés de steppe en steppe, errer des Palus-Méotides au Volga et d’une rive à l’autre de la Mer-Caspienne. Tombés enfin sous une de ces dominations turkes qui se rapprochaient de plus en plus de l’Europe, ils acceptèrent sa suprématie sans perdre leur individualité comme nation. L’étoile des Huns était alors à son déclin, l’étoile des Turks à son lever, et suivant l’usage constant des nomades, qui ne recherchent et ne prisent que la force, les Acatzires répudièrent leur nom de Huns pour prendre celui de Turks .et adopter avec ses coutumes et ses lois l’orgueil de la race qui les dominait. Cette transformation sembla leur donner une nouvelle vie. Les Turks-Khazars rentrèrent en maîtres dans le pays d’où les Huns-Acatzires avaient été chassés. Placés là dans le voisinage de la Perse, qui n’était séparée d’eux que par le détroit de Derbend, ils y faisaient souvent des incursions, et profitaient en ce moment de l’absence des armées persanes pour venir ramasser dans l’Atropatène le butin qui avait pu échapper aux Romains. Tel était le nouvel allié qu’Héraclius se flattait d’acquérir.

Il arriva avec sa petite armée juste à l’instant où les Khazars, chargés de dépouilles, sortaient de l’Atropatène pour regagner leur pays. La rencontre eut Heu sous les murs de Tiflis, à la vue de la garnison perse renfermée dans la ville. Du plus loin que le chef des Khazars aperçut l’empereur romain, qui s’avançait couronne en tête, il sauta de cheval et se prosterna le front contre terre. La horde suivit son exemple, et on remarqua que les officiers et autres personnages importans grimpèrent sur les rochers et les tertres pour y faire leurs génuflexions. Héraclius, accourant vers celui qui paraissait le chef principal (c’était le second . magistrat de toute la nation, et il se nommait Zihébil), le releva, l’embrassa, et lui posa sa couronne sur la tête en l’appelant son fils ; Zihébil, en signe de dévouement respectueux, le baisa au cou. L’entrevue fut suivie d’un festin après lequel Héraclius abandonna aux officiers khazars, à titre de cadeau, toute l’argenterie servie sur la table. Zihébil reçut en outre de riches habits de soie brochés d’or et des pendans d’oreilles du plus grand prix. La parole d’Héraclius, lorsque quelque grande pensée l’animait, était vive, pénétrante, et ceux qui l’entendaient avaient peine à lui résister : c’est ce qu’avaient éprouvé plus d’une fois les Romains, et ce qu’éprouvèrent à leur, tour les sauvages enfans des steppes. Que leur dit-il ? Se plut-il à leur peindre le spectacle magnifique de la civilisation opposé aux misères de la vie nomade ? Leur montra-t-il les biens qui rejailliraient sur eux d’une association avec cet empire où l’équité des lois, l’ordre constant, le commerce, les arts, rendaient l’existence de tous assurée et heureuse ? Fit-il apparaître dans un horizon lointain, comme le but vers lequel marchaient tous les peuples, grands ou petits, civilisés ou barbares, sédentaires ou nomades, la croix de Jésus-Christ, ce gage de rédemption qu’il allait reconquérir au fond de la Perse, avec une poignée d’hommes, sans hésitation et sans peur ? On ne sait ; mais l’histoire nous raconte que les Barbares restèrent ébahis et muets sous le charme de ses discours. Dans un transport d’enthousiasme, Zihébil, se levant, prit par la main son fils, dont un léger duvet couvrait à peine le visage, et supplia Héraclius de le garder près de lui, afin que cet enfant devînt un homme en l’écoutant. Au milieu de ces confidences d’une amitié nouvelle, Héraclius fit voir au barbare un portrait de sa fille Eudocie, que le peintre avait représentée dans toute la fraîcheur de sa jeunesse et de sa beauté, sous le splendide costume des augustes. Le barbare, à cette vue, ne put retenir un cri d’admiration, et ses yeux ne quittaient plus l’image. « Eh bien ! dit l’empereur, ce modèle de beauté est à toi si tu m’aides dans mon entreprise, et si ton peuple fait alliance avec le mien ; je te promets ma fille pour épouse. » Les aventures romanesques ont été de tout temps du goût des Orientaux, et la conférence ne s’acheva pas que Zihébil ne fût éperdûment amoureux de la princesse. Le marché fut donc conclu, et Zihébil s’éloigna, laissant quarante mille guerriers sous les drapeaux d’Héraclius. Avec ce renfort, la guerre recommença plus ardente que jamais dans le nord de la Perse. Quant à Eudocie, devenue l’appoint d’un traité, elle quitta Constantinople pour aller trouver sous les tentes de feutre du désert le fiancé que son père lui avait donné ; mais elle apprit en route que Zihébil, heureusement ou malheureusement pour elle (qui saurait le dire ?), venait de mourir de mort violente chez les siens. Retournant donc sur ses pas, elle alla reprendre sa place à côté de sa mère dans le palais des césars de Byzance.

Tandis que ces choses se passaient aux extrémités de la Perse, Schaharbarz était arrivé sur la rive orientale du Bosphore, et avait dressé son camp à Chrysopolis, aujourd’hui Scutari, tandis que l’armée avare opérait sa marche sur Constantinople. Le 29 juin, l’avant-garde du kha-kan parut au pied de la longue muraille, où elle se reposa un jour ; bientôt après, elle était à Mélanthiade, sans avoir rencontré d’ennemis. Elle s’y arrêta pour attendre le corps principal de l’armée ou de nouveaux ordres de son chef. Le gros de l’armée avare s’avançait péniblement à travers les boues de la Mésie, embarrassé comme il l’était de bagages, de chariots, sur tout de cette multitude de canots creusés d’un seul tronc d’arbre, de monoxyles, comme disaient les Grecs, que les Avars convoyaient avec eux sur des chars ou des traîneaux pour servir de flotte à leurs alliés. Ces embarras forcèrent le kha-kan à faire dans Andrinople une halte prolongée ; mais il voulut mettre du moins le temps à profit. Faisant amener en sa présence le patrice Athanase, que l’on conduisait à sa suite comme un prisonnier, il lui ordonna de partir sur-le-champ pour Constantinople : « Va trouver tes compatriotes, lui dit-il, et sache d’eux ce qu’il leur plaît de m’offrir pour que je n’aille pas plus loin. » Athanase partit. Introduit bientôt dans le sénat, il y rendait compte de sa mission, lorsqu’un tumulte auquel il ne s’attendait pas lui permit à peine d’achever. On l’interpellait, on lui reprochait de s’être chargé d’un message outrageant pour la majesté romaine ; on allait presque jusqu’à l’accuser de trahison ou tout au moins de lâcheté : Athanase écoutait dans une profonde stupéfaction, ne sachant que répondre à des reproches qu’il ne comprenait pas. Enfin tout s’expliqua : la longue absence du patrice avait causé tout le malentendu. Lorsqu’il avait quitté Constantinople aux premières menaces de guerre, Constantinople était presque sans moyens de défense, et Athanase ne le savait que trop ; mais depuis lors, et sans qu’il le sût, les choses avaient changé de face. Non-seulement les garnisons des villes voisines avaient été concentrées dans la métropole, mais le corps d’armée envoyé par Héraclius était arrivé sans encombre, et de plus les bourgeois, rivalisant d’ardeur avec les soldats, avaient tous pris les armes ; en un mot, Constantinople, bien réparée, bien approvisionnée, bien gardée, pouvait attendre désormais ses deux ennemis avec confiance. Voilà ce qu’ignorait Athanase, retenu par le kha-kan dans la plus étroite captivité, et de son côté le gouvernement de Byzance avait oublié que son ambassadeur devait n’en rien savoir. Après avoir reçu ces explications, et pour réparer sa faute involontaire, le patrice déclara qu’il était prêt à reporter au kha-kan, dût-il la payer de sa tête, une réponse aussi fière qu’on la voudrait ; mais, comme il était homme consciencieux jusqu’aux scrupules les plus excessifs, il désira observer par lui-même ces moyens de défense sur lesquels on se fondait pour braver la guerre, et dont il devait en outre attester au kha-kan la réalité. Bonus le fit assister à une revue de la garnison, où il put compter douze mille cavaliers, sans parler de y infanterie, vraisemblablement plus nombreuse. Ainsi rassuré, le patrice retourna près du kha-kan, auquel il rapporta la réponse des magistrats, à savoir : que les Romains lui conseillaient en amis de ne s’approcher ni des murs ni du territoire de Constantinople. Ces paroles jetèrent le barbare dans un violent transport de colère ; il chassa l’ambassadeur de sa présence avec un geste ignominieux : « Va-t-en donc, lui dit-il, va périr avec eux, et répète-leur bien ceci : Il faut qu’ils me livrent tout ce qu’ils possèdent ; autrement je raserai leur ville, et j’emmènerai ses habitans en esclavage jusqu’au dernier. »

