Les Fiancés (Montémont)/Texte entier

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 4p. 5-327).



INTRODUCTION.[1]




minutes.
Des séances d’une assemblée générale d’actionnaires se proposant de former une société, et d’établir un capital à l’effet d’écrire et de publier tous les ouvrages connus sous le nom de Romans de l’auteur de Waverley, lesdites séances tenues dans la caverne de Waterloo, Regent’s-Beidge, à Édimbourg, le 1er juin 1823.

Le lecteur doit avoir remarqué que les papiers publics rapportèrent, avec un peu plus d’inexactitude encore que de coutume, les divers récits des incidents qui se passèrent à cette assemblée ; mais qu’on ne croie pas que ce surcroît d’erreurs fût causé par une fausse délicatesse des personnes chargées de l’impression, qui auraient alors négligé d’user du privilège dont elles jouissent, de se présenter toujours partout où quelques individus sont rassemblés, et de livrer aux presses publiques tout ce qui peut alors se passer de plus secret dans ces réunions. Mais on avait eu recours à des moyens vraiment inusités et arbitraires pour empêcher les rapporteurs d’user d’un droit qu’on leur accorde généralement dans presque toutes les assemblées commerciales ou politiques ; au point que notre propre rapporteur se hasarda de se cacher sous la table du secrétaire, où on ne le découvrit qu’au moment où la séance allait se terminer. Nous avouerons avec dépit qu’il eut beaucoup à souffrir de coups de pied et de coups de poing, et que deux ou trois des pages les plus curieuses de son manuscrit furent déchirées. Voilà pourquoi son récit se termine aussi brusquement. Nous ne pouvons considérer ce procédé que comme très-illibéral, surtout de la part de personnes qui connaissent tout ce qui concerne la presse ; et, attendu la quantité fatigante de leurs publications périodiques ou non, elles doivent certainement se trouver fort heureuses que notre rapporteur maltraité se soit borné, pour toute vengeance, à donner un certain ton d’aigreur au compte qu’il rend de leur séance. (Journal d’Édimbourg.)

Une assemblée de toutes les personnes intéressées à la publication des ouvrages célèbres connus sous le nom de Romans de l’auteur de Waverley, ayant été convoquée par un avertissement public, divers littérateurs distingués s’y rendirent. On convint d’abord que les individus présents seraient désignés par les noms qu’ils portent dans les romans en question. Eidolon[2] fut, en conséquence, unanimement appelé au fauteuil, et Jonathan Oldbuck, écuyer de Monkbarns[3], consentit à remplir les fonctions de secrétaire.

Le président prit la parole, et dit :

« Messieurs,

« Je n’ai nullement besoin de vous rappeler que nous avons le même intérêt dans la propriété des compositions littéraires qui, grâce à nos travaux communs, se sont accumulées, tandis que le public s’amuse à attribuer à tel ou tel individu la masse immense d’ouvrages divers dus à quelques-uns d’entre vous ; car vous n’ignorez point, messieurs, que chaque membre de cette nombreuse assemblée a déjà recueilli sa part dans les honneurs et les profits résultant de nos succès communs. En vérité, il est difficile pour moi de concevoir comment des gens doués de pénétration ont pu supposer qu’une masse aussi considérable de choses saines et folles, sérieuses et enjouées, joviales et pathétiques, bonnes, mauvaises et indifférentes, formant quelque vingtaine de volumes, pouvait être l’ouvrage d’une seule personne, quand on connaît la doctrine si bien développée par l’immortel Adam Smith, concernant la division du travail. Ceux qui émettaient une opinion aussi étrange n’avaient-ils pas assez de science pour savoir qu’on est obligé de recourir à vingt paires de mains pour fabriquer une chose aussi peu importante qu’une épingle, et à vingt couples de chiens pour tuer un animal aussi insignifiant qu’un renard ?

— Ha ! dit un robuste villageois, j’ai chez moi une levrette qui étranglerait le meilleur renard des Pomaragaires avant que vous eussiez pu dire dumpling[4].

— Qui parle là ? » demanda le président avec un peu de chaleur, du moins à ce qu’il nous parut.

« Le fils de Dandie Dinmont[5], » répondit le villageois avec assurance. « Pardieu ! vous devez le connaître ; car il n’est pas le plus mauvais de la bande, à ce qu’il me semble. Je me suis fait fermier, comme vous voyez ; mais je puis être quelque chose de plus et acquérir quelques actions dans votre commerce de librairie.

— Bien, bien ! répondit le président, mais silence, je te prie… Silence, messieurs ; lorsque j’ai été interrompu, j’étais sur le point de vous faire connaître le but de cette séance. Ainsi que le savent un grand nombre d’entre vous, il s’agit aujourd’hui de discuter une proposition dont j’ai eu moi-même l’honneur de vous suggérer l’idée dans la séance dernière. Cette proposition tend à obtenir du corps législatif un acte du parlement qui nous autorise à former une corporation et à citer en jugement, avec plein pouvoir de poursuivre et de faire condamner de la manière qui y sera énoncée, toute personne qui porterait atteinte à notre privilège exclusif. Dans une lettre que j’ai reçue de l’ingénieux M. Dousterswivel[6]

— Cet homme est un véritable fripon ; je m’oppose à ce que son nom soit prononcé, » cria Oldbuck avec véhémence.

« Fi ! monsieur Oldbuck, dit le président. Quoi ! faire usage de telles expressions en parlant de l’ingénieux inventeur de la grande machine élevée à Groningue, pour laquelle il a obtenu un brevet d’invention. En mettant à une de ses extrémités du chanvre brut, on retire de l’autre des chemises à jabot, et cela sans peigne, carde, navette, ciseaux, aiguille, couturière ou tisserand. Il complète en ce moment cette machine, en y ajoutant une pièce qui remplira les fonctions d’une blanchisseuse. J’avouerai que lorsque cette nouvelle pièce a été présentée à Son Honneur le bourgmestre, on a reconnu que les fers à repasser s’échauffaient au point de devenir rouges. À part ce fâcheux contre-temps, l’expérience a eu un succès incontestable. Il deviendra aussi riche qu’un juif.

— Eh bien ! ajouta M. Oldbuck, si le coquin…

— Coquin ! monsieur Oldbuck, est une expression tout à fait inconvenante, dit le président, et je dois vous rappeler à l’ordre. M. Dousterswivel est seulement un génie excentrique.

— À peu près comme dans le grec, » murmura M. Oldbuck ; puis élevant la voix : « Si ce génie excentrique a assez d’occupation à brûler les vêtements des Hollandais, que diable vient-il faire ici ?

— Ce qu’il vient faire ici ? il pense qu’au moyen d’un petit mécanisme, en employant la vapeur, on pourrait épargner une partie du temps consacré à la composition de ces romans. »

Cette proposition excita dans l’assemblée un murmure de désapprobation, et on entendit prononcer à voix basse ces mots : « C’en est fait de nous ; on veut nous ôter le pain de la bouche. Que ne font-ils aussi un prêtre à vapeur ? » Et ce ne fut qu’après plusieurs appels à l’ordre ! que le président put reprendre le fil de son discours.

« À l’ordre ! à l’ordre ! Vous devez soutenir votre président. Écoutez, écoutez, écoutez le président !

« Messieurs, je vous ferai observer d’abord que cette opération mécanique ne peut s’appliquer qu’à ces parties du récit qui sont entièrement composées de lieux communs, telles que les déclarations d’amour du héros, la description de la personne de l’héroïne, les observations morales de toute nature, et ce qui concerne l’heureux dénoûment qui termine l’ouvrage. M. Dousterswivel m’a envoyé quelques dessins qui prouvent jusqu’à l’évidence qu’en plaçant les mots et les phrases techniques employés en pareil cas dans une espèce de cadre semblable à celui du sage de Laputa[7], et en les changeant par un procédé analogue à celui dont se servent les fabricants de toiles damassées pour changer leurs dessins, on ne peut manquer d’obtenir des combinaisons nouvelles et heureuses, tandis que l’auteur, fatigué de se mettre l’esprit à la torture, pourra trouver un délassement agréable dans l’usage qu’il fera de ses doigts.

— Je ne parle que pour m’instruire, monsieur le président, dit le révérend M. Lawrence Templeton[8] ; mais je suis porté à croire que le roman intitulé Walladmor est l’ouvrage de Dousterswivel, c’est-à-dire de sa machine à vapeur.

— Oh ! monsieur Templeton, qu’avancez-vous là ? dit le président. Il y a de bonnes choses dans Walladmor, je vous assure, quoique l’écrivain n’ait aucune connaissance des lieux où la scène est placée.

— Encore si, comme quelques-uns de nous, dit M. Oldbuck, il avait eu l’esprit de la placer dans un pays assez éloigné pour que personne n’eût pu le contredire.

— Quant à cela, dit le président, il faut que vous considériez que le roman avait été composé pour l’Allemagne, où les mœurs et le crw[9] du pays de Galles sont tout à fait inconnus.

— Je désire qu’on ne nous fasse pas le même reproche dans le roman que nous nous hasardons de mettre au jour, » dit le docteur Dryasdust[10] montrant quelques livres placés sur la table. « Je crains que les mœurs peintes dans les Fiancés n’obtiennent qu’avec peine l’approbation du cymmerodion. J’aurais désiré que nous eussions examiné Llhuyd[11], consulté Powel[12], cité l’histoire de Lewis[13], surtout les dissertations préliminaires, pour donner à l’ouvrage tout le poids convenable.

— Donner du poids à l’ouvrage ! dit le capitaine Clutterbuck[14] : sur mon âme, docteur, il est déjà assez lourd.

— Parlez au fauteuil[15], » dit le président avec un peu d’humeur.

« Eh bien ! dit le capitaine Clutterbuck, je dis donc au fauteuil que notre roman des Fiancés est assez lourd pour briser le fauteuil de John de Gand, ou même Cador-Edris[16]. J’ajouterai cependant que, d’après mon opinion, le talisman est conduit avec plus de facilité.

— Quoiqu’il me soit défendu de parler, dit le digne ministre des Eaux de Saint-Rouan[17], je dois dire cependant que, travaillant depuis un espace de temps si considérable au Siège de Ptolémaïs, mon ouvrage, quelque humble qu’il soit, devrait être mis au jour du moins avant tout autre traitant ce même sujet.

— Votre Siège ! ministre, » dit M. Oldbuck d’un air de mépris évident ; « voulez-vous donc parler en ma présence de votre pitoyable prose, lorsque je vois remettre ad grœcas kalendas mon grand poëme historique en vingt livres, accompagné de notes proportionnées à la longueur de l’ouvrage ? »

Le président, qui paraissait souffrir beaucoup de cette discussion, prit alors un ton de dignité et de détermination. « Messieurs, dit-il, cette sorte de discussion est vraiment irrégulière : je dois diriger votre attention sur la question qui vous a été posée. Permettez-moi de vous rappeler que la priorité de publication appartient toujours au comité de critique, dont la détermination dans de telles circonstances est sans appel. Je vous déclare, messieurs, que je quitterai le fauteuil si l’on se livre encore à des discussions étrangères au but que nous nous proposons. Et maintenant que l’ordre est rétabli, je désirerais que quelque membre parlât sur la question qui consiste à savoir si, étant associés pour un commerce de récits fictifs en prose et en vers, nous ne devons pas être incorporés par acte du parlement ? Que pensez-vous de cette proposition, messieurs ? Vis unita fortior[18], est un adage vieux, mais plein de vérité.

Societas, mater discordiarum[19], est un brocard tout aussi ancien et tout aussi véritable, » dit Oldbuck, qui en cette occasion semblait résolu à se déclarer contre toute proposition appuyée par le président.

« Allons, Monkbarns, » dit le président d’un ton insinuant, « vous avez étudié à fond les institutions monastiques, et vous savez qu’il faut union de personnes et de talents pour faire quelque chose de recommandable et acquérir une certaine influence sur l’esprit du siècle. Tres faciunt capitulum, trois moines sont nécessaires pour former le chapitre d’un couvent.

— Et neuf tailleurs pour faire un homme, » répondit Oldbuck, ne se désistant point de son esprit d’opposition, ma citation est aussi juste que l’autre.

— Allons, allons, dit le président, vous savez que le prince d’Orange disait à M. Seymour : « Sans association, nous sommes une corde de sable[20]. »

— Je sais, dit Oldbuck, qu’il eût été plus à propos en cette occasion de ne point rappeler l’ancienne querelle, quoique cependant vous soyez auteur d’un roman jacobite. Je ne connais rien qui soit relatif au prince d’Orange, après 1688, mais j’ai beaucoup entendu parler de l’immortel Guillaume III.

— Et, autant que je puis me le rappeler, » dit M. Templeton bas à Oldbuck, « ce fut Seymour qui fit la remarque au prince, et non le prince à Seymour. Mais, voilà une preuve de l’exactitude de notre ami. Le pauvre homme ! il compte trop sur sa mémoire. Depuis quelques années, il baisse et n’est plus que l’ombre de lui-même.

— Comment, monsieur ! il est tout à fait à bas, dit Oldbuck ; mais que pouvez-vous attendre d’un homme trop épris de ses compositions superficielles et faites à la hâte, pour qu’il consente à recourir aux conseils d’hommes doués d’un talent solide et élevé ?

— Pas de chuchotements, pas de cabales, pas de conversations particulières, messieurs ! dit l’infortuné président, qui nous représenta l’image d’un pâtre des Highlands, occupé à rassembler et à retenir dans un chemin droit son bétail noir et errant.

« Je n’ai pas encore entendu, continua-t-il, une seule objection plausible à opposer à la proposition de solliciter l’acte du parlement dont le projet est sur le bureau. Vous ne devez pas ignorer que de nos jours les extrêmes de la société inculte et civilisée sont sur le point de se trouver en contact. Si nous remontons au temps des patriarches, nous verrons qu’alors l’homme était son propre tisserand, son tailleur, son boucher, son cordonnier, etc. ; et, dans le siècle des compagnies par actions, comme est le nôtre, on peut, dans un sens, dire d’un individu qu’il exerce la même pluralité de métiers. En effet, un homme qui a largement participé à ces spéculations, peut régler ses dépenses sur l’augmentation de ses revenus, exactement comme l’ingénieuse machine hydraulique qui, en raison de ses dimensions, exige d’autant plus d’eau que la dépense qu’elle fait de ce liquide est plus considérable. Ainsi, il achète son pain à la compagnie des boulangers, son fromage et son lait à la compagnie du laitage, un habit neuf à la compagnie des tailleurs. Il illumine sa maison pour accroître la prospérité de la compagnie du gaz ; enfin il boit une bouteille de vin de plus pour le bénéfice de la compagnie de l’importation générale du vin. Toute action, qui chez un autre serait taxée d’extravagance, a chez cet homme l’odorem lucri[21], et est entièrement conforme à la prudence. Et même, en admettant que le prix de l’article consommé soit extravagant, et que la qualité en soit inférieure, notre homme, étant à la fois marchand et acheteur, n’est vraiment trompé que dans son intérêt. Et si la compagnie des entrepreneurs de funérailles se joignait à la faculté de médecine, comme cela avait été proposé par feu le facétieux docteur G… sous la raison sociale de la Mort et le Docteur, l’actionnaire pourrait parvenir à assurer à ses héritiers une part raisonnable dans les dépenses occasionnées par la maladie et les funérailles. Enfin les sociétés par actions sont à la mode dans ce siècle, et un acte d’incorporation sera, je le pense, nécessaire, surtout pour ramener le corps que j’ai l’honneur de présider à un esprit de subordination vraiment indispensable pour assurer le succès de toute entreprise où la sagesse, le talent et le travail, doivent être employés. Et je le dis avec regret, outre plusieurs différends qui ont éclaté parmi vous, je n’ai pas été traité depuis quelque temps avec ces égards que les circonstances me donnaient le droit d’attendre de vous.

Hinc illœ lacrymœ[22], » dit tout bas M. Oldbuck.

« Mais, continua le président, je m’aperçois que d’autres membres sont impatients de faire connaître leurs opinions, et je ne prétends point leur ôter la parole. Ainsi donc, comme mon titre de président me défend de faire une motion, j’invite quelques membres à demander qu’un comité soit choisi pour réviser le projet du bill maintenant sur le bureau, lequel projet a été dûment mis sous les yeux de ceux qui y ont intérêt ; et qu’on prenne les mesures nécessaires pour le soumettre au commencement de la prochaine session. »

Un murmure de courte durée se fit entendre dans l’assemblée ; et enfin M. Oldbuck se leva derechef : « Il me semble, monsieur, » dit-il s’adressant au président, « qu’aucun des membres présents ne veut faire la motion que vous indiquez. Je suis fâché que parmi ces personnes, toutes douées d’un talent bien supérieur au mien, aucune n’ait pris sur elle de faire valoir les raisons contraires, et que ce soit à moi qu’est dévolue la tâche pénible d’attacher les grelots au cou du chat, comme nous disons en Écosse. C’est précisément au sujet de cette phrase que Piscottie cite une plaisanterie très-délicate du comte d’Angus. »

Ici un membre dit tout bas à l’orateur : « Prenez garde en parlant de Piscottie, » et M. Oldbuck, profitant de l’avis, continua ainsi :

« Mais ce n’est point ce dont il s’agit, messieurs ; afin d’abréger je n’entrerai pas dans la discussion de la thèse qui vient d’être soutenue ex cathedra, si je puis le dire. Je n’accuserai pas non plus notre digne président d’avoir tenté per ambages[23], et en prétextant un acte du parlement, d’obtenir sur nous une autorité despotique, incompatible avec notre liberté. Je dirai seulement que les temps sont bien changés ; l’année dernière vous eussiez pu vous procurer facilement un acte d’incorporation pour une compagnie d’actionnaires à l’effet de cribler des cendres, tandis que cette année il vous sera impossible d’en obtenir un pour recueillir des perles. Pourquoi alors passer le temps de la séance à s’informer si nous devons ou non frapper à une porte que nous savons être verrouillée et barrée pour nous et pour toutes les compagnies, pour le feu ou l’air, la terre ou l’eau, et que nous avons vues faillir depuis peu de temps ? »

Ici il y eut une clameur générale ; elle semblait être d’approbation, et au milieu du bruit on entendait distinctement ces mots : « Il est inutile d’y penser… Ce serait de l’argent perdu… La motion ne serait point adoptée par le comité, etc. » Mais, au-dessus du tumulte, les voix sonores de deux membres placés dans deux coins opposés de la salle se faisaient surtout entendre ; ils se répondaient l’un à l’autre clairement et distinctement, comme les coups des deux figures de l’horloge de Saint-Dunstan ; et quoique le président, en proie à la plus vive agitation, s’efforçât de leur imposer silence, son interruption ne produisait d’autre effet que de couper leurs mots en syllabes, ainsi qu’il suit :

Première voix. « Le lord chan… »

Seconde voix. « Lord Lau… »

Le président (à haute voix). « Scandalum magnum ! »

Première voix. « Le lord chancel… »

Seconde voix. « Le lord Lauder… »

Le président (encore plus haut). « Infraction au privilège. »

Première voix. « Le lord chancelier… »

Seconde voix. « Milord Lauderdale… »

Le président (criant de toutes ses forces). « Cité devant la chambre. »

Les deux voix ensemble. « Ne consentira jamais un tel bill. »

Un assentiment général sembla suivre cette dernière proposition ; il fut exprimé avec toute l’emphase résultant des applaudissements de toute l’assemblée, joints au bruit des deux voix que nous venons de mentionner.

Quelques personnes, semblant regarder la séance comme terminée, commençaient à prendre leurs chapeaux et leurs cannes, dans l’intention de se retirer, quand le président, qui s’était rejeté dans son fauteuil avec un air de mortification et de déplaisir, se releva et demanda un moment d’attention. Tous s’arrêtèrent, quoique quelques-uns levassent les épaules, comme s’ils eussent éprouvé l’influence prédominante de ce que l’on appelle l’ennui ; mais la teneur de son discours excita bientôt une attention sérieuse.

« Je m’aperçois, messieurs, dit-il, que vous êtes comme de jeunes oiseaux, impatients de quitter le nid de leur mère. Faites en sorte que vos plumes soient assez fortes pour vous soutenir ; car, pour ma part, je suis las de supporter sur mon aile une troupe d’oiseaux ingrats. Mais les paroles n’aboutissent à rien. Je ne me servirai plus de ministres aussi faibles que vous. Je vous congédierai ; je vous désengendrerai, comme le dit M. Antoine Absolu ; je vous abandonnerai, vous et toute votre misérable machine, vos cavernes et vos châteaux, vos modernes antiques et vos antiques modernes, votre confusion des temps, des mœurs et des circonstances, vos propriétés, comme disent les comédiens en parlant des décorations et des costumes ; enfin j’abandonnerai tous vos expédients usés aux imbéciles qui y attachent encore quelque importance. Pour élever ma renommée, je ferai usage de ma propre main, sans avoir recours à des assistants boiteux de votre espèce,

Que j’employai pour mon amusement,
Et non par besoin du moment.

Je placerai mes fondations sur un terrain plus solide que sur le sable mouvant ; je construirai avec des matériaux plus durables que des cartes peintes ; en un mot, j’écrirai l’histoire. »

Là il y eut des exclamations de surprise, au milieu desquelles notre correspondant entendit prononcer les expressions suivantes : « Au diable ! au diable ! vous, mon cher monsieur, vous, écrire l’histoire ! Notre vieux président oublie que depuis sir John Mandeville il n’a pas existé de plus grand menteur que lui.

— Il n’en serait pas plus mauvais historien pour cela, dit Oldbuck, car vous savez que l’histoire est moitié fiction.

— Je répondrais de cette moitié, dit le premier interlocuteur, mais pour ce qui doit être nécessairement vrai : que Dieu nous soit en aide, après tout ! Geoffrey de Montmouth sera certainement un lord Clarendon, en comparaison de lui. »

Comme la confusion commençait à cesser, on vit plus d’un membre de l’assemblée se toucher le front d’un air significatif, tandis que le capitaine Clutterbuck fredonnait :

Laissez-vous conseiller par vos propres amis,
Papa trop bouillant, trop sévère :
Malgré verrous, malgré votre sagesse austère,
Au rang des fous vous serez mis.

« Le monde et vous, messieurs, pouvez penser ce que bon vous semblera, » dit le président élevant la voix, « mais je me propose d’écrire le livre le plus étonnant que le monde ait jamais lu ; un livre dont tous les incidents seront incroyables, quoique strictement vrais ; un ouvrage rempli des souvenirs qui n’ont cessé de retentir aux oreilles de la génération actuelle, et qui sera lu par nos enfants avec une admiration approchant de l’incrédulité ; et cet ouvrage enfin sera la Vie de Napoléon Bonaparte, par l’auteur de Waverley. »

Au milieu des tressaillements et des acclamations que produisit cette nouvelle, M. Oldbuck laissa tomber sa tabatière ; et le tabac écossais, qui se répandit par suite de cette chute, produisit un certain effet sur l’organe nasal de notre rapporteur, caché sous la table du secrétaire. Cette circonstance le fit découvrir ; et, comme nous l’avons mentionné plus haut, on l’expulsa d’une manière vraiment rude et grossière : on le menaça même, le capitaine Clutterbuck surtout, de faire éprouver à son nez, à ses oreilles, et aux autres parties de son corps, un traitement plus rigoureux que celui qui lui avait été infligé. Nullement effrayé de ces menaces, que les personnes de sa profession ont coutume de braver, notre jeune homme se tint près de la porte de la taverne ; mais la seule nouvelle qu’il ait pu nous donner depuis ce moment fut qu’environ un quart d’heure après son expulsion, l’assemblée s’était dissoute au milieu du désordre le plus extraordinaire et le plus inouï.





LES FIANCÉS


PREMIÈRE SÉRIE


DE L’HISTOIRE DES CROISADES.




CHAPITRE PREMIER.

le prince gallois amoureux.


Des guerres sanglantes désolaient alors les frontières du pays de Galles.
Lewis. Histoire.


Les chroniques d’où ce récit a été tiré nous assurent que, durant la longue période où les princes du pays de Galles soutinrent leur indépendance, l’année 1187 fut surtout remarquable par le traité de paix conclu entre ces princes et leurs belliqueux voisins, les lords Marchers[24], qui occupaient sur les frontières des anciens Bretons ces châteaux formidables et inhabités dont le voyageur contemple encore les ruines avec un sentiment d’admiration. Ce fut à cette époque que Baudouin[25], archevêque de Cantorbéry, accompagné de Gérald de Barri, depuis évêque de Saint-David, prêchait la croisade de château en château et de ville en ville, et parcourut les vallées les plus solitaires de la Cambrie, son pays natal, appelant aux armes les habitants pour la délivrance du Saint-Sépulcre. Si d’un côté Baudouin cherchait à apaiser les querelles et les guerres des chrétiens entre eux ; d’un autre il offrait à l’esprit martial de son siècle un objet général d’ambition, un théâtre d’aventures où la faveur du ciel aussi bien que la renommée terrestre devaient être le prix accordé aux champions victorieux.

Cependant de tous les chefs que cet esprit de vertige entraînait loin de leur patrie, vers un climat lointain et dangereux, les capitaines bretons étaient peut-être ceux qui pouvaient le plus facilement s’excuser de répondre à l’appel général ; car ils étaient constamment inquiétés par les chevaliers anglo-normands, qui déployaient une adresse extraordinaire dans leurs fréquentes incursions sur les frontières du pays de Galles, où souvent ils s’emparaient de domaines considérables, sur lesquels ils construisaient des forteresses pour conserver le pays conquis. Les Bretons se vengeaient, il est vrai, de ces attaques réitérées ; mais leurs terribles incursions ne pouvaient compenser les maux auxquels ils étaient en butte ; et si, tels que les flots de la haute mer, ils s’agitaient avec bruit et furie, portant en tous lieux la dévastation, cependant dans leur retraite ils cédaient insensiblement le terrain à leurs ennemis.

Si l’union eût régné parmi les princes gallois, aussi ennemis d’eux-mêmes que des Normands, il leur eût été facile d’opposer une forte barrière aux usurpations des étrangers ; mais malheureusement, ils étaient constamment en guerre entre eux, et l’ennemi commun retirait seul tout l’avantage de leurs dissensions intestines.

La croisade que l’on prêchait alors promettait au moins quelque chose de nouveau à une nation connue surtout par ses opinions ardentes et exaltées ; aussi beaucoup de chefs répondirent à l’appel général sans avoir égard aux conséquences qui devaient en résulter pour un pays qu’ils laissaient sans défense. On vit même les plus terribles ennemis des races saxonne et normande mettre de côté leur haine contre les usurpateurs de leur pays, pour s’enrôler sous les bannières de la Croix.

Parmi eux se trouvait Gwenwyn (ou plutôt Gwenwynwer, quoique nous le désignions dans cet ouvrage d’après l’abréviation de son nom). Ce Gwenwyn continuait à exercer un droit de souveraineté précaire sur toutes les parties du Powys-Land qui n’avaient point encore été subjuguées par les Mortimer, les Guarine, les Latimer, les Fitz-Alan et autres nobles normands. Ces chefs s’étaient approprié et avaient partagé entre eux, sous divers prétextes et quelquefois sans d’autre droit que celui du plus fort, des portions considérables de cette principauté naguère étendue et indépendante qui, à l’époque où le pays de Galles fut malheureusement divisé en trois parties à la mort de Roderick Mawr, échut en partage à Merwyn, le plus jeune des enfants de ce roi. L’intrépide résolution et l’opiniâtre férocité de Gwenwyn, descendant de ce prince, l’avaient long-temps fait chérir des Tall-Men[26] ou champions du pays de Galles ; et, moins par la force naturelle de sa principauté dilapidée que par le nombre de soldats qui servaient sous lui, attirés par sa réputation, il pouvait se venger des invasions des Anglais par les incursions les plus désastreuses.

Cependant Gwenwyn lui-même sembla oublier alors la haine qu’il avait jurée à ses dangereux voisins. La torche de Pengwen (car on le surnommait ainsi parce qu’il avait souvent mis en feu la province de Shrewsbury), la torche de Pengwen semblait alors brûler avec autant de calme qu’un flambeau dans le boudoir d’une dame ; et le loup du Plinfimmon[27], autre surnom dont les bardes avaient gratifié Gwenwyn, sommeillait alors aussi paisiblement que le chien du berger au foyer domestique.

Mais ce n’était pas l’éloquence seule de Baudouin ou de Gérald qui avait calmé un esprit si turbulent et si fier. Il est vrai cependant que leurs exhortations y avaient plus contribué que les gens de Gwenwyn ne l’avaient cru possible. L’archevêque avait engagé le chef breton à rompre le pain et à se livrer au plaisir de la chasse avec le plus proche et le plus déterminé de ses ennemis, le vieux guerrier normand, sir Raymond de Berenger, qui, quelquefois vaincu, quelquefois victorieux, mais jamais soumis, avait, en dépit des plus terribles incursions de Gwenwyn, conservé son château de Garde-Douloureuse, sur les frontières du pays de Galles, place fortifiée par la nature et par l’art, que le prince gallois n’avait pu conquérir, soit par force ouverte, soit par stratagème. Sa position était telle, qu’elle avait souvent porté obstacle à ses incursions ; car, conservant toujours une forte garnison, elle eût pu rendre la retraite de Gwenwyn précaire et dangereuse.

Aussi Gwenwyn de Powys-Land avait-il cent fois fait le vœu de donner la mort à Raymond de Berenger, et de démolir son château ; mais la politique et la sagacité du vieux guerrier, sa longue expérience dans l’art de la guerre étaient telles, qu’avec l’aide de ses compatriotes les plus puissants, il défiait les attaques de son implacable voisin. S’il existait dans toute l’Angleterre un homme que Gwenwyn haït plus qu’un autre, cet homme était certainement Raymond Berenger ; et cependant le bon archevêque Baudouin eut assez d’influence sur le prince gallois pour le déterminer à avoir une entrevue avec lui, et à le traiter comme un ami, comme un allié pour la cause de la Croix. Gwenwyn donc invita Raymond à se rendre vers l’automne à son palais du pays de Galles, lui donna l’hospitalité, le traita avec magnificence, et le fit chasser pendant plus d’une semaine sur ses domaines.

Pour répondre à cette hospitalité, Raymond invita le prince de Powys à venir pendant les fêtes de Noël, avec une suite choisie mais limitée, à son château de Garde-Douloureuse, que quelques antiquaires se sont efforcés d’identifier avec le château de Colune, sur la rivière du même nom. Mais la longueur du temps et quelques difficultés géographiques jettent des doutes sur cette ingénieuse conjecture.

Le fidèle barde du Gallois observa qu’en traversant le pont-levis, son maître semblait éprouver une émotion involontaire ; l’expérience de Cadwallon, et la connaissance qu’il avait du caractère de son maître, étaient telles, qu’il ne douta pas que celui-ci n’eût le désir de profiter de l’occasion pour s’emparer par la force, même en violant la bonne foi, de ce qui avait été si long-temps l’objet de sa cupidité.

Craignant que le combat que se livraient la conscience et l’ambition de son maître n’eût un résultat peu favorable à sa renommée, le barde arrêta l’attention de Gwenwyn en lui disant à voix basse, dans leur idiome maternel : « Les dents qui mordent avec le plus de force sont celles qu’on ne voit pas[28] ; » et Gwenwyn, regardant autour de lui, vit que, quoique la cour ne contînt que des écuyers et des pages non armés, les tours et les remparts du château étaient garnis d’archers et de soldats.

Ils s’avancèrent vers la salle du banquet, où le prince aperçut pour la première fois Éveline Berenger, fille unique du châtelain normand, héritières de ses domaines et de ses richesses supposées, âgée seulement de seize années, et la plus belle personne des frontières du pays de Galles. Déjà plus d’une lance avait été rompue pour soutenir l’éclat de ses charmes, et le brave Hugo de Lacy, connétable de Chester, un des guerriers les plus redoutables de l’époque, avait déposé aux pieds d’Éveline le prix qu’il avait obtenu par son courage dans un tournoi, tenu près de cette ancienne ville. Gwenwyn considérait ces triomphes comme autant de recommandations ajoutées au mérite d’Éveline ; sa beauté était incontestable, elle se trouvait héritière de la forteresse qu’il désirait posséder depuis si long-temps, et qu’il croyait pouvoir acquérir alors par des moyens plus doux que ceux qu’il avait jusque là résolu de mettre en usage.