L’avant-garde avare, pendant ces pourparlers, se tenait dans son camp de Mélanthiade, n’osant faire aucun mouvement ; une faute des assiégés l’enhardit. Quelques cavaliers de la garnison, qui manquait de fourrage pour ses chevaux, sortirent accompagnés de valets armés de faux pour aller couper du foin dans la campagne. Aperçus par les Avars, ils furent chargés aussitôt, tués ou mis en fuite, et les Barbares profitèrent de ce petit avantage pour lever leur camp de Mélanthiade, tourner à droite Constantinople et le golfe de Géras, et pénétrer par le faubourg de Sykes jusqu’à la rive du Bosphore. La nuit venue, ils y allumèrent des feux auxquels d’autres feux répondirent de l’autre côté du détroit (c’était le signal de reconnaissance convenu entre les Avars et les Perses) ; puis les chefs des deux troupes communiquèrent au moyen de quelques barques enlevées sur la rive. Schaharbarz fit connaître qu’il était prêt à traverser le Bosphore dès que la flottille avare serait arrivée, et insista d’ailleurs pour que l’on commençât le siège au plus tôt ; mais le kha-kan n’arriva devant Constantinople que le 27 juillet, tant sa marche avait été lente. Il employa ce jour et le lendemain, soit à faire reposer ses troupes, soit à mettre à terre et à dresser son matériel de guerre, qui se composait de machines de toute sorte, soit à prendre des mesures pour déposer sa flotte en lieu sûr.

Le 31, à la pointe du jour, il développa ses lignes, qui se trouvèrent embrasser toute l’étendue de la ville d’une mer à l’autre, c’est-à-dire de la Propontide au golfe de Céras. Vue du haut des remparts, cette armée parut innombrable. « Il n’y avait pas, dit un poète grec témoin oculaire, il n’y avait pas là une guerre simple, mais multiple, — une seule nation, mais un assemblage de nations, différentes de nom, de domicile, de race et de langage. Le Slave s’y trouvait à côté du Hun, le Scythe à côté du Bulgare, et le Mède lui-même y devenait le compagnon du Scythe. Sur la rive d’Europe, c’était Scylla frémissante ; sur la rive d’Asie, c’était Charybde, ses aboiemens et ses fureurs. » Les Avars formaient le centre sous le commandement immédiat du kha-kan, et l’attaque principale leur était confiée. Dans leurs rangs figurait une division de serfs gépides qu’ils avaient enrôlée malgré leur répugnance à mêler ce peuple dans leurs affaires ; mais ils avaient épuisé, pour la circonstance, leurs dernières ressources en hommes. Les Slaves, rangés à l’aile gauche, se déployaient sur deux lignes, dont la première était sans armes défensives et presque nue, et dont la seconde portait des cuirasses. Le matériel de siège comprenait des machines de toute sorte, soit de protection, soit d’attaque, et douze grosses tours, qui, lorsqu’on les eut montées, se trouvèrent égaler presque en hauteur les remparts de la ville. Elles étaient recouvertes de cuirs qui les mettaient à l’abri du feu, et la plupart des machines étaient ainsi garanties par des peaux. Le kha-kan avait espéré pouvoir débarquer sa flotte de canots dans le golfe même ; mais, à l’aspect des galères romaines à deux et trois rangs de rames qui garnissaient le port, il renonça à son dessein, et les fit déposer à l’embouchure du Barbyssus, petite rivière qui se jette à l’extrémité du golfe, sur un fond de vase et sur des atterrissemens dont le peu de profondeur ne permettait pas aux grands navires d’approcher.

Bâtie sur sept collines comme la ville de Romulus et d’Auguste, mais baignée par trois mers qui ne lui laissent point regretter le Tibre, la cité de Constantin présentait alors, comme elle fait encore aujourd’hui, l’aspect d’un triangle isocèle dont la base pose sur le golfe de Géras, et dont le château des Sept-Tours marque le sommet. Le côté oriental longeait les sinuosités de la Propontide, tandis que le côté occidental, tourné vers la terre ferme, en était isolé par une double ligne de fossés et de murailles. L’n mur crénelé, flanqué de tours, garnissait également le côté oriental et la base, auxquels la mer servait de fossé. À chacun des angles de l’est et du nord s’élevait une citadelle formidable correspondant au château des Sept-Tours. Le repli étroit et profond de la mer qu’on appelait, à cause de sa configuration, le golfe de Géras, c’est-à-dire de la Corne, formait le principal port de la ville. À son extrémité, où se perd la petite rivière du Barbyssus, s’étendaient sur l’une et l’autre rive les quartiers de Blakhernes et de l’Hebdome, alors extérieurs à la ville, et le faubourg de Sykes ou des Figuiers ; c’était le séjour privilégié des riches patriciens, et la campagne de ce côté était couverte de villas élégantes, d’églises et de palais ; on y trouvait aussi le cirque et le forum ou champ destiné aux revues militaires. Outre le grand port, situé, comme je l’ai dit, sur le golfe, deux petits havres, creusés de main d’homme et aujourd’hui ensablés, étaient renfermés dans l’enceinte murée de la ville, du côté de la Propontide : le port de Théodose et celui de Julien, que surmontaient les palais de ces deux empereurs. Les césars byzantins avaient alors leur demeure à la pointe orientale, sur une colline d’où l’œil embrassait au loin le golfe, la Propontide et le détroit. La partie de l’enceinte attenante au continent était percée de sept portes dont la cinquième, fameuse dans l’histoire byzantine, s’appelait la Porte dorée à cause des statues, des bas-reliefs, des ornemens de bronze et d’or qui la décoraient à profusion. C’était par la Porte dorée que passaient les triomphateurs pour se rendre en grande pompe à Sainte-Sophie ; c’était à elle aussi que s’adressaient les premières attaques des Barbares venant de la Thrace, et parce que là aboutissait la principale route du nord, et parce que ce quartier était le plus opulent de la banlieue.