Cependant la haine qui existait entre les Bretons, les Saxons et les Normands ; ses querelles longues et mal éteintes avec Raymond de Bérenger ; l’opinion que les alliances entre les Gallois et les Anglais avaient rarement été heureuses ; la pensée que la mesure qu’il méditait serait impopulaire aux yeux de ses vassaux, et leur semblerait une renonciation au système d’après lequel il avait agi jusqu’alors, toutes ces diverses circonstances l’empêchèrent de faire part de ses désirs à Raymond et à sa fille. L’idée que ses hommages pourraient être rejetés ne se présenta pas un instant à son esprit ; il était convaincu qu’il n’avait qu’à parler, et que la fille d’un châtelain normand, dont le rang et le pouvoir n’étaient pas de l’ordre le plus élevé parmi les nobles des frontières, devrait se trouver heureuse d’une proposition faite par le souverain de cent montagnes.

Il existait, il est vrai, une autre objection, qui, dans des temps moins éloignés, eût sans doute été de quelque poids. Gwenwyn était déjà marié. Mais Brengwain avait été stérile. Or, les souverains (et le prince gallois se mettait de ce nombre) se marient pour avoir une postérité ; et il y avait tout lieu de croire que le pape ne serait point assez scrupuleux pour refuser d’obliger un prince qui avait pris la croix avec un zèle vraiment extraordinaire, quoique, dans le fait, ses pensées eussent été plutôt pour Garde-Douloureuse que pour Jérusalem. Enfin, si Raymond Berenger était trop scrupuleux pour permettre qu’Éveline tînt temporairement le rang de concubine, ce que les mœurs du pays de Galles permettaient à Gwenwyn d’offrir comme un arrangement par interim, celui-ci n’aurait que peu de mois à attendre, pendant lesquels il solliciterait son divorce de la cour de Rome par l’intermédiaire de l’évêque de Saint-David ou de quelque autre intercesseur.

L’esprit agité de ces diverses pensées, Gwenwyn prolongea son séjour au château de Berenger depuis la fête de Noël jusqu’au jour des Rois, et endura la présence des chevaliers normands convives de Raymond, et qui se croyant, en vertu de leur rang de chevaliers, égaux aux plus puissants souverains, avaient peu d’égards pour la longue suite d’aïeux du prince gallois, qui, à leurs yeux, n’était que le chef d’une province à demi plongée dans la barbarie. Celui-ci, de son côté, les considérait à peu près comme une sorte de brigands privilégiés ; ce n’était qu’avec peine qu’il retenait la haine qu’il avait pour eux quand il les voyait donnant un libre cours à leurs exercices chevaleresques, exercices dont l’usage habituel les rendait de si terribles ennemis pour ses compatriotes. Enfin les fêtes se terminèrent ; chevaliers et écuyers quittèrent alors le château, qui prit encore une fois l’aspect d’un fort solitaire mais bien gardé.

Le prince du Powys-Land, tout en continuant de chasser sur ses montagnes et dans ses vallées, s’aperçut que l’abondance du gibier, aussi bien que l’absence des chevaliers normands, qui affectaient de le traiter d’égal, n’avaient point pour lui le même charme que la vue de sa légère et belle Éveline suivant la chasse montée sur un palefroi blanc. Enfin, jetant désormais de côté toute hésitation, il mit dans sa confidence son chapelain, homme capable et plein de sagacité. La confiance du maître flatta l’orgueil de ce dernier, qui vit en outre que le but auquel on tendait pourrait profiter à son ordre et à lui-même. Par son conseil, les procédures pour obtenir le divorce de Gwenwyn furent poursuivies sous les plus favorables auspices, et l’infortunée Brengwain fut reléguée dans un cloître : peut-être ce séjour était-il pour elle moins triste et moins monotone que la retraite solitaire où elle s’était vue délaissée par son mari, depuis l’instant où celui-ci avait désespéré de devenir père. Le moine Einion s’adressa aussi aux chefs et aux principaux seigneurs gallois ; il leur représenta les avantages que dans les guerres futures ils seraient sûrs d’obtenir ; une fois maîtres de Garde-Douloureuse, il leur faisait observer que, pendant plus d’un siècle, cette forteresse avait couvert et protégé une étendue de terrain considérable ; qu’elle rendait leurs courses difficiles et leur retraite périlleuse ; qu’en un mot elle les empêchait de pousser leurs incursions jusqu’à Shrewsbury. Quant au mariage avec la damoiselle saxonne, le bon père donna à entendre que les liens que Gwenwyn allait former pourraient n’être pas plus durables que ceux qui l’unissaient à sa précédente épouse, Brengwain.

Ces arguments, liés avec d’autres adaptés aux vues et aux désirs de chacun de ces chefs, eurent un tel succès, qu’au bout de quelques semaines le chapelain put annoncer au prince son maître que l’union projetée n’éprouverait aucune opposition de la part des seigneurs et nobles de ces domaines. Un bracelet d’or du poids de six onces fut la récompense immédiate du prêtre pour la dextérité qu’il avait apportée dans la négociation ; Gwenwyn le chargea même de rédiger les propositions du mariage qui, dans son opinion, allaient jeter dans une extase de joie le château de Garde-Douloureuse, quelque sinistre que fût son nom. Le chapelain éprouva quelque difficulté à empêcher le Gallois dans sa lettre de parler de son plan de concubinage momentané ; il jugeait sagement qu’Éveline et son père le pourraient considérer comme un affront. Il représenta le point du divorce comme presque entièrement réglé, et termina sa lettre par une application morale dans laquelle se trouvaient diverses allusions à Vashti, Esther et Assuérus.

Ayant envoyé cette lettre par un messager prompt et fidèle, le prince breton célébra avec la plus grande solennité les fêtes de Pâques, qui étaient arrivées pendant le cours de ces négociations extérieures et intérieures.

À l’approche de la Pentecôte, désirant se rendre propice l’esprit de ses sujets et de ses vassaux, il en invita un nombre considérable à une fête splendide qu’il donna à Castell-Coch, autrement dit le Château-Rouge, comme on l’appelait alors, mais qui fut mieux connu sous le nom de château de Powys, et qui devint par la suite le séjour du duc de Beaufort. L’architecture magnifique de cette noble résidence était loin de remonter à l’époque où vivait Gwenwyn, dont le palais, au temps dont nous parlons, était un édifice long, peu étagé, et bâti en pierres rouges. Ce fut à cette dernière circonstance qu’il dut le nom qu’il portait alors. Par sa position, il commandait aux campagnes environnantes : un fossé, une palissade, formaient ses plus importantes défenses.







CHAPITRE II.

le banquet et le message.


Dans la tente de Madoc le clairon retentit avec un bruit rapide qui se répand au loin. Les coteaux, les vallons le répètent. Mais quand les fils de la guerre reviennent, paix ennuyeuse, enfant de la triste nécessité, la vallée subit ton joug alors et avoue ton pouvoir mélancolique.
Poëme gallois.


Dans les fêtes des anciens princes bretons, régnaient toute la splendeur grossière et toute l’indulgence illimitée de l’hospitalité de montagnes. Gwenwyn, désirant acheter la popularité, déploya en cette occasion une profusion sans exemple ; car il voyait que l’alliance qu’il méditait pouvait bien être tolérée par ses sujets et les chefs qui lui étaient attachés, mais non pas approuvée par eux.

L’incident ci-après, qui n’était rien en lui-même, confirma ses appréhensions. Passant un soir, vers la chute du jour, près de la fenêtre ouverte d’un corps-de-garde, ordinairement occupé par quelques-uns de ses plus braves soldats, qui se relevaient l’un l’autre aux portes du palais, il entendit Morgan, soldat connu par sa force, son courage et sa férocité, dire à un de ses compagnons, assis comme lui près du feu : « Gwenwyn a été métamorphosé en prêtre ou en femme ! Quel changement depuis quelques mois ! un de ses soldats était-il autrefois obligé de ronger la viande si près de l’os, et de faire ce que je fais en ce moment en enlevant la peau du morceau que je tiens à la main.

— Patience, reprit son camarade, quand son mariage avec la Normande sera accompli, le butin que nous aurons à faire sur ces rustres de Saxons se réduira alors à si peu de chose, que, semblables à des chiens affamés, nous serons fort heureux d’avaler même les os. »

Gwenwyn n’entendit rien de plus de leur conversation ; mais ces mots suffirent pour alarmer son orgueil comme soldat, et sa jalousie comme prince. Il vit que le peuple qu’il gouvernait était inconstant dans ses affections, supportait difficilement un long repos, et ressentait une haine invétérée contre ses voisins ; il redoutait presque les conséquences de l’inaction à laquelle une longue paix pouvait les réduire. C’était un risque à courir, et il lui sembla que déployer plus de splendeur et de libéralité que jamais, était le meilleur moyen de regagner l’affection chancelante de ses sujets.

Un Normand aurait méprisé la magnificence barbare d’un repas consistant en bœufs et en moutons rôtis entiers, en chèvres et en daims bouillis dans la peau même de l’animal ; car les Normands préféraient la qualité à la quantité des mets, et comme dans leur nourriture ils recherchaient plutôt la délicatesse que l’abondance, ils tournaient en ridicule le goût plus grossier des Bretons, quoique ces derniers, dans leurs banquets, fussent beaucoup plus modérés que les Saxons. Le crw et l’hydromel, que les convives versaient à grands flots, n’auraient pu tenir lieu aux Normands d’un breuvage plus délicat et plus dispendieux, qu’ils avaient appris à aimer dans le midi de l’Europe. Le lait préparé de différentes manières, et qui était une des substances les plus importantes du festin, n’eût point reçu leur approbation, quoique dans les occasions ordinaires il suppléât souvent à tous les autres mets parmi les anciens Bretons, dont le pays était riche en troupeaux, mais pauvre en produits agricoles.

On dressa le banquet dans une salle longue et basse, construite en bois grossier, garnie de tables ; à chaque extrémité de cette pièce un grand feu avait été allumé, et la fumée qui en sortait, ne pouvant trouver d’issue que par les crevasses du toit, se répandait en nuages épais au-dessus de la tête des convives assis sur des sièges peu élevés pour éviter ces vapeurs étouffantes. Toute l’assemblée réunie présentait un aspect sauvage, et au milieu de sa joie elle inspirait presque de la terreur. Le prince lui-même avait un port gigantesque et un regard fier, qualité nécessaire pour gouverner un peuple sans frein, qui ne se plaisait que sur le champ de bataille ; les longues moustaches qu’il portait, ainsi que la plupart de ses compagnons, ajoutaient encore à la formidable dignité de sa présence. Gwenwyn était revêtu, comme la plus grande partie des assistants, d’une simple tunique de toile blanche, reste de l’habillement que les Romains avaient introduit dans les provinces de la Grande-Bretagne ; on distinguait facilement le prince à son endorchawg : c’était une chaîne d’anneaux d’or entrelacés, et dont les tribus celtiques décoraient toujours leurs chefs ; car le collier était l’ornement ordinaire des personnes d’un rang inférieur. Quelques-uns le portaient par droit de naissance, d’autres l’avaient acquis par leurs exploits militaires. Une espèce de boucle d’or entourait la tête de Gwenwyn et se confondait avec sa chevelure, car il disait être un des trois princes qui réclamaient le droit de porter le diadème. Il était revêtu de brassards en or ; une plaque du même métal lui couvrait une partie de la jambe. Ces ornements étaient particuliers au prince de Powys, comme souverain indépendant. Deux écuyers, qui consacraient tous leurs instants à son service, se tenaient derrière lui. Le même droit de souveraineté, qui accordait à Gwenwyn la faculté de porter une couronne en or, l’autorisait à faire usage d’un foot-bearer[29] ; c’était un jeune garçon qui, couché sur des joncs, devait réchauffer les pieds du prince sur ses genoux ou dans son sein.

Malgré l’humeur belliqueuse des convives, et la crainte de voir leurs querelles se rallumer, peu d’entre eux portaient une défensive, si ce n’est un léger bouclier de peau de chèvre, suspendu derrière chaque siège. Mais aussi, de combien d’armes offensives n’étaient-ils pas pourvus ; car l’épée large, aiguë et à deux tranchants qu’ils portaient était un autre présent des Romains. La plupart d’entre eux avaient aussi un couteau de bois ou poignard. Il y avait en outre une quantité innombrable de javelines, de dards, d’arcs, de flèches, de piques, de hallebardes, de haches danoises et de crochets, ainsi que de lances du pays de Galles ; de sorte que, dans le cas où quelque querelle se fût élevée pendant le repas, rien n’eût empêché le sang de couler, car les armes ne manquaient pas.

Mais quoique le festin présentât quelque désordre, et que les assistants ne fussent point retenus par les strictes règles qu’imposaient les lois de la chevalerie, le banquet pascal de Gwenwyn promettait, par la présence de douze bardes renommés, une source de jouissances qui tenaient de l’extase, et dont les fiers Normands n’auraient pu jouir avec autant de délices. Ceux-ci, il est vrai, avaient leurs ménestrels, espèces d’hommes livrés, dès leur bas âge, à l’étude de la poésie, des chansons et de la musique ; mais, quoique ces arts fussent très-honorés, et que ceux qui les professaient reçussent souvent de riches récompenses lorsqu’ils étaient doués de talents extraordinaires, la classe des ménestrels n’était que fort peu considérée, étant particulièrement composée de vagabonds vils et dissolus, qui n’exerçaient cet art que par fainéantise, et pour trouver les moyens de mener une vie errante et dissipée. Telle a été dans tous les temps la censure à laquelle sont en butte les gens qui se destinent à amuser le public ; ceux d’entre eux qui se distinguent par un mérite extraordinaire sont quelquefois élevés au plus haut point de la vie sociale ; le reste, ce qui compose la partie la plus nombreuse, rampe dans les derniers rangs de la société. Mais il n’en était pas ainsi à l’égard des bardes gallois, qui, ayant succédé à la dignité des druides, sous lesquels ils avaient originairement formé un corps subalterne, avaient beaucoup de privilèges, jouissaient du respect et de l’estime générale, et exerçaient une notable influence sur leurs concitoyens. Leur pouvoir sur l’esprit public rivalisait même celui des prêtres, avec lesquels ils avaient, en effet, quelques points de ressemblance ; car ils ne portaient jamais d’armes, et étaient initiés dans leurs ordres par le secret et par des solennités mystiques ; un hommage était rendu à leur awen[30], espèce d’inspiration publique que l’on vénérait comme si elle eût été douée d’un caractère divin. Possédant un tel degré de pouvoir et d’influence, les bardes étaient loin de négliger leurs privilèges, et quelquefois, en agissant ainsi, leurs manières étaient capricieuses et hautaines.

Cadwallon se trouvait sans doute dans un de ces moments. Ce jour-là même, cet homme, en qualité de chef des bardes de Gwenwyn, devait, au milieu du banquet de son prince, épuiser le répertoire de ses chansons. Chacun le pensait ainsi ; mais, ni l’attente inquiète et silencieuse des chefs et des champions assemblés, ni le silence qui régna dans la salle lorsque sa harpe fut respectueusement placée devant lui par son serviteur, ni les commandements et les prières du prince lui-même, ne purent obtenir de Cadwallon autre chose qu’un prélude court et interrompu sur l’instrument, dont les notes furent disposées de manière à exprimer un chant triste et languissant, après quoi les sons s’éteignirent, et le silence se rétablit de nouveau. Le prince, fronçant le sourcil, lança un regard de colère sur le barde, qui était lui-même trop profondément plongé dans ses sombres pensées pour lui faire aucune excuse, et même pour remarquer son courroux. Touchant de nouveau les cordes de sa lyre, il fit encore entendre quelques tristes accents, et, levant les yeux, il parut être sur le point de créer des chants semblables à ceux dont ce maître, consommé dans son art, avait coutume de charmer ses auditeurs. Mais cet effort fut vain, il assura que sa main droite était comme retenue, et il repoussa l’instrument loin de lui.

Un murmure s’éleva parmi l’assemblée, et Gwenwyn devina sur la figure des convives que, dans cette occasion, ils regardaient le silence inaccoutumé de Cadwallon comme un mauvais présage. Il appela sur-le-champ un jeune barde ambitieux, nommé Caradoc de Menwigent, et dont la renommée naissante devait probablement un jour lutter contre la réputation établie de Cadwallon. Gwenwyn lui ordonna de chanter quelque chose qui pût mériter les applaudissements de son souverain et la reconnaissance des convives. Ce jeune ambitieux comprenait déjà quel devait être le talent d’un courtisan. Il chanta un morceau dans lequel, sous un nom emprunté, il traça un portrait si poétique d’Éveline Berenger, que Gwenwyn fut plongé dans le ravissement, et pendant que tous ceux qui avaient vu la beauté de l’original le reconnaissaient dans le portrait du barde, les yeux du prince témoignaient à la fois et sa passion pour celle qui en était l’objet, et son admiration pour le poète. Les figures de la poésie celtique, quoique prêtant beaucoup au travail de l’imagination, suffisaient à peine à l’enthousiasme du jeune ambitieux, qui cherchait à augmenter la force de ses chants à mesure qu’il s’apercevait de l’effet qu’ils produisaient. Les louanges du prince étaient mêlées à celles de la beauté normande ; « et semblable à un lion qui, disait-il, ne peut être conduit que par la main d’une belle et chaste vierge, un chef ne peut se soumettre qu’à l’empire de la femme la plus aimable et la plus vertueuse. Qui demandera au soleil, brillant dans tout son éclat, quelle est la partie du monde où il est né ? qui demandera à des charmes tels que les siens quel pays leur donna la vie ? »

Enthousiastes dans les plaisirs, comme dans les combats, possédant une imagination qui répondait vivement aux inspirations de leurs poètes, tous les chefs gallois firent entendre un concert unanime d’applaudissements, et les chants du barde rendirent plus populaire l’alliance projetée du prince, que n’avaient fait les plus graves arguments du moine intercesseur.

Gwenwyn lui-même, dans un transport d’allégresse, détacha les bracelets d’or qu’il portait, pour en revêtir le barde dont les chants avaient produit sur lui un effet si désirable, et dit en regardant Cadwallon, alors plongé dans le silence et la tristesse : « Jamais la harpe silencieuse ne fut montée avec des cordes d’or. »

— Prince, » répondit le barde, dont l’orgueil était au moins égal à celui de Gwenwyn, « vous changez le sens du proverbe de Taliessin : c’est la harpe flatteuse qui ne manqua jamais de cordes d’or. »

Gwenwyn, se retournant vers Cadwallon avec colère, allait répondre sévèrement quand il fut interrompu par la soudaine apparition de Jorworth, messager qu’il avait envoyé à Raymond de Berenger. Ce montagnard entra dans la salle, jambes nues, ne portant que des sandales de peau de chèvre ; sur ses épaules était un manteau de même étoffe, et dans sa main une courte javeline. La poussière dont il était couvert et la sueur qui coulait de son front témoignaient avec quel zèle il s’était acquitté de sa commission. Gwenwyn lui dit avec empressement : « Quelles nouvelles de Garde-Douloureuse, Jorworth-ap-Jevan ?

« Je les porte dans mon sein, » dit le fils de Jevan ; et, avec beaucoup de respect, il présenta au prince un paquet entouré de soie, et dont le cachet représentait un cygne, ancienne devise de la maison de Berenger. Gwenwyn, ne sachant ni lire ni écrire, remit avec beaucoup d’empressement la lettre à Cadwallon, qui remplissait ordinairement les fonctions de secrétaire en l’absence du chapelain, qui alors ne se trouvait point auprès de son maître. Cadwallon, considérant la lettre, prononça ce peu de mots : « Je ne lis point le latin : maudit soit le Normand qui écrit à un prince de Powys dans un langage autre que le breton ! Hélas ! qu’est devenu le temps où, de Tintadgel à Clairleoil[31] notre langue était la seule parlée ! »

Gwenwyn, pour toute réponse, lui lança un regard de colère.

« Où est le père Einion ? » dit-il avec impatience.

« À l’église, répondit un de ses serviteurs, pour célébrer la fête de saint… »

— Quand ce serait aujourd’hui la fête de saint David[32], dit Gwenwyn, et quand il tiendrait le ciboire entre ses mains, je lui ordonne de venir à l’instant même. »

Un des principaux pages sortit pour exécuter cet ordre. Pendant ce temps, le Gallois jetait les yeux sur la lettre contenant le secret de son sort, mais dont il ne pouvait connaître le contenu que par le secours d’un interprète ; et tels étaient alors son empressement et son inquiétude, que Caradoc, électrisé par ses premiers succès, fit entendre quelques notes, pour chasser les pensées sombres qui semblaient agiter son maître pendant le laps de temps qui devait s’écouler jusqu’à l’arrivée de l’interprète. Un air plein de mélodie et de légèreté, touché par une main craintive et tremblante, semblable à la voix soumise d’un inférieur qui craint d’interrompre les méditations de son maître, s’unit à une ou deux stances applicables au sujet.

« Heureux message ! » disait-il, apostrophant la lettre placée sur la table qui se trouvait vis-à-vis du prince, « on t’accuse de parler un langage qui n’est pas le nôtre. Eh ! qu’importe après tout ? Les accents du coucou n’ont rien de flatteur ; et cependant n’annoncent-ils pas la saison de la verdure et des fleurs ? Quoi ! si ton langage est celui du prêtre, n’est-ce pas le même qui unit les cœurs et les mains à la face des autels ? Et quoique tu diffères à nous accorder tes trésors, ils n’en seront que plus flatteurs, car l’attente double les plaisirs. Et où seraient les jouissances de la chasse, si le daim tombait à nos pieds au moment même où il vient de fuir de son abri ? Et quel prix attacherions-nous à l’amour d’une vierge, si elle cédait à nos désirs sans résistance ? »

L’arrivée du prêtre arrêta les chants du barde. Le père Einion, pour obéir aux ordres d’un maître impatient, n’avait pas même ôté l’étole dont il s’était revêtu pour le service divin ; aussi quelques anciens regardèrent comme un mauvais présage la présence d’un prêtre ainsi revêtu, au milieu d’une assemblée joyeuse qui ne faisait entendre que des chansons profanes.

Celui-ci ouvrit enfin la lettre du baron normand, et, frappé de surprise en voyant ce qu’elle contenait, il leva les yeux en silence.

« Lisez, lisez ! » s’écria l’impatient Gwenwyn.

« Permettez, répondit le chapelain plus prudent, que cette lettre ne soit lue qu’en présence d’une assemblée moins nombreuse.

— Lisez-la à haute voix, » répéta le Gallois d’un ton encore plus élevé ; « il n’est aucun des assistants qui ne respecte et n’honore son prince, ou qui ne mérite sa confiance. Je vous le répète, lisez-la à haute voix ; et par saint David, si Raymond a osé… »

Il s’arrêta court, et tout en s’asseyant il se plaça de manière à ce que rien n’échappât à sa scrupuleuse attention ; mais il était facile aux gens de sa suite de deviner la fin de la pensée qu’au milieu de son exclamation la prudence l’avait empêché de finir.

En lisant l’épître suivante, la voix du chapelain était basse et mal assurée :

« Raymond de Berenger, noble chevalier normand, sénéchal du château de Garde-Douloureuse, à Gwenwyn, prince de Powys, salut. Puisse la paix toujours durer entre eux !

« La lettre par laquelle vous demandez la main de notre fille Éveline Berenger nous a été fidèlement remise par votre serviteur, Jorworth-ap-Jevan ; et nous vous remercions sincèrement des bons sentiments que vous témoignez à nous et aux nôtres. Mais considérant la différence de sang et de lignage, ainsi que les empêchements et les causes d’offense qui se sont souvent élevées dans de semblables cas, nous croyons plus convenable de marier notre fille à un des membres de notre tribu. Notre refus n’est motivé par aucune pensée offensante pour vous, mais c’est uniquement pour votre bien-être, pour le nôtre et celui de nos vassaux qui seront ainsi moins en danger de se quereller. Ainsi donc, nous n’avons point le dessein de resserrer davantage nos liens d’intimité. Les brebis et les chèvres parcourent paisiblement ensemble les mêmes pâturages ; mais elles ne mêlent point leur sang, et leurs races demeurent étrangères l’une à l’autre. D’ailleurs, notre fille Éveline a été demandée en mariage par un noble et puissant seigneur des frontières, Hugo de Lacy, connétable de Chester, et nous avons agréé la demande honorable qu’il nous avait adressée. Il nous est donc impossible de complaire à vos désirs. Cependant, sur tout autre sujet, vous nous trouverez toujours disposés à remplir vos vues, et pour garantir la sincérité de nos paroles, nous invoquons le témoignage de Dieu, de Notre-Dame, et de sainte Marie-Madeleine-de-Quatford, à la protection de laquelle nous vous recommandons bien sincèrement.

« Écrit par notre ordre, dans notre château de Garde-Douloureuse, sur les frontières du pays de Galles, par un révérend prêtre, le père Aldrovand, moine noir du couvent de Venlock, et à cet écrit nous avons apposé notre sceau, la veille du divin martyr saint Alphegius auquel soit honneur et gloire. »

La voix du père Einion s’affaiblissait, et le papier tremblait dans ses mains quand il arriva à la fin de la lettre ; car il savait qu’une insulte, même plus légère que le contenu de cet écrit, suffisait pour faire bouillir le sang breton de son maître. Il ne se trompait pas. Le prince avait graduellement quitté la posture qu’il avait prise pour écouter l’épître ; et quand la lecture en fut achevée, il se releva comme un lion en fureur ; et repoussant avec force son foot-bearer, qui alla rouler à quelque distance. « Prêtre, cria-t-il, as-tu bien lu ce maudit écrit ? car si tu y as ajouté, ou retranché un mot, une lettre, je te frapperai les yeux de telle sorte que désormais il te sera impossible de lire. »

N’ignorant pas que le caractère sacerdotal n’était pas généralement respecté parmi les irascibles Gallois, le moine répondit en tremblant : « Par le serment de mon ordre, ô prince tout puissant, j’ai lu mot pour mot, lettre pour lettre. »

Il y eut alors une courte pause ; la fureur qu’éprouvait Gwenwyn, de recevoir un affront inattendu en présence de tous ses uckelswyrs (c’est-à-dire de ses nobles capitaines ; ce mot signifiant littéralement homme de haute stature)y, était telle qu’il ne pouvait trouver d’expressions pour rendre ce qu’il ressentait. En ce moment le silence fut interrompu par quelques sons que fit entendre la harpe jusqu’alors muette de Cadwallon. Cette interruption sembla d’abord exciter le courroux du prince, qui se disposait alors à parler ; mais quand il vit le barde penché sur sa harpe avec un air d’inspiration, quand il entendit les accents tout à la fois sauvages et exaltés qu’il sut rendre avec un talent alors sans égal, loin de parler il prêta l’oreille ; et ce ne fut plus le prince, mais Cadwallon qui fixa l’attention de l’assemblée ; tous les regards s’attachèrent sur lui, toutes les oreilles écoutèrent avec empressement ; on respirait à peine. Il semblait que les cordes de sa lyre étaient la réponse d’un oracle.

« Point d’alliance avec les étrangers ! » telles furent les premières paroles qui sortirent de la bouche du poète. « Vortigern épousa une femme étrangère, et de cette union datent les malheurs de la Grande-Bretagne : l’épée menaça les nobles, la foudre les palais. Point d’alliance avec le saxon esclave ! Le cerf libre et fier ne prend point pour compagne la génisse dont la tête a porté le joug. Point d’alliance avec le rapace Normand ! Le noble lévrier ne cherche pas sa compagne dans une troupe de louves dévorantes. Quand les Cymry, les descendants de Brutus, les vrais enfants du sol de la noble Bretagne, furent-ils pillés, opprimés, privés de leurs droits de naissance, et insultés jusque dans leur dernière retraite ? Lorsqu’ils eurent tendu une main amie à l’étranger et pressé sur leur sein la fille du Saxon. Lequel des deux craint-on le plus, le ruisseau desséché par les chaleurs de l’été, ou le fleuve grossi par les pluies de l’hiver ? Une vierge sourit en traversant le ruisseau desséché ; mais un cheval barbe et son cavalier craignent de franchir le fleuve débordé. Hommes de Mathraval et de Powys, que le fleuve grossi par les pluies de l’hiver soit Gwenwyn, fils de Cyverliock ! et que ton panache, ô prince, soit la première de ses vagues ! »

Toutes les pensées de paix, pensées qui en elles-mêmes semblaient tout à fait étrangères au cœur des belliqueux Bretons, disparurent devant les chants de Cadwallon, comme la poussière devant le souffle de l’aquilon, et l’assemblée demanda la guerre par des acclamations unanimes. Le prince lui-même ne parla point, mais, regardant autour de lui avec fierté, fit un signe du bras, comme s’il commandait l’attaque à ses soldats.

Le prêtre, s’il l’eût osé, eût rappelé à Gwenwyn que la croix qu’il portait à l’épaule avait consacré son bras à la guerre sainte, et qu’il ne pouvait ainsi s’engager dans des troubles civils. Mais la tâche était trop dangereuse pour le courage du père Einion, et il quitta la salle du festin pour se rendre à son couvent. Caradoc, dont la popularité n’avait été qu’éphémère, se retira humilié, et non sans lancer un coup d’œil d’indignation à son rival triomphant, qui avait si judicieusement réservé les moyens de son art pour célébrer la guerre, sujet toujours populaire au milieu des Gallois.

Les chefs reprirent leurs places, non plus pour se réjouir, mais pour fixer promptement, ainsi qu’ils en avaient l’usage, le point sur lequel ils devraient assembler leurs forces, qui, dans de telles circonstances, comprenaient tous les hommes en état de porter les armes ; car, excepté les bardes et les prêtres, tous les Gallois étaient soldats. Il fallait aussi qu’ils établissent l’ordre qu’ils suivraient une fois arrivés aux frontières, où ils devaient témoigner par une dévastation générale la part qu’ils prenaient à l’insulte faite à leur prince en n’ayant point égard à sa demande.







CHAPITRE III.

les apprêts du combat.


Les grains de sable qui composent ma vie sont comptés : c’est ici que je dois tomber ; c’est ici que ma vie doit finir.
Shakspeare. Henry V, acte I, scène 4.


En envoyant au prince de Powys l’épître qu’on vient de lire, Raymond Berenger avait prévu le résultat de son refus ; mais il n’en était nullement effrayé. Il envoya des messagers à quelques-uns de ses vassaux, qui tenaient leurs fiefs sous une redevance de carnage ; il les avertit de faire le guet, afin de le prévenir de l’approche de l’ennemi. Ces vassaux, comme on sait, occupaient les tours nombreuses qui, comme autant de nids à faucon, avaient été construites sur les points les plus convenables pour défendre la frontière ; ils étaient tenus d’annoncer au son du cor toute incursion tentée de la part des Gallois. Ces sons, qui se répondaient de tour en tour, de station en station, étaient un signal d’alarme pour se préparer à la défense générale. Mais quoique Raymond, d’après le caractère inconstant et irrésolu de ses voisins, considérât ces précautions comme nécessaires pour soutenir sa réputation de soldat, il était loin de croire le danger imminent ; car les préparatifs des Gallois, quoique plus considérables que jamais, étaient aussi secrets que leur résolution de guerre avait été soudaine.

Ce fut le second matin après le mémorable festin de Castel-Coch que la tempête éclata sur la frontière normande. D’abord un son isolé, faible, mais prolongé, annonça l’approche de l’ennemi. Alors les signaux d’alarme partirent des châteaux et des tours placées sur les frontières de Shropshire, où toute maison habitée était une forteresse. Des fanaux furent allumés sur les rochers et sur les éminences ; les cloches sonnèrent dans les campagnes et dans les villes, et les cris aux armes ! répétés de toutes parts, annonçaient l’approche d’un danger auquel les habitants de ce malheureux pays n’avaient point été exposés jusqu’alors.