Les habitans de Constantinople ne se montrèrent effrayés ni « de la vipère avare, ni1 de la sauterelle slave, » comme disaient les beaux esprits du temps pour caractériser le Hun hideux, plein de ruse et de venin, et ces troupeaux d’Antes, de Slovènes, de Vendes, au poil blond, au corps long et fluet, nus ou presque nus, qui venaient s’abattre sur la campagne comme une nuée de sauterelles. Le gouvernement, le peuple, la garnison, ne se reposaient pas seulement sur leur propre énergie ; ils avaient foi dans la protection céleste, dont ils avaient aux mains un gage qui leur semblait assuré : ce n’était pas moins que la robe de la sainte Vierge, tombée (sans qu’on explique comment) en la possession d’une ville dont la sainte Vierge était patronne. Le patriarche la fit promener processionnellement avec d’autres reliques sur le rempart au chant des litanies et des psaumes. La robe de la Toute-Sainte, comme disaient les Grecs par une expression touchante, fut pour les assiégés de Constantinople, en (326, ce qu’était pour les soldats franks la chape de saint Martin, et en ce moment même pour ceux d’Héraclius l’image miraculeuse du Christ. En voyant flotter sur sa tête, au milieu des batailles, le tissu sanctifié qui avait touché les membres de la mère de Dieu, qui donc ne se serait cru invincible ? Qui eût pu douter que la Vierge ne protégeât avec amour la capitale d’un empire dont l’armée et le chef s’exposaient à la mort pour reconquérir la croix de »on fils, perdue aux mains des infidèles ?

Commencée dès le 31 juillet, l’attaque régulière continua sans interruption pendant cinq jours. Le kha-kan avait amené avec lui une si grande quantité de béliers, de tortues, de machines de trait, que son front s’en trouvait garni, et ses douze tours à roues, quand elles furent dressées en face du rempart, présentaient un aspect vraiment effrayant. Les Slaves, qui avaient été les constructeurs de cette artillerie de siège imitée des machines romaines, en étaient aussi les servans ; c’étaient eux en outre qui avaient fabriqué la flotte, qui l’avaient transportée, qui la gardaient dans les eaux du Barbyssus et qui étaient destinés à la manœuvrer. Le Slave, opprimé et encore résigné à la servitude, avait mis à la merci de ses maîtres asiatiques son corps et son intelligence, qui commençait à s’ouvrir. Tandis que le bélier battait la muraille en brèche, les Huns, armés de leurs grands arcs, faisaient par-dessus pleuvoir incessamment une grêle de traits qui balayait parfois le rempart ; mais les vides se comblaient aussitôt. Les assiégés de leur côté troublaient ces travaux par des sorties continuelles qui culbutaient les travailleurs et détruisaient leurs engins. Un matelot imagina contre les énormes tours des Barbares une machine défensive bien simple, mais d’un effet assuré. C’était un mât monté sur un plancher mobile qui suivait les tours ennemies dans leurs mouvemens en face du rempart. Sitôt qu’une d’elles s’arrêtait à proximité, le mât s’inclinait et faisait descendre, au moyen de poulies, une nacelle où se tenaient des hommes munis de torches allumées et de poix, qui versaient des torrens de flammes sur la machine, ou attachaient des brandons à ses flancs, et il était rare que la nacelle remontât sans laisser la tour embrasée. Quels que fussent les périls de ce combat aérien, on ne manqua jamais d’hommes pour le soutenir. Mû par le désir d’épargner l’effusion du sang, le patrice Bonus interpella plusieurs fois le kha-kan du haut de la muraille, l’engageant à se retirer et lui promettant, s’il rentrait dans le devoir, la continuation de sa pension et davantage encore ; mais le barbare n’avait qu’une réponse à la bouche : « Sortez de votre ville, abandonnez-moi tout ce que vous possédez, et rendez-moi grâce si je vous laisse la vie. »

Le 2 août au soir (c’était un samedi), le kha-kan fit demander à Constantinople quelques grands dignitaires romains pour conférer avec eux sur une proposition de paix : on lui en envoya cinq des plus qualifiés. À peine furent-ils entrés dans sa tente, que le kha-kan, sans leur adresser la parole, commanda à l’un de ses gens d’aller chercher « les trois Perses vêtus de soie, » qui attendaient dans un compartiment voisin, et ces hommes étant venus, il les fit asseoir à ses côtés, laissant debout devant eux et lui les hauts personnages, patrices ou clarissimes, qui représentaient l’empire romain. Interpellant alors les Romains avec une sorte de solennité : « Vous voyez ici, leur dit-il, une ambassade que j’ai reçue des Perses, et qui m’annonce que Schaharbarz me tient prêt là-bas un secours de trois mille hommes ; il m’a semblé bon de vous en informer. Si vous consentez à évacuer votre ville, tous tant que vous êtes, avec un sayon et une chemise, j’arrangerai l’affaire près île Schaharbarz. : ce général est mon ami ; vous passerez dans son camp, et je me porte garant qu’il ne vous sera fait aucun mal. Quant à ce qui me regarde, je veux votre ville ; je la veux avec tout ce qu’elle renferme, et songez bien que vous n’avez pas d’autre moyen de sauver votre vie, à moins peut-être que vous ne deveniez poissons pour vous échapper dans la mer, ou oiseaux pour vous envoler dans l’air. Les Perses sont maîtres de l’autre rive du détroit, comme ceux-ci me l’assurent ; quant à votre empereur, il n’a jamais mis le pied en Perse, et il n’existe aucune armée qui soit à portée de vous secourir. — S’ils te l’assurent, ils mentent ! s’écria le patrice George dans un mouvement de noble colère ; une armée romaine est déjà entrée à Constantinople, et notre prince très pieux a si bien mis le pied en Perse, qu’il ne laisse pas pierres sur pierres dans leurs villes. » À ces mots, un des Perses hors de lui prit la parole et invectiva grossièrement le Romain. « Je ne prends pas tes insultes comme venant de toi, répliqua celui-ci avec mépris ; c’est le kha-kan qui me les adresse, car lui seul t’inspire l’audace de m’outrager. » Là-dessus un autre Romain dit au kha-kan : « Comment se fait-il que toi, qui as amené ici tant de troupes, tu aies encore besoin de l’aide des Perses ? — J’ai voulu seulement vous expliquer » répondit le barbare un peu troublé dans son orgueil, que les Perses, si je le désire, se joindront à moi, parce qu’ils sont mes amis. — Quoi qu’il en soit, ajoutèrent les ambassadeurs romains, nous ne quitterons jamais notre ville. Nous sommes venus ici sur ta demande pour parler de paix ; si ta n’as rien de plus à nous dire, hâte-toi de nous renvoyer. » Le kha-kan les congédia.

Pendant la nuit qui suivit cette bizarre conférence, des trirèmes romaines, postées pour épier le retour des ambassadeurs perses au camp de Schaharbarz, surprirent la nacelle qui les portait Leur sort ne fut pas longtemps incertain. Un d’entre eux eut la tête tranchée ; on coupa, les poings à un autre, et après lui avoir pendu au cou ses propres mains et la tête de son collègue, on le renvoya au kha-kan. Quant au troisième, amené sur une galère en vue du camp des Perses, il y fut décapité, et sa tête fut lancée à terre par une baliste avec un écriteau où on lisait : « Le kha-kan a fait la paix avec nous et nous a livré vos ambassadeurs ; en voici un que nous vous restituons, ne soyez pas inquiets des deux autres. » Malgré cet avertissement, qui lui faisait connaître que la mer était gardée, le kha-kan, pressé d’en finir, fit mettre ses barques à flot le dimanche matin pour procéder au transport des auxiliaires perses. Il comptait que le vent, qui s’était levé du nord et soufflait contre Constantinople, empêcherait la flotte romaine de le gêner ; il croyait aussi n’être pas aperçu, attendu qu’il avait choisi pour son embarquement une petite baie éloignée de la ville de deux lieues, et qui s’appelait la baie de Khelœ. Il avait profité de la nuit pour y faire transporter par terre une partie de ses canots à bras d’hommes ou à dos de mulets, de sorte qu’il espérait aller et revenir avant que les Romains eussent découvert son dessein : lui-même voulait présider à l’opération du passage et montait un des premiers canots ; mais rien n’échappait à la vigilance du patrice Bonus. À peine les rameurs slaves commencèrent-ils à prendre le large, que la flotte romaine accourut malgré le vent contraire et s’interposa entre la rive occidentale du Bosphore et les canots barbares. Tous ceux qui se trouvaient déjà un peu loin en mer furent culbutés ; les autres rétrogradèrent prudemment, et celui qui portait le kha-kan fut du nombre. Humilié, irrité, ne rêvant que vengeance, le chef avar retourna devant la ville, tandis que les mariniers slaves retiraient leurs nacelles sur le sable. Les assiégés, l’ayant aperçu qui passait à cheval près de leurs murs, donnant des ordres pour activer les travaux du siège, lui envoyèrent par bravade un cadeau de vin et de gibier. Sur quoi un barbare nommé Ermitzis, le second en dignité après lui, s’approcha d’une des portes et cria d’une voix haute aux assiégés : « Romains, vous avez commis une action abominable en tuant trois hommes qui avaient soupe hier avec le kha-kan, en lui envoyant la tête d’un de ses convives avec un autre tout mutilé ; aussi le kha-kan est-il très irrité contre vous. — Tant mieux ! répondirent les assiégés ; nous nous soucions fort peu de ce qu’il en pense. »