Au milieu de cette alarme générale, Raymond Berenger, après avoir disposé d’une manière convenable ses partisans et ses vassaux, et avoir pris toutes ses mesures afin de connaître la force et les mouvements de l’ennemi, monta lui-même sur la tour la plus élevée du château pour observer les environs déjà obscurcis sur divers points par des nuages de fumée, circonstance qui annonçait les progrès et les ravages des Gallois. Raymond fut bientôt rejoint par son écuyer favori, auquel les regards ternes et inquiets de son maître causèrent beaucoup de surprise ; car jusqu’alors ils avaient toujours été brillants à l’approche d’une bataille. L’écuyer tenait à la main le casque de son maître ; car sir Raymond était armé, et n’avait que la tête nue.

« Denis Morolt, dit le vieux capitaine, tous nos sujets et tous nos vassaux sont-ils assemblés ?

— Tous, noble seigneur, excepté les Flamands.

— Les paresseux ! Pourquoi tardent-ils ? dit Raymond. C’est une mauvaise politique que d’accorder à de telles gens la garde de nos frontières. Ils ressemblent à leurs chevaux ; ils sont plus propres à tracer un sillon qu’à prendre part à une action où il faut montrer de l’ardeur.

— Avec votre permission, seigneur, dit Denis, les marauds peuvent quelquefois rendre de grands services. Ce Wilkin Flammock du Vert, par exemple, est un gaillard en état de frapper comme les marteaux de son moulin à foulon.

— Il se battra, je le crois, dit Raymond, quand il ne pourra faire autrement ; mais il n’a aucun goût pour les exercices militaires, et est aussi long et aussi entêté qu’une mule.

— C’est pourquoi ses compatriotes sont excellents pour combattre les Gallois, répliqua Denis Morolt ; car leur caractère opiniâtre et inflexible peut être opposé avec succès à l’humeur fougueuse et téméraire de nos dangereux voisins : c’est ainsi que les rochers immobiles résistent aux vagues inconstantes de la mer. Écoutez, seigneur, j’entends Wilkin Flammock monter l’escalier de la tour d’un pas aussi ferme qu’un moine se rendant à matines. »

Le bruit sourd et pesant qu’on avait entendu approchait peu à peu, jusqu’à ce qu’enfin le grand et robuste Flamand parut à la porte conduisant à la plate-forme de la tour où ils parlaient. Wilkin Flammock était revêtu d’une brillante armure d’un poids et d’une épaisseur peu ordinaires ; elle était nettoyée avec un soin qui annonçait la propreté remarquable de sa nation. Contre l’usage des Normands, cette armure était simple et dépourvue de ciselures, de dorures ou de tout autre ornement. Le casque n’avait point de visière, et laissait ainsi exposés aux regards une figure large, des traits épais et impassibles qui dénotaient le caractère et l’intelligence de Wilkin. Il tenait à la main une lourde massue.

« Monsieur le Flamand, dit le châtelain, il me semble que vous ne vous pressez guère d’arriver au rendez-vous.

— Permettez-moi de vous dire, seigneur, répondit le Flamand, que nous avons été obligés d’attendre que notre drap et nos autres effets fussent chargés sur nos chariots.

— Comment ! vos chariots ? Et combien en avez-vous donc amené ?

— Six, noble seigneur.

— Et combien d’hommes ?

— Douze, vaillant seigneur.

— Seulement deux hommes pour chaque chariot ! Je m’étonne que vous vous soyez ainsi encombrés, dit Berenger.

— Sauf votre bon plaisir, seigneur, répondit Wilkin, il n’y a que le prix de nos marchandises qui nous porte à les défendre au péril de la vie ; et si nous avions été obligés d’abandonner notre drap à ces vagabonds, je pense qu’il aurait été peu sage de notre part de nous arrêter ici, pour leur donner l’occasion d’ajouter le meurtre au brigandage, et je n’aurais pas été plus loin que Gloucester. »

Le chevalier normand jeta sur l’artisan, car tel était Wilkin Flammock, un regard trop rempli de surprise et de mépris pour qu’un sentiment d’indignation pût s’y faire remarquer. « J’ai sans doute appris bien des choses dans le cours de ma vie, dit-il, mais jusqu’à présent je n’avais point ouï dire qu’un homme ayant de la barbe osât s’avouer un lâche.

— Vous ne m’avez pas compris, » répondit Flammock d’un ton calme. « Je suis toujours prêt à combattre pour la conservation de ma vie et de mon bien ; et mon arrivée dans ce pays, où l’un et l’autre sont en danger, prouve assez que je ne suis point aussi lâche qu’on pourrait le croire. Mais, quoi qu’il en soit, une peau intacte est toujours préférable à une peau percée.

— Eh bien donc, dit Raymond Berenger, combats comme tu voudras, pourvu que ce soit avec courage. Un homme aussi robuste que toi ne peut agir autrement. Sans doute il sera nécessaire de faire tous de même. Avez-vous aperçu ces coquins de Gallois ? La bannière de Gwenwyn flotte-t-elle au milieu d’eux ?

— Je l’ai vue en effet ; le dragon blanc s’agitait dans les airs, répliqua Wilkin. Aurais-je pu ne pas le reconnaître ? il a été brodé sur mes métiers. »

Raymond devint tellement sombre en apprenant cette nouvelle, que Denis Morolt, ne voulant point que le Flamand s’en aperçût, jugea à propos de détourner son attention. « Je te déclare, moi, lui dit-il, que lorsque le connétable de Chester nous aura rejoints avec ses lanciers, tu verras le dragon ton ouvrage s’envoler avec plus de vitesse que ta navette.

— Il faudra, Denis Morolt, qu’il s’envole avant l’arrivée du connétable, dit Berenger ; autrement il volera triomphant sur nos propres cadavres,

— Au nom de Dieu et de la sainte Vierge, reprit Denis, que voulez-vous dire, sire chevalier ? Sans doute vous ne combattrez point les Gallois avant l’arrivée du connétable ? « Il s’arrêta ; et, comprenant alors le regard ferme mais triste par lequel son maître répondit à la question, il continua avec plus de véhémence : « Non, seigneur, telle n’est point votre intention ; non, vous ne quitterez point ce château que nous avons tant de fois défendu contre ces barbares, vous ne combattrez point en rase campagne avec deux cents hommes contre des milliers de soldats. Réfléchissez encore, mon cher maître ; n’allez pas, dans vos vieux jours, flétrir par un acte de témérité cette réputation de sagesse et de prudence militaire que vous avez si noblement acquise au printemps de la vie.

— Denis, votre désapprobation est loin de m’irriter, répondit le Normand ; car je sais qu’en agissant ainsi, vous êtes guidé par l’amour que vous me portez ainsi qu’aux miens ; mais, Denis Morolt, ma résolution est inébranlable : nous combattrons les Gallois dans trois heures, ou le nom de Berenger sera rayé de la généalogie de sa maison.

— Eh bien soit, nous les combattrons, mon noble maître, dit l’écuyer ; ne craignez point que Denis Morolt vous donne de lâches conseils lorsqu’il s’agit de bataille ; nous les combattrons sous les murs du château. L’honnête Wilkin Flammock et ses archers, placés sur le rempart, protégeront nos flancs, afin qu’au moins l’adresse puisse compenser le nombre.

— Non, Denis, répondit Raymond, c’est en rase campagne qu’il nous les faut combattre, ou ton maître passera pour un chevalier sans foi. Rappelle-toi les fêtes de Noël, où je reçus et fêtai ce sauvage Saxon. Dans un moment où le vin coulait à la ronde à grands flots, Gwenwyn donna quelques louanges à la beauté et à la force de mon château, de manière à me faire entendre que ces avantages avaient dans les premières guerres empêché ma défaite et ma captivité. Je crus devoir répondre à cette espèce de défi. Que ne gardai-je alors le silence ! À quoi me servit l’ostentation dont je fis preuve, si ce n’est à m’engager à commettre plus tard un acte de folie ? Je répondis donc à Gwenwyn : Si à l’avenir un prince de Cymry se présente encore devant Garde-Douleureuse avec des intentions hostiles, qu’il plante son étendard dans la plaine, non loin du pont, et je donne ma parole de brave chevalier et ma foi de chrétien que, nombreux ou non, je marcherai vers ces ennemis avec une ardeur égale à celle d’un Gallois. »

En apprenant ce vœu si téméraire et si fatal, l’étonnement de Denis fut tel, qu’il ne put proférer un mot ; mais il n’était point assez casuiste pour chercher à dégager son maître des liens imprudents qui l’enchaînaient. Il en fut autrement de Wilkin Flammock. Peu s’en fallut qu’il ne se mît à rire, malgré le respect qu’il devait au châtelain et l’austérité de son caractère. « Est-ce tout, dit-il ? si Votre Honneur s’était engagé à payer 100 florins à un juif ou à un Lombard, vous seriez sans doute obligé de faire le paiement au jour convenu ; mais pour tenir une promesse de combat, un jour est aussi convenable qu’un autre, et certainement celui qui a promis doit préférer le moment qui lui offre le plus d’avantages. D’ailleurs, après tout, une promesse faite le verre en main est-elle obligatoire ?

— Oui certes, et elle doit être tout aussi obligatoire qu’une autre faite dans un cas différent. Celui qui promet, dit Berenger, ne peut échapper au reproche d’avoir été parjure, sous le prétexte que l’obligation qu’il a contractée était le résultat de l’ivresse.

— En supposant, dit Denis, qu’il y eût véritablement parjure, l’abbé de Glastonbury pourrait vous absoudre moyennant un florin.

— Cette absolution effacera-t-elle la honte qui aura rejailli sur moi ? demanda Berenger. Oserai-je me montrer au milieu d’autres chevaliers, après avoir trahi ma foi pour éviter de combattre un Gallois et les sauvages nus qu’il commande ? Non, Denis Morolt, qu’il ne soit plus question de cela ; il ne s’agit pas en ce moment d’examiner si le sort peut ou non nous être favorable ; nous les combattrons aujourd’hui en rase campagne.

— Il peut se faire, dit Flammock, que Gwenwyn oublie votre promesse, seigneur, et qu’il ne paraisse point à l’endroit désigné ; car on dit que vos vins de France ont porté sérieusement à sa tête galloise.

— Il me rappelait encore ma promesse le lendemain matin du jour où je la fis, répondit le châtelain. Croyez-moi, il n’oubliera pas ce qui peut lui donner l’espoir de m’éloigner à jamais de son chemin. »

Comme il parlait encore, ils s’aperçurent que de vastes nuages de poussière, qu’on avait remarqués dans divers points de la campagne, descendaient vers le côté opposé de la rivière où se trouvait un ancien pont conduisant au lieu désigné pour le combat. La cause de ce mouvement ne leur échappa point. Il était évident que Gwenwyn, rassemblant à ses côtés les différents partis qui avaient commis des brigandages partiels, se dirigeait alors vers le pont qui menait à la plaine.

« Précipitons-nous à leur rencontre pour leur disputer le passage, s’écria Denis Morolt ; nous pourrons les combattre sans trop d’inégalité, si nous profitons de l’avantage que nous offre la défense du pont. Vous avez promis de prendre la plaine pour champ de bataille, mais rien ne vous oblige à renoncer à l’avantage qui se présente. Nos hommes, nos soldats sont prêts ; que nos archers défendent nos remparts, et sur ma vie la victoire est à nous.

— Quand je promis de marcher à sa rencontre dans la plaine, répondit Raymond Berenger, je voulais donner au Gallois l’immense avantage de l’égalité du terrain. Telle était mon intention. et il me comprit. Eh ! que me sert de tenir ma parole à la lettre, si je n’en observe pas le sens. Nous ne quitterons le château que quand le dernier Gallois aura traversé le pont ; et alors…

— Et alors, ajouta Denis, nous marcherons à la mort. Que Dieu nous pardonne nos péchés ! mais…

— Mais quoi ? dit Berenger ; une pensée occupe ton esprit, quelle est-elle ?

— Ma jeune maîtresse, votre fille, lady Éveline…

— Je lui ai dit ce dont il s’agissait. Elle restera dans le château où je laisserai quelques vétérans choisis, commandés par vous, Denis. Vingt-quatre heures après, le siège sera levé : nous avons défendu ces remparts plus long-temps avec une plus faible garnison. Alors, Denis, vous la placerez avec honneur et sécurité entre les mains de sa tante, abbesse des bénédictines ; et ma sœur fera, pour l’avenir d’Éveline, tout ce que sa sagesse lui dictera.

— Moi, vous laisser dans une telle extrémité ! » dit Denis Morolt, fondant en larmes. « Moi, me renfermer dans le château, tandis que mon maître se prépare à livrer sa dernière bataille ! Moi, devenir l’écuyer d’une femme, quoique cette femme soit lady Éveline, lorsque vous tomberez privé de vie sur votre bouclier ! Raymond Berenger, est-ce ainsi que vous récompensez celui qui si souvent vous a couvert de votre armure ? »

Les larmes qui tombaient le long des joues du vieux guerrier étaient aussi abondantes que celles que répand une jeune fille déplorant la perte de son amant, et Raymond lui prenant affectueusement la main, lui dit d’une voix émue : « Ne pense pas, mon vieux, mon cher serviteur, que je t’arrêterais s’il y avait de l’honneur à acquérir. Mais l’action que je vais faire en ce jour est inconséquente, inconsidérée, et cependant mon destin ou ma folie me force à l’accomplir. Je perdrai la vie pour sauver mon nom du déshonneur ; mais, hélas ! je laisse ma mémoire exposée au reproche d’imprudence.

— Ah ! laissez-moi partager votre imprudence, mon très-cher maître, » s’écria Denis Morolt avec véhémence ; « à quoi sert à un pauvre écuyer d’être regardé comme plus sage que son maître ?… Dans bien des batailles on parla de ma valeur, parce qu’alors je prenais part aux exploits qui fondèrent votre renommée ; eh bien, aujourd’hui ne me refusez pas le droit de partager le blâme que votre témérité s’expose à encourir, qu’on ne dise pas : Son action était si téméraire qu’il ne permit pas à son vieil écuyer de partager ses périls. Je suis une partie de vous-même, seigneur ; et vous commettrez un meurtre envers les gens que vous prendrez, si vous me laissez dans ces murs.

— Denis, dit Berenger, vous me faites sentir plus amèrement encore la folie que j’ai faite. Croyez que je vous accorderais la faveur que vous demandez, quelque triste qu’elle soit, si ma fille…

— Sire chevalier, » dit le Flamand, qui avait écouté ce dialogue avec un peu moins d’apathie qu’il n’avait coutume, « je n’ai pas le dessein de quitter aujourd’hui ce château ; si donc je vous inspire quelque confiance, je vous jure de faire, pour défendre lady Éveline, tout ce qu’un homme de mon rang peut…

— Comment, coquin ! dit Raymond, vous n’avez pas dessein de quitter le château ? Et qui vous donne le droit de proposer ou de disposer, tant que ma volonté ne vous est pas connue ?

— Je serais fâché de me quereller avec vous, sire châtelain, dit l’impassible Flamand, mais je possède ici, dans cette juridiction quelques moulins, des terres, des manufactures, etc. ; en raison de quoi, je dois concourir à la défense de Garde-Douloureuse : je suis prêt. Mais si vous me commandez de quitter ces murailles, de laisser ce château sans défense pour aller exposer ma vie dans une bataille que vous venez vous-même de considérer comme désespérée, je vous dirai que ma redevance ne m’oblige pas à vous obéir jusqu’à ce point.

— Misérable artisan ! » dit Morolt, mettant la main sur son poignard, et menaçant le Flamand.

Mais Raymond Berenger s’interposa de la voix et de la main. « Ne lui faites pas de mal, Morolt, et ne le blâmez point. Il a un un certain sentiment du devoir, quoique différent du nôtre, il est vrai ; je pense que lui et ses compatriotes combattront mieux à l’abri de ces murailles. Comme tous les Flamands, ils auront sans doute appris dans leur pays l’attaque et la défense des villes fortifiées et des citadelles, et seront particulièrement adroits pour faire jouer les mangonneaux et les diverses machines de guerre. Je me propose de les laisser dans le château ; je pense qu’ils obéiront plus volontiers à Flammock qu’à toi-même. Qu’en dis-tu, Morolt ? Tu ne voudrais pas, je le sais, guidé par un faux point d’honneur ou par un attachement aveugle pour ton maître, abandonner à des mains suspectes la défense de cette place importante et la sûreté d’Éveline.

— Noble seigneur, Wilkin Flammock n’est qu’un simple paysan, » répondit Denis, aussi joyeux que s’il eût remporté quelque grand avantage ; « mais je dois dire qu’il est aussi sûr et aussi fidèle que qui que ce soit de vos vassaux ; et en outre, le bon sens qui le caractérise lui fera voir qu’il y a plus à gagner à défendre un château de cette force, qu’à l’abandonner à des étrangers, qui n’observeraient point sans doute les conditions de la capitulation, quelque avantageuse qu’elle pût être pour eux.

— Ainsi cela est arrêté, dit Raymond. Denis, tu viendras avec moi ; et cet homme restera au château. Wilkin Flammock, » dit-il, s’adressant au Flamand avec gravité, « je ne te parle pas le langage de la chevalerie, puisqu’il t’est inconnu ; mais comme tu es un honnête homme et un vrai chrétien, je te conjure de défendre bravement ce château. Qu’aucune promesse de l’ennemi ne t’amène à une lâche composition, qu’aucune menace ne te fasse abandonner ton poste. Un renfort doit arriver sous peu ; si vous vous conformez à mes ordres et à ceux de ma fille, Hugo de Lacy vous comblera de largesses ; si vous manquez à vos devoirs, de sévères punitions vous seront infligées.

— Sire chevalier, dit Flammock, je me trouve heureux d’avoir pu, moi, simple artisan, mériter votre confiance. Les Gallois ne m’effrayent pas. Je viens d’un pays pour la sûreté duquel nous sommes chaque année forcés de lutter contre la mer ; et quiconque peut braver les vagues au milieu d’une tempête, ne craint point la fureur d’une troupe indisciplinée. Votre fille me sera aussi chère que la mienne, et vous pouvez quitter le château plein de cette assurance, à moins que, revenu à des sentiments plus sages, vous ne préfériez fermer la porte, baisser la herse, lever le pont-levis, ranger sur les murailles vos archers et mes hommes, et annoncer à ces marauds que vous êtes plus prudent qu’ils ne croient.

— Mon brave, cela ne peut être, dit le chevalier ; mais j’entends la voix de ma fille, ajouta-t-il ; je ne veux pas la revoir avant mon départ. Honnête Flamand, je t’abandonne à la garde de Dieu. Suis-moi, Denis Morolt. »

Le vieux châtelain descendit à la hâte l’escalier de la tour du sud, au moment même où sa fille montait celui de la tour de l’est pour se jeter encore une fois aux pieds de son père. Elle était suivie du père Aldrovand, le chapelain de Raymond, d’un vieux piqueur, presque invalide, dont les services, naguère très-actifs dans les combats et à la chasse, se trouvaient depuis quelque temps réduits à la surintendance des chenils du chevalier et à la garde de ses lévriers favoris ; de Rose Flammock, fille de Wilkin, jolie Flamande aux yeux bleus, ayant beaucoup d’embonpoint et de fraîcheur, et timide comme une perdrix. Il lui avait été permis depuis quelque temps de ne plus quitter la noble damoiselle normande ; en conséquence, le rang qu’elle occupait était fort incertain, et tenait le milieu entre la condition d’une humble compagne et celle de première domestique.

Éveline se précipita sur les remparts, les cheveux en désordre et les yeux baignés de larmes, et demanda à Flammock où était son père.

Le Flamand lui fit un salut grossier, et essaya de lui répondre ; mais la voix sembla lui manquer. Il tourna le dos à Éveline sans cérémonie, et ne faisant aucune réponse aux questions empressées du piqueur et du chapelain, il dit vivement à sa fille, dans son langage : « Mauvaise nouvelle ! mauvaise nouvelle ! Veillez bien sur cette pauvre jeune fille, Roschen. Der alter herr ist verrucht[33]. »

Il n’en dit pas davantage, et, descendant l’escalier, ne s’arrêta qu’à l’office. Arrivé là, il se mit à crier d’une voix de stentor, pour appeler le maître de ces lieux par les noms baroques de kammerer, kellermaster, etc. ; appels auxquels le vieux Reinold, ancien écuyer normand, ne répondit que quand Wilkin se fut rappelé son titre anglais de sommelier. Ce titre était comme la clef de la cave, et le vieillard parut incontinent avec sa vieille casaque grise, ses bas roulés sur ses genoux, et son lourd trousseau de clefs suspendu par une chaîne d’argent à une large ceinture de cuir ; pour balancer ce pesant fardeau, il avait cru devoir suspendre au côté opposé un énorme coutelas qui semblait beaucoup trop pesant pour être soutenu par son bras vieux et débile.

« Que voulez-vous, dit-il, monsieur Flammock ? Mais j’oubliais ! quels ordres avez-vous à me donner ? car monseigneur m’a commandé de vous obéir pour le moment.

— Seulement un verre de vin, mon bon monsieur Kellermaster : sommelier, voulais-je dire.

— Je suis content que vous vous rappeliez le nom de mon emploi, » dit Reinold avec l’air de ressentiment d’un domestique gâté par son maître et mécontent qu’un étranger puisse impunément lui donner des ordres,

« Un flacon de vin du Rhin, si vous m’aimez, répondit le Flamand ; car je me sens peu disposé, et j’ai besoin de boire du meilleur.

— Eh bien, vous boirez, dit Reinold. Puisse le vin vous donner le courage, dont peut-être vous manquez ! » Il descendit vers le caveau secret dont il était gardien, et revint avec un flacon d’argent pouvant contenir une pinte. « Voici du vin comme vous n’en avez que rarement goûté, » dit Reinold, et il allait en verser dans un verre.

« Le flacon ! l’ami Reinold, le flacon ! Quand il s’agit pour moi d’une affaire importante, dit Wilkin, j’aime à boire à longs traits. » Disant ces mots, il saisit le flacon, et buvant un coup préparatoire, il s’arrêta comme pour priser la force et la saveur de ce vin généreux. Il lui trouva sans doute ces deux qualités réunies, car il fit au sommelier un signe d’approbation, et portant de nouveau le flacon à ses lèvres, il mit lentement et graduellement le fond du vase parallèle avec le plafond de l’appartement, ne voulant pas qu’une seule goutte pût lui échapper.

« Quelle saveur, herr Kellermaster ! » dit-il au sommelier, cherchant à recouvrer par intervalles son haleine, après avoir si longtemps retenu sa respiration. « Mais que le ciel vous pardonne de penser que ce vin soit le meilleur que j’aie jamais goûté ! Vous connaissez fort peu, je le vois, les caves d’Ypres et de Gand.

— Ma foi, je m’en soucie fort peu, dit Reinold ; les nobles d’extraction normande préfèrent les vins légers, généreux et cordiaux de Gascogne et de France à toutes les boissons acides du Rhin et du Necker.

— Tout cela est affaire de goût, dit le Flamand ; mais, écoutez : avez-vous encore beaucoup de ce vin à la cave ?

— Mais il me semblait, répondit Reinold, qu’il ne flattait pas votre palais délicat.

— Comment, mon ami, dit Wilkin, n’ai-je pas dit qu’il avait de la saveur ? J’ai pu en boire de meilleur ; cependant celui-ci est vraiment bon : quand il n’y en a pas d’autre, on peut s’en contenter. Mais, dites-moi, combien vous en reste-t-il ?

— Tout un tonneau, répliqua le sommelier, et je l’ai même mis en perce pour vous.

— Bien, répondit Flammock ; prenez un pot de deux pintes, placez le tonneau là, dans cet office, et que chaque soldat de ce château reçoive une quantité égale à celle que je viens de boire. Je sens que cette liqueur m’a fait du bien ; mon cœur saignait en voyant une fumée noire s’élever là-bas de mes moulins à foulon. Je le répète : que chaque homme reçoive deux pintes. Le soldat défendant un fort a besoin de liqueurs fortifiantes.

— Je dois vous obéir, mon cher Wilkin Flammock, dit le sommelier ; mais rappelez-vous que tous les hommes ne se ressemblent pas. La liqueur qui ne fera qu’échauffer votre tête flamande mettra le feu au cerveau d’un Normand ; ce qui ne fera qu’encourager vos compatriotes à défendre les remparts fera sauter les nôtres par-dessus les créneaux.

— Très-bien ; vous connaissez mieux que moi le tempérament de vos compatriotes : donnez-leur les vins et la mesure que vous jugerez convenables ; mais que chaque Flamand reçoive ses deux pintes de vin du Rhin. Et que donnerez-vous à ces coquins d’Anglais ? on nous en a laissé ici un certain nombre. »

Le vieux sommelier réfléchit en se grattant le front. « Quelle prodigalité de liqueur ! dit-il, et cependant je vois que le cas l’exige. Mais, quant aux Anglais, ils forment une race mêlée ; ils ont beaucoup de votre sang-froid allemand et quelque chose de l’impétuosité de ces fougueux Gallois. Les vins légers ne les émeuvent pas, les vins forts les rendent fous et furieux. Que pensez-vous de l’ale, liqueur tonique et fortifiante ? elle réchauffe le cœur sans porter au cerveau.

— L’ale, dit le Flamand, hum ! est-elle bonne, votre ale, sire sommelier ? elle est double, peut-être ?

— Doutez-vous de mon adresse ? dit le sommelier ; mars et octobre me voient depuis trente ans employer, pour la faire, la meilleure orge du Shropshire : au surplus, vous en jugerez. »

Il remplit à une vaste barrique placée dans un coin de l’office le flacon que Wilkin venait de vider, et celui-ci ne l’eut pas plutôt reçu qu’il l’eut avalé dans un instant.

« Excellente liqueur ! dit-il, maître Reinold ; forte et piquante, en vérité. Ces coquins d’Anglais, après en avoir bu, se battront comme des diables : qu’on leur en donne avec leur bœuf et leur pain bis. Maintenant donc, monsieur Reinold, que je vous ai assigné un emploi, il est temps que je m’empresse d’aller vaquer au mien. »

Wilkin Flammock quitta l’office, les traits et le jugement nullement altérés par les fortes libations qu’il venait de faire, sans être ému non plus par les bruits divers qui se faisaient entendre au dehors ; il fit sa ronde, et visita les ouvrages extérieurs ; après quoi il assembla la petite garnison, et assigna à chacun son poste, réservant pour ses compatriotes le maniement de l’arbalète, de l’arc, et l’usage des machines qui, inventées par les fiers Normands, ne pouvaient être comprises des Anglais, ou plutôt des Anglo-Saxons de l’époque, mais dont les Flamands, plus habiles, se servaient avec une grande adresse. La jalousie qu’avaient conçue les Normands et les Anglais, de se voir placés sous le commandement temporaire d’un Flamand, disparut peu à peu à la vue de l’adresse et de la force de ce dernier, et devant le danger, qui d’un moment à l’autre devenait plus grand.







CHAPITRE IV.

le combat.


Non loin du pont construit sur ce torrent où l’eau coule transparente et limpide, plus d’un coursier expirant viendra frapper la terre, plus d’un chevalier perdra la vie au milieu des combats.
Prophétie de Thomas le rimeur.


La fille de Raymond Berenger, suivie des personnes ci-dessus nommées, voulut rester sur les remparts de Garde-Douloureuse, malgré les exhortations du prêtre qui l’engageait à venir attendre dans la chapelle, au milieu des cérémonies de la religion, l’issue de ce sanglant combat. Il s’aperçut enfin que la crainte et le chagrin qu’elle éprouvait la rendaient incapable d’écouter ses discours et de comprendre ses avis ; et s’asseyant à ses côtés, tandis que Rose et le piqueur se tenaient aussi près d’elle, il s’efforça de lui donner des consolations dont lui-même peut-être se sentait avoir besoin.

« Ce n’est qu’une sortie que fait votre noble père, disait-il ; et quoiqu’il semble y courir de très-grands hasards, jamais personne ne mit en question l’adresse et la politique de sir Raymond Berenger en fait de guerre. Il est prudent et discret dans ses projets. Je suis persuadé qu’il ne marcherait point à la rencontre de l’ennemi, comme il le fait, s’il n’avait la certitude de la prochaine arrivée du noble comte d’Arundel ou du puissant connétable de Chester.

— Le pensez-vous vraiment, bon père ? Raoul, ma chère Rose, regardez du côté de l’est, si vous ne verrez point d’étendards ou des nuages de poussière. Écoutez, écoutez : n’entendez-vous pas les trompettes ?

— Hélas, milady ! dit Raoul, on entendrait à peine le tonnerre du ciel au milieu des hurlements de ces barbares gallois. » Comme il finissait de parler, Éveline se retourna, et dirigeant ses regards vers le pont, un spectacle effrayant frappa ses yeux.

La rivière, dont le lit baigne trois côtés de l’éminence sur laquelle est situé le château, s’éloigne de la forteresse et des villages voisins, et, décrivant une ligne courbe, dirige son cours vers l’est. La colline, déclinant peu à peu, conduit à une plaine immense et tellement unie, qu’on ne peut douter qu’elle n’ait été formée par des alluvions. Un peu plus bas, à l’extrémité de cette plaine, dans un endroit où le lit de la rivière est resserré, étaient situées les manufactures des robustes Flamands, alors livrées aux flammes ; elles répandaient dans les airs une clarté brillante. Le pont, construction étroite, élevée, et dont les arches étaient d’inégale grandeur, était à environ un demi-mille du château, au milieu même de la plaine. La rivière, qui coulait dans un lit profond et rocailleux, n’était que rarement guéable ; dans tous les temps le passage en était difficile ; ce qui donnait un considérable avantage à ceux qu’on avait chargés de défendre le château, et qui, dans d’autres circonstances, avaient sacrifié leurs meilleurs soldats pour défendre un passage que les scrupules délicats de Raymond le portaient alors à abandonner. Les Gallois, saisissant l’occasion avec l’avidité que l’on met à profiter d’un bienfait inattendu, se précipitèrent à la hâte sur les arches rapides et élevées du pont. Cependant d’autres corps, arrivant de divers points sur le rivage, augmentèrent bientôt le nombre des soldats qui, traversant le pont tranquillement et sans crainte, vinrent former la ligne de bataille sur cette partie de la plaine faisant face au château.

D’abord le père Aldrovand vit leur mouvement sans inquiétude, et même avec le sourire dédaigneux de celui qui observe un ennemi près de tomber dans le piège qui lui a été tendu habilement. Raymond Berenger, avec son petit corps d’infanterie et de cavalerie, était posté sur la colline, qui, se trouvant entre la plaine et le château, conduisait à la forteresse par une pente insensible. Il sembla alors évident au dominicain, qui n’avait point encore entièrement oublié dans le cloître son ancienne expérience militaire, que le chevalier voulait attaquer l’ennemi en désordre, dès qu’un certain nombre aurait traversé le pont, et pendant que les autres corps seraient occupés à effectuer le passage, manœuvre toujours lente et périlleuse. Mais s’apercevant que des corps considérables de Gallois, revêtus de manteaux blancs, arrivaient sans obstacle dans la plaine, et que Raymond ne s’opposait point à ce qu’ils se rangeassent dans l’ordre qu’exigeait leur manière de combattre, la contenance du moine, quoiqu’il s’efforçât d’encourager Éveline effrayée, prit une vive expression d’inquiétude et de crainte ; il y eut une espèce de combat entre les habitudes de résignation qu’il avait acquises et l’ardeur militaire qu’il avait déployée jadis. « Prenez patience, dit-il, ma fille, et consolez-vous un peu ; bientôt vos yeux verront la défaite de nos barbares ennemis. Oui, dans quelques instants vous les verrez dispersés comme des tourbillons de poussière. Saint-George, c’est maintenant ou jamais que nos soldats doivent faire entendre ton nom ! »

Le moine passait rapidement dans ses mains les grains de son rosaire ; mais plus d’une expression d’impatience militaire se mêlait à ses oraisons. Il ne pouvait concevoir pourquoi Raymond souffrait que les troupes successives de montagnards, marchant sous diverses bannières, conduites par des chefs distincts, passassent sans opposition le défilé étroit et difficile, et s’étendissent en ordre de bataille non loin du pont, tandis que les Anglais ou plutôt la cavalerie anglo-normande restait stationnaire, sans songer même à mettre la lance en arrêt. Il ne restait plus, selon lui, qu’un espoir, qu’une manière d’expliquer cette étrange inactivité, cette cession volontaire des avantages du terrain, lorsque l’ennemi avait incontestablement celui du nombre. Le père Aldrovand conclut que les troupes du connétable de Chester, et celles des autres lords des frontières, étaient dans les environs du château, et qu’en laissant ainsi les Gallois passer la rivière, sans opposition, on voulait leur ôter tous moyens de retraite, et rendre leur déroute plus désastreuse, puisqu’ils se trouvaient avoir sur leurs derrières une rivière profonde. Mais quoique le moine s’abandonnât à cet espoir, son courage commençait à faillir ; portant ses regards dans toutes les directions par où les secours attendus pouvaient arriver, il ne voyait, il n’entendait rien qui lui annonçât qu’ils s’avançaient. L’esprit plutôt livré au désespoir qu’à l’espérance, le vieillard continua alternativement de dire ses oraisons, de jeter çà et là des regards inquiets, et d’adresser, en phrases entrecoupées, quelques paroles de consolation à Éveline, jusqu’à ce qu’enfin les acclamations générales et les cris d’allégresse des Gallois, se faisant entendre depuis le bord de la rivière jusqu’aux murs du château, l’avertirent que le dernier Breton venait de passer le pont, et que toute leur formidable troupe allait commencer le combat sur le bord de la rivière le plus voisin du château.

À cette clameur perçante et épouvantable, qui respirait l’énergie du défi, la soif du sang et l’espérance de la victoire, les Normands répondirent enfin par le son des trompettes ; c’était alors le premier signal qu’eût fait entendre Raymond Berenger. Mais, quelque bruyant que fût le son de ces trompettes, comparé aux cris de fureur auxquels il répondait, il ressemblait au sifflet du robuste nautonier au milieu des mugissements de la tempête.

À peine les trompettes avaient-elles sonné, que Berenger ordonna à ses archers de lancer leurs dards, et aux hommes d’armes d’avancer sous une grêle de traits, de javelines et de pierres lancées par les Gallois contre les Normands, revêtus d’armures d’airain.

Les vétérans de Raymond, de leur côté, excités par tous leurs souvenirs de victoire, se fiant aux talents de leur brave capitaine, et nullement découragés par les circonstances défavorables où ils se trouvaient, chargèrent avec leur courage ordinaire la masse que formait l’armée galloise. Ce petit corps de cavalerie présenta un spectacle admirable, lorsqu’on le vit charger, les plumets flottant au-dessus des casques, les lances en arrêt et passant de six pieds la tête des chevaux, des boucliers attachés au cou des soldats, afin que ceux-ci pussent, de leur main gauche, diriger librement leurs coursiers ; tout ce corps formait un front égal et régulier, et la vitesse de sa marche augmentait à tout instant. Une telle charge pouvait épouvanter des hommes nus, car tels étaient les Gallois comparés aux Normands couverts d’acier ; mais elle ne porta point la terreur dans les rangs des anciens Bretons qui, depuis long-temps, se faisaient gloire d’exposer leurs poitrines nues et leurs tuniques blanches au lances et aux épées des hommes d’armes, avec autant de sécurité que s’ils fussent nés invulnérables. Cependant ils ne purent résister au premier choc qui rompit leurs rangs, quelque masse qu’ils formassent ; les chevaux couverts de fer pénétrèrent même jusqu’au centre de leur armée, et très-près du fatal étendard auquel Raymond Berenger, lié par son funeste vœu, avait laissé prendre ce jour une position si avantageuse. Mais les Gallois cédèrent, comme les vagues cèdent au téméraire navire pour revenir battre ses flancs, et se réunir dans l’endroit qu’il vient de quitter. Faisant entendre des cris sauvages et horribles, ils refermèrent leurs rangs tumultueux, entourèrent Raymond et ses braves soldats, et bientôt un combat à mort commença.

Les plus célèbres guerriers du pays de Galles s’étaient, en ce jour, rassemblés autour de Gwenwyn ; les flèches des soldats de Gwentland, dont l’adresse à lancer les traits égalait presque celle des Normands, tombaient sur les casques des hommes d’armes, et les lances des hommes de Deheubarth, renommées par la trempe et la bonté de l’acier qui les garnit, venaient frapper leurs cuirasses et blessaient souvent le cavalier malgré la solidité de son armure.

Vainement les archers de la troupe de Raymond, hommes robustes et possédant pour la plupart quelques terrains à la charge de redevance militaire, épuisaient leurs traits sur la masse que présentait l’armée galloise. Sans doute chacun de ces traits coûtait un soldat à l’ennemi ; mais pour porter à la cavalerie, alors engagée et pressée de toutes parts, un secours vraiment efficace, il eût fallu que les morts, du côté des Gallois, fussent vingt fois plus nombreux. Cependant ceux-ci, inquiétés par cette décharge continuelle, y répondaient par le moyen de leurs archers, dont le nombre suppléait au peu d’habileté, et qui d’ailleurs étaient soutenus par des corps considérables de lanciers et de frondeurs. Les archers normands, qui plus d’une fois avaient tenté d’abandonner leur position pour opérer une diversion en faveur de Raymond et de sa troupe dévouée, étaient alors serrés de si près, qu’ils se trouvèrent obligés de renoncer à ce mouvement.

Cependant ce chef intrépide, qui n’espérait qu’une mort honorable, s’efforçait de signaler ses derniers instants, en enveloppant dans sa perte le prince gallois, l’auteur de la guerre. Il eut soin de ménager ses forces, repoussa les ennemis qui menaçaient ses jours, en lançant au milieu d’eux son coursier docile, et abandonnant au glaive de ses compagnons cette troupe indigne de ses coups ; il fit entendre son cri de guerre, et se précipita vers l’étendard de Gwenwyn, où se trouvait le prince, remplissant à la fois les devoirs d’un habile capitaine et d’un brave soldat. La connaissance qu’avait Raymond de l’humeur des Gallois, également sujets au flux et reflux des passions, lui fit espérer qu’une attaque faite avec chaleur sur ce point, et suivie de la mort ou de la prise du chef, et de la chute de l’étendard, pourrait inspirer à ces barbares une terreur panique, qui changerait le sort de la journée. Raymond anima donc ses compagnons de la voix et de l’exemple ; et malgré les flots d’ennemis qui se pressaient sur son passage, il se précipita vers l’étendard. Mais Gwenwyn, entouré de ses plus nobles et de ses plus courageux champions, opposa une résistance opiniâtre. En vain les Bretons étaient renversés par des chevaux bardés de fer ; en vain ils étaient assaillis par d’invulnérables ennemis : blessés et abattus, ils n’en résistaient pas moins, et s’attachant aux jambes des coursiers normands, ils embarrassaient leur marche. D’autres, armés de piques, cherchaient le défaut des cuirasses et des cottes de mailles, et, se cramponnant aux hommes d’armes, s’efforçaient de les renverser de leurs chevaux, soit par la force de leurs bras, soit en faisant usage de hallebardes et de crochets gallois ; et malheur à ceux qui venaient à être ainsi démontés ! car les Gallois les perçaient de leurs couteaux longs et aigus ; cent coups leur étaient alors portés, à moins que la première blessure ne fût mortelle.

Le combat en était à ce point et durait depuis plus d’une demi-heure, lorsque Berenger poussa son cheval vers l’étendard breton, dont il ne se trouva éloigné que de deux longueurs de lance. L’intervalle qui le séparait de Gwenwyn était si petit, qu’ils purent échanger l’un avec l’autre des paroles de défi.

« Tourne-toi, loup gallois, dit Berenger ; et viens, si tu l’oses, éprouver l’épée d’un brave chevalier. Raymond Berenger ne fait pas plus de cas de toi que de ta bannière.

— Misérable Normand, » dit Gwenwyn, balançant au-dessus de sa tête une énorme massue déjà rougie de sang ; « ton casque ne garantira pas ta langue menteuse, et ton corps aujourd’hui deviendra la proie des corbeaux. »

Raymond ne répondit pas, mais poussa son coursier vers le prince qui s’avançait avec la même ardeur. Avant que leurs armes se rencontrassent, un champion gallois, dévoué comme les Romains qui frappaient les éléphants de Pyrrhus, trouvant que le fer qui couvrait le cheval de Raymond résistait aux coups répétés de sa lance, se jeta sur l’animal et lui plongea son couteau dans le ventre. Le noble coursier se cabrant tomba, écrasant sous son poids le Breton qui l’avait frappé. Le fer qui soutenait la visière de Raymond s’étant brisé dans la chute, le casque se détacha et roula dans l’arène, laissant privés de défense la figure noble et les cheveux gris du chevalier. Celui-ci fit plus d’un effort pour se dégager ; mais avant d’y parvenir, il reçut la mort des mains mêmes de Gwenwyn, qui n’hésita pas à frapper son ennemi renversé.

Tant qu’avait duré ce combat, le cheval de Denis Morolt s’était constamment tenu près de celui de Raymond, et le brave vieillard, au milieu du carnage, suivait l’exemple de son maître. Il semblait qu’ils n’obéissaient tous les deux qu’à une seule et même volonté. Denis ménageait ou prodiguait ses forces, imitant exactement Raymond, et il allait à ses côtés quand il fit le dernier effort, dont le résultat lui fut si funeste. Au moment même où Berenger se précipitait sur le chef, le brave écuyer s’élançait vers l’étendard, et l’ayant saisi avec violence, luttait, pour s’en emparer, avec un gigantesque Breton, à la garde duquel il avait été confié, et qui usait alors de toute sa force pour défendre son dépôt. Mais dans ce combat mortel, Morolt avait toujours les yeux dirigés vers son maître, et lorsqu’il le vit tomber, sa force sembla l’abandonner comme par sympathie, et le Breton qui le combattait le rangea facilement au nombre des morts.

La victoire des Gallois était alors complète. Voyant leur chef privé de vie, les soldats de Raymond auraient volontiers pris la fuite ou auraient même consenti à se rendre. Mais le premier moyen était impraticable tant ils étaient serrés de près ; et dans les guerres cruelles soutenues par les Gallois sur leurs frontières, jamais ils ne songeaient à épargner les vaincus. Quelques hommes d’armes furent assez heureux pour se dérober au carnage ; mais n’essayant pas de rentrer au château, ils s’enfuirent dans différentes directions, et firent partager leurs craintes aux habitants des frontières, en annonçant la perte de la bataille et la fin tragique du célèbre Raymond Berenger.

Les archers du malheureux chevalier qui ne s’étaient point trouvés aussi engagés dans le combat que la cavalerie, qui en avait supporté tout le choc, devinrent alors, à leur tour, le seul objet de l’attaque des Gallois. Mais voyant cette troupe innombrable se précipiter vers eux comme une mer en furie, ils abandonnèrent la colline qu’ils avaient jusqu’alors bravement défendue, et commencèrent à effectuer, vers le château, une retraite régulière, observant dans leur marche l’ordre le plus parfait, seul moyen d’échapper à la mort. Pendant cette prudente manœuvre, quelques troupes légères tentèrent de les couper, et se jetèrent dans le chemin couvert conduisant au château. Mais le sang-froid des archers anglais, accoutumés aux dangers de toute espèce, les sauva dans cette occasion. Une partie des leurs, armés de glaives et de lances, chassèrent les Gallois du chemin creux ; d’autres firent face à l’ennemi ; et divisés en corps qui s’arrêtaient et se retiraient alternativement, ils opposèrent une telle résistance qu’ils arrêtèrent les vainqueurs en échangeant avec eux une innombrable quantité de flèches et de dards qui mirent de part et d’autre beaucoup de soldats hors de combat.

Enfin, après avoir laissé sur le champ de bataille plus des deux tiers de leurs braves compagnons, ils atteignirent un point du château qui, étant commandé par les flèches et les machines de guerre, pouvait leur offrir un abri sûr. Une volée d’énormes pierres et de javelines à tête carrée, d’une forme longue et épaisse, arrêtèrent enfin les poursuites de l’ennemi ; les chefs gallois rappelèrent alors leurs troupes légères et les reconduisirent vers la plaine, où, au milieu des cris d’allégresse et de triomphe, leurs compagnons étaient occupés à mettre en lieu sûr le butin conquis sur l’ennemi ; tandis que quelques-uns, poussés par un sentiment de haine et de vengeance, déchiraient et mutilaient les cadavres des Normands ; action indigne de la cause qu’ils défendaient et du courage qui les animait. Les cris horribles qu’ils poussaient en consommant cette exécrable vengeance frappèrent d’horreur la petite garnison de Garde-Douloureuse, et lui inspirèrent aussi la résolution inébranlable de défendre la forteresse jusqu’à la dernière extrémité, plutôt que de se soumettre à la merci d’un si cruel ennemi.



CHAPITRE V.

le parlementaire.


Le baron s’enfuit vers son château ; les comtes le poursuivirent : le premier rempart céda à leurs efforts ; mais ce ne fut qu’après de longs obstacles qu’ils purent gagner les murailles intérieures, toutes bâties en pierres de roche.
Percy. Extraits d’anciennes poésies.


L’issue fatale de la bataille ne put échapper aux spectateurs placés sur les remparts de Garde-Douloureuse, nom qu’ils méritaient bien de porter en ce jour. Et ce ne fut pas sans peine que le père Aldrovand maîtrisa sa douleur pour adoucir celle des femmes qui l’accompagnaient. Bientôt les pleurs d’autres infortunés se firent entendre ; c’étaient les enfants, les vieillards infirmes, et les parents de ceux qui étaient morts dans ce terrible combat. Pour sauver la vie de ces malheureux, privés de ressources, on les avait reçus dans le château ; et ils se pressaient sur les remparts. Le père Aldrovand éprouva beaucoup de peine à les en faire descendre, sachant bien que la vue de ces êtres faibles sur des tours où l’on ne devait apercevoir que des hommes armés, ne pouvait qu’accroître le courage des assaillants. Il persuada donc à lady Éveline de donner l’exemple à ces infortunés.

Conservant, ou du moins s’efforçant de conserver, même au milieu de ses malheurs, cette égalité d’âme que prescrivaient les mœurs du temps ; car la chevalerie avait, ainsi que la philosophie, son stoïcisme, Éveline répondit d’une voix tremblante, mais qu’elle eût voulu rendre ferme :

« Oui, mon père, vous avez raison, il n’y a plus rien de digne d’attirer les regards d’une jeune fille. Les exploits guerriers, les actions honorables, se sont éteints dès que le panache blanc est tombé. Tenez, mes compagnes, il n’y a plus rien à voir. Allons nous précipiter au pied des autels, le tournoi vient de finir. »

Il y avait dans sa voix quelque chose de sauvage ; et quand elle se leva avec l’air d’une personne conduisant une procession, elle chancela, et si le prêtre ne l’eût soutenue, elle serait tombée. Sa mante jetée sur sa tête, comme si la force de sa douleur la couvrait de honte, elle dit au père Aldrovand, en fondant en larmes, de la conduire où bon lui semblerait.

« Notre or, dit le moine, s’est changé en cuivre, notre argent en plomb, notre sagesse en folie. Soumettons-nous à la volonté de celui qui confond les conseils du sage, et qui raccourcit le bras du puissant. À la chapelle, à la chapelle, lady Éveline ! et, au lieu de pousser de vains gémissements, prions Dieu et les saints d’apaiser leur colère, et de sauver ce faible reste de la gueule du loup dévorant. »

À ces mots, il conduisit Éveline à la chapelle, en la soutenant, car elle était hors d’état de penser et d’agir. Arrivée devant l’autel, elle se prosterna, prenant au moins l’attitude de la dévotion ; mais ses lèvres murmuraient machinalement des paroles pieuses, et ses pensées étaient sur le champ de bataille, auprès du corps de son père massacré. Les autres infortunés s’agenouillèrent aussi comme leur jeune maîtresse, mais portant aussi leurs pensées au-delà du lieu saint. La certitude qu’une grande partie de la garnison avait été massacrée dans la sortie imprudente de Raymond ajoutait encore à la crainte que leur inspirait leur danger personnel, qu’ils s’exagéraient en pensant aux cruautés trop souvent exercées par l’ennemi, qui n’épargnait, dit-on, ni le sexe ni l’âge.

Le moine prit le ton d’autorité que son caractère lui donnait ; il blâma des plaintes et des lamentations inutiles, et croyant les avoir amenés à une disposition d’esprit conforme à leur situation, il les laissa se livrer à leurs dévotions particulières, désirant satisfaire sa curiosité, et s’assurer des moyens de défense que présentait le château. Sur les remparts extérieurs, il trouva Wilkin Flammock, qui, après avoir rempli l’office d’un bon et habile capitaine, dans la direction de l’artillerie, et repoussé, comme nous l’avons vu, l’avant-garde de l’ennemi, distribuait à sa petite garnison d’abondantes portions de vin.

« Prends garde, bon Wilkin, dit le père, de ne point commettre d’excès dans tes fonctions. Le vin, tu le sais, est comme le feu et l’eau, un excellent serviteur, mais un mauvais maître[34].

— Il se passera bien du temps avant qu’il attaque le cerveau froid de mes compatriotes, dit Wilkin Flammock. Notre courage flamand ressemble à nos chevaux ; à ceux-ci, il faut l’éperon, à celui-là du vin ; mais, croyez-moi, mon père, notre race endurcie n’est pas de nature à céder facilement ; cependant, en supposant même que je donnasse à ces drôles un peu plus de vin qu’il ne faut, je ne vois pas le mal qu’il y aurait à cela, car il y a tout lieu de croire que bientôt les vivres nous manqueront.

— Que voulez-vous dire ? » s’écria le moine tressaillant ; « j’espère, au nom de tous les saints, que nous sommes suffisamment pourvus de provisions.

— Pas aussi bien que votre couvent, bon père, » répliqua Wilkin avec le même calme. « Nos festins de Noël, vous le savez, ont été trop abondants, pour que ceux de Pâques leur ressemblent. Les chiens de Gallois qui nous ont aidés à manger tous nos vivres, viendront sans doute à bout d’entrer ici, parce qu’aujourd’hui nous en manquons.

— Vous déraisonnez, Wilkin, répondit le moine ; hier soir encore des ordres furent donnés par feu notre seigneur (dont Dieu veuille avoir l’âme), pour aller dans le pays d’alentour se pourvoir des vivres nécessaires.

— Cela est vrai, mais les Gallois nous serraient de trop près pour nous laisser faire ce matin ce qui eût dû être fait depuis quelques semaines, même depuis quelques mois. Feu notre seigneur, si toutefois il a perdu la vie, était un de ces hommes qui se fient trop sur leur épée, et aujourd’hui nous souffrons de cela. Pour moi, quand il s’agit de combattre, je ne prise rien tant qu’une arbalète et un château bien approvisionné. Mais il me semble que vous pâlissez, mon bon père ; allons, un verre de vin vous ranimera. »

Le moine éloigna le verre que Wilkin le pressait d’accepter avec sa civilité grossière. « Maintenant, dit-il, nous n’avons plus de salut que dans la prière.

— C’est vrai, bon père, répondit l’impassible Flamand ; priez donc autant que vous voudrez. Moi, je me contenterai de jeûner, ce que je serai obligé de faire bon gré mal gré. » En ce moment un cor se fit entendre devant la porte du château. « Allons ! coquins, regardez à la herse et à la porte ! Quelles nouvelles, Neil Hansen ?

— Un envoyé des Gallois vient de s’arrêter à Mill-Hill, à la portée de nos coups ; il tient un drapeau blanc, et demande à entrer.

— Sur ta vie ! ne le laisse pas entrer que nous ne soyons prêts, dit Wilkin. Qu’un mangonneau soit pointé vers l’endroit où il se trouve, et frappez-le s’il ose remuer d’un pas avant que nous soyons tous préparés à le recevoir, » dit Flammock dans sa langue maternelle. « Allons, Neil, de l’activité ! que les piques, les épieux et les lances qui se trouvent dans le château soient placés sur les créneaux et pointés par les meurtrières ; coupez quelque tapisserie, formez des étendards, et placez-les sur les plus hautes murailles ; soyez prêts, en voyant mon signal, à battre le tambour et à sonner des trompettes, s’il nous en reste encore ; sinon prenez un cornet, enfin tout ce qui peut faire du bruit. Écoutez, Neil Hansen, rendez-vous à l’arsenal, accompagné de quatre ou cinq de vos compatriotes, et couvrez-vous de cottes de mailles, nos corsets des Pays-Bas ne les effrayant pas autant. Qu’alors ce brigand de Gallois soit amené au milieu de nous, les yeux bandés. Quant à vous, vous lèverez la tête et garderez le silence, et me laisserez converser avec lui ; seulement ayez soin qu’aucun Anglais ne soit présent. »

Le moine, qui, au milieu de ses voyages, avait acquis quelque légère connaissance de la langue flamande, fut sur le point de tressaillir lorsqu’il entendit les derniers ordres de Wilkin ; mais il se retint, quoique un peu étonné de cette circonstance suspecte, et de la dextérité avec laquelle le grossier Flamand basait ses préparatifs sur les règles de guerre et de la saine politique.

De son côté, Wilkin était incertain si le moine avait entendu et compris ce que précisément il voulait lui cacher. En conséquence, pour détruire tous les soupçons que pouvait avoir conçus le père Aldrovand, il lui répéta en anglais la plus grande partie des instructions qu’il avait données, ajoutant : « Eh bien, bon père, qu’en pensez-vous ?

— Très-bien pensé, répondit le père, et vous avez agi comme si, au lieu de tisser du drap, vous n’eussiez fait que la guerre depuis le berceau.

— Ah ! mon père, vous vous moquez, répondit Wilkin ; je sais fort bien que vous croyez, vous autres Anglais, que les Flamands ne pensent qu’au bœuf bouilli et aux choux ; cependant vous voyez qu’il peut y avoir de la sagesse chez un tisserand.

— À merveille, maître Wilkin Flammock, répondit le père ; mais mon cher Flamand, pourriez-vous me dire ce que vous allez répondre à la sommation du prince gallois ?

— Révérend père, dites-moi d’abord de quelle manière sera conçue cette sommation, répliqua Wilkin.

— On vous sommera de rendre immédiatement le château, repartit le moine : quelle sera votre réponse ?

— Ma réponse sera que je n’y consentirai qu’après avoir obtenu une avantageuse capitulation.

— Comment, Wilkin, osez-vous parler de capitulation lorsqu’il s’agit du château de Garde-Douloureuse ? dit le moine.

— Certes, je ne rendrai pas le château si je puis faire mieux, dit le Flamand ; mais Votre Révérence voudrait-elle que j’attendisse que la garnison décidât quel est le meilleur d’un moine dodu ou d’un Flamand bien gras ?

— Allons, reprit le père Aldrovand, de telles folies sont hors de propos. Un renfort doit arriver dans les vingt-quatre heures au plus tard ; Raymond, vous le savez, nous l’avait assuré.

— Raymond s’est trompé ce matin plus d’une fois, répondit le Flamand.

— Écoute, flandrin, » répliqua le moine, qui, quoique retiré du monde, n’avait pas perdu ses penchants et ses habitudes militaires, « je te conseille d’agir avec droiture dans cette affaire, si tu tiens encore à la vie ; car il se trouve assez d’Anglais ici, malgré la perte de ce jour, pour te précipiter, ainsi que tes Flamands, dans les fossés du château, si on venait à te supposer capable de le rendre, ou de trahir les intérêts de lady Éveline.

— Que Votre Révérence ne conçoive pas des craintes vaines et mal fondées, répliqua Wilkin Flammock. Le seigneur de ce château m’en a confié la garde, et je remplirai mon devoir.

— Mais moi, » dit le moine irrité, » je suis un des serviteurs du pape, le chapelain de ce château, investi du pouvoir de lier et de délier. Wilkin Flammock, je crains que tu ne sois pas bon chrétien, mais partisan de l’hérésie des montagnards. Tu as refusé de prendre la sainte croix ; tu as déjeuné, tu as bu de l’ale et du vin avant d’avoir entendu la messe. Je le vois, tu ne peux inspirer de la confiance et je me défie de toi. Je demande à assister à la conférence que tu dois avoir avec le Gallois.

— Cela ne peut être, » dit Wilkin avec le même sourire et la même froideur qu’il conservait dans toutes les circonstances de la vie, quelque importantes qu’elles fussent. « Il est vrai, comme vous le dites, bon père, que j’ai mes raisons pour ne pas aller à présent sous les murs de Jéricho, et il est heureux que j’aie ces raisons, car je ne serais pas ici pour défendre les remparts de Garde-Douloureuse. Il est encore vrai que je puis avoir été quelquefois obligé de visiter mes moulins avant que le zélé chapelain ne fût monté à l’autel ; et mon corps d’ailleurs ne peut se livrer au travail avant d’avoir pris un repas ; mais pour tout cela, mon vénérable père, j’ai payé une amende pécuniaire à Votre Révérence, et il me semble que, puisque vous vous plaisez à rappeler si exactement ma confession, vous ne devriez oublier ni la pénitence ni l’absolution. »

En faisant allusion aux secrets de la confession, le moine avait violé les règles de son ordre. La réponse du Flamand le déconcerta, et, le trouvant insensible au reproche d’hérésie, il se contenta de lui répondre, quoique un peu confus : « Alors vous refusez de m’admettre à votre conférence avec le Gallois ?

— Révérend père, dit Wilkin, elle ne roulera que sur des matières séculières : si quelque point religieux y était agité, j’implorerais sans délai votre intervention.

— J’y assisterai en dépit de toi, bœuf flamand ! » murmura le moine, mais de manière à ne pas être entendu des assistants ; et à ces mots il quitta les remparts.

Wilkin Flammock s’étant assuré, quelques minutes après, que tout avait été disposé sur les murailles pour donner une idée imposante des forces qui n’existaient pas réellement, descendit dans la petite salle des gardes, placée entre les portes extérieure et intérieure ; il était accompagné d’une demi-douzaine de ses compatriotes, revêtus d’armures normandes prises dans l’arsenal du château. En voyant leurs formes robustes, élevées et vigoureuses, leur posture immobile, on les eût plutôt pris pour des trophées d’un siècle passé que pour des soldats vivants. Entouré de ces figures hautes et inanimées dans une petite pièce voûtée où le jour pénétrait à peine, Flammock reçut l’envoyé gallois : ce dernier fut introduit entre deux Flamands ; ses yeux étaient bandés, mais de manière qu’il pût voir les préparatifs qui se faisaient sur les remparts, préparatifs qui n’étaient effectués que pour lui en imposer. Pour y parvenir, on avait fait en sorte que, pendant la conférence, quelques personnes fissent entendre au dehors des bruits d’armes, des voix confuses, comme celles d’officiers faisant leur ronde, et enfin un certain tumulte qui semblait annoncer qu’une garnison régulière et nombreuse se préparait à repousser une attaque.

Le bandeau qui couvrait les yeux de Jorworth ayant été détaché, car c’était Jorworth en effet qui était chargé des conditions de la capitulation, le même qui avait autrefois présenté les offres d’alliance de Gwenwyn, il regarda autour de lui avec fierté, et demanda à qui il devait remettre les ordres de son maître, Gwenwyn, fils de Cyvelioc, et prince de Powys.

« Sa Grandeur, » répondit Flammock avec le sourire indifférent qui lui était ordinaire ; « Sa Grandeur voudra bien se contenter de traiter avec Wilkin Flammock, propriétaire des moulins à foulon, gouverneur provisoire de Garde-Douloureuse.

— Toi, gouverneur provisoire ! s’écria Jorworth ; toi ! misérable tisserand ! c’est impossible. À quelque extrémité qu’ils soient, les Anglais ne sauraient s’être avilis au point de te reconnaître pour commandant. Ces hommes semblent être Anglais, je leur ferai part de mon message.

— Faites à cet égard ce que vous voudrez, répliqua Wilkin ; mais s’ils vous répondent autrement que par des signes, appelez-moi schelm[35].

— Est-ce donc vrai ? » dit l’envoyé gallois, regardant les compagnons de Flammock et les prenant pour des hommes d’armes ; « êtes-vous donc arrivés à ce degré d’humiliation ? Je sais que vous descendez de spoliateurs, de tyrans, mais, étant nés sur le sol breton, votre orgueil devrait se révolter à la seule pensée de porter le joug d’un misérable artisan. Mais si vous n’êtes pas courageux, au moins soyez prudents. Rappelez-vous le proverbe : « Malheur à celui qui se fie à un étranger[36] ! » Quoi ! toujours muets, toujours silencieux ! Répondez-moi par des paroles ou par des signes : est-il vrai que vous appeliez cet homme votre chef ? est-il vrai que vous le reconnaissiez comme tel ? »

Les hommes armés, pour répondre à la demande de Jorworth, agitèrent leurs casques en signe d’affirmation, après quoi ils restèrent de nouveau immobiles.

Le Gallois, avec le tact particulier aux gens de son pays, soupçonna qu’il y avait quelque chose d’incompréhensible dans tout ce dont il était témoin ; mais, bien préparé à se tenir sur ses gardes, il continua ainsi :

« Soit ; entende qui voudra le message de mon souverain, puisqu’il accorde pardon et merci aux habitants du château du Craig, que vous avez appelé Garde-Douloureuse pour couvrir par un changement de nom votre usurpation. En rendant au prince de Powys ce château, ses dépendances, les armes qu’il possède, ainsi que la jeune Éveline Berenger, tous les habitants pourront le quitter à l’abri de toute insulte ; ils auront même un sauf-conduit pour se rendre où bon leur semblera, mais au delà des frontières de Cymry.

— Et qu’arriverait-il si nous n’obéissions point à cette sommation, dit l’imperturbable Wilkin Flammock ?

— Eh bien alors, votre destin sera le même que celui de Raymond Berenger, votre dernier chef, » répliqua Jorworth : et pendant qu’il s’exprimait ainsi, la férocité vindicative qui lui avait dicté ces paroles semblait peinte dans ses regards. « Tous les étrangers qui se trouvent ici seront autant de cadavres pour les corbeaux, autant de têtes pour le gibet. Les vautours n’auront point depuis long-temps fait un tel festin de grossiers Flamands et de lâches Saxons.

— Ami Jorworth, dit Wilkin, si tel est ton message, retourne vers ton maître et dis-lui de ma part que des hommes sages ne confient point leur salut aux paroles d’autrui, lorsqu’ils peuvent l’assurer par leurs propres actions. Nous avons des murs forts et élevés, des fossés profonds, des munitions de toute espèce, des arcs et des arbalètes. Nous garderons le château, dans l’espoir qu’il nous gardera jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu de nous envoyer du secours.

— Que cet espoir ne vous aveugle pas, » dit l’émissaire gallois, changeant de langue et s’exprimant en flamand, idiome que, grâce à ses fréquentes communications avec les Flamands du Pembrokeshire, il parlait très couramment, et dont il faisait usage alors pour dérober une partie de son discours aux hommes d’armes présents, et qu’il supposait Anglais. « Écoute-moi bien, continua-t-il, mon cher Flamand, sais-tu que celui sur le secours duquel tu comptes, le connétable de Lacy, s’est engagé par un vœu à n’entrer dans aucune querelle qu’il n’ait traversé la mer. Ainsi il ne peut venir à votre aide sans commettre un parjure. Lui et les autres seigneurs des frontières se sont déjà dirigés vers le nord pour aller rejoindre l’armée des croisés. À quoi vous servira de nous exposer aux embarras et aux peines d’un long siège, puisque vous ne pouvez espérer de secours ?

— Et que m’importe que vous éprouviez de la peine et de l’embarras ? » dit Wilkin, répondant dans sa langue maternelle, et regardant fixement le Gallois. En prononçant ces mots, ses traits étaient dépourvus d’expression, et sa figure, quoique passable, était un composé extraordinaire de nonchalance et de simplicité.

— Allons, ami Flammock, dit le Gallois, ne feins pas d’être moins pénétrant que tu ne l’es. La vallée est obscure ; mais un rayon de soleil peut en éclairer une partie. Quels que soient tes efforts, tu ne peux empêcher que ce château ne se rende ; mais tu peux hâter sa reddition, et si tu le fais, des récompenses t’attendent. » À ces mots, il s’approcha de Wilkin, et baissant la voix, il lui dit du ton le plus insinuant : « Si tu remplis les vues du prince de Powys, jamais Flamand, levant un pont-levis, baissant une herse, n’aura obtenu les avantages qui te sont réservés.