Le kha-kan tomba dans une véritable folie de colère : il menaçait l’ennemi, il menaçait les siens ; il passait d’une résolution violente à une plus violente encore. Enfin il arrêta son esprit sur un projet qui pouvait réussir, -mais demandait avant tout un grand secret. Il s’agissait d’opérer, dès la nuit suivante, une surprise sur la partie de la ville voisine de Blakhernes et du port, au moyen de la flotte que monteraient des soldats slavons, et qui se trouvait de nouveau concentrée dans les eaux du Barbyssus. Des feux allumés sur les hauteurs de Blakhernes devaient donner le signal du départ, et tandis que l’attaque portée du côté de la mer attirerait la garrnison de Constantinople, le kha-kan profiterait du désarroi pour escalader la muraille du côté de la terre. Le succès de cette combinaison ne lui paraissait point douteux. Il en fit donc faire les préparatifs activement, mais avec mystère. Toutefois le mystère ne pouvait pas être bien grand sous les yeux de la population romaine, où tout individu considérait comme un devoir de se faire l’espion de la ville : le moindre mouvement de l’ennemi, la moindre disposition, étaient observés, commentés, révélés aussitôt. Bonus, averti à temps, ordonna à sa flotte d’appareiller dès que la nuit serait venue, et de filer à petit bruit le long des deux rives du golfe, birèmes d’un côté, trirèmes de l’autre, et de garder sa position jusqu’à ce que la flottille avare se fût engagée entre ses lignes comme entre les branches d’une tenaille. En même temps il fit occuper les abords du golfe à Blakhernes par un corps d’Arméniens qu’il chargea de tuer ou de rejeter à la mer les Barbares qui chercheraient à y prendre terre. Enfin il fit préparer des feux qui devaient être allumés au moment convenu sur la plate-forme de l’église de Saint-Nicolas de Blakhernes. La nuit était sombre, et la lueur des feux qui brillèrent sur l’église put arriver au fond du golfe sans trahir les galères romaines qui stationnaient en avant. Les Slaves, prenant ce signal pour celui qu’ils attendaient, commencèrent à ramer avec leurs canots pleins de soldats, et gagnèrent bientôt le large. Ce fut alors que les vaisseaux romains se démasquèrent, et, rapprochant leurs lignes, culbutèrent ou coulèrent bas tout ce qui se trouvait dans l’intervalle. Il y eut là un affreux pêlemêle de canots chavirés, brisés, d’hommes nageant dans les ténèbres, se heurtant les uns les autres, assommés du haut des navires à coups de javelots, d’avirons ou de crocs. Ceux qui purent traverser la ligne des galères se dirigèrent vers Blakhernes, où ils voyaient luire des feux et où ils pensaient trouver les Avars ; mais au lieu des Avars, c’étaient les Arméniens, qui les tuèrent à mesure qu’ils se présentaient. Quelques-uns qui se crurent plus heureux, ayant abordé au fond du golfe, parvinrent jusqu’au kha-kan ; mais le cruel se vengea de sa déconvenue en les faisant massacrer. La défaite avait suivi l’attaque de si près, que les Avars n’eurent pas le temps d’essayer l’escalade par terre, ou, s’ils l’essayèrent, ils y renoncèrent aussitôt.

Le soleil en se levant éclaira une épouvantable scène. Sur les eaux du golfe toutes rougies de sang flottaient des milliers de cadavres mêlés à des débris de barques et d’avirons ; on remarqua les corps de plusieurs femmes slavonnes qui avaient fait office de soldats ou de matelots pendant le combat. Une vigoureuse sortie des assiégés compléta la déroute des Avars, en forçant leur, armée de terre à reculer. Cette armée était tellement dominée par la peur, qu’elle laissa envahir son camp, où pénétrèrent jusqu’à des femmes et des enfans, et qui fut mis au pillage. Le kha-kan, posté sur une hauteur avec sa cavalerie de réserve, s’abandonnait pendant ce temps à ses transports de fureur accoutumés ; toutefois il dut suivre le mouvement de retraite opéré par les siens et se retirer à quelque distance. Il revint le lendemain, mais pour reprendre ses bagages, dégarnir ses machines des peaux qui les recouvraient, les démonter et y mettre le feu ; tout fut brûlé sous ses yeux. Néanmoins, pour enlever à son départ l’apparence d’une fuite, il fit crier par des hérauts, près des murs et des portes de la ville, ces paroles qu’il adressait aux assiégés : « Ne pensez pas, Romains, que la crainte nie chasse d’ici ; je pars parce que je manque de vivres et que j’ai mal pris mon temps pour vous attaquer ; mais nous nous reverrons bientôt, et vous me paierez alors au centuple les maux que vous m’avez faits. » Son arrière-garde resta encore en vue de Constantinople jusqu’au vendredi soir, afin de couvrir la retraite, et elle acheva de dévaster le peu d’édifices de la banlieue que les autres avaient épargnés. Le chef de cette troupe, on ne sait pourquoi, voulut avoir une conférence avec Bonus, ou du moins avec quelques personnages romains de distinction, au nom du kha-kan ; mais Bonus s’y refusa. « Le pouvoir dont j’ai usé jusqu’à ce jour de traiter de la paix, lui fit-il dire, m’est enlevé aujourd’hui ; annonce-le à ton kha-kan. Le frère de notre auguste empereur arrive avec une armée qu’il va faire passer en Europe, et il se propose de vous reconduire lui-même dans votre pays, où vous pourrez traiter ensemble, si cela vous convient. » Théodore, chargé par Héraclius du commandement de l’armée romaine en Mésopotamie, venait de remporter une grande victoire sur les Perses dans les plaines de la Petite-Arménie, et les Avars ne l’ignoraient point : son nom suffit pour précipiter leur retraite.