— Je sais fort bien, dit Wilkin, que pour avoir levé l’un et baissé l’autre, j’ai perdu les seuls biens que j’eusse ici-bas.

— Flammock, on te tiendra compte de ces pertes. La libéralité de Gwenwyn est comme la pluie d’été.

— Tous mes moulins et tous mes bâtiments ont été ce matin même consumés par les flammes.

— Pour t’indemniser de ces pertes, on te paiera mille marcs d’argent, » dit le Gallois ; mais le Flamand feignant de ne pas l’entendre, continua à énumérer ses pertes.

« Mes terres ont été dévastées, vingt génisses m’ont été prises, et…

— On t’en rendra trois fois autant, » dit Jorworth l’interrompant, « et elles seront choisies parmi les plus belles du butin.

— Mais ma fille, mais lady Éveline ? » dit le Flamand ; une légère altération dans la monotonie de sa voix semblant annoncer quelque doute, quelque perplexité ; vous êtes cruels au milieu de vos victoires, et…

— Nous sommes sans pitié pour ceux qui résistent, dit Jorworth, mais pleins de clémence pour ceux qui se rendent : Gwenwyn oubliera les outrages de Raymond, et élèvera sa fille à un honneur insigne parmi les vierges de Cymry. Quant à la tienne, forme un souhait pour son avenir, et on s’empressera de l’accomplir. Maintenant, Wilkin, nous nous comprenons.

— Du moins je te comprends, » dit Flammock.

— Et moi, il me semble que je te comprends aussi, dit Jorworth, jetant sur les traits impassibles et inexpressibles du Flamand ses yeux bleus, étincelants de vivacité et de pénétration, comme un jeune homme plein d’amour pour l’étude cherche à découvrir une signification mystérieuse et cachée dans un passage dont la simple traduction lui semble vulgaire et triviale.

— Vous croyez me comprendre, Wilkin ; mais voici la difficulté : qui de nous voudra se fier à l’autre ?

— Oses-tu bien m’adresser une telle question, répondit Jorworth ; quoi ! mettrais-tu donc en doute la foi de Gwenwyn, du prince de Powys ?

— Je ne connais ses intentions que par toi, mon cher Jorworth ; et je sais que tu n’es pas de ceux qui refuseraient de promettre, craignant en donnant leur foi de commettre un parjure.

— Aussi vrai que je suis un chrétien, » dit Jorworth, entassant serments sur serments, « par l’âme de mon père, par la foi de ma mère, par la croix noire de…

— Arrête, arrête, bon Jorworth, dit le Flamand, tu entasses trop de serments à la fois pour que j’y puisse croire. On ne pense pas toujours devoir accomplir ce que l’on promet d’une façon si légère. Crois-moi, je préférerais à tes serments sans nombre l’accomplissement soudain de quelques-unes de tes promesses.

— Homme méfiant et grossier, oses-tu douter de ma parole ?

— Non, pas précisément, répondit Wilkin ; je serais plus porté à croire tes actions.

— Parle Flamand, dit Jorworth, que veux-tu que je fasse ?

— Que je puisse voir au moins l’argent que tu m’as promis, et alors je penserai à ta proposition.

— Être vil et sans foi, répondit Jorworth, penses-tu que le prince de Powys possède autant de sacs d’argent que les marchands dont ton pays fourmille ? Mon maître recueille des trésors par ses conquêtes, comme la trombe qui aspire l’eau par la force dont elle est douée ; mais ces trésors, il les répand au milieu de ses vassaux, comme la trombe rend à la terre et à l’Océan l’eau qu’elle avait aspirée. L’argent que je t’ai promis doit être pris dans les coffres des Saxons. Le trésor de Berenger le fournira.

— Il me semble que je pourrais le prendre moi-même, étant maître du château : ce serait une peine que je vous éviterais, dit le Flamand.

— C’est vrai, répondit Jorworth ; mais ce serait aux dépens d’une corde et d’un nœud, soit que les Gallois s’emparassent de la place, soit que les Normands la secourussent : ceux-là s’attendant à trouver intact leur butin, ceux-ci à ne pas trouver incomplets les trésors de leurs compatriotes.

— Je ne prétends pas nier cela, dit le Flamand ; mais en supposant que tu m’inspirasses assez de confiance sous ce rapport, pourquoi ne pas me rendre mon troupeau ? il est entre vos mains, vous le possédez. S’il vous plaît de ne me rien donner d’avance, que pourrais-je attendre de vous plus tard ?

— Je consentirais à t’accorder quelque chose d’une valeur plus élevée, » répondit le Gallois, dont la méfiance égalait celle de Flammock ; « mais de quel usage te sera ton troupeau dans cette forteresse ? On pourra dans la plaine en prendre plus de soin qu’ici.

— En effet, répliqua le Flamand, ton observation est juste ; il ne ferait que nous embarrasser ici, où nous avons déjà tant de bestiaux pour le soutien de la garnison. Cependant, en y réfléchissant mieux, nous avons plus de fourrage que le nécessaire pour les nourrir ; et mon troupeau venu de France est d’une espèce particulière : je désirerais qu’on me les rendît, avant que vos haches et vos crochets gallois s’occupassent à leur ôter le cuir.

— On te les rendra ce soir, cuir et cornes, dit Jorworth ; et ce ne seront que les prémices d’un présent plus considérable.

— Bien obligé de votre munificence, dit le Flamand ; je suis un homme simple et borné, et je ne désire que recouvrer mon bien.

— Et alors tu seras prêt à nous livrer le château, dit Jorworth.

— Nous en parlerons demain plus au long, dit Wilkin Flammock ; si ces Anglais et ces Normands nous soupçonnaient, il serait difficile de nous tirer de là : il faut que je les écarte tous pour entrer dans de plus grands détails à ce sujet. Allons, partez à l’instant, je vous prie, et feignez d’être offensé de mes discours.

— Cependant je désirerais que vous vous expliquassiez d’une manière plus certaine et plus positive, dit Jorworth.

— Impossible, impossible, dit le Flamand. N’a percevez-vous pas le drôle qui commence à agiter son poignard ? Partez à la hâte, feignez d’être en colère, et n’oubliez pas le troupeau.

— Je ne l’oublierai pas, dit Jorworth ; mais si tu manques à tes promesses… »

À ces mots, il sortit de l’appartement, faisant un geste de menace, tant pour se conformer à l’avis du Flamand que pour l’effrayer ; Flammock répondit en anglais, comme si ceux qui étaient présents pouvaient comprendre ce qu’il disait :

« Je ne vous crains pas, messire Gallois. Je suis un fidèle serviteur ; je rejette vos propositions de capitulation, et je défendrai ce château à votre honte et à celle de votre maître. Soldats, qu’on lui bande les yeux, et qu’on le ramène hors du château, vers ses compagnons. Le premier Gallois qui se montrera devant les portes de Garde-Douloureuse sera reçu avec moins de courtoisie. »

Les yeux du Gallois furent bandés, et il se retira. Wilkin Flammock se disposait à quitter la salle, quand un des supposés hommes d’armes qui avaient assisté à l’entrevue lui dit en anglais : « Flammock, tu es un traître, et tu mourras de la mort des traîtres. »

Le Flamand tressaillit : il eût voulu questionner cet homme ; mais l’inconnu s’était retiré après avoir prononcé ces mots. Cette circonstance le déconcerta ; car elle prouvait que son entrevue avec Jorworth avait été observée, et que ses desseins étaient connus à peu près de quelqu’un qui, étant étranger à ses secrets, pourrait en empêcher l’exécution. Bientôt ses conjectures se vérifièrent.






CHAPITRE VI.

les soupçons.


Sainte Marie, notre bien-aimée, écoutez ma prière. Vierge pure, une malheureuse jeune fille devant vous courbe la tête. On m’accuse, et je suis innocent.
Anonyme.


La fille de l’infortuné Raymond, en proie à une douleur vive et profonde, bien naturelle à un enfant témoin de la mort d’un père chéri et honoré, avait quitté la tour d’où ses yeux avaient contemplé le champ de bataille. Sa position sociale et les principes de chevalerie dont elle était imbue ne lui permettaient point de se livrer à un désespoir inutile et sans bornes. En élevant des femmes jeunes et belles au rang de princesses ou de déesses, l’esprit systématique de l’époque exigeait d’elles, en retour, une supériorité de caractère et de conduite quelquefois contraire aux sentiments naturels et humains. Les héroïnes de ces temps ressemblaient souvent à ces tableaux éclairés par une lumière artificielle et brillante, qui donne aux objets un reflet éclatant, mais dont la splendeur, comparée à celle du jour naturel, semble éblouissante et exagérée.

L’orpheline du château de Garde-Douloureuse, la fille d’une race de héros, l’illustre rejeton de la tige de Thor, de Balder, d’Odin et des autres guerriers du Nord, auxquels des honneurs divins étaient alors rendus, celle dont la beauté inspirait les chants des ménestrels, et dont les yeux étaient l’étoile polaire de la moitié des braves chevaliers des frontières du pays de Galles, Éveline enfin ne devait point répandre sur la mort de son père les larmes stériles d’une humble villageoise. Quoique très-jeune, la catastrophe dont elle avait été témoin, quelque horrible qu’elle fût, ne devait point lui inspirer autant d’horreur qu’elle en eût causé à une jeune vierge dont les yeux n’auraient pas été accoutumés à contempler les jeux austères et quelquefois sanglants de la chevalerie, qui n’aurait point habité dans des lieux où la guerre et la mort étaient souvent le seul entretien des hommes, dont l’imagination n’eût pas été familiarisée avec des aventures cruelles et sanglantes, ou enfin qui n’eût point été élevée à considérer une mort donnée sur le champ de bataille comme plus désirable pour un guerrier que le trépas languissant et sans gloire qui termine une vieillesse imbécile et caduque. Bien qu’elle pleurât un père si digne d’être aimé, Éveline sentit son courage s’enflammer en se rappelant qu’il était mort en héros, comme il avait vécu, et sur les corps sanglants de ses ennemis immolés ; et pensant alors aux conjonctures fâcheuses où elle se trouvait, elle prit l’invariable résolution de défendre sa propre liberté, et de venger la mort de son père par tous les moyens que le ciel lui avait laissés. Elle n’oublia point le secours de la religion, et, suivant l’usage des temps et les doctrines de l’Église romaine, elle s’efforça de s’attirer les faveurs du ciel par des vœux et des prières. Dans un petit oratoire, à côté de la chapelle, un portrait de la Vierge était suspendu au-dessus d’un maître-autel sur lequel une lampe était constamment allumée. Cette image était regardée par la famille de Berenger comme la divinité protectrice du château ; elle avait été apportée de la terre sainte par un des ancêtres de Raymond qui s’y était rendu en pèlerinage. C’était une peinture grecque du Bas-Empire, semblable à celles qui, dans les pays catholiques, sont souvent attribuées à l’évangéliste saint Luc. L’oratoire dans lequel cette peinture se trouvait placée, était regardé comme un lieu sanctifié : on allait même jusqu’à dire que des miracles y avaient été opérés. Et Éveline, par les guirlandes de fleurs dont elle ornait l’autel et les prières constantes qu’elle adressait à la Vierge, honorait d’un culte particulier Notre-Dame de Garde-Douloureuse, car c’était ainsi qu’on nommait le tableau.

Quittant sa suite, Éveline se dirigea seule et à la dérobée vers l’oratoire ; dans l’excès de sa douleur, elle se prosterna devant l’autel, supplia la Vierge divine et pure de protéger sa liberté et son honneur, et demanda vengeance du chef cruel et perfide qui avait arraché la vie à son père, et qui osait assiéger le seul asile qui lui restât. Non-seulement elle fit vœu de donner une immense étendue de terre à l’image de la divine protectrice dont elle implorait l’aide, mais elle fit le serment (quoique ses lèvres hésitassent et que quelque chose dans elle se révoltât contre ce vœu), que, quel que fut l’heureux chevalier qui s’employât pour la délivrance de Notre-Dame de Garde-Douloureuse, il obtiendrait en récompense, de la fille de Raymond, tout ce que celle-ci pourrait honorablement lui accorder, même le don de sa virginité au pied sacré des autels. Les assurances de plus d’un chevalier lui avaient appris à croire que telle faveur était le présent le plus insigne que le ciel pût accorder ; elle crut acquitter une dette de la reconnaissance en se plaçant entièrement à la disposition de la sainte dont elle avait imploré l’aide. Peut-être y avait-il dans ce dévouement quelque espérance terrestre dont elle-même ne pouvait se rendre compte, et qui la rassurait un peu sur le sacrifice immense qu’elle s’imposait si librement. En effet, un espoir flatteur s’insinuait dans le cœur de la jeune vierge ; elle pensait que la plus douce et la plus bienveillante des protectrices userait avec commisération du pouvoir qu’on lui conférait, et que le champion favori de la mère du Seigneur se trouverait être celui auquel la fille de Raymond eût le plus volontiers accordé cette faveur.

Mais si une telle espérance se glissait dans le cœur de notre héroïne (car l’intérêt personnel s’allie à nos actions les plus nobles et les plus pures), certainement elle l’ignorait. Sincère dans les serments que lui dictait sa foi, elle jetait sur l’image sacrée de son culte des regards dans lesquels les supplications les plus ferventes, la confiance la plus humble se mêlaient à des larmes involontaires : aussi sa beauté paraissait-elle peut-être plus touchante que le jour où, malgré son jeune âge, elle avait été choisie pour offrir le prix au chevalier victorieux dans le célèbre tournoi de Chester. On ne s’étonnera point alors si, dans un tel moment d’exaltation où, prosternée devant un être qui avait, selon sa croyance, le pouvoir de la protéger et de lui promettre sa protection par un signe visible, lady Éveline crut voir de ses propres yeux que l’image agréait ses vœux. Comme elle contemplait le tableau d’un œil attentif et l’imagination excitée par l’enthousiasme, la figure qu’avait formée le pinceau de l’artiste grec, parut changer d’expression ; les yeux semblèrent s’animer, et répondre par des regards de compassion aux prières suppliantes de la jeune fille ; un sourire doux et inexprimable sembla errer sur les lèvres de la mère du Seigneur, Éveline crut même remarquer un léger mouvement de tête.

Dominée par une frayeur respectueuse à la vue de ces signes dont sa foi ne lui permettait point de douter, la fille de Raymond croisa les bras sur sa poitrine, et se prosterna le front contre terre pour écouter ses ordres divins.

Mais sa vision ne devait point aller jusque-là ; aucun son, aucune voix ne se fit entendre, et lorsqu’après avoir porté furtivement ses regards autour de l’oratoire où elle se trouvait agenouillée, elle leva de nouveau les yeux vers l’image de Notre-Dame, la figure de la Vierge ne lui sembla point avoir des traits différents de ceux que le peintre lui avait donnés ; mais l’imagination exaltée d’Éveline leur trouva une expression auguste et gracieuse qu’elle n’avait pas remarquée jusqu’alors. Pénétrée d’un respect qui allait presque jusqu’à la crainte, elle se trouva consolée néanmoins ; et fière de la vision qu’elle avait eue, elle répéta les oraisons qu’elle jugea devoir flatter le plus l’oreille de sa bienfaitrice ; se relevant enfin, elle se retira dans la chapelle extérieure avec toutes les marques de respect que l’on témoigne en quittant la présence d’un souverain.

Une ou deux femmes étaient encore agenouillées devant les saints que les murs et les niches présentaient à leur vénération, mais les autres suppliants, en proie à une trop cruelle inquiétude pour prolonger leurs dévotions, s’étaient dispersés dans le château pour s’informer du sort de leurs parents, de leurs amis, et pour obtenir quelque subsistance, ou au moins quelque endroit où ils pussent reposer ainsi que leurs familles.

S’inclinant et murmurant une prière devant l’image de chaque saint, car un péril imminent nous rend plus religieux, lady Éveline avait presque atteint la porte de la chapelle, quand un homme d’armes (il en avait du moins l’apparence) entra précipitamment ; et, d’une voix plus élevée qu’il ne convenait à la sainteté du lieu, et qu’une circonstance urgente pouvait seule excuser, il appela lady Éveline. Dominée par les sentiments de vénération que la scène de l’oratoire avait produits, elle allait blâmer cette irrévérence militaire, quand l’homme élevant de nouveau la voix lui dit : « Ma fille, nous sommes trahis ! » Malgré son armure et sa cotte de mailles, l’homme d’armes n’était autre que le père Aldrovand, qui, tout à la fois inquiet et colère, ôta son casque et se fit reconnaître de lady Éveline.

« Mon père, dit-elle, que signifie tout ceci ? N’avez-vous donc plus en Dieu cette confiance que vous aviez coutume de me recommander ; quoi ! vous vous revêtez d’une armure que votre ordre vous défend de porter ?

— Peut-être que j’y serai bientôt obligé, dit le père Aldrovand ; j’étais soldat avant d’être moine. Mais aujourd’hui j’ai pris cette armure pour découvrir la trahison, non pour résister à la force. Ah ! ma chère fille, que notre position est cruelle ! des ennemis en dehors, des traîtres au dedans ! Cet indigne Flamand, Wilkin Flammock, traite en ce moment pour livrer le château !

— Qui ose parler ainsi ? » dit une femme voilée, qu’Éveline et le moine n’avaient point aperçue jusqu’alors, et qui, à genoux dans un coin retiré de la chapelle, se hâta de se relever, et vint hardiment se mettre entre les deux interlocuteurs.

« Sors d’ici, insolente favorite, » dit le moine surpris de cette téméraire interruption ; « cela ne te regarde pas.

— Cela me regarde, vous dis-je, » répondit l’inconnue ; et rejetant son voile en arrière, elle offrit aux regards d’Éveline et du moine les traits jeunes et brillants de Rose, fille de Wilkin Flammock. Ses yeux étincelants et ses joues rouges de colère contrastaient d’une manière étonnante avec son beau teint et ses traits presque enfantins, sa figure et sa taille étant celles d’une jeune fille à peine hors de l’enfance, et ses manières ordinairement aussi douces et aussi timides qu’elles étaient alors audacieuses et emportées. « Ce que vous dites ne me regarde pas ! répéta-t-elle, lorsque je vous entends accuser de trahison mon respectable père. Lorsque la source est troublée, le ruisseau n’a-t-il rien à redouter ? cela me regarde, et je connaîtrai l’auteur de cette calomnie.

— Rose, dit Éveline, réprime les transports d’une inutile colère ; le vénérable moine, sans avoir eu le dessein de calomnier ton père, a pu être trompé par un faux rapport.

— Aussi vrai que je suis un prêtre indigne, dit le père, je parle d’après mes propres oreilles. Sur le serment de mon ordre, j’ai moi-même entendu ce Wilkin Flammock traiter avec le Gallois pour la reddition de Garde-Douloureuse. À l’aide de ce haubert et de ce casque, j’ai pu assister à une conférence où il pensait ne trouver aucune oreille anglaise. Ils parlaient flamand, et depuis long-temps je connais ce jargon.

— Le flamand, » répondit avec amertume la jeune fille, que la colère violente qui la dominait portait à répondre d’abord à la dernière injure, « le flamand n’est pas un jargon comme votre vilain anglais, moitié normand, moitié saxon : le flamand est une langue gothique, noble et majestueuse ; elle était parlée jadis par les vaillants guerriers qui combattaient contre les Romains, pendant que les Bretons subissaient honteusement le joug de ces fiers conquérants. Quant à ce qu’on a dit touchant Wilkin Flammock, » continua-t-elle, donnant plus d’ordre à ses idées à mesure qu’elle parlait, n’en croyez rien, ma chère maîtresse ; et si vous êtes fière de l’honneur de votre noble père, fiez-vous à l’honnêteté du mien comme aux saints Évangiles. » Elle prononça ces paroles d’un ton de voix qui semblait implorer la pitié, en poussant des sanglots comme si son cœur eût été sur le point de se briser.

Éveline s’efforça de consoler sa compagne. « Rose, dit-elle, dans ces temps désastreux, l’homme le plus honnête est souvent en butte aux soupçons, et un malentendu peut s’élever entre les meilleurs amis. Écoutons ce que le vénérable moine peut avoir à reprocher à votre père. Ne craignez pas que je refuse d’entendre l’accusé. Je vous croyais plus douce et plus raisonnable.

— Je ne suis ni douce ni raisonnable sur un tel sujet, » dit Rose avec une indignation toujours croissante. « Comment, lady Éveline, pouvez-vous écouter les mensonges de ce révérend masque, qui n’est ni vrai prêtre ni vrai soldat ? Mais je cours chercher quelqu’un qui pourra lui répondre en face, qu’il porte casque ou capuchon. »

À ces mots elle sortit de la chapelle. Profitant de cette absence, le moine, après quelques phrases pédantesques, informa lady Éveline de l’entretien qui avait eu lieu entre Jorworth et Wilkin, et lui proposa de rassembler le peu d’Anglais qui se trouvaient dans le château, de s’emparer de la tour carrée, qui, comme les forteresses gothiques construites du temps de l’occupation de l’Angleterre par les Normands, était placée de manière à pouvoir opposer une vigoureuse défense, même en supposant que les ouvrages extérieurs du château, sur lesquels elle dominait, fussent au pouvoir de l’ennemi.

« Mon père, » dit Éveline pleine de confiance dans la vision qu’elle avait eue, « ce conseil serait bon à suivre si nous en étions réduits à l’extrémité ; mais, à cette heure, ce serait produire le mal que nous redoutons, en faisant naître la crainte et la discorde parmi la garnison. Bon père, j’ai une confiance entière et illimitée dans Notre-Dame de Garde-Douloureuse, et j’ai tout lieu de croire qu’elle nous vengera de nos cruels ennemis et nous procurera des moyens de salut. Je vous prends même à témoin du vœu que j’ai fait de ne rien refuser à celui qu’il plaira à Notre-Dame d’employer pour opérer notre délivrance, dussé-je lui accorder l’héritage de mon père et la main de sa fille.

Ave Maria ! Ave regina cœli ! dit le prêtre ; vous ne pouviez fonder votre espérance sur un roc plus solide ; mais, ma fille, » continua-t-il après avoir fait une telle exclamation, « n’avez-vous jamais été informée, directement ou indirectement, qu’il existait un traité pour votre main, entre votre très-honoré père, qui nous a été si cruellement enlevé (que Dieu veuille absoudre son âme !) et l’illustre maison de Lacy ? »

— J’en ai entendu parler vaguement, » dit Éveline rougissant et baissant les yeux ; « mais je me mets à la disposition de Notre-Dame de secours et de consolation. »

Comme elle finissait de parler, Rose entra dans la chapelle avec le même empressement qu’elle avait mis à la quitter, conduisant par la main son père, dont l’allure nonchalante, quoique ferme, l’air indifférent et la marche pesante formaient le contraste le plus frappant avec les mouvements vifs et inquiets de sa fille. Les efforts que faisait celle-ci pour attirer son père dans la chapelle auraient pu rappeler au spectateur quelques-uns de ces anciens monuments sur lesquels un petit chérubin, faible et chétif, était représenté entraînant vers l’empyrée un cadavre informe et lourd, dont le poids, peu proportionné avec la force du guide ailé, rend inutiles ses efforts bienveillants.

« Roschen, mon enfant, quels sont vos chagrins ? » dit le Flamand en cédant aux efforts de sa fille avec un sourire qui, sur ses lèvres de père, avait plus d’expression et de sensibilité que celui qui semblait animer ses traits presqu’à tous les instants du jour. « Voici mon père, dit l’impatiente jeune fille. Accusez-le de trahison maintenant ; qui le peut, qui l’ose ? Voici Wilkin Flammock, fils de Dieterick le Cramer d’Anvers. Que ceux qui le calomnient absent, l’accusent maintenant !

— Parlez, père Aldrovand, dit lady Éveline. Je suis bien jeune, et les devoirs que je dois remplir, hélas ! à compter de ce jour, m’ont été dévolus dans une heure bien funeste ; cependant, avec l’aide de Dieu et de Notre-Dame, nous écouterons et jugerons votre accusation conformément aux lois de la justice.

— Ce Wilkin Flammock, dit le moine, quelque téméraire et scélérat qu’il soit, n’osera pas nier sans doute que je l’ai entendu de mes propres oreilles traiter de la reddition du château.

— Frappez-le, mon père, dit la jeune fille indignée ; frappez ce masque déguisé. On peut frapper le haubert en acier, si l’on ne peut toucher le froc du moine. Frappez-le, ou dites-lui qu’il a menti, honteusement menti.

— Silence, Roschen, tu es folle, dit le père courroucé ; si l’accusation du moine est dépourvue de tout sens commun, elle est au moins véritable, et je voudrais que ses oreilles eussent été bien loin quand il est venu écouter ce qui ne le regardait pas. »

Rose faillit s’évanouir en entendant son père avouer les perfides communications dont elle le croyait incapable ; elle laissa tomber la main avec laquelle elle l’avait entraîné dans la chapelle, et regarda lady Éveline avec des yeux qui semblaient sortir de leurs orbites, et un visage dont le sang, qui l’avait si vivement animé peu auparavant, s’était retiré pour se porter au cœur.

Éveline jeta sur le coupable des regards où se peignaient la douceur, la dignité et le chagrin. « Wilkin, dit-elle, je te croyais incapable d’une telle action. Quoi ! le jour même de la mort de ton bienfaiteur, tu peux traiter avec ses meurtriers pour livrer le château et trahir tes serments. Mais je ne t’accablerai point de reproches ; seulement je te retire la confiance que mon père avait accordée à un si indigne serviteur, et tu seras gardé dans la tour de l’est jusqu’à ce que le ciel nous envoie du secours. Peut-être la conduite méritoire de ta fille expiera ta lâche trahison, et te sauvera de la punition réservée à de tels forfaits ! Que mes ordres soient exécutés à l’instant.

— Oui, oui, oui ! » s’écria Rose, faisant succéder un mot à un autre avec autant de véhémence qu’elle pouvait articuler ; « qu’on nous mène au donjon le plus obscur, car l’obscurité nous convient mieux que la lumière. »

Le moine, de son côté, voyant que Flammock ne faisait aucun mouvement pour obéir au mandat d’arrêt, s’avança d’un air plus conforme à son ancienne profession et à l’armure qu’il portait qu’à son caractère spirituel, et prononça ces mots : « Wilkin Flammock, je te fais prisonnier pour trahison envers ta souveraine. » Il allait le saisir si le Flamand ne se fût reculé de quelques pas et ne lui eût fait un geste menaçant et déterminé. « Vous êtes atteints de folie, vous autres Anglais ; vous devenez fous dans la pleine lune, et ma sotte de fille est attaquée de votre maladie. Lady Éveline, votre honoré père m’a confié un poste important ; j’exécuterai ses ordres dans l’intérêt de tous ; et vous ne pouvez, étant mineure, me dépouiller de l’emploi que j’exerce. Quant à vous, père Aldrovand, apprenez qu’un moine ne peut arrêter légalement. Roschen, ma fille, taisez-vous, séchez vos pleurs ; vous êtes folle, vous dis-je.

— Oui, certes, je le suis, s’écria Rose, séchant ses larmes et se livrant de nouveau à toute l’élasticité de son caractère. » Oui, je le suis, et pis que cela, puisque j’ai douté un instant de la probité de mon père. Mettez votre confiance en lui, ma chère maîtresse, il est sage, quoique grave, et bon, quoique simple dans ses discours. S’il eût été perfide et traître, il eût été le premier puni ; car je me serais précipitée du haut de la grande tour dans les fossés du château, et il eût perdu sa fille chérie pour avoir trahi sa maîtresse.

— Tout cela est frénésie, dit le moine. Comment se fier aux traîtres lorsqu’ils avouent leurs crimes ? Normands, Anglais, accourez au secours de votre suzeraine ; vos arcs, vos lances !

— Bon père, dit le Flamand, ménagez votre voix pour votre prochaine homélie ; ou appelez en bon flamand, puisque vous le connaissez, car ceux qui sont à la portée de votre voix ne répondront pas à un autre langage. »

Il s’approcha alors de lady Éveline d’un air de bienveillance réelle ou affectée, voisine de la courtoisie autant que ses manières et ses traits étaient susceptibles d’en montrer. Il lui souhaita le bonsoir, et, après lui avoir assuré qu’il agirait pour le mieux, il sortit de la chapelle. Le moine allait encore l’accabler de reproches et d’injures ; mais Éveline, avec plus de prudence, réprima son zèle.

« Tout me porte à croire, dit-elle, que cet homme a de bonnes intentions.

— Que les bénédictions du ciel vous accompagnent, ma chère maîtresse, pour ces paroles, » dit Rose, l’interrompant vivement et lui baisant la main.

« Mais, continua Éveline, si, par malheur, des soupçons viennent à planer de nouveau sur lui, ce n’est point à des reproches que nous aurons recours. Bon père, veillez à tous les préparatifs, et faites en sorte qu’aucun des moyens que nous possédons ne soit omis pour mettre le château en état de défense.

— Ne craignez rien, ma chère fille, dit Aldrovand ; il se trouve encore des cœurs anglais parmi nous ; nous tuerons et nous mangerons les Flamands eux-mêmes plutôt que de rendre le château.

— Ce serait une nourriture aussi difficile à digérer que de la chair d’ours, mon père, » répondit Rose avec aigreur, courroucée de ce que le moine osait prodiguer à ses compatriotes les soupçons et l’outrage.

Sur ces entrefaites on se sépara ; Éveline et sa suivante pour aller secrètement s’abandonner à leurs chagrins et à leurs craintes, ou les alléger par de ferventes prières ; le moine, pour essayer de découvrir quels étaient les véritables desseins de Wilkin Flammock, et les contrarier autant que possible, s’ils semblaient annoncer perfidie et trahison. Mais quoique de violents soupçons lui tinssent les yeux continuellement ouverts, il ne vit rien qui pût augmenter ses craintes, si ce n’est que le Flamand avait déployé une habileté militaire peu commune, en plaçant les postes principaux du château sous la garde de ses compatriotes, circonstance qui devait rendre difficile et dangereuse toute tentative faite pour le déposséder de l’autorité militaire dont il était revêtu. Le moine enfin se retira pour se rendre à la prière du soir, où l’appelaient les devoirs de son ministère, mais avec la ferme résolution de se transporter le lendemain à la pointe du jour sur les remparts.






CHAPITRE VII.

l’entrevue et la rupture.


Le soleil du matin, jetant ses rayons pâles et tristes sur les remparts du château assiégé, sur les bastions, les tours et les créneaux, semblait présager leur chute.
Vieille ballade.


Ferme dans sa résolution, et récitant son chapelet tout en marchant, afin de ne pas perdre des moments précieux, le père Aldrovand commença sa ronde dans le château dès que le soleil eut doré l’horizon. Un instinct naturel le conduisit d’abord aux étables qui, si la forteresse eût été convenablement approvisionnée, devaient être remplies de bétail. Quel fut son étonnement de voir plus de vingt génisses et taureaux dans un endroit qui la veille était tout à fait vide. Déjà on avait donné la mort à un de ces animaux, et un ou deux Flamands, remplissant alors les fonctions de bouchers, étaient occupés à le dépecer pour que le cuisinier pût en tirer parti. Le bon père était sur le point de crier au miracle ; mais il sut se modérer, et les transports qui l’agitaient se bornèrent à une secrète exclamation intérieure en l’honneur de Notre-Dame de Garde-Douloureuse.

« Qui ose dire que nous manquons de vivres ? Qui, maintenant, ose parler de se rendre ? s’écria-t-il. Ces provisions nous suffisent pour nous soutenir jusqu’à l’arrivée de Hugo de Lacy, vînt-il à notre secours des rivages de l’île de Chypre. Je me proposais de jeûner ce matin, tant pour épargner les vivres que par un motif de religion, mais les bienfaits des saints ne doivent pas être dédaignés. Sire cuisinier, préparez-moi sur-le-champ un morceau de bœuf grillé, dites au panetier de m’envoyer un pain tendre, et au sommelier de me tirer un verre de vin. Je déjeunerai à la hâte en parcourant les murs de l’est. »

Ce fut à cet endroit, qui était le point le plus faible de Garde-Douloureuse, que le bon père trouva Flammock, prenant toutes les mesures nécessaires pour mettre ce côté en état de défense. Il le salua d’un air affable, et le félicita sur l’immense quantité de provisions dont le château avait été pourvu pendant la nuit, lui demandant comment il avait pu être assez heureux pour introduire dans la place, malgré les assiégeants, un si grand nombre de bestiaux. Wilkin saisit la première occasion pour l’interrompre.