La première pensée des assiégés, dès qu’ils purent sortir de leurs murs, fut d’aller rendre grâce à leur patronne, la Toute-Sainte, dans son église de Sainte-Marie de Blakhernes, et de déposer à ses pieds leur palme de victoire. Parmi tous ces héros chez qui l’antique vertu romaine avait refleuri au souffle du christianisme, pas un ne se glorifiait, pas un ne rapportait à lui-même son propre salut ou le salut de la ville ; tous disaient : « Qui nous a sauvés, sinon la Panagia ? » Son intervention dans les diverses péripéties du siège avait été visible pour tout le monde, et dans de pieuses confidences on se racontait mutuellement ses merveilles. On l’avait vue couvrir la ville d’un bouclier, foudroyer les Avars, briser leurs machines ; on l’avait reconnue dans le combat naval de Khelœ, quand les flots s’étaient agités d’eux-mêmes sous un ciel serein pour engloutir les impies : le calme et la tempête, disait-on, n’obéissent-ils pas à l’étoile des mers ? La croyance en l’intervention directe de la Vierge dans les événemens du siège avait passé jusque dans le camp barbare : tandis que les Romains lui attribuaient leur victoire, les Avars l’accusaient de leur défaite. Un jour que le kha-kan examinait en compagnie de ses officiers l’état des murailles de la ville, on l’entendit s’écrier tout à coup : « J’aperçois là-bas une femme qui parcourt le rempart ; elle est seule et en habits magnifiques. » Une autre fois, ses soldats virent approcher de leurs retranchemens une dame romaine d’une beauté admirable, qui portait le costume d’impératrice, et que suivait un cortège d’eunuques et d’officiers richement vêtus. Les sentinelles, la prenant pour la sœur d’Héraclius qui venait proposer la paix au nom de son frère, lui ouvrirent les barrières du camp ; mais à peine eut-elle franchi le fossé qu’elle disparut, et que les Avars, comme frappés de frénésie, tournèrent leurs épées les uns contre les autres. Ces contes couraient de bouche en bouche, et sont restés dans l’histoire, où ils jettent quelque lumière sur l’esprit du temps et sur le mobile qui produisait au monde romain ses derniers héros. Une circonstance bizarre et qui semblait donner aux fables l’appui de la réalité, c’est que de toutes les églises de Blakhernes, la seule église de Sainte-Marie ne fut ni pillée ni incendiée, comme si un bras puissant en eût écarté la flamme et les Barbares. Le jour anniversaire de la délivrance de Constantinople fut consacré par une fête religieuse qui se célébrait le samedi de la cinquième semaine de carême.

Héraclius apprit ces bonnes nouvelles au fond de l’Assyrie, où il faisait une guerre ruineuse pour les Perses ; mais ses alliés khazars l’abandonnèrent quand ils furent repus de butin. Réduit à une poignée d’hommes et n’ayant plus qu’une seule ressource, celle d’aller rejoindre son frère, il se jeta dans les montagnes des Kurdes, où une armée, persane se mit à le suivre, tandis qu’une autre le guettait au débouché des montagnes. Dans ce danger pressant, il prévint la jonction des armées ennemies en attaquant celle qui le suivait à la fameuse bataille de Ninive, qu’il gagna, et qui lui valut la soumission de l’Assyrie. Jamais il ne s’était montré plus héroïque ; trois cavaliers étaient morts de sa main dans la mêlée ; il avait reçu deux coups de lance, l’un au visage, l’autre au talon, et son cheval Phalbas avait été tué sous lui. Il marcha alors sur Ctésiphon en côtoyant le Tigre et détruisant sur sa route les célèbres palais des rois de Perse dont le fleuve était bordé, — ces paradis magnifiques réservés aux chasses royales, et qui fournirent une nourriture abondante au soldat romain. Khosroés fuyait de palais en palais avec ses troupeaux d’enfans et de femmes, n’osant approcher de Ctésiphon et craignant l’indignation de ses sujets. Le fier roi n’eut bientôt plus d’asile que les cabanes des paysans. Pour compléter sa ruine, l’aîné de ses enfants, Siroës, qu’il voulait déshériter du trône, se révolta, et khosroës mourut dans un cachot, sous la main d’assassins payés par son fils. Au milieu de cette défaite des armées, décès révoltes civiles, de ces attentats domestiques, Héraclius devint l’arbitre de la Perse. Aussi modéré après le succès que hardi dans la lutte, il laissa la couronne à Siroës, épargna Ctésiphon, et signa la paix ; mais Siroës ne fut qu’un vassal de l’empire romain. Crassus et Valérien étaient vengés : le grand-roi n’était plus.

La Perse était abattue, la croix relevée et reconquise ; Héraclius avait accompli un des plus grands actes de l’histoire romaine et de l’histoire chrétienne. Son passage par l’Arménie et l’Asie-Mineure pour retourner à Constantinople ne fut qu’un long triomphe qui devait s’achever dans l’église de Sainte-Sophie. Le sénat, le clergé, la ville entière vinrent au-devant de lui, à travers le Bosphore, jusqu’à Chrysopolis, dans des milliers de barques pavoisées. Il alla débarquer au faubourg de Sykes le 14 septembre 628, et s’achemina de là vers la Porte d’Or et la rue des Triomphateurs. Il était monté sur un char que traînaient quatre éléphans blancs, et on portait respectueusement devant lui la sainte croix à l’ombre de laquelle il avait voulu triompher. Constantinople ne fut jamais ni si belle ni si joyeuse ; ce n’étaient partout que tapis magnifiques, cierges allumés, verdure et fleurs. Chaque habitant tenait dans sa main une branche d’olivier ou une palme, et le chant des hymnes et des psaumes, mêlé aux instrumens de musique, n’était interrompu que par les acclamations de la foule. Dieu voulut qu’une angoisse mortelle vînt serrer le cœur du triomphateur au milieu des enivremens de sa gloire. Quand il revit sa famille, deux fils et deux filles qu’il avait laissés pleins de vie manquèrent à ses embrassemens : il le savait, mais sa douleur en fut renouvelée. Voulant restituer lui-même aux saints lieux leur plus vénérable trésor, il partit pour Jérusalem aux premiers jours du printemps. Là, au milieu du concours de tous les chrétiens de la Syrie et de l’Egypte, il monta le Calvaire, portant la croix sur ses épaules et suivant le chemin qu’avait parcouru le Sauveur dans sa passion. Avant de déposer de nouveau à l’église de la Résurrection la sainte relique recouvrée, l’évêque de Jérusalem constata qu’elle était intacte, que l’étui. d’argent, dont il avait gardé la clé, ne présentait aucune fracture, que le sceau épiscopal avait même été respecté. L’admiration pour Héraclius s’éleva à un tel point, que les poètes grecs, ne trouvant aucun homme à lui comparer, le comparèrent à Dieu, qui, après avoir manifesté sa puissance créatrice dans l’œuvre des six jours, s’était reposé le septième, de même qu’Héraclius, après six campagnes glorieuses, venait se reposer dans son triomphe ; un tel rapprochement, qu’en tout autre temps on eût justement taxé d’impiété, fit la matière d’un poème grec alors fort applaudi. La chrétienté jusqu’à ses limites les plus reculées ressentit quelque chose de cet entraînement des âmes pour Héraclius. Le roi des Franks, Dagobert, fils de Chlothaire II, qui était aussi un grand roi et un fervent chrétien, voulut le féliciter de ses victoires, et lui envoya une ambassade solennelle.

Héraclius avait trop de bonheur et de gloire ; la philosophie païenne l’eût averti de trembler, et en effet le malheur et la honte étaient à sa porte. Mahomet fondait alors parmi les siens cette religion des jouissances matérielles et du sabre, qui de l’Arabie, dont elle achevait la conquête, devait déborder sur l’univers. Dès 622, le prophète s’était essayé contre l’Arabie romaine, mais sans succès ; vint ensuite la lutte d’Héraclius et de Khosroës, dont il attendit patiemment la fin, ne souhaitant la victoire à aucun et’tout prêt à se jeter sur le vaincu. Aussi, voyant la Perse plus qu’à moitié ruinée, il projetait une expédition contre elle lorsqu’il mourut en 632. Ce fut son successeur qui la fit : Abou-Bekr soumit l’Irac arabique et prépara la conquête de tout l’empire des Perses. En même temps il attaquait l’empire romain par les mains de Khaled, son général avant d’être, celui d’Omar, et Khaled enleva Bostra en 632, Damas en 634, Émèse en 636, et eut bientôt réduit sous le joug de l’islamisme la Syrie, la Mésopotamie et la Palestine. En 637 Jérusalem était prise, en 639 Memphis et Alexandrie. Rien ne résistait aux armes des khalifes ; tout cédait, tout courbait la tête devant les terribles exécuteurs de cette fatalité dont ils avaient fait leur dogme religieux. Les légions d’Héraclius, si héroïques en Perse, lâchèrent pied devant les musulmans ; son frère Théodore et ses autres généraux furent battus ; lui-même vit échouer contre eux et les combinaisons de sa science militaire et l’impétuosité de son courage. Quand il apprit la reddition de Damas, il s’écria : « La Syrie est perdue ! » et voulut sauver au moins des mains de ces autres infidèles la sainte croix, dont la délivrance lui avait pourtant tant coûté.

Il alla la chercher à Jérusalem pour la mettre à l’abri dans sa métropole, la reçut des mains du patriarche Sophronius, qui fondait en larmes ainsi que tout le peuple, et s’achemina vers Constantinople par la voie de terre, accompagné de l’impératrice, qui ne le quittait plus. Cet esprit si ferme et si prompt s’était affaissé sous le malheur ; ce génie s’était obscurci. Le vainqueur de Ninive était devenu pusillanime comme un enfant ; la vue de la mer lui donnait le vertige. Arrivé sur la côte d’Asie, en face de sa ville impériale, il s’arrêta dans le palais d’Hérée, où il séjourna longtemps, n’osant pas affronter, tout couvert d’humiliations et de défaites, les regards de cette foule qui pourtant l’aimait toujours. Lorsque, sur les instances du sénat, il se décida à partir, on dut construire pour son passage à travers le Bosphore un pont de bateaux, dont le plancher, revêtu de sable, simulait une route, et dont les côtés, garnis de branchages et de verdure, formaient comme deux grandes haies qui dérobaient l’aspect des flots. C’est ainsi que l’ombre d’Héraclius rentra dans Constantinople.


III.

Le génie d’Héraclius, brisé pour la guerre, ne l’était point pour la politique. La situation de l’empire ne permettant plus l’emploi des armes contre les Avars, ou pour châtier leur dernière perfidie, ou pour en prévenir de nouvelles, Héraclius dut chercher dans la politique le moyen de les réprimer. Il interposa entre eux et lui, sur les bords du Danube, une barrière de petits états, indépendans sous son autorité souveraine, qui mirent la Thrace et Constantinople à l’abri des invasions du nord. Plus durable que ses conquêtes, cette création de sa politique est encore debout dans les principautés slaves de Croatie et de Servie, qu’il organisa, et dans la principauté hunno-slave de Bulgarie, dont il ne fit que jeter les fondemens. Ce sont les établissemens d’Héraclius, destinés à couvrir l’ancienne capitale de l’empire romain d’Orient, qui protègent encore de nos jours cette reine tombée, et c’est d’eux que dépend en grande partie le sort de la Grèce. Leur histoire intéresse l’Europe à plus d’un titre, et je ne m’écarterai point de mon sujet en exposant, sommairement du moins, les circonstances qui précédèrent ou accompagnèrent cette fondation.

On a pu voir dans les récits précédons avec quelle prodigieuse dureté les Avars traitaient leurs vassaux, et particulièrement les Slaves, sur qui ils épuisaient comme à plaisir tout ce que le mépris de l’humanité, le délire de la puissance et le libertinage peuvent enfanter d’oppression. À la guerre, cette chasse aux hommes des nations hunniques, le Slave était le chien du Hun ; c’était lui qui battait la campagne, qui dépistait, qui traquait l’ennemi. Placé en première ligne pendant l’action, c’était encore lui qui soutenait et amortissait le choc, pendant que l’Avar formait la réserve. Était-il vainqueur ? l’Avar prenait seul le butin ; était-il vaincu ou repoussé ? l’Avar le ramenait au combat la lance aux reins, et le forçait à se battre encore ou le tuait. Cette position critique du Slave à la guerre lui avait valu de la part des Pannoniens le sobriquet de Bifulcus, « poussé devant et derrière, » ou Bifurcus, « qui se trouve entre deux fourches. » Pourtant les traitemens de la paix dépassaient pour lui, en humiliations et en souffrances, ceux du champ de bataille. Quand des Avars allaient prendre leurs quartiers d’hiver dans un village vende ou slovène, ils s’y conduisaient en maîtres absolus : le Slave était chassé de sa maison ; sa femme et sa fille servaient aux plaisirs de ses hôtes, son troupeau et son grain à leur nourriture, et il fallait qu’après tout cela il payât un fort tribut au kha-kan sous peine des plus grands supplices. Le Slave supportait sa misère sans se plaindre ou du moins sans se révolter ; mais l’excès de la dégradation en amena le remède. Il était sorti du mélange volontaire ou forcé des Huns avec les femmes des Vendes une race de métis qui hérita de la turbulence et de la fierté de ses pères, et finit par être très nombreuse. Les Avars ayant voulu la traiter exactement comme les autres Slaves, sans se rappeler qu’elle était de leur sang, ces métis prirent les armes, chassèrent les Avars de leurs maisons et refusèrent le tribut au kha-kan. Entraînés par leur exemple, les Slaves purs firent la même chose, et tout ce qu’il y avait de tribus vendes à l’orient des Bavarois, dans les vallées de la Carinthie, se sépara de l’empire des Avars.