« Nous parlerons de cela une autre fois, mon père ; avant tout, je désire en ce moment vous consulter sur un point qui trouble ma conscience, et qui concerne mes affaires temporelles.

— Parlez, mon cher fils, » dit le père, pensant qu’il parviendrait ainsi à connaître les véritables intentions de Wilkin. « Oui, une conscience expansive est un trésor, et celui qui ne l’écoute pas lorsqu’elle dit : « Communique tes doutes à un prêtre, » verra un jour ses cris de douleurs étouffés par le soufre et le feu. Ta conscience fut toujours expansive, mon cher fils, quoique tu aies un abord dur et grossier.

— Eh bien, dit Wilkin, sachez donc, bon père, qu’après avoir eu quelques pourparlers avec mon voisin, Jean Vanwelt, au sujet de ma fille Rose, je me suis engagé, moyennant quelques florin, qu’il m’a remis, à la lui donner pour femme.

— Mon cher fils, » dit le moine désappointé, « à quoi pensez-vous donc ? Cette affaire peut se différer. Comment songez-vous à marier ou à donner en mariage, quand nous sommes tous à la veille d’être massacrés.

— Mais veuillez m’écouter, bon père, dit le Flamand ; car ce point de conscience a plus de rapport avec le siège que vous ne croyez. Sachez donc que je voudrais aujourd’hui me dispenser de donner Rose à ce Jean Vanwelt, qui est vieux et podagre ; et je désire savoir de vous si je puis, en conscience, la lui refuser.

— Sans doute, dit Aldrovand ; Rose est une jolie fille, quoique un peu colère ; et je pense que vous pouvez, sans blesser la probité, retirer votre consentement, en rendant toutefois les florins que vous avez reçus.

— Voilà la difficulté, bon père, dit le Flamand ; en rendant cet argent, je me trouve réduit à la misère. Les Gallois ont détruit mes biens, et avec l’argent que m’a remis Vanwelt, je pourrais, grâce à Dieu, me lancer de nouveau dans le monde.

— Mais, mon fils, dit Aldrovand, il faut ou tenir ta parole, ou rendre les florins, car tu sais ce que dit la Sainte Écriture : Quis habitabit in tabernaculo, quis requiescet in monte sancto ? Qui montera au tabernacle, qui parviendra au sommet de la montagne sainte ? Et voici la réponse, Qui jurat proximo et non decipit. Allons, mon fils, ne viole point ta foi pour un vil et misérable lucre. Un estomac vide affamé, et une bonne conscience, sont préférables au parjure et à l’iniquité. Voyez ce qu’a fait feu notre noble lord (dont Dieu veuille avoir l’âme) : il a mieux aimé mourir en vrai chevalier, dans un combat inégal, que de vivre parjure, quoique sa téméraire promesse au prince gallois eût été faite le verre en main.

— Hélas ! dit alors Flammock, voilà précisément ce que je craignais. Il faut alors livrer la forteresse ou rendre au Gallois Jorworth les bestiaux dont j’avais approvisionné le château, pour nous mettre en état de le défendre.

— Comment ! comment ! que veux-tu dire ? » s’écria le moine étonné. « Je te parle de Rose Flammock et de Jean Van-Diable, son nom m’est échappé, et tu me réponds en parlant de vaches, de châteaux, que sais-je !

— Saint-père, excusez-moi, je vous parlais en paraboles. Ce château est la fille dont j’avais promis la main ; le Gallois est Jean Vanwelt, et les florins sont les bestiaux envoyés dans ces murs pour me payer d’avance le prix convenu entre nous.

— Des paraboles ! » dit le moine irrité du tour qu’on venait de lui jouer. « Est-ce qu’un rustre comme toi doit parler par paraboles ? Mais je te pardonne, je te pardonne.

— Il me faut donc rendre au Gallois ou ses bestiaux ou le château ? dit l’imperturbable Flamand.

— Rends plutôt ton âme à Satan ! répondit le moine.

— Je crains d’être en effet dans cette cruelle alternative, dit le Flamand, car l’exemple de votre honorable maître…

— L’exemple d’un honorable fou ; » puis, se reprenant : « Que Notre-Dame ait pitié de moi ! ce rustre de Belge me fait oublier ce que je veux dire.

— Mais, le texte saint que Votre Révérence vient de me citer ? continua le Flamand.

— Comment, dit le moine, qu’y a-t-il de commun entre le texte et toi ? Ne sais-tu pas que la lettre de l’Écriture tue et que l’esprit vivifie ? Ne ressembles-tu pas à un homme qui, se rendant chez un médecin, lui cache la moitié des symptômes de sa maladie ? Je te dis, mon pauvre Flammock, que le texte ne parle que des promesses faites aux chrétiens, et il y a dans la rubrique une exception spéciale pour celles qu’on a faites aux Gallois. » À ce commentaire, le Flamand se mit à rire et ouvrit la bouche d’une telle manière qu’il laissa voir les dents blanches et larges qui l’ornaient. Le père Aldrovand lui-même en fit autant par sympathie, et continuant : « Allons, allons, je vois ce que c’est. Tu as cherché à le venger des doutes que j’avais sur ta sincérité, et j’avouerai que tu as mis de l’esprit dans cet innocent artifice. Mais pourquoi ne m’as-tu pas fait part de tes secrets ? car tu m’as inspiré de violents soupçons.

— Quoi ! dit le Flamand, devais-je songera faire participer Votre Révérence à un petit acte de fourberie ? Je connais trop bien les convenances pour en agir ainsi. Mais, écoutez, j’entends le cor de Jorworth.

— Il sonne comme un porcher de village, » dit Aldrovand avec dédain.

« Ainsi donc Votre Révérence n’exige pas que je lui rende les bestiaux ? dit Flammock.

— Pas précisément ; mais, écoute : fais-lui jeter de dessus les murailles un tonneau d’eau tellement bouillante que les crins de sa peau de chèvre en puissent tomber. Pour t’assurer de la température de cette eau, plonges-y ton index. Telle est ta pénitence pour le tour que tu m’as joué. »

Wilkin lui répondit par un geste d’intelligence, et ils s’avancèrent vers la porte extérieure où Jorworth s’était rendu seul. Se plaçant au guichet, qu’il eut soin de tenir fermé, et lui parlant par une petite ouverture pratiquée à cet effet, Wilkin Flammock lui demanda ce qu’il voulait.

« Recevoir de ta main les clefs de ce château, ainsi que tu l’as promis, dit Jorworth.

— Comment ! et tu viens seul pour une telle commission, répondit Wilkin.

— Non pas, j’ai quarante hommes cachés derrière les buissons.

— Eh bien, ce que tu as de mieux à faire, c’est de les emmener promptement avant que nos archers ne fassent pleuvoir une grêle de traits sur leurs têtes.

— Comment, scélérat, ne veux-tu pas tenir ta promesse ?

— Je ne t’en ai donné aucune, dit le Flamand. Je t’avais promis seulement de penser à tes propositions. Je l’ai fait, je les ai même communiquées à mon père spirituel, qui me défend expressément d’y adhérer.

— Et veux-tu, dit Jorworth, garder les bestiaux que j’ai eu la sottise d’envoyer au château sur la foi de tes serments ?

— Je l’excommunierais et le livrerais à Satan, » dit le moine, ne pouvant attendre la réponse tardive et flegmatique du Flamand, « s’il rendait cornes, cuir ou poil de ces bestiaux à des Philistins incirconcis comme ton maître et toi.

— Bien, bien, prêtre tondu, » répondit Jorworth en courroux ; « mais, crois-moi, ne compte pas sur ton froc pour ta rançon. Dès que Gwenwyn aura pris ce château, qui ne servira pas longtemps d’asile à deux traîtres comme vous, je vous ferai coudre l’un et l’autre dans la carcasse d’une de ces vaches pour lesquelles ton pénitent s’est parjuré, et je vous mettrai dans un endroit où le loup et l’aigle seront vos seuls compagnons.

— Tu feras ce que tu voudras à cet égard, dès que tu en auras le pouvoir, dit l’impassible Flamand.

— Misérable Gallois, nous te défions en face, » répondit aussitôt le moine plus irascible. « J’espère bien que je verrai les chiens te ronger les membres avant le jour dont tu parles avec tant d’assurance. »

Pour répondre à ce défi, Jorworth tira sa javeline, et l’agitant en l’air jusqu’à ce qu’elle acquît un certain mouvement de vibration, il la lança avec autant de dextérité que de force dans l’ouverture du guichet. Elle passa en sifflant au milieu du but ; et vola (sans les blesser toutefois) entre la tête du moine et celle du Flamand. Le premier tressaillit en se rejetant en arrière, tandis que l’autre, regardant la javeline qui, tremblante encore, s’était enfoncée dans la porte de la chambre des gardes, prononça seulement ces paroles : « Bien visé et fort heureusement manqué. »

Jorworth eut à peine lancé son dard qu’il se hâta de se rendre vers l’embuscade qu’il avait préparée, et descendant la colline, il donna à ceux de sa troupe le signal et l’exemple d’une retraite rapide. Le père Aldrovand eût désiré qu’une nuée de flèches leur fût lancée ; mais le Flamand fit remarquer que les munitions étaient trop précieuses pour en user ainsi contre les fuyards. Peut-être il se rappela qu’ils n’avaient couru le danger d’une telle salutation que d’après ce qu’il leur avait promis.

Le bruit de la prompte retraite de Jorworth et de ses compagnons ayant peu à peu cessé, un silence de mort régna dans le château, et ce silence était bien en harmonie avec la fraîcheur et le calme que l’on remarque d’ordinaire à cette heure de la matinée.

« Cela ne durera pas long-temps, » dit Wilkin au moine d’un ton de voix triste qui trouva un écho dans le cœur du bon père. »

— « Non certes, répondit Aldrovand, cela ne peut être ; il faut nous attendre à une rude attaque, que je redouterais fort peu si leur nombre n’était considérable et notre garnison réduite à peu de soldats. L’étendue de nos murs est immense, et l’opiniâtreté de ces barbares est presque égale à leur furie ; mais nous ferons notre devoir. Je vais me rendre près de lady Éveline ; il faut qu’elle se montre sur les remparts. Sa beauté est plus remarquable qu’il ne convient à un homme de mon ordre de le dire, et elle possède un peu du courage de son auguste père. Les regards et les paroles d’une telle femme doubleront la force des soldats à l’heure du danger.

— Cela peut être, dit Flammock. Quant à moi, j’irai voir si le déjeuner solide que j’ai fait préparer peut être servi ; il donnera, certes, à mes Flamands plus de force que la vue de dix mille vierges, fussent-elles toutes rangées en ordre de bataille ! Puissent-elles cependant nous aider de leurs prières ! »






CHAPITRE VIII.

l’attaque.


Ce fut au milieu d’un siège terrible que vous levâtes la bannière de votre légitime suzerain, à la voix de votre chef… Et ce chef était une femme qui, l’honneur et l’orgueil de son sexe, inspirait le feu de son courage au dernier des vassaux chargés de défendre les remparts attaqués.
William Stewart Rose.


L’astre du jour éclairait à peine les campagnes, qu’Éveline Berenger, se conformant aux avis de son confesseur, se mit à visiter les murs et les créneaux du château assiégé, pour soutenir par des paroles bienveillantes le courage des braves et ranimer par l’espérance celui des timides. Éveline portait un riche collier et des bracelets, ornements qui indiquaient l’élévation de son rang et de sa naissance. Selon la mode de l’époque, sa tunique était fixée autour de sa taille par une ceinture brodée en pierres précieuses et attachée par une grande boucle d’or. À l’un des côtés de cette ceinture était suspendue une espèce de bourse d’un travail riche fait à l’aiguille ; de l’autre, un petit poignard, ouvrage admirable et exquis. Un manteau de couleur sombre, et choisi comme étant l’emblème de ses malheurs, avait été négligemment jeté autour d’elle, et le capuchon en était placé de manière à ombrager et non à cacher les traits charmants de son visage. Ses regards avaient perdu leur expression exaltée et fière, qu’avait inspirée une vision supposée ; mais ils étaient encore animés d’un certain caractère doux et mélancolique, et cependant déterminé. En s’adressant aux soldats, elle sut tout à la fois prier et commander, leur disant tantôt qu’elle se plaçait sous leur protection, tantôt leur demandant le juste tribut d’obéissance qu’ils lui devaient à titre de vassaux.

Selon l’art militaire, la garnison avait été divisée en groupes, placés sur les points les plus exposés à l’attaque, ou sur ceux d’où l’ennemi pouvait être le plus facilement troublé : et c’était cette inévitable division en petits corps qui montrait le désavantage qu’offrait l’étendue des murailles comparée au nombre des soldats qui les défendaient ; et quoique Wilkin Flammock se fût efforcé de cacher à l’ennemi la faiblesse de la garnison, il ne pouvait la déguiser aux assiégés, qui jetaient tristement les yeux sur toute la longueur des remparts, occupés seulement par quelques sentinelles, et regardaient ensuite le champ de bataille, couvert des cadavres de ceux qui eussent dû être leurs compagnons à cette heure de péril.

La présence d’Éveline releva le courage de la garnison. Parcourant ces remparts vieux et grisâtres, elle s’avança de poste en poste, de tour en tour, telle qu’un rayon de lumière qui, se répandant sur un sombre paysage, en éclaire successivement les points divers, les embellit et les anime. Les chagrins et la crainte rendent souvent éloquents les malheureux. Elle adressa aux soldats des diverses nations qui composaient la petite garnison un langage qui convenait à chacun d’eux. Aux Anglais, elle parla comme des enfants du sol ; aux Flamands, comme à des hommes naturalisés par le droit de l’hospitalité ; aux Normands, comme aux descendants de cette race victorieuse qui était devenue maîtresse et souveraine de toutes les terres où elle avait porté les armes. Elle faisait usage, en leur parlant, du langage de la chevalerie ; car le dernier des Normands conformait ou affectait de conformer ses actions à ses lois. Elle rappelait aux Anglais la bonne foi et la droiture qui les caractérisaient ; aux Flamands, la destruction de leurs propriétés, fruits de leur honnête industrie. Elle les engageait tous à venger la mort de leur chef et de leurs compagnons ; elle leur recommandait de mettre leur confiance en Dieu et en Notre-Dame de Garde-Douloureuse ; enfin elle crut devoir les assurer qu’une armée forte et victorieuse était déjà en marche pour venir à leur secours.

« Les braves champions de la croix, disait-elle, songeront-ils à abandonner leur terre natale lorsque les pleurs des femmes et des orphelins viennent retentir à leurs oreilles ? Ce serait convertir leurs pieux desseins en un péché mortel, et déroger à la haute réputation qu’ils ont gagnée à si juste titre. Oui, combattez avec ardeur, et peut-être avant que ce même soleil qui s’élève lentement sur l’horizon ne disparaisse au sein des mers, vous le verrez briller sur les armes des soldats de Shrewsbury et de Chester. Les Gallois restent-ils à leurs postes quand ils entendent le son de leurs trompettes et qu’ils voient leurs bannières ondoyantes se déployer dans les airs ? Combattez bravement, combattez avec ardeur pendant quelques instants ; notre château et fort, nos provisions sont abondantes ; votre courage est à l’épreuve, vos armes sont puissantes, le Tout-Puissant est avec nous, et nos amis ne sont pas éloignés. Combattez donc au nom de ce qui est saint et sacré ; combattez pour vous-mêmes, pour vos femmes, pour vos enfants, pour vos propriétés, et aussi pour une jeune orpheline qui n’a d’autres défenseurs que ses chagrins, ses malheurs et le souvenir des vertus de son père. »

Un tel discours fit une forte impression sur l’esprit des soldats, hommes depuis long-temps endurcis contre le danger par l’habitude et le courage. Les Normands, toujours imbus de leurs idées chevaleresques, jurèrent sur la croix de leurs épées de mourir jusqu’au dernier plutôt que de quitter leurs postes ; les impétueux Anglo-Saxons s’écriaient de leur côté : « Honte à celui qui livrerait au loup gallois la fille de Raymond tant qu’il pourrait lui faire un rempart de son corps ! » Les impassibles Flamands eux-mêmes reçurent une étincelle de l’enthousiasme dont les autres étaient animés ; ils donnèrent à voix basse des louanges à la beauté de la jeune vierge, et se firent part mutuellement et en peu de mots de leur résolution ferme et inébranlable de la défendre jusqu’à la mort.

Rose Flammock, qui accompagnait sa maîtresse dans sa ronde autour du château avec une ou deux autres femmes, semblait avoir repris son caractère naturellement timide ; elle n’avait plus cette humeur altière et emportée qu’avaient excitée chez elle, le soir auparavant, les soupçons injurieux d’Aldrovand sur son père. Elle marchait respectueusement à quelques pas d’Éveline, et écoutait de temps en temps ce qu’elle disait, avec la crainte et l’admiration d’un enfant prêtant l’oreille aux leçons de son maître : seulement ses yeux humides témoignaient combien elle sentait et comprenait l’étendue du danger et la force des exhortations de sa maîtresse. Cependant il y eut un moment où l’œil de la jeune fille devint plus brillant, sa démarche plus assurée, et ses regards plus fiers : ce fut quand elle s’approcha de l’endroit où son père, après s’être acquitté de ses devoirs de commandant de la garnison, s’occupait de la direction des machines de guerre, et déployait dans ce nouvel emploi autant d’adresse que de force. Il était alors occupé à fixer un immense mangonneau (machine usitée dans la défense des forts, et à l’aide de laquelle on lançait des pierres) ; sur un point dominant une poterne découverte, placée à l’est et conduisant du château dans la plaine, point que, probablement, les Gallois attaqueraient vigoureusement. Pour se livrer à ce travail, Flammock avait quitté la plus grande partie de son armure, et l’ayant placée près de lui, l’avait couverte de sa casaque pour la garantir de la rosée du matin. Vêtu d’un simple pourpoint de cuir, les bras nus jusqu’à l’épaule, un énorme marteau à la main, il donnait l’exemple aux hommes qui travaillaient sous sa direction.

Les personnes d’un caractère lent et ferme sont ordinairement celles qui observent avec le plus de soin les minutieuses convenances de la société, et qui éprouvent, par conséquent, le plus de honte lorsqu’elles s’en écartent. Wilkin Flammock était resté indifférent, même insensible à l’imputation de trahison ; mais il rougit, devint confus, et jetant sa casaque sur ses épaules, il s’efforça de cacher le négligé dans lequel lady Éveline l’avait surpris. Il n’en fut point ainsi de sa fille ; fière du zèle que montrait son père, elle porta sur sa maîtresse des regards triomphants qui semblaient dire : « Voilà donc ce fidèle serviteur qu’on soupçonnait de trahison ! »

Éveline s’adressait intérieurement un semblable reproche, et pour le dédommager des doutes qu’elle avait conçus sur sa fidélité, elle lui présenta une bague d’un grand prix : « Acceptez ce don, dit-elle, comme une faible compensation d’une injure momentanée, et causée par un malentendu.

— Cette bague m’est inutile, milady, » répondit Flammock avec sa franchise ordinaire, « à moins que vous ne m’accordiez la faculté de la donner à Rose ; car je crois qu’elle a ressenti un vif chagrin d’une chose qui m’inquiétait fort peu ; et pourquoi me serais-je…

— Disposez de ce bijou comme il vous plaira, dit Éveline ; le diamant est à l’épreuve de tout, comme la fidélité qui vous caractérise. »

Éveline se tut, et regardant la plaine immense qui s’étendait entre la rivière et le château, elle fit observer combien ces campagnes étaient silencieuses et tranquilles, après avoir été le théâtre d’un horrible carnage.

« Cela ne durera pas long-temps ainsi, répondit Flammock ; bientôt nous entendrons assez de tumulte, et cela plus près de nos oreilles qu’hier.

— De quel côté est donc l’ennemi ? dit Éveline ; il me semble que je n’aperçois ni tentes ni pavillons.

— Ils n’en font point usage, milady, reprit Wilkin. Le ciel leur a refusé la science nécessaire pour tisser de la toile. Ils sont couchés là-bas sur les bords de la rivière, n’ayant d’autres habits que leurs manteaux blancs. Penserait-on qu’une bande de voleurs et d’assassins eût tant de ressemblance avec un des plus beaux objets de la nature, un champ immense couvert de toiles placées pour y blanchir ? Écoutez, écoutez ; les guêpes commencent à bourdonner, et bientôt leurs piqûres se feront sentir ! »

En effet un murmure lent et confus se fit entendre au milieu de l’armée galloise ; il ressemblait à celui

D’abeilles en alarme et s’armant dans leurs ruches.

Saisie de terreur à ce bruit sourd et menaçant, qui augmentait d’une manière progressive, Rose, avec toute l’irritabilité de son caractère vif et emporté, s’attacha au bras de son père, et lui dit d’une voix tremblante : « Ce bruit ressemble au mugissement de la mer, la nuit avant la grande inondation.

— Et la tempête sera trop terrible pour des femmes, dit Flammock. Veuillez retourner à votre appartement, milady ; et toi, Roschen, quitte aussi les remparts ; que Dieu te bénisse ! Votre présence en ces lieux serait loin de nous servir. »

Persuadée qu’elle avait fait tout ce qu’on pouvait attendre d’elle, et craignant d’ailleurs que sa frayeur ne se communiquât aux autres, Éveline suivit cet avis, et se retira dans son appartement. Elle marchait lentement, et se retournait souvent pour jeter les yeux sur les Gallois dont les bataillons s’avançaient comme les flots de la mer quand la marée s’élève.

Le prince de Powys avait adopté un plan d’attaque conforme à l’esprit belliqueux de ses soldats, et bien calculé pour jeter l’alarme sur tous les points du château.

Les trois côtés défendus par le lit de la rivière furent tenus en échec par un corps nombreux de Bretons qui devaient se borner à décharger leurs flèches, à moins qu’ils ne remarquassent une occasion favorable d’attaquer. La plus grande partie des forces de Gwenwyn, divisées en trois colonnes, s’avançaient dans la plaine vers la partie occidentale du château, menaçant d’un assaut désespéré les murs qui, dans cette direction, n’étaient pas défendus par la rivière : le premier de ces formidables corps ne comprenait que des archers, qui s’avancèrent en face de la place assiégée, profitant des buissons et des inégalités de terrain qui pouvaient les mettre à couvert. Ils commencèrent alors à bander leurs arcs et à lancer leurs innombrables flèches sur les remparts et les meurtrières : ils éprouvèrent cependant beaucoup plus de dommage qu’ils n’en causèrent aux soldats de la garnison, qui, moins exposés, frappaient des coups plus sûrs. Cependant les deux autres corps de Gallois, défendus en quelque sorte par la grêle non interrompue de flèches que leurs compatriotes faisaient pleuvoir, essayèrent d’emporter d’assaut les remparts extérieurs du château. Ils avaient des haches pour détruire les palissades qu’on appelait alors barrières, des fagots pour remplir les fossés extérieurs, des torches pour mettre le feu aux matières combustibles qui pouvaient se trouver sur leur passage, et surtout des échelles pour escalader les remparts.

Ces détachements se précipitèrent vers le point d’attaque avec une incroyable furie, malgré la défense la plus vive et la perte énorme que leur faisaient éprouver les projectiles de toute espèce ; ils continuèrent l’assaut pendant à peu près une heure, soutenus par des renforts plus que suffisants pour compenser leurs pertes. Forcés enfin de se retirer, ils adoptèrent un genre d’attaque plus fatigant pour les assiégés. Un corps considérable attaquait un point découvert de la forteresse avec une telle furie que ceux des soldats qui pouvaient se détacher des autres postes défendus, accouraient au secours de leurs compatriotes ; et le point qui paraissait le plus dégarni était tout à coup vigoureusement attaqué par un autre corps de Gallois.

Les défenseurs de Garde-Douloureuse ressemblaient donc au pauvre voyageur occupé à repousser un essaim de frelons ; tandis qu’il les chasse d’un côté, il s’en trouve attaqué de l’autre ; et leur nombre toujours croissant, leur hardiesse et la multiplicité de leurs attaques, le réduisent bientôt au désespoir. La poterne devenant un point principal d’attaque, le père Aldrovand, dont l’inquiétude était telle qu’il ne pouvait s’absenter des murailles, et qui, autant que le lui permettaient les statuts de l’Église, prenait part à la défense de la place, le père Aldrovand se précipita vers le point le plus exposé.

Là il trouva Wilkin, comme un second Ajax ; couvert de sang et de poussière, il dirigeait de ses propres mains l’immense machine que peu auparavant il avait aidé à établir ; mais il jetait en même temps des regards attentifs sur tout ce qui se faisait autour de lui.

« Que penses-tu de cette journée ? lui dit le moine à voix basse.

« Pourquoi parler de cela, mon père ? répondit Flammock : vous n’êtes pas soldat, et je n’ai pas le temps de vous entendre.

— Allons, repose-toi, » lui dit le moine relevant les manches de son froc, « et pendant ce temps j’essayerai de te remplacer ici. Que Notre-Dame ait pitié de moi ! Je ne connais rien à ces étranges machines, et leur nom même m’est inconnu. Mais notre règle nous fait une loi du travail ; il ne peut donc y avoir de mal à tourner cette manivelle ou à placer cette pièce de bois à tête d’acier devant cette corde (faisant à la lettre ce qu’il disait ; et je ne connais aucun ordre canonique qui me défende d’ajuster ainsi ce levier ou de toucher ce ressort. »

Il finissait à peine de parler que l’énorme machine siffla dans l’air. Le coup avait été visé avec adresse, car il renversa un chef gallois posté sur une éminence, et à qui Gwenwyn lui-même donnait un ordre.

« Très-bien, très-bien, mangonneau et javeline, » s’écria le moine hors d’état de contenir sa joie, et donnant dans son triomphe les noms techniques à la machine et à la javeline qu’elle venait de lancer.

« Et bien visé surtout, ajouta Flammock ; vous avez plus d’adresse, je crois, que de connaissance de votre bréviaire.

— Ne t’embarrasse pas de cela, dit le père ; et maintenant que tu vois mon habileté à diriger une machine, et que ces misérables commencent à lâcher pied, dis-moi, que penses-tu de notre position ?

— Elle n’est pas désespérée, si nous recevons de prompts secours ; le corps de ces soldats est de chair et non de fer, et nous pouvons enfin être accablés par le nombre. Un seul soldat pour quatre aunes de murailles, quelle triste chose ! les brigands le voient, et nous traitent en conséquence. »

Le renouvellement de l’assaut rompit le cours de leur conversation ; et telle fut l’ardeur de l’ennemi, qu’il ne leur laissa de repos qu’à la chute du jour ; car, tout en les menaçant d’attaques réitérées sur différents points, il effectua sur quelques autres deux ou trois assauts furieux et formidables qui laissèrent à peine aux assiégés le temps de prendre haleine et de se restaurer. Cependant les Gallois payèrent leur témérité bien cher ; et quoique rien ne pût surpasser leur bravoure dans ces attaques répétées, ils montrèrent cependant moins de fureur dans celles qu’ils livrèrent à la chute du jour. Enfin la nuit vint mettre un terme au combat, et il est probable que Gwenwyn vit cette interruption avec autant de plaisir qu’elle en causa à la garnison épuisée du château ; car ce chef pouvait craindre que la perte considérable qu’il avait éprouvée n’affaiblît le courage de ses soldats.

Bientôt dans le camp des Gallois retentirent des cris de triomphe, car la perte qu’ils venaient de supporter était effacée par le souvenir de la célèbre victoire qui avait précédé l’attaque, et les malheureux assiégés pouvaient entendre du haut de leurs remparts les ris, les chansons, le son des harpes, les cris d’allégresse que les Gallois faisaient entendre en l’honneur de leur triomphe futur.

Le soleil avait quitté l’horizon depuis quelques instants, le crépuscule devenait plus sombre, le ciel était bleu et sans nuage, et des étoiles innombrables ornaient le firmament : une gelée légère ajoutait encore à leur éclat, quoique la reine des astres et de la nuit fût encore dans son premier quartier. Les travaux de la garnison étaient considérablement aggravés par l’obligation où se trouvaient les assiégés d’avoir sur pied une troupe nombreuse et attentive, ce qui s’accordait mal avec l’épuisement de leurs forces ; et cette obligation était telle, que ceux qui avaient été blessés le plus légèrement se trouvaient forcés de prendre part au danger, malgré leurs blessures. Le moine et Flammock, entre lesquels régnait alors le plus parfait accord, firent ensemble vers minuit le tour des murailles, exhortant les gardes à exercer la plus active vigilance, et examinant eux-mêmes l’état de la forteresse. Comme ils continuaient cette ronde et montaient à une plate-forme élevée par un escalier étroit et inégal qui retardait la marche du bon père, ils aperçurent sur la hauteur vers laquelle ils se dirigeaient, au lieu de la cuirasse noire de la sentinelle flamande qui y avait été placée, deux formes blanches, dont la vue frappa Wilkin de plus de terreur qu’il n’en avait éprouvé pendant le terrible combat du jour précédent.

« Mon père, dit-il, ayez recours aux oraisons ; es spuct : j’aperçois ici deux fantômes. »

Le bon père, quoique prêtre, n’avait point appris à défier l’esprit malin, qu’il avait craint, étant prêtre, plus que tout ennemi mortel ; il commença donc à répéter en tremblant l’exorcisme de l’Église : « Conjuro vos omnes, spiritus maligni, magni atque parvi, » quand il fut interrompu par la voix d’Éveline, qui s’écria : « Est-ce vous, père Aldrovand ? »

Satisfaits de voir qu’ils n’avaient point affaire à des esprits, Flammock et le moine s’avancèrent en toute hâte vers la plate-forme, où ils trouvèrent Éveline et sa fidèle Rose. La première, comme une sentinelle en faction, avait une demi-pique à la main. « Que signifie ceci, ma fille ? dit le moine. Comment, vous ici et armée ! Où est la sentinelle, le chien, le paresseux de Flamand chargé de garder ce poste ?

— Ne peut-il pas se faire, mort père, que ce ne soit ni un chien paresseux, ni un soldat flamand, » dit Rose toujours piquée de la plus petite réflexion qui avait pour objet de critiquer son pays. « Il me semble que j’ai ouï dire qu’il existait aussi de tels individus chez les Anglais.

— Allons, silence, Rose, vous êtes trop hardie pour une jeune fille, dit Wilkin. Encore une fois, où est Peterkin Vorst, chargé de garder ce poste ?

— Ne le blâmez pas d’une faute que j’ai commise, » dit Éveline, montrant la sentinelle flamande profondément endormie dans un endroit couvert formé par les créneaux. « Cet homme était accablé par la fatigue, il avait combattu avec ardeur tout le jour. Passant en cet endroit comme un esprit errant qui ne peut trouver ni tranquillité ni sommeil, je le trouvai dormant, et je ne voulus point troubler un repos que j’enviais. Comme il avait combattu pour moi, je croyais pouvoir veiller une heure pour lui ; je pris donc son arme dans le dessein d’attendre qu’on vînt le relever.

— Le misérable ! je le relèverai d’une terrible manière, » dit Wilkin ; et, disant ces mots, il assena au malheureux dormeur deux coups de pied qui firent résonner son armure. En proie à la plus vive alarme, le garde fut immédiatement sur pied, et il eut communiqué sa terreur aux sentinelles voisines et à toute la garnison, en s’écriant que les Gallois étaient sur les murailles, si, à l’instant où il allait pousser cette clameur, le moine n’eût de sa main bouché sa large bouche. « Silence, lui dit-il, et descends à l’instant auprès du sous-bailli, car, d’après les lois militaires, tu mérites la mort. Mais regarde, indigne soldat, et vois qui t’a sauvé de la corde, en veillant pendant que tu rêvais, chair de porc et pot de bière. »

Le Flamand, quoiqu’à demi éveillé, vit bien quelle était sa situation. Il se retira donc sans réplique, après deux ou trois salutations gauches à Éveline et à tous ceux par qui son repos avait été si grossièrement interrompu.