C’était bien jusque-là ; mais quand les Vendes se furent révoltés, ils ne surent plus que devenir ; ils manquaient d’armes, ils manquaient d’un chef capable de les exercer et de les conduire : le hasard leur procura tout cela. Les Vendes carinthiens recevaient périodiquement la visite d’un marchand nommé Samo, qui leur apportait à dos de chevaux ou de mulets les marchandises de l’Occident : cet homme était de race franke, né à Sens, dans les Gaules, et avait longtemps fait la guerre. Il arriva juste à ce moment, et, trouvant ses amis les Vendes dans l’embarras, il ne songea qu’à les servir. Toutes les armes qu’il avait dans ses bagages leur furent d’abord distribuées ; puis il leur enseigna l’art d’en fabriquer de nouvelles, de les manier, de marcher en troupe, d’avancer, de reculer, de se former en bataille. Les Avars se présentèrent sur ces entrefaites sans plus de précautions qu’ils n’en mettaient ordinairement envers des ennemis que leur fouet seul faisait trembler ; mais Samo les attaqua avec ses recrues, les battit et les contraignit à la retraite. Ils revinrent en forces et furent encore battus. Samo décida ce succès des Vendes par sa prévoyance et son intrépidité. Ravi d’avoir repris son ancien métier de soldat, il oubliait son commerce, quand les Vendes, rendus par lui à l’indépendance, lui proposèrent d’être leur roi. L’aventurier frank ne se fit pas prier : il devint roi barbare dans toute l’étendue du mot, et si complètement Vende, qu’il se donna douze femmes, dont il eut trente-sept enfans, et qu’il abjura le christianisme pour adorer les dieux blancs et noirs des Slaves. Du reste il ne s’endormit point sur son trône, et les Avars ayant cessé de l’attaquer, il les poursuivit chez les autres Vendes, qu’il appela à la révolte. Une propagande active, dont il était l’âme, travailla bientôt toutes les tribus vendiques, et passa de là chez les Slovènes. Héraclius la favorisa pour nuire aux Avars, et s’allia avec Samo ; mais peu s’en fallut que ces germes de liberté ne fussent étouffés sous une autre main plus puissante que celle des Avars, la main de Dagobert, aidé des Franks-Austrasiens et des Bavarois. Les Franks-Austrasiens avaient dans leur dépendance effective ou nominale une assez grande portion des tribus vendes et slovènes qui avoisinaient la Thuringe, la Saxe et les provinces du Norique ; ils prétendaient même posséder un droit de suzeraineté sur les Vendes de la Carinthie. Vers l’an 630 ou 631, époque des événemens que nous racontons, arriva dans les domaines de Samo une caravane de marchands franks, composée peut-être d’anciens rivaux du roi carinthien ; elle fut attaquée et volée, et, dans la lutte qui s’engagea à cette occasion, plusieurs des marchands furent tués. Une plainte vint de la part de Dagobert, qui envoyait réclamer, avec les marchandises enlevées, la compensation due, suivant la loi des Franks, pour le meurtre des marchands mis à mort. L’ambassade chargée de ce message avait à sa tête une certain Sicharius, homme malhabile, emporté et orgueilleux. Samo, fort embarrassé sans doute d’avoir à punir le vol chez ses sujets, et ne voulant point, d’autre part, rompre directement avec Dagobert, jugea plus commode de ne point entendre l’ambassadeur que de lui répondre par un refus. Sicharius fit tout ce qu’il put pour obtenir audience ; il demanda, il vint lui-même, mais inutilement ; le roi était toujours invisible. Que faire ? Ne voulant pas partir sans rapporter une réponse, Sicharius s’avisa du stratagème le plus étrange qu’ait jamais imaginé un ambassadeur : il acheta des habillemens slaves pour lui et sa suite, et quand ils s’en furent tous affublés, ils se présentèrent à la porte du roi, qui les reçut sans difficulté, les prenant pour (les Slaves. L’entrevue, on le devine aisément, fut peu amicale : Samo, comme un marchand et un païen, nous dit l’auteur naïf où nous puisons cette histoire, refusa toute satisfaction, et Sicharius, comme un sot ambassadeur, répondit au refus par des invectives. Il s’écria dans la discussion que Samo et son peuple devaient obéissance à Dagobert. « Volontiers, reprit Samo ; le pays que nous possédons est à Dagobert et nous sommes à lui, à la condition qu’il voudra bien vivre en amitié avec nous. » Sur quoi Sicharius rétorqua aigrement qu’il n’était pas possible à des chrétiens serviteurs de Dieu de vivre en amitié avec des chiens. — « Eh bien donc ! dit Samo tout hors de lui, si vous êtes les serviteurs de Dieu et si nous sommes des chiens, nous avons reçu la permission de vous mordre, car vous êtes de mauvais serviteurs qui ne cessez d’offenser votre maître. » Là dessus il chassa Sicharius de sa présence. La guerre s’ouvrit donc entre les Vendes de Carinthie et les Franks ; trois armées descendirent successivement d’Austrasie et de Bavière dans les vallées des Slaves, et furent battues ; puis le marchand, prenant l’offensive à son tour, remporta une victoire signalée sur les meilleures troupes des Franks, près du château de Wogastiburg ou Woitsberg. Samo devint, par suite de cette victoire, un roi avec qui Héraclius put s’allier sans honte, et le peuple des Vendes carinthiens une sentinelle avancée de l’empire romain sur le Haut-Danube.

Tandis que ces choses se passaient à l’occident de la Hunnie, la dureté insensée des Avars leur attirait à l’orient des adversaires non moins redoutables. Le kha-kan qui s’était si odieusement signalé par ses perfidies envers l’empire romain en 622 et 626, le Réprouvé, comme disent les écrivains grecs, mourut dans cette même année 630, époque de la résurrection des Slaves. Les Bulgares avaient toujours servi les Avars plutôt en frères qu’en vassaux ; ils repoussaient même le titre de vassaux et prétendaient à celui d’alliés. Cette prétention semblait d’autant plus juste, que non-seulement ils étaient de race hunnique comme les Avars, mais qu’ils étaient puissans, leur roi Cubrat ou Kouvrat, qui occupait sur le Volga Bulgaris, siège de la nation, ayant lui-même de nombreux vassaux, soit en Asie, soit en Europe, et des colonies bulgares importantes, échelonnées dans les plaines pontiques et jusqu’en Pannonie, faisant, par leur situation, partie intégrante du territoire avar proprement dit. Forts de ces raisons, les Bulgares demandèrent que le chef de l’empire fût désormais choisi à tour de rôle parmi les Avars et parmi eux, et que d’abord la vacance actuelle leur fût dévolue. Le mépris avec lequel les Avars accueillirent cette réclamation indigna les sujets de Kouvrat, qui prirent les armes dans leurs colonies du Danube, mais qui furent vaincus. Plutôt que de se résigner au joug, dix mille de ceux de Pannonie préférèrent s’expatrier et cherchèrent un asile chez les Franks-Austrasiens. C’était une bien faible troupe qu’un aussi grand royaume que l’Austrasie n’eût pas dû craindre, composée qu’elle était en majeure partie d’enfans, de femmes et de vieillards ; toutefois les Bulgares avaient si mauvais renom, on se souciait si peu de pareils hôtes ou de pareils voisins, que Dagobert, avant de les admettre, voulut consulter ses leudes, et envoya les émigrans hiverner en Bavière, où on leur fournit des maisons et des vivres. Le conseil des leudes ayant décidé qu’on devait se défaire au plus tôt de ces étrangers dangereux, Dagobert expédia l’ordre secret de les égorger tous dans la même nuit. Il n’en échappa que sept cents, qui se réfugièrent chez les Vendes de Carinthie. Kouvrat fit retomber avec raison la responsabilité de ce désastre sur les Avars et sur leur tyrannie, et pour commencer à se venger d’eux, il envoya une ambassade à Constantinople, sollicitant l’amitié de l’empereur. Héraclius répondit à ces ouvertures par l’envoi d’une autre ambassade chargée de remettre au roi bulgare le titre de patrice, qui le constituait officier romain, et l’empire avar se trouva limité à l’est par la puissance de Kouvrat, comme il l’était au sud-ouest par celle de Samo.

Ce n’était encore là qu’un préliminaire aux plans politiques d’Héraclius. L’empereur entra en pourparlers avec une confédération de Vendes et de Slovènes qui habitait, sur le revers septentrional des Carpathes, les bords de l’Oder supérieur et de la Vistule, — la confédération des Khorwates, Khrobates ou Croates, dont le nom signifiait montagnards, — et lui offrit, si elle voulait émigrer au midi du Danube, une portion des terres que les Avars y avaient usurpées. Une des plus puissantes tribus de cette confédération se laissa séduire, et partit sous la conduite de cinq frères, Cloucas, Lobel, Cosentzès, Mouchlo et Chrobate, et de leurs deux sœurs, Touga et Bouga : Héraclius les lança sur la Dalmatie. Les Avars, maîtres de cette belle province depuis soixante ans, en avaient fait presque un désert, et Salone, si célèbre jadis par sa splendeur, s’était transformée sous leurs mains en un monceau de débris. En concédant la Dalmatie aux Croates, l’empereur leur donnait une conquête à faire, et ils n’en vinrent pas à bout sans beaucoup de peine et de temps. Quelques restes de la nation avare réussirent même à se maintenir çà et là dans le pays.