« Le coquin, dit Wilkin, il mérite d’être attaché par les pieds et par la tête. Mais enfin, milady, mes compatriotes ne peuvent vivre sans sommeil. » Cela dit, il se mit tellement à bâiller, qu’on eût pu lui supposer le dessein d’avaler une des tourelles de la plate-forme où ils se trouvaient alors.

« Vous dites vrai, bon Flammock, répondit Éveline ; prenez donc vous-même quelque repos, et fiez-vous à ma surveillance active, au moins jusqu’à ce que les sentinelles soient relevées. Je ne pourrais dormir quand bien même je le voudrais, et quand je le voudrais, je ne le pourrais pas.

— Je vous remercie, milady, dit Flammock ; et, en effet, comme ce lieu est un endroit central, et que la ronde doit passer dans une heure au plus tard, je me livrerai au sommeil pendant ce temps, car mes paupières sont aussi pesantes que des écluses.

« Ô mon père, mon père ! » s’écria Rose irritée de ce que son père manquait ainsi au décorum, « songez où vous êtes, et à la personne en présence de laquelle vous vous trouvez.

— Vraiment oui, Flammock, dit le moine, n’oubliez que pas vous êtes en présence d’une noble héritière normande, et que vous ne pouvez, sans manquer aux convenances, ôter votre manteau et mettre votre bonnet de nuit. »

« Laissez-le, mon père, » dit Éveline, qui dans un autre moment aurait pu sourire de l’empressement que mit Wilkin à s’entourer de son ample manteau, à étendre ses membres robustes sur les bancs de pierre et à donner les marques les plus positives d’un sommeil profond, long-temps avant que le moine eût fini de parler. « L’observation des convenances et du respect est bonne pour les temps de paix et de repos ; mais au milieu des dangers, la chambre à coucher du soldat est partout où il peut goûter à loisir une heure de sommeil ; sa salle à manger partout où il peut trouver quelque nourriture. Bon père, asseyez-vous ici, près de Rose et de moi, que nous puissions entendre quelque sainte leçon, afin de passer avec moins d’amertume ces jours de malheur. »

Le bon père obéit ; néanmoins, tout en voulant donner quelque consolation, son ingénuité et sa science théologique ne lui suggérèrent rien de mieux que les psaumes de la pénitence, qu’il se mit à réciter, jusqu’à ce qu’enfin la fatigue s’emparant aussi de lui, il commit la même inconvenance qu’il avait réprouvée en Flammock, et s’endormit profondément au milieu de ses oraisons.



CHAPITRE IX.

l’arrivée des secours.


Ô nuit terrible ! dit-elle en pleurant ; ô nuit de triste présage ! quel que soit le présent, l’avenir est encore plus à redouter.
Sir Gilbert Elliot.


La fatigue qui avait accablé Flammock et le moine n’était point ressentie par les deux jeunes filles en proie à l’inquiétude. Elles restèrent les yeux attachés tantôt sur le paysage confondu dans l’obscurité, tantôt sur les astres répandant aux alentours une lumière incertaine ; il leur semblait, en examinant la voûte céleste, qu’elles pourraient y lire les événements que devait amener le jour suivant. La scène qui s’offrait à leurs regards était à la fois silencieuse et mélancolique. Les arbres et les champs, les coteaux et la plaine, n’étaient éclairés que par une lumière douteuse, tandis qu’à une distance considérable on pouvait distinguer, avec quelque difficulté cependant, un ou deux endroits où la rivière, presque cachée par ses bords et par des arbres, réfléchissait dans ses eaux l’image des étoiles et le pâle croissant de la lune. On entendait seulement le bruit sourd et mesuré des eaux, et de temps en temps le son harmonieux d’une harpe qui, entendue à plus d’un mille de distance, à l’heure paisible de la nuit, annonçait que quelque Gallois se livrait encore à son amusement favori. Ces chants sauvages, entendus de loin en loin, semblaient être la voix de quelque fantôme, et, rattaché à des pensées d’inimitié cruelle et inexorable, retentissaient aux oreilles d’Éveline comme des présages de guerre, de désastre, de captivité et de mort. Si quelques autres sons troublaient l’extrême tranquillité de la nuit, ils étaient causés par le pas inégal des sentinelles, ou par le cri des hiboux qui semblaient plaindre la chute prochaine des tourelles, alors éclairées par la lumière de la lune, et dans lesquelles ils avaient depuis long-temps fixé leur séjour.

Ce calme profond sembla peser comme un lourd fardeau sur le sein de la malheureuse Éveline ; la certitude des malheurs présents et la crainte de l’avenir l’affectèrent alors plus profondément que toutes les peines qu’elle avait ressenties pendant le tumulte, l’effusion de sang et la confusion du jour précédent. Elle se leva, s’assit de nouveau, erra çà et là sur la plate-forme, et enfin resta immobile comme une statue ; elle semblait, par cette continuelle mobilité, éloigner les pensées de crainte et d’infortune qui l’assiégeaient.

Enfin, regardant le moine et le Flamand dormant profondément sous les créneaux, elle ne put rester plus long-temps sans rompre le silence : « Les hommes sont heureux, dit-elle, ma chère Rose ; leurs pensées inquiètes et sombres sont chassées par le travail fatigant auquel ils se livrent, ou bien elles se trouvent noyées dans l’espèce d’insensibilité qui le suit. Sans doute ils sont exposés à recevoir des blessures ou la mort ; mais nous, nous éprouvons dans l’esprit une angoisse plus cruelle, que le corps n’a point à redouter ; et le sentiment de nos fortunes présentes, et la crainte de notre misère actuelle sont certainement une agonie plus affreuse que celle qui termine tout à la fois nos destinées.

— Ne vous laissez pas abattre à ce point, ma noble maîtresse, dit Rose ; soyez plutôt ce que vous étiez hier, soignant les blessés, les vieillards, tout le monde enfin, excepté vous-même ; exposant aux flèches nombreuses des Gallois, pour encourager les soldats, des jours qui nous sont si chers ; tandis que moi, ô honte ! je ne faisais que trembler, pleurer et gémir ; et il fallait que je fisse usage de tout le peu d’esprit dont je suis douée, pour ne pas jeter des cris sauvages tels que ceux des Gallois, et ne pas sangloter et me plaindre comme tous ceux des nôtres qui tombaient autour de moi.

— Hélas ! Rose, répondit Éveline, vos plaintes étaient exagérées : n’avez-vous pas un père pour combattre et veiller pour vous ? mais le mien, mon noble, mon respectable père est couché là-bas sur ce champ de bataille, et il ne me reste plus aujourd’hui qu’à honorer sa mémoire dans toutes les actions de ma vie. Tous mes instants sont à moi : je pourrai donc penser à lui et pleurer à jamais son trépas. »

En disant ces mots, dominée par le douloureux sentiment d’amour filial qu’elle avait si long-temps réprimé, elle se laissa tomber sur la banquette qui s’étendait le long du parapet crénelé de la plate-forme, prononçant à voix basse ces tristes paroles : « Hélas ! je ne le reverrai donc plus ! » Et elle s’abandonna alors à tout ce que la douleur a de plus déchirant. Sans le savoir, elle porta la main sur l’arme dont elle avait fait usage pour remplacer le soldat endormi, et elle s’en servit pour appuyer son front, tandis que des larmes, qui pour la première fois la soulageaient alors, coulaient de ses yeux par torrents ; ses sanglots devinrent si convulsifs, que Rose craignit qu’elle ne succombât à sa douleur. L’affection et la sympathie qui l’attachaient à sa maîtresse lui inspirèrent le parti le plus convenable à la position d’Éveline. Elle ne chercha point à arrêter dans son cours la douleur à laquelle la fille de Raymond était en proie ; mais elle s’assit à ses côtés, et, saisissant la main immobile qui était près d’elle, elle la pressa alternativement sur ses lèvres, sur son sein et sur son front, la couvrit tantôt de baisers, tantôt de larmes. Après ces marques de la sympathie la plus humble et la plus respectueuse, elle attendit un instant propice pour lui offrir les seules consolations qu’elle pût trouver dans son cœur ; et son silence était tel, que la pâle clarté tombant sur ces deux femmes jeunes et belles semblait plutôt éclairer un groupe, ouvrage d’un sculpteur de génie, que des êtres doués d’existence, dont les yeux répandaient des larmes et dont le cœur palpitait encore. À une distance peu éloignée, l’armure éclatante du Flamand et le vêtement obscur du père Aldrovand, tous deux couchés sur un banc de pierre, auraient pu représenter les corps de ceux dont les figures principales déploraient la mort.

Cet accès de douleur ayant duré quelques instants, les chagrins d’Éveline semblèrent prendre un caractère plus paisible ; ses sanglots convulsifs se changèrent en soupirs sourds et profonds ; et ses larmes qui coulaient encore devinrent plus douces et moins violentes. Sa fidèle compagne, profitant de ces pacifiques symptômes, essaya doucement de lui ôter des mains la pique qu’elle avait saisie. « Que je sois sentinelle aussi pendant quelque temps, dit Rose ; ma chère maîtresse, je crierai au moins plus fort que vous en cas de danger. » Parlant ainsi, elle osa baiser une de ses joues et lui passer les bras autour du cou ; mais Éveline ne répondit que par de muettes caresses aux marques d’attachement que lui prodiguait sa fidèle compagne, et aux efforts qu’elle faisait pour favoriser son repos. Elles restèrent pendant quelques minutes silencieuses et dans la même posture, Éveline comme un frêle peuplier battu par l’aquilon, et Rose, qui la tenait enlacée dans ses bras, comme un chèvrefeuille qui s’attache au tronc son unique soutien.

Enfin Rose sentit sa jeune maîtresse frissonner au milieu des caresses qu’elle lui prodiguait ; et Éveline, en lui serrant le bras, lui dit : « Rose, n’entends-tu rien ?

— Non, rien que le cri du hibou, » répondit la jeune fille avec crainte.

« J’ai entendu, j’ai cru entendre un bruit éloigné, dit Éveline. Écoutez, je l’entends encore. Rose, regardez du haut des créneaux tandis que j’éveillerai le moine et votre père.

— Ma chère maîtresse, dit la jeune fille, en vérité je n’ose. Quel peut être ce bruit qui n’est entendu que de vous ? Le murmure de la rivière cause toute votre erreur.

— Je ne voudrais pas troubler le château, » dit Éveline après un moment de silence, « ni même interrompre, sur un simple soupçon, le sommeil dont ton père a tant de besoin. Mais écoute, je l’entends encore ; et il me semble bien différent de celui des eaux. Le son que je distingue est tremblant, et semble se mêler avec un tintement semblable à celui que produisent les armuriers ou les serruriers en frappant sur leurs enclumes. »

Sur ces entrefaites. Rose était montée au-dessus des créneaux, et rejetant en arrière les tresses de ses beaux cheveux, elle avait mis une de ses mains derrière son oreille afin de recueillir le son éloigné. « Je l’entends, s’écria-t-elle, et il augmente sensiblement ; au nom du ciel, éveillez-les sans plus attendre ! »

Éveline s’empressa de pousser les dormeurs du bois de sa lance, et comme ils se relevaient à la hâte, elle leur dit à voix basse et avec prudence : « Aux armes, les Gallois nous attaquent ! »

— Qui ! s’écria Flammock ; les Gallois ! où sont-ils ?

— Prêtez l’oreille, et vous les entendrez préparer leurs armes, répondit Éveline.

— Milady, ce bruit est purement imaginaire, » dit le Flamand, dont les organes étaient aussi lourds que le caractère ; « je voudrais ne pas m’être endormi, puisque je devais être sitôt éveillé.

— Mais écoutez, bon Flammock, le bruit que j’entends vient du nord-est.

— Les Gallois ne sont pas campés de ce côté, milady, dit Wilkin ; et ils ne portent pas d’armures.

— Je l’entends, je l’entends, » s’écria le moine qui écoutait depuis son réveil. « Gloire pour toujours à saint Benoît. Notre-Dame de Garde-Douloureuse a eu pitié de ses serviteurs. Certes ce sont des pas de chevaux, je distingue un froissement d’armures, les chevaliers des frontières viennent à notre secours ; kyrie eleison ! »

— J’entends aussi quelque chose, dit Flammock, semblable au bruit sourd que produisait la mer quand elle se fraya un passage dans la boutique de mon voisin Klinkerman, poussant l’un contre l’autre ses pots et ses casseroles. Mais ce serait une funeste erreur, bon père, de prendre des ennemis pour des amis. Nous ferons donc mieux de réveiller nos gens.

— À quoi penses-tu, de me parler de pots et de casseroles ? dit le prêtre. Je ne connaîtrais pas le bruit que fait un corps de cavalerie, et le son causé par le froissement des cottes de mailles, moi qui, pendant vingt ans, fus écuyer du comte Étienne Mauleverer ! Quoi qu’il en soit, rassemble tes hommes sur les remparts, que les plus braves descendent sous mes ordres dans la cour du château, et nous pourrons seconder par une sortie les efforts de nos alliés.

— Je ne serai pas assez téméraire pour recourir à ce moyen, murmura le Flamand ; mais si vous le voulez, courons sur les remparts, le moment est propice. Mais surtout, sire prêtre, que vos Normands et vos Anglais observent le silence, sans quoi leur joie bruyante et sans frein éveillerait le camp gallois, et les préparerait à recevoir d’importants visiteurs. »

Le moine mit un doigt sur sa bouche en signe d’intelligence, et ils se séparèrent pour aller éveiller les défenseurs du château. Bientôt on entendit de toutes parts les soldats se tendant à leurs postes, mais avec une disposition d’esprit tout autre que lorsqu’ils les avaient quittés. On mit tout en usage pour empêcher le bruit, et les assiégés se trouvèrent sur les remparts au milieu du plus profond silence ; immobiles et respirant à peine, ils attendaient l’arrivée des troupes qui s’avançaient avec rapidité pour les secourir.

On ne pouvait plus avoir aucun doute sur la nature des sons qui troublaient le silence de cette nuit ; ils n’étaient point causés par le murmure de la rivière ou par le roulement sourd d’un tonnerre lointain, mais bien par un froissement d’armures et par le bruit monotone d’un corps de cavalerie. La prolongation des sons, leur force, et la direction d’où ils semblaient partir, annonçaient aux assiégés que plusieurs corps considérables de cavalerie s’avançaient à leur secours. Mais bientôt ce bruit imposant cessa, comme si la terre qui portait ces escadrons armés les eût tout à coup dévorés, ou qu’elle eût cessé de répéter le bruit de leur marche. Les assiégés conclurent de ce silence que leurs alliés avaient fait une halte pour reposer leurs chevaux, examiner la position de l’ennemi, et arrêter un ordre d’attaque. Cependant cette pause ne fut que momentanée.

Les Bretons, si alertes pour surprendre leurs ennemis, s’exposaient eux-mêmes, dans bien des occasions, à se laisser surprendre. Leurs soldats étaient indisciplinés, les chefs négligeaient quelquefois de placer des sentinelles. D’ailleurs les fourrageurs et les troupes légères qui avaient battu la plaine le jour précédent avaient apporté des nouvelles qui les avaient bercés d’une sécurité fatale. Leur camp était donc très-mal gardé ; ils avaient même négligé les règles les plus indispensables de l’art militaire, et n’avaient établi, en avant du corps principal, ni avant-postes, ni patrouilles. Aussi la cavalerie des lords des frontières, malgré le bruit qu’occasionnait sa marche, s’était approchée fort près du camp breton, sans y causer la plus légère alarme. Mais tandis qu’ils divisaient leurs forces en colonnes séparées pour commencer l’attaque, un bruit terrible et toujours croissant annonça qu’ils étaient enfin avertis du danger. Les cris aigus et discordants au moyen desquels ils s’efforçaient d’assembler leurs soldats, chacun sous la bannière de son chef, retentissaient au milieu des airs. Mais à ces cris, « aux armes ! » succédèrent bientôt des cris d’épouvante et d’horreur, quand la cavalerie bardée de fer et pesamment armée des Anglo-Normands eut exécuté une charge au milieu de leur camp surpris et sans défense.

Cependant, quelque contraire que la fortune se montrât, les descendants des anciens Bretons ne s’en défendirent pas moins avec courage, et ne renoncèrent point à cet honneur héréditaire d’être appelés les hommes les plus braves. Les acclamations qu’ils faisaient entendre en défiant leurs ennemis, et en leur résistant, s’élevaient au-dessus des gémissements des blessés, des cris des vainqueurs et du tumulte général et horrible de cette bataille nocturne. Ce ne fut que lorsque le jour commença à poindre que le massacre et la défaite des forces de Gwenwyn devinrent complets, et que les troupes de Hugues Lacy, dans l’exaltation de la victoire, poussèrent aux cieux des cris de triomphe.

Cependant les assiégés, si l’on peut encore les appeler ainsi, regardant du haut des tours la campagne qui s’offrait à leurs regards, n’apercevaient plus que des hommes se dérobant par la fuite à la mort dont on les menaçait, et des vainqueurs poursuivant sans relâche des ennemis défaits. Le chef gallois avait permis à ses troupes de camper de l’autre côté de la rivière, pensant qu’elles y seraient en parfaite sécurité ; mais cette circonstance ne servit qu’à rendre leur déroute plus fatale. Le seul passage qui s’offrît aux Gallois pour traverser la rivière fut bientôt complètement rempli de fugitifs, dont les plus lents se virent exposés au glaive des Normands victorieux. Quelques-uns d’entre eux se précipitèrent dans les flots, avec l’espérance bien précaire de gagner l’autre bord à la nage ; mais ils périrent presque tous, brisés sur les rochers, ou entraînés par le courant, à l’exception de quelques-uns pleins de force et d’adresse. D’autres, plus heureux, s’échappèrent en traversant des gués obscurs et inconnus ; plusieurs se dispersèrent par bandes peu considérables, s’enfuyant vers le château, en proie au plus affreux désespoir, comme si la forteresse qui les avait repoussés lorsqu’ils étaient victorieux pouvait leur servir d’asile au milieu de leur défaite. D’autres enfin erraient, saisis de terreur, au milieu de la plaine, ne sachant où ils dirigeaient leurs pas, et n’ayant d’autre but que de se dérober à un danger immédiat et pressant.

Les Normands, divisés par petites troupes, poursuivaient leurs ennemis et les massacraient à loisir. La bannière de Hugo de Lacy, point de ralliement pour les vainqueurs, flottait sur une élévation ou Gwenwyn avait peu auparavant planté son étendard. Le baron était entouré d’une troupe nombreuse d’infanterie et de cavalerie, qui, sous aucun prétexte, ne pouvait s’éloigner de lui.

Comme nous l’avons déjà dit, le reste de l’armée victorieuse poursuivait les fuyards en poussant des cris de triomphe et de vengeance, qui retentissaient jusqu’aux remparts, et auxquels les assiégés répondaient en s’écriant : « Saint Édouard, saint Denis, frappez ! tuez ! Point de quartier pour ces misérables Gallois ; pensez à Raymond Berenger !

Les soldats de la garnison répondaient à ces cris de vengeance et de victoire, et lançaient une grêle de traits à ceux des fugitifs qui, poursuivis de trop près, s’approchaient des remparts. Ils eussent désiré faire une sortie pour ajouter encore à la défaite des Gallois ; mais des communications se trouvant ouvertes avec le connétable de Chester, Wilkin Flammock se regarda, ainsi que la garnison, comme soumis aux ordres de cet illustre chef : aussi refusa-t-il d’écouter les pressantes sollicitations du père Aldrovand, qui, malgré son caractère sacerdotal, eût volontiers pris le commandement de la sortie qu’il avait proposée.

Le carnage cessa enfin : des cors sonnèrent la retraite, et les chevaliers s’arrêtèrent dans la plaine pour rassembler leurs vassaux, les réunir sous leurs bannières, et les reconduire lentement vers l’étendard du général en chef, autour duquel le corps principal devait s’assembler de nouveau, comme les nuages qui s’approchent du soleil du soir ; comparaison bizarre, mais qui, cependant, n’est pas dénuée de justesse, si l’on songe aux rayons jaunes et éblouissants qui partaient de ces noirs bataillons couverts d’armures bien polies.

Alors la cavalerie normande abandonna la plaine, où il ne resta plus que les cadavres des Gallois massacrés. Peu après, on vit revenir les bandes qui avaient poursuivi l’ennemi à une plus grande distance ; elles chassaient devant elles, ou traînaient à leur suite de malheureux captifs abattus qu’elles avaient épargnés, après avoir assouvi leur soif du sang.

Désirant attirer l’attention de ses libérateurs, Wilkin Flammock fit déployer toutes les bannières du château, aux acclamations générales de ceux qui l’avaient défendu. L’armée de Lacy répondit à ces témoignages d’allégresse par des cris universels de joie qui retentirent à une telle distance, qu’ils épouvantèrent ceux des Gallois qui, déjà éloignés du funeste champ de bataille, s’étaient arrêtés pour prendre quelque repos.

Après avoir échangé ce salut, un cavalier, sortant des rangs de l’armée du connétable, s’avança vers le château ; on remarquait, quoique ce fût à une grande distance, que l’inconnu gouvernait son cheval avec une adresse et une grâce peu communes ; Il arriva bientôt près du pont-levis qu’on s’empressa de baisser ; Wilkin Flammock et le moine (car celui-ci s’associait le plus possible à tous ses actes d’autorité) se hâtèrent de quitter les remparts pour aller recevoir l’envoyé de leur libérateur. Ils arrivèrent près de lui au moment où il descendait de son cheval noir, couvert de sang et d’écume, et encore tout haletant par suite des fatigues de la soirée ; mais, répondant à la main caressante de son jeune maître, il baissait la tête, agitait son caparaçon d’acier, et par des hennissements annonçait son amour insatiable pour les combats. Le regard perçant du jeune homme portait aussi les marques d’un courage indomptable que les fatigues récentes qu’il venait d’éprouver ne semblaient point abattre. Son casque se trouvant suspendu à l’arçon de la selle, on pouvait apercevoir son air noble et martial, la fraîcheur de son teint, et les beaux cheveux châtains qui retombaient en boucles sur ses joues. Quoique son armure eût une forme massive, ses mouvements avaient tant d’aise et d’élasticité, qu’on eût pu croire qu’il portait un costume élégant et non un incommode fardeau. Un manteau orné de fourrures n’eût pas plus ajouté à ses grâces que le pesant haubert, qui ne semblait en rien gêner ses gracieux mouvements. Cependant il paraissait si jeune, que le duvet dont sa lèvre supérieure était couverte annonçait qu’il avait à peine atteint l’âge viril. Les femmes, qui se précipitaient dans la cour pour apercevoir le premier envoyé de leurs libérateurs, ne pouvaient s’empêcher de louer sa beauté, tout en rendant hommage à sa valeur. Une d’elles, encore jolie quoique sur l’âge, connue surtout par l’élégance de sa coiffe, et par le soin qu’elle mettait à adapter à une jambe bien prise un bas d’écarlate, s’approcha du jeune écuyer plus près que toutes les autres, et augmenta la rougeur qui couvrait ses joues, en s’écriant que Notre-Dame de Garde-Douloureuse leur avait envoyé la nouvelle de leur délivrance par un ange pris dans son sanctuaire. Ce discours, quoiqu’il parût peu convenable au père Aldrovand, fut reçu de la part des autres femmes avec de telles acclamations, qu’elles embarrassèrent beaucoup la modestie du jeune homme.

« Paix ! dit Wilkin Flammock ; comment, femmes, vous osez manquer de respect ! n’avez-vous donc jamais vu de jeune gentilhomme, pour voler autour de celui-ci comme des abeilles autour d’un rayon ? Retirez-vous, vous dis-je, afin que nous puissions connaître les ordres du noble lord de Lacy.

— Je ne puis les remettre, dit le jeune homme, qu’à la très-noble demoiselle Éveline Berenger, si je puis être jugé digne de l’honneur d’être admis en sa présence.

— Si vous êtes digne de cet honneur ! » dit la même dame qui, peu auparavant, avait exprimé son admiration d’une manière si énergique ; « sans doute, sans doute ; je soutiens même que vous méritez toutes les autres faveurs qu’une dame peut accorder.

— Vous tairez-vous donc ! » dit le moine au moment même où Wilkin, faisant traverser la cour au jeune chevalier, s’écriait : « Prenez garde à la cage, dame Gillian.

— Qu’on ait soin de mon noble coursier, » dit le gentilhomme, remettant la bride entre les mains d’un valet ; de cette manière, il se débarrassa d’une partie des femmes qui le suivaient, et dont quelques-unes se mirent à caresser et à vanter le coursier, autant qu’elles avaient vanté et caressé le maître ; quelques autres, dans l’enthousiasme de leur joie, pouvaient à peine s’abstenir de baiser les étriers et tout ce qui composait l’équipage du cheval.

Mais dame Gillian ne suivit point l’exemple de ses compagnes, elle continua ses colloques. Elle répéta le mot de cage jusqu’à ce que le Flamand ne pût l’entendre, et ses reproches devinrent alors plus acerbes. « Et pourquoi donc la cage, dites-moi, sir Wilkin Butterfirken ? vous voudriez, je crois, boucher une bouche anglaise avec une nappe de Flandre ! Oui-da, mon cousin le tisserand ! Et encore une fois, pourquoi la cage, je vous prie ? Serait-ce parce que ma jeune maîtresse est belle, et que le jeune écuyer est plein de grâces et de courage, sauf sa barbe qui est encore à pousser ? N’avons-nous pas des yeux, n’avons-nous pas une langue ?

— En vérité, dame Gillian, ce serait vous faire injure que d’en douter, » dit la nourrice d’Éveline, qui se tenait alors auprès d’elle ; « mais je vous en prie, par égard pour le sexe auquel vous appartenez, retenez-la maintenant.

— Que signifie ceci, mistress Marguerite, répliqua l’incorrigible Gillian ; pourquoi ce ton d’autorité ? Serait-ce parce que vous berciez, il y a quinze ans, notre jeune lady sur vos genoux ? Sachez que le chat trouvera toujours bien le chemin de la crème, quand même on la mettrait sur le giron d’une abbesse.

— Femme, rentre au logis, » s’écria son mari, le vieux piqueur, fatigué d’entendre son épouse donner ainsi des preuves publiques de sa loquacité : » rentre au logis, ou je t’inflige une correction. Le bon père et Flammock ne savent vraiment que penser de ton impudence.

— Comment ! répliqua dame Gillian, si deux sots s’étonnent de mes observations, est-il donc nécessaire que vous fassiez le troisième ? »

Ici les spectateurs firent entendre un rire général et prolongé aux dépens du vieux mari, qui se retira prudemment avec sa femme, sans essayer de continuer une guerre de langue dans laquelle celle-ci avait fait preuve d’une supériorité bien prononcée.

L’inconstance de l’esprit humain est telle, surtout dans les basses classes de la société, que cette querelle conjugale excita des transports de gaieté chez des gens qui, exposés peu auparavant au danger le plus imminent, avaient été près de se livrer à toutes les horreurs du désespoir.



CHAPITRE X.

l’envoyé et la pompe funèbre.


On le déposa dans son cercueil, le visage découvert. Plus d’une larme fut répandue sur sa tombe. Six laquais jeunes et robustes le transportèrent alors dans l’église du cimetière.
Le Moine de l’ordre gris.


Pendant que les transports d’allégresse éclataient dans la cour du château, le jeune écuyer, Damien Lacy, obtenait l’audience qu’il avait sollicitée d’Éveline Berenger. Elle reçut l’envoyé dans la grande salle du château, assise sous un dais ou pavillon, ayant à ses côtés Rose et ses autres suivantes. Rose avait seule la liberté de s’asseoir sur un tabouret en présence de sa maîtresse, tant les jeunes Normandes de qualité observaient tout ce qui avait rapport aux droits de leur naissance.

Le jeune écuyer fut introduit par le moine et Flammock ; le caractère spirituel de l’un et la confiance que Raymond avait accordée à l’autre leur permettaient d’assister à cette audience. Éveline rougit en s’avançant pour recevoir le jeune chevalier ; la rougeur qui vint animer ses joues se communiqua bientôt à celles de Damien, et ce ne fut point sans éprouver quelque confusion qu’il baisa la main qu’elle lui présentait comme une marque de bienvenue. Éveline se trouva dans la nécessité de parler la première.

« Nous nous avançons, dit-elle, aussi loin qu’il nous est permis de le faire, pour rendre des actions de grâces au messager qui vient nous annoncer notre délivrance. Si mes yeux ne me trompent pas, c’est au noble Damien de Lacy que je parle.

— Au plus humble de vos serviteurs, » répondit Damien, prenant, non sans quelque peine, le ton de courtoisie qu’exigeaient son caractère et son message ; « au plus humble de vos serviteurs, qui s’approche de vous de la part de son oncle, le noble Hugo de Lacy, connétable de Chester.

— Notre illustre libérateur n’honorera-t-il pas de sa présence le modeste séjour qu’il a sauvé ?

— Mon noble parent, répondit Damien, est maintenant soldat de Dieu ; il a fait vœu de ne point abriter sa tête sous un toit avant son départ pour la terre sainte. Mais il vous félicite par ma voix de la défaite de vos sauvages ennemis, et vous envoie ces marques non équivoques de l’empressement qu’il a mis à venger la mort déplorable de votre noble père, son camarade et son ami. » En disant ces mots, il présenta à Éveline des bracelets d’or et l’eudorchawg, ou chaîne d’anneaux d’or entrelacés, insigne du prince Gallois.

« Gwenwyn a donc succombé, » dit Éveline avec un frissonnement naturel, mais que combattait le sentiment d’une vengeance satisfaite. Les trophées que lui présentait le jeune Lacy étaient encore teints de sang. « Ainsi donc, ajouta-t-elle, il n’est plus, le meurtrier de mon père !

— La lance de mon oncle a percé le Breton au milieu des efforts qu’il faisait pour rallier ses soldats mis en fuite ; il rendit le dernier soupir en jetant des regards affreux sur l’arme qui l’avait traversé de part en part, et en essayant, mais en vain, de porter à son ennemi un coup de sa massue.

— Le ciel est juste, dit Éveline ; puisse-t-il, pour compenser la mort cruelle qu’il a reçue, pardonner à cet homme de sang les forfaits qu’il a commis ! Encore une question : les restes de mon père… » Elle s’arrêta, ne pouvant continuer.

« Puissante et noble dame, dans une heure ils vous seront remis, » répliqua l’écuyer d’un air de tristesse et de mélancolie que lui inspiraient naturellement les chagrins de cette jeune et belle orpheline. « Au moment où je quittais l’armée, on s’occupait des préparatifs nécessaires pour enlever les restes mortels de l’illustre Raymond. Nous l’avons trouvé au milieu des cadavres immolés de sa main. Le vœu de mon parent ne lui permet point de passer votre pont-levis, mais, avec votre permission, milady, je le représenterai à ces vénérables obsèques : il m’a donné, à cet égard, son autorisation.

— Mon noble père, dit Éveline, » faisant un effort pour retenir ses larmes, « sera pleuré par nos nobles et braves libérateurs. Quel plus grand honneur peut-on rendre à sa mémoire ! » Elle eût voulu continuer ; mais la voix lui manqua, et elle fut obligée de se retirer à la hâte pour donner un libre cours à ses larmes et se préparer pour les funérailles, afin d’y déployer toute la cérémonie nécessaire dans une telle circonstance. Damien salua alors la jeune héritière avec tout le respect qu’il eût rendu à une divinité, et, montant son coursier, il retourna vers l’armée de son oncle, qui venait de camper sur le champ de bataille.

Le soleil était alors au méridien, et la plaine présentait, dans toute son étendue, un tumulte bien différent de la solitude qu’on y avait remarquée le matin, et contrastait aussi d’une manière frappante avec les cris et la fureur du précédent assaut. La nouvelle de la victoire gagnée par Hugo de Lacy se répandit dans le pays environnant, et plusieurs des habitants des campagnes, qui s’étaient dérobés par la fuite à la furie du loup de Plinlimmon, commençaient à revenir vers leurs habitations désolées. On remarquait déjà un nombre considérable de ces hommes paresseux et lâches qui pullulent dans les pays exposés aux vicissitudes de la guerre ; ils accouraient dans ces lieux, soit par amour du pillage, soit par pure curiosité. Les Juifs et les Lombards, méprisant le danger partout où il existe une chance de gain, se répandaient dans le camp, vendant aux hommes d’armes victorieux des liqueurs et autres objets, pour les bijoux en or, encore teints de sang, qui avaient appartenu aux Bretons vaincus. D’autres remplissaient le rôle de courtiers entre les Gallois captifs et leurs vainqueurs. Quand ils croyaient aux protestations de solvabilité et de bonne foi des premiers, ils s’engageaient pour eux, et même avançaient, argent comptant, la somme nécessaire à leur rançon. D’autres, et ils étaient en grand nombre, devenaient acquéreurs des prisonniers qui ne pouvaient pas acquitter sur-le-champ le prix de leur rançon.