La partie des provinces dalmates abandonnée aux Croates s’étendit le long du golfe Adriatique depuis les montagnes de l’Istrie jusqu’au fleuve Zentinas, qui se jette dans cette mer au nord de la Narenta, et à l’intérieur des terres, de l’ouest à l’est, jusqu’à la limite des contrées qu’occupèrent plus tard les Serbes. Ils se répandirent sur tout le plat pays, les places maritimes et les principales îles du golfe continuant d’appartenir aux Romains. Liés à l’empire par les conditions ordinaires des nations fédérées et reconnaissant son domaine souverain, les Croates gardèrent leurs lois particulières et furent gouvernés par des chefs locaux qui portaient le titre de zoupans. L’empire romain acquit, par suite de leur établissement, au lieu d’une population ennemie et féroce comme étaient les Avars, une population active, brave et fidèle ; mais ce n’était pas tout de les attacher à l’empire par des liens matériels : Héraclius voulut les y unir plus étroitement par la conformité de croyance et de culte. Il engagea le pape à leur envoyer des évêques et des prêtres pour les catéchiser et les baptiser. On raconte qu’au moment de leur baptême le pape leur fit jurer de n’envahir jamais le territoire d’autrui et de vivre en paix avec tous leurs voisins, leur promettant de son côté l’assistance de Dieu et de l’apôtre saint Pierre, s’ils étaient attaqués injustement. Ce traité avec le ciel, cet oracle, comme dit l’écrivain grec qui nous fournit cette anecdote, les aida merveilleusement dans l’observation des traités terrestres avec l’empire. La nouvelle Croatie fut distinguée de sa métropole, la Croatie des Carpathes, par la qualification de baptisée ; l’autre fut nommée par les Romains Croatie non baptisée, et par les Slaves Belo-Khrobatie, mot qui signifiait Croatie-Blanche ou Grande-Croatie.

La cession de la Dalmatie aux Croates fut un appât pour les autres nations slaves : une masse considérable de tribus se mit en mouvement des bords de l’Elbe pour se rendre à l’appel d’Héraclius ; elles appartenaient à la confédération des Srp, que les Grecs appelaient Serbles et que nous nommons Serbes, confédération de tribus vendes répandues sur les territoires de la Lusace et de la Misnie, et connues encore au moyen âge sous l’appellation de Sorbes et Sorabes. Deux frères venaient d’hériter du pouvoir souverain sur ces tribus ; l’un d’eux en entraîna la moitié et émigra avec elle. Héraclius lui céda la Mésie supérieure, la Dacie et la Dardanie ; mais le prince serbe, mécontent de son lot, qu’il trouva ou trop médiocre ou trop voisin de la Pannonie avare, repassa la Save et la Drave pour retourner dans sa patrie. Chemin faisant, il se ravisa et s’adressa à l’officier romain qui commandait sur le Danube, pour obtenir son pardon de l’empereur et en même temps une plus grande étendue de territoire. Héraclius, désireux de conserver ces émigrés, ajouta à leur première concession la contrée située au sud, depuis les montagnes qui couronnent la Macédoine jusqu’à Dyrrachium et au centre de l’Épire. Ainsi furent créés les états de Servie et de Bosnie. La constitution des Serbes fédérés ressembla beaucoup à celle des Croates ; ils gardèrent leurs princes particuliers sous la souveraineté de Byzance et se firent chrétiens. Rome fut aussi leur institutrice religieuse, bien que depuis le schisme ils se soient ralliés à l’église grecque. Le Bas-Danube eut aussi ses émigrans, qui lui vinrent, selon toute probabilité, de la branche des Slaves orientaux. De ce nombre furent sept petits groupes qui s’établirent le long du fleuve, au midi de ses cataractes, et qu’on appela les Sept Nations, et les Slaves Severenses ou Séwères, qui reçurent un domicile au pied de l’Hémus, un peu au midi de Varna. On compta dès lors en Europe deux Servies comme on comptait deux Croaties : une Servie baptisée et romaine, et la mère-patrie, barbare et païenne, que les Slaves appelèrent Servie-Blanche, ou Grande-Servie.

Héraclius avait rattaché les Bulgares à l’empire sans les admettre sur son territoire : mais ils surent bien s’y faire une place eux-mêmes après sa mort. Le fidèle roi Kouvrat ; ayant laissé après lui cinq fils qui, moins sages que leur père, morcelèrent entre eux son royaume, Asparukh, l’un d’eux, vint avec ses tribus s’établir près des bouches du Danube dans un terrain bordé d’un côté par de vastes marais et de l’autre par des roches abruptes. Retranché là comme dans un fort, il harcelait à l’est les Avars, au midi les Romains, pour qui il n’avait pas d’aussi bonnes dispositions que son père. Il finit par passer le Danube, s’emparer de Varna et fonder le grand état qui porte encore aujourd’hui le nom de Bulgarie. Quoique les Bulgares n’eussent ni la soumission des Serbes, ni la fidélité des Croates, l’empire s’accommoda avec eux. Trouvant le pays déjà occupé en partie par les émigrations slaves des Séwères et des Sept-Nations, ils les conservèrent dans leur sein. Ils reçurent également toutes les alluvions d’émigrés antes et Slovènes que la Slavie leur envoya, de sorte que leur domination devint mi-partie bulgare et mi-partie slave, et que même les habitudes et la langue des Slaves y prévalurent avec le temps. Le christianisme est venu, mais beaucoup plus tard, compléter le mélange.

Ces établissemens, qui dressèrent une barrière vivante sur le Danube, en face de l’empire avar et sur ses flancs, l’emprisonnèrent en quelque sorte chez lui et le forcèrent à se replier sur lui-même. Ce fut, pour cet état qui n’avait d’industrie que la guerre, une période de dissolution rapide ; toutes les causes de désordre intérieur l’attaquèrent à la fois, et l’imitation des mœurs romaines, non épurées par le christianisme et par les lumières de la civilisation, acheva de le corrompre et de l’affaiblir. Dès l’année 630, le peuple avar n’est plus mentionné dans l’histoire de l’empire d’Orient, et les successeurs d’Attila cessent d’y figurer à côté des successeurs de Constantin. L’histoire d’Occident n’entend même plus parler d’eux jusqu’aux dernières années du VIIIe siècle. À cette époque, un de leurs kha-kans, s’étant mêlé aux intrigues de Tassillon, roi de Bavière, contre Charlemagne, attira sur lui la colère du grand roi des Franks. Charlemagne fit par lui-même, ou par ses fils et ses généraux, huit campagnes successives sur les bords du Danube, de la Theiss et de la Drave, força les retranchemens circulaires des Avars, que les Germains appelaient hring, et pénétra dans le camp royal, où se conservaient les dépouilles accumulées de l’Orient et de l’Occident. Il rendit aux églises les vases sacrés et distribua le reste aux princes de l’Europe et à ses leudes ; le pape eut une bonne part de ce butin chrétien reconquis sur les infidèles, et l’on s’écria que les injures faites par Attila à la chrétienté étaient vengées. C’est ainsi que l’épée gallo-franke, après avoir arrêté sur les bords de la Marne les progrès du premier empire hunnique, vint mettre fin à l’existence du second sur ceux de la Theiss et du Danube.


Amédée Thierry.
  1. Voyez, sur l’avènement de Phocas et la fondation du second empire hunnique, la Revue du 15 novembre 1854 ; voyez aussi sur les Fils et Successeurs d’Attila les livraisons du 15 juillet et 1er novembre 1854.
  2. On montrait pendant le moyen âge, soit en Grèce, soit en Italie, plusieurs de ces portraits de Jésus-Christ que l’on prétendait n’avoir point été faits de main d’homme. C’était, croyait-on, la représentation réelle et directe du Sauveur qui s’était imprimée d’elle-même sur une étoffe ou sur un panneau de bois sans le secours du pinceau, ni des couleurs, ni d’un artiste même céleste. Les poètes théologiens de Byzance avaient trouvé la théorie de cette étrange peinture : « De même que le Verbe fait chair est devenu homme en dehors des conditions des naissances humaines et par son énergie propre, ainsi, disaient-ils, son image s’est reflétée sur un objet matériel avec sa forme et sa couleur par une puissance particulière, étrangère aux conditions mécaniques des arts. » Cette explication, que nous lisons dans George Pésidès, contemporain d’Héraclius et le chantre de sa gloire, parut alors si convaincante, que les historiens, même les plus graves, se sont empressés de la reproduite.