Afin que l’argent que le soldat amassait de cette manière ne l’embarrassât pas long-temps, ou ne réprimât point son ardeur pour de nouvelles entreprises, on lui offrait les moyens ordinaires de dissiper les dépouilles militaires qu’il avait conquises. Des courtisanes, des bouffons, des jongleurs, des ménestrels, des charlatans, avaient accompagné l’armée dans sa marche nocturne ; et, pleins de confiance dans la réputation militaire du célèbre de Lacy, ils s’étaient arrêtés sans crainte à quelque distance du camp ; jusqu’à ce que la bataille eût été finie et gagnée. Ces diverses troupes approchèrent alors en bandes joyeuses pour féliciter les vainqueurs. Près de l’endroit où ils dansaient, chantaient et racontaient, des paysans, venus exprès, ouvraient, sur le champ de bataille encore sanglant, de larges tranchées pour déposer les morts. On apercevait des médecins prodiguant leurs soins aux blessés, des prêtres et des moines confessant ceux dont on désespérait, des soldats enlevant du champ de bataille les cadavres des morts les plus illustres. Des paysans déploraient leurs moissons dévastées, leurs habitations pillées ; des veuves et des orphelins cherchaient sur cette scène de carnage les cadavres de leurs époux et de leurs pères. Ainsi les plaintes poignantes des malheureux se mêlaient aux cris d’allégresse et de triomphe, et la plaine de Garde-Douloureuse pouvait servir de parallèle à la confusion variée de la vie humaine, où la joie et le chagrin sont entremêlés, et où l’allégresse et le plaisir sont souvent bien près de l’affliction et de la mort.

Vers le milieu du jour, tous ces divers bruits cessèrent, et l’attention de ceux qui se réjouissaient, ainsi que de ceux qui se lamentaient, fut distraite par le son triste et éclatant de six trompettes qui, élevant et unissant leurs sons lugubres pour entonner un chant de mort, annoncèrent à tous que les funérailles du vaillant Raymond allaient commencer. Douze moines noirs d’un couvent voisin sortirent alors deux à deux d’une tente qui avait été élevée à la hâte pour recevoir le corps de l’illustre baron. À leur tête marchait leur supérieur, portant une énorme croix et chantant à haute voix le cantique sublime du catholicisme, le Miserere meî, Domine. Après eux venait un corps d’élite d’hommes d’armes ; la pointe de leurs lances était renversée et dirigée vers la terre. Suivait enfin le corps du vaillant Berenger, entouré de sa propre bannière qui, reprise aux Gallois, servait alors de drap funéraire à celui qui la possédait naguère. Les plus braves chevaliers de la maison du connétable (car, ainsi que plusieurs grands de l’époque, il s’était créé une sorte de cour, rivalisant presque avec celles des rois ; formaient le deuil et supportaient le cadavre qui avait été placé sur des lances. Le connétable de Chester lui-même, seul, couvert de ses armes et la tête découverte, commandait aux personnes qui composaient le deuil. Un corps choisi d’écuyers, d’hommes d’armes et de pages de noble race, fermait le cortège. Des trompettes et des cors répondaient par intervalles aux chants mélancoliques des moines, par des accents tristes et non moins lugubres.

L’élan du plaisir fut donc arrêté, et les infortunés qui se livraient à la douleur suspendirent un instant le cours de leurs larmes pour être témoins des derniers honneurs rendus à celui qui, pendant sa vie, avait été le père et le soutien de ses sujets.

Le lugubre cortège traversa à pas lents la plaine où, dans l’espace de quelques heures, s’étaient passés tant d’événements divers ; et, s’arrêtant à la porte extérieure des barricades du château, par des fanfares solennelles et prolongées, il invita la forteresse à recevoir les dépouilles de celui qui l’avait tant de fois et si vaillamment défendue. Le cor d’un des gardes répondit à cette funèbre invitation ; le pont-levis se baissa, la herse fut levée, et le père Aldrovand parut alors couvert de ses habits sacerdotaux. Un peu plus loin derrière lui, on distinguait l’illustre fille de Raymond, revêtue d’habits de deuil selon la mode du temps ; elle était soutenue par sa fidèle Rose et suivie de toutes les femmes de sa suite.

Le connétable de Chester s’arrêta sur le seuil de la porte extérieure, et montrant de la main la croix de drap blanc attachée à son épaule gauche, il abandonna à son neveu Damien, en lui faisant un humble salut, la tâche que les vœux qu’il avait faits ne lui permettaient pas d’accomplir, et qui consistait à accompagner les restes de Raymond jusqu’à la chapelle du château. Les soldats de Hugo de Lacy, dont la plupart étaient liés par les mêmes vœux, s’arrêtèrent à l’extérieur, restant sous les armes, pendant que les sons funèbres de la cloche annonçaient que le cortège venait de franchir les portes.

Ils parcoururent les allées étroites pratiquées avec art pour arrêter les progrès d’un ennemi, fût-il parvenu même à franchir les portes extérieures, et ils arrivèrent enfin dans la grande cour, où la plupart des habitants de la forteresse et ceux que les circonstances avaient obligés de s’y réfugier, s’étaient rassemblés pour contempler encore une fois les traits de leur seigneur. Au milieu de cette foule s’étaient glissés quelques gens du dehors que la curiosité ou l’espoir d’avoir part aux distributions du jour avaient attirés aux portes du château, et qui, à la faveur de quelques pourparlers, avaient obtenu des gardes la permission d’entrer.

Le corps fut placé devant la porte de la chapelle, dont la façade gothique formait un des côtés de la cour, jusqu’à ce que les moines eussent récité quelques prières auxquelles la multitude était supposée prendre part.

Ce fut dans cet intervalle qu’un homme à qui une barbe longue et pointue, une ceinture brodée, et un chapeau de feutre gris à forme haute, donnaient l’apparence d’un marchand lombard, s’adressa à Marguerite, nourrice d’Éveline, et lui dit à voix basse, avec un accent étranger : « Ma chère sœur, je suis un marchand voyageur, j’arrive en ce lieu pour y faire quelques gains ; pouvez-vous me dire si, dans ce château, je pourrais avoir quelques pratiques ?

— Vous venez dans un mauvais moment, sire étranger ; vous devez voir que nous sommes ici dans un séjour de deuil et non dans un marché.

— Mais les temps de deuil conviennent également au commerce, » dit l’étranger, s’approchant toujours plus près de Marguerite, et donnant à sa voix un ton encore plus confidentiel : « J’ai des écharpes noires en soie de Perse, des colliers de même couleur dignes d’orner une princesse portant le deuil d’un monarque, du crêpe de Chypre d’une beauté telle que l’Orient en envoie fort peu qu’on puisse lui comparer, du drap noir pour tentures ; enfin je possède tout ce que le bon goût et la mode ont inventé pour exprimer le chagrin et le respect ; de plus, je sais être reconnaissant envers ceux qui veulent bien m’aider à trouver des pratiques. Allons, bonne dame, pensez à cela. Toutes les belles choses que je possède sont nécessaires dans ce pays ; elles sont aussi bonnes que celles d’un autre marchand, et je les vendrai tout aussi bon marché ; une robe ou une bourse de cinq florins, à votre choix, sera la récompense que je vous destine si vous consentez à me servir.

— Ami, je t’invite à te taire, répondit Marguerite, et à choisir un autre moment pour vanter tes marchandises ; tu oublies le lieu où tu es. Si tu réitères tes importunités, je parlerai à des gens qui te feront voir le côté extérieur de la porte du château. Je suis étonnée que les gardes aient admis les marchands ambulants dans un pareil jour. Je crois, en vérité, qu’ils concluraient un marché jusque sur le lit de mort de leur mère, s’ils devaient y trouver du profit. » En disant ces mots, elle lui tourna le dos avec mépris.

Tandis qu’on le repoussait avec tant d’aigreur d’un côté, notre marchand sentit que d’un autre son manteau recevait un coup léger, mais significatif. Tournant la tête à ce signal, il vit une dame dont le capuchon était disposé avec affectation, pour donner une apparence de tristesse à un visage qui portait naturellement l’empreinte de la gaieté, et qui devait être bien attrayant lorsqu’elle était jeune, puisqu’il n’était pas encore dépourvu d’un certain charme, quoique la dame eût alors plus de quarante ans. Elle fit un signe de l’œil au marchand, portant en même temps l’index sur sa lèvre inférieure, pour qu’il observât le silence et le secret. Se séparant alors de la foule, elle se retira derrière un arc-boutant, comme pour éviter la presse qui devait avoir lieu dans la chapelle au moment où le cercueil y serait porté. Le marchand ne manqua pas de suivre son exemple, et se rendit immédiatement à ses côtés ; mais elle lui évita la peine de parler de son commerce, et entra immédiatement en matière. « J’ai entendu tout ce que vous avez dit à la dame Marguerite la bégueule, car c’est ainsi que je l’appelle ; j’ai entendu… c’est-à-dire j’ai deviné tout ce que je n’ai pu entendre ; car j’ai un œil dans la tête, je vous assure.

— Ah ! ma belle dame, vous en avez deux, et tout aussi brillants que des gouttes de rosée dans un jour de printemps.

— Oh ! vous dites cela parce que j’ai pleuré, » dit dame Gillian aux bas écarlates, car c’était elle qui parlait ; « et si j’ai pleuré, certainement ce n’est pas sans raison, car notre seigneur était toujours si bon pour moi ; quelquefois même il me passait la main sous le menton, m’appelant aimable Gillian de Croydon, non pas que le brave gentilhomme fût jamais incivil à mon égard ; car alors il ne manquait pas de me glisser dans la main une pièce de monnaie. Oh ! quel ami j’ai perdu là ! et cependant il m’a fait mettre plus d’une fois en colère : par exemple, quand je voyais le vieux Raoul piquant comme le vinaigre, et bon seulement à rester tout le jour dans son chenil. Mais, comme je lui disais, pouvais-je donc faire injure à notre maître et à un grand baron, parce qu’il me passait la main sous le menton, ou me prenait un baiser, ou me faisait quelque autre caresse ?

— Je ne suis point étonné du chagrin que vous cause la mort d’un si brave maître, madame, dit le marchand.

— Cela n’est point étonnant, en effet, » répliqua la dame en soupirant ; « car, enfin, qu’allons-nous devenir ? il est probable que ma jeune maîtresse ira chez sa tante ou qu’elle épousera un de ces Lacy dont on parle tant, ou enfin qu’elle quittera le château ; et il est probable alors qu’on nous enverra paître, Raoul et moi, avec les vieux chevaux de notre défunt maître. Dieu sait qu’on ferait tout aussi bien de le pendre avec les vieux chiens, car il ne peut ni mordre ni marcher, et n’est bon à rien, sur la terre, du moins que je sache.

— Votre jeune maîtresse est cette dame en deuil qui voulait tout à l’heure se précipiter sur le cadavre ? demanda le marchand.

— C’est elle, en effet, monsieur ; et ce n’est pas sans motif qu’elle se désespère ainsi ; elle chercherait long-temps avant de trouver un père semblable à celui qu’elle a perdu.

— Dame Gillian, je vois que vous êtes une femme de tact, répondit le marchand. Et ce jeune homme qui la soutient est sans doute son futur époux ?

— Elle a en effet grand besoin de quelqu’un pour la soutenir, dit dame Gillian, et j’en puis dire autant de moi ; car, que peut faire ce pauvre diable de Raoul, vieux et cassé comme il est ?

— Mais, dit le marchand, parlons du mariage de votre jeune maîtresse.

— La seule chose que l’on sache à cet égard, c’est qu’un traité avait été conclu entre notre défunt seigneur et le grand connétable de Chester, le même qui est arrivé ce jour assez à temps pour empêcher les Gallois de nous couper la gorge et de nous faire Dieu sait quoi. Mais on parle d’un mariage, cela est certain : la plupart pensent que lady Éveline épousera ce blanc-bec, ce jeune Damien, comme on l’appelle ; car, quoique le connétable ait de la barbe, elle est un peu trop grise pour convenir au menton d’un futur. D’ailleurs, ce connétable part pour la terre sainte, pays qui convient parfaitement à tous les vieux guerriers. Je désirerais qu’il emmenât Raoul avec lui. Mais tout cela n’a nul rapport avec ce que vous disiez il y a quelques instants de vos articles de deuil. Il n’est que trop vrai que mon pauvre maître est mort ; mais enfin qu’y faire ? Hélas ! vous connaissez le bon vieux dicton :


Il nous faut user des habits,
Manger du bœuf et boire de la bière ;
Il le faut, avant qu’on enterre
Les morts dans leur dernier logis.


Et quant à vos marchandises, je vous le dis, je puis vous être aussi utile que cette bégueule de Marguerite, pourvu que vous fassiez les choses d’une manière convenable ; car si d’un côté milady n’a pas pour moi autant de bienveillance, d’un autre je puis obtenir de l’intendant tout ce que bon me semble.

— Prenez ceci, ma jolie mistress Gillian, c’est un à-compte sur notre marché, dit le colporteur ; et quand mes chariots seront arrivés, je vous récompenserai plus amplement, si, par votre intermédiaire, je puis parvenir à beaucoup vendre. Mais une fois hors du château, comment y rentrerai-je ? car, comme vous avez beaucoup de bon sens, je désire vous consulter avant de revenir avec mes marchandises.

— Écoutez, » répondit la complaisante dame, « si nos Anglais sont de garde, demandez seulement mistress Gillian, et tous à la fois s’empresseront de vous ouvrir le guichet ; car nous autres Anglais nous nous liguons, ne serait-ce que pour dépiter les Normands. Mais si les Normands sont de garde, demandez le vieux Raoul, et dites que vous venez lui parler pour des chiens et des faucons que vous avez à vendre ; et je vous garantis que de cette manière vous parviendrez à me parler. Si la sentinelle est flamande, vous n’avez qu’à dire que vous êtes marchand, et elle vous laissera passer par amour pour le commerce. »

Le marchand lui réitéra ses remercîments, et la quitta pour se mêler aux autres spectateurs, la laissant se féliciter du gain d’une couple de florins pour avoir donné cours à son humeur bavarde, ce que dans d’autres circonstances elle avait quelquefois payé si cher.

Le son de la grosse cloche du château avait cessé de se faire entendre : ce silence annonçait que le corps du noble Raymond Berenger avait été descendu dans le caveau où reposaient ses pères. Les personnes qui appartenaient à l’armée de Lacy se rendirent alors dans la salle du château, où elles prirent, avec modération toutefois quelques mets et rafraîchissements qu’on leur offrit. Après quoi elles quittèrent le château, ayant à leur tête le jeune Damien, et marchant comme elles étaient venues d’un pas lent et lugubre. Les moines restèrent au château, afin de chanter des services pour le repos de l’âme du défunt et de ceux de ses hommes d’armes qui avaient perdu la vie à ses côtés, et qui avaient été tellement mutilés pendant et après le combat, qu’il était à peine possible de reconnaître les morts ; car autrement le corps de Denis Morolt eût obtenu les honneurs de funérailles particulières, récompense digne de sa fidélité.







CHAPITRE XI.

l’entrevue d’éveline et du connétable.


Les mets préparés pour les funérailles seront servis indifféremment sur la table de mariage.
Shakspeare, Hamlet.


Les cérémonies religieuses qui suivirent les funérailles de Raymond Berenger durèrent six jours sans interruption ; pendant ce laps de temps des aumônes furent distribuées aux pauvres, des secours administrés par l’ordre de lady Éveline à tous ceux qui avaient eu à souffrir du dernier ravage causé par les Gallois. Un festin, appelé banquet funéraire, fut aussi donné en l’honneur du défunt ; mais la fille de Raymond et la plupart des gens de sa suite observèrent strictement le jeûne et les veilles, ce qui paraissait aux Normands plus noble et plus respectueux envers les morts que la coutume des Saxons et des Flamands, qui consistait à se livrer aux excès de la table.

Cependant le connétable de Lacy conservait sous les murs de Garde-Douloureuse un corps considérable de ses troupes pour le défendre contre quelque nouvelle irruption des Gallois ; avec ce qui lui restait de soldats il sut profiter de la victoire, et frappa de terreur les vaincus par des incursions, qui avaient pour résultat des ravages presque aussi funestes que ceux commis auparavant par les Gallois. Parmi ces derniers, les maux de la discorde s’étaient joints à ceux que leur avait causés leur défaite. Deux proches parents de Gwenwin se disputaient le trône laissé vacant par la mort de ce prince ; et dans cette occasion comme dans beaucoup d’autres, les Gallois souffraient autant de leurs dissensions intestines que du glaive des Normands. Un politique moins adroit, un capitaine moins illustre que le sage et heureux de Lacy, n’eût pas manqué, dans de telles conjonctures, de négocier une paix avantageuse, qui, privant la principauté de Powys d’une partie de ses frontières et de la possession de quelques passages importants où le connétable se proposait de faire bâtir des forts, aurait donné au château de Garde-Douloureuse les moyens de résister aux soudaines attaques de leurs voisins turbulents et belliqueux.

De Lacy s’occupa aussi de rétablir dans leur domicile tous ceux qui avaient fui leurs foyers, et de mettre toute la seigneurie, échue à une femme sans protecteur, dans un état de défense aussi parfait que pouvait le permettre sa situation sur une frontière ennemie.

Tandis qu’il veillait avec sollicitude aux intérêts de l’orpheline de Garde-Douloureuse, de Lacy ne chercha point à troubler sa douleur filiale. Mais chaque matin son neveu se rendait par ses ordres auprès d’elle, afin de présenter à Éveline, dans le langage ampoulé de l’époque, les devoirs du connétable, et lui faire connaître les diverses opérations qu’exigeait l’intérêt de ses domaines. En de telles circonstances, Damien était toujours admis près d’Éveline : les services éminents que lui rendait l’oncle lui ordonnait d’agir ainsi ; et l’entrevue terminée, le jeune chevalier retournait au camp, chargé des remercîments sincères de l’orpheline, et de son acquiescement implicite à tout ce que proposait le connétable.

Quand, au bout de quelques jours, la rigidité du deuil fut diminuée, le jeune de Lacy déclara de la part de son oncle que le traité avec les Gallois ayant été conclu, et toutes les affaires du district disposées aussi bien que les circonstances pouvaient le permettre, le connétable se proposait de retourner au milieu de ses États, afin de reprendre les préparatifs de son départ pour la terre sainte, et qu’il avait interrompus pour venir châtier les ennemis de la fille de Raymond.

« Eh quoi ! » dit Éveline le cœur pénétré de reconnaissance, « le noble connétable quittera-t-il ces lieux sans recevoir les remercîments personnels de celle qui allait périr lorsqu’il vint si vaillamment la délivrer ?

— C’était précisément sur ce sujet, répliqua Damien, que j’étais chargé de vous entretenir ; mais mon noble parent ose à peine vous demander ce qu’il désire avec tant d’ardeur ; c’est-à-dire, la faveur de vous parler en secret d’une affaire importante, et il ne pense pas qu’un tiers puisse être convenablement admis à entendre la confidence qu’il doit vous faire.

— Sans doute, » dit la jeune fille en rougissant, « rien ne s’oppose à ce que je puisse voir l’illustre de Lacy, quand il le jugera convenable.

— Mais son vœu, répliqua Damien, s’oppose à ce qu’il mette sa tête à l’abri d’un toit avant son départ pour la Palestine ; et pour le voir, madame, il faut que vous daigniez lui accorder la grâce de le visiter en son pavillon, condescendance que, comme chevalier et noble Normand, on a peine à solliciter d’une demoiselle de haut lignage.

— Est-ce là tout ce que demande le noble connétable ? » répondit Éveline, qui, élevée dans la solitude, était étrangère à l’étiquette que les demoiselles d’alors observaient strictement avec l’autre sexe. « Eh quoi donc, je n’irais pas rendre des actions de grâces à mon libérateur, lorsqu’il ne peut venir ici les recevoir ! Annoncez au noble Hugo de Lacy, qu’après Dieu, toute ma reconnaissance lui est acquise, à lui et à ses braves compagnons d’armes. Je me rendrai à sa tente comme à un saint pèlerinage ; j’irais même les pieds nus si un tel hommage pouvait lui plaire, dût le chemin être couvert d’épines et de pierres.

— Mon oncle sera honoré et charmé de votre résolution, madame ; mais il mettra ses soins à vous éviter une fatigue inutile, et dans cette vue un pavillon sera immédiatement élevé devant la porte du château, et là sera le lieu de l’entrevue tant désirée, s’il vous plaît de l’honorer de votre présence. »

Éveline consentit sans hésiter à ce que lui proposait Damien, désirant être agréable au noble de Lacy. Dans la simplicité de son cœur, elle ne voyait aucun motif plausible qui l’empêchât de traverser, sous la garde du jeune homme, et sans autre cérémonie, la plaine où, étant enfant, elle poursuivait les papillons et cueillait les fleurs des champs, et où, tout récemment encore, elle avait coutume d’exercer son palefroi ; car l’espace qui la séparait du camp du connétable avait peu d’étendue.

Le jeune chevalier, dont la présence alors lui était familière, retourna rendre compte à son parent et seigneur du succès de son message, et Éveline éprouva sur son sort le premier sentiment d’inquiétude qui eût agité son âme, depuis que la défaite et la mort de Gwenwyn lui avaient permis de consacrer exclusivement ses pensées au chagrin que lui avait causé la perte de son illustre père. Mais sa douleur, sans être apaisée, s’était affaiblie dans la solitude ; et maintenant qu’elle devait paraître devant un homme dont la renommée lui était si connue et qui venait de lui donner des preuves si récentes de sa puissante protection, son esprit se porta peu à peu sur la nature et les suites de cette importante entrevue. Sans doute elle avait vu Hugo de Lacy au célèbre tournoi de Chester, où sa valeur et son adresse étaient le sujet de tous les entretiens ; et en lui remettant le prix qu’avait remporté sa valeur, elle avait reçu de sa bouche, avec joie et orgueil, l’hommage dû à sa naissante beauté ; mais cependant elle n’avait de sa personne et de sa figure aucune idée précise ; si ce n’est qu’il était de taille moyenne, qu’il avait une armure d’une grande richesse, et qu’enfin, lorsqu’il avait levé la visière de son casque, il lui avait paru aussi âgé que son père. Cet homme, qu’elle ne se rappelait que si faiblement, avait été l’instrument choisi par sa divine protectrice pour la retirer de la captivité et pour venger la mort de son père ; elle se trouvait engagée par ses propres vœux à le considérer comme l’arbitre de sa destinée, si toutefois il jugeait à propos de le devenir. Elle fatiguait vainement sa mémoire, afin de se rappeler les traits de son visage pour se faire une idée de son humeur, et vainement elle se torturait l’esprit pour deviner les desseins qu’il pouvait avoir sur elle.

Cependant les préparatifs que l’on faisait annonçaient que le célèbre baron semblait attacher à cette entrevue un certain degré d’importance. Éveline s’était imaginé que le connétable pouvait en cinq minutes se rendre aux portes du château, et que si le décorum exigeait qu’un pavillon fût dressé pour les recevoir l’un et l’autre, une tente pouvait être transportée du camp aux portes du château, et préparée en dix minutes au plus. Mais on vit clairement que le connétable regardait l’étiquette et la cérémonie comme essentielles à leur entrevue, car une demi-heure après le retour de Damien, au moins vingt soldats et ouvriers, sous la direction d’un sergent, dont la cotte d’armes était ornée des armoiries de Lacy, commencèrent à élever à la porte du château un de ces pavillons splendides employés dans les tournois et autres circonstances pareilles. Il était en soie pourpre brochée en or, avec des cordons semblables. La porte était formée par six lances, dont le bois était recouvert d’argent et la pointe du même métal. Elles étaient enfoncées dans la terre deux par deux, et croisées au sommet, de manière à représenter une espèce de voûte couverte d’une soie verte en forme de draperie, qui contrastait agréablement avec la pourpre et l’or.

L’intérieur de la tente, d’après la déclaration de dame Gillian et autres commères qui n’avaient pu résister au désir de la visiter, était d’une magnificence qui répondait à la richesse de l’extérieur. On y voyait des tapis d’Orient, ainsi que des tapisseries de Cassel et de Bruges. Le plafond, couvert d’une soie bleu de ciel, imitait le firmament ; le soleil, la lune et les étoiles y étaient représentés en argent massif. Ce célèbre pavillon avait été fait pour le fameux Guillaume d’Ipres, qui avait acquis tant de richesses comme général des troupes mercenaires du roi Étienne, qui l’avait créé comte d’Albemarle. Mais les hasards de la guerre l’avaient fait tomber dans les mains de Lacy, après un de ces sanglants combats comme il s’en livra pendant les guerres civiles entre Étienne et l’impératrice Maude ou Mathilde. On ne se rappelait pas que le connétable en eût jamais fait usage, car, quoique riche et puissant, Hugo de Lacy était, dans bien des occasions, simple et sans ostentation ; circonstance qui rendait alors sa conduite plus extraordinaire aux yeux de ceux qui le connaissaient. À midi, il arriva à la porte du château, monté sur un coursier fougueux, et, rangeant en bataille un petit corps de vassaux, de pages et d’écuyers qui le suivaient, vêtus des plus riches livrées, il se mit à leur tête, et envoya son neveu vers l’héritière de Garde-Douloureuse pour lui annoncer que le plus humble de ses serviteurs attendait l’honneur de sa présence à la porte du château.

Parmi les spectateurs qui voyaient arriver le connétable, il y en avait qui pensaient qu’il eut été plus convenable de réserver pour lui-même une partie de la splendeur répandue sur son pavillon et sur sa suite, car la simplicité de ses vêtements allait jusqu’à la négligence, et l’ensemble de sa personne n’avait point assez d’élégance et de noblesse pour qu’il pût se dispenser de recourir aux avantages du luxe et de la parure. Cette opinion acquit encore bien plus de force lorsqu’il fut descendu de cheval, car jusqu’à ce moment la manière admirable avec laquelle il gouvernait son noble coursier avait répandu sur sa figure et sur sa personne un air d’aisance, qu’il perdit dès qu’il eut quitté sa selle d’acier. En hauteur, le célèbre connétable atteignait à peine la moyenne taille, et ses membres, quoique robustes et bien pris, manquaient de grâce et d’aisance dans le mouvement. Ses jambes étaient légèrement arquées, ce qui lui donnait un avantage comme cavalier, mais cet avantage était un défaut choquant lorsqu’il était à pied ; il boitait un peu : cette infirmité venait de ce qu’en tombant de cheval il s’était cassé une jambe, qu’un chirurgien inexpérimenté lui avait mal remise. Cela nuisait à sa démarche ; et quoique ses épaules carrées, ses bras nerveux, sa large poitrine annonçassent la force qu’il déployait si souvent, cette force était dépourvue de grâce et d’adresse. Son langage et ses gestes étaient ceux d’un homme peu habitué à converser avec ses égaux, et encore moins avec ses supérieurs ; ils étaient concis, tranchants et brusques, allant presque jusqu’à la dureté. Si l’on s’en rapportait au jugement de ceux qui étaient dans l’intimité du connétable, il y avait dans son regard vif et ouvert de la bienveillance et de la dignité ; mais ceux qui le voyaient pour la première fois le jugeaient moins favorablement, et prétendaient découvrir dans ce regard une expression de dureté et de colère, quoiqu’ils trouvassent cependant dans l’ensemble de son air quelque chose de martial et de hardi. Il n’avait pas plus de quarante-cinq ans ; mais les fatigues de la guerre et l’intempérie des climats le faisaient paraître de dix ans plus vieux. Aucune des personnes de sa suite n’était aussi simplement habillée que lui. Il portait, selon l’usage des Normands, un manteau court, jeté sur un justaucorps en peau de chamois, qui, presque toujours couvert par son armure, se trouvait aussi dans quelques endroits taché par le frottement continuel de l’acier. Sa tête était couverte d’une toque brune à laquelle était attachée une branche de romarin en mémoire de son vœu. Son épée et son poignard étaient suspendus à une ceinture de peau de veau marin.

Ainsi vêtu et marchant à la tête d’une troupe brillante de vassaux attentifs au moindre signal, le connétable de Chester attendit aux portes du château de Garde-Douloureuse l’arrivée de lady Éveline Berenger.

À l’intérieur du château, le son des trompettes annonça sa présence ; le pont-levis se baissa, et elle parut conduite par Damien de Lacy en costume de cérémonie, et suivie de ses femmes et de ses serfs ou vassaux. Elle passa sous le portail massif et antique du château de ses pères. On ne remarquait sur elle aucun ornement ; elle ne portait que des habits de deuil, les seuls qui convinssent à la perte douloureuse qu’elle venait de faire : aussi son costume simple formait un contraste frappant avec le riche attirail de son jeune cavalier tout resplendissant d’or et de broderies ; mais, d’un autre côté, leur âge et leur beauté se ressemblaient tellement, que parmi les spectateurs il s’éleva un murmure, un bruit sourd d’admiration, qui eût sans doute éclaté en un concert unanime d’applaudissements, si les spectateurs n’eussent été retenus par le respect dû au grand deuil d’Éveline.

À peine la jeune orpheline avait-elle fait un pas hors des palissades qui formaient la barrière extérieure du château, que le connétable de Lacy s’avança vers elle, et ployant son genou droit jusqu’à terre, il la pria d’excuser l’acte incivil auquel son vœu l’avait forcé, lui exprima tout le plaisir que lui procurait l’honneur qu’elle daignait lui faire, honneur qu’il ne pourrait jamais assez reconnaître, quoiqu’il jurât de lui consacrer sa vie entière.

Cet acte de courtoisie, ces protestations de dévouement, quoique tout à fait conformes à la galanterie romanesque du temps, causèrent à Éveline quelque embarras, d’autant plus que ces hommages lui étaient rendus publiquement. Elle supplia le connétable de se relever et de ne pas augmenter la confusion d’une personne qui se voyait déjà dans l’impossibilité d’acquitter envers lui sa dette de reconnaissance. Le connétable se releva, et après avoir baisé la main qu’elle lui offrait, il la pria, puisqu’elle avait eu la condescendance de se rendre en ces lieux, de daigner entrer dans la modeste tente qu’il avait préparée pour la recevoir, et de lui accorder l’audience qu’il avait sollicitée. Éveline ne répondant que par un salut, lui présenta sa main, et, commandant à sa suite de s’arrêter, elle ordonna à Rose Flammock de la suivre.

« Milady, dit le connétable, l’affaire dont je suis obligé de vous parler à la hâte exige le secret.

— Cette jeune fille, milord, est ma suivante, répondit Éveline ; mes plus secrètes pensées lui sont connues : je vous prie donc de permettre qu’elle soit présente à notre entretien.

— C’eut été mieux autrement, répliqua Hugo de Lacy avec embarras ; mais vos désirs seront remplis. »

Il conduisit lady Éveline dans sa tente, et la supplia de s’asseoir sur des coussins en riche soie de Venise. Rose se plaça derrière sa maîtresse, à demi agenouillée sur les mêmes coussins, étudiant les moindres mouvements de l’illustre guerrier politique dont la renommée avait tant de fois parlé ; jouissant de son embarras comme d’un triomphe de son sexe, et croyant avec peine que son pourpoint de chamois et sa forme carrée s’accordassent avec la splendeur de la scène et la beauté presque angélique d’Éveline.

« Milady, » dit le connétable avec hésitation, « pour m’expliquer, je voudrais employer ces phrases que les dames aiment à entendre, et que mérite si bien votre admirable beauté ; mais, élevé dans les camps et dans les conseils, je ne puis parler qu’avec simplicité et franchise.

— Je ne vous comprendrai que plus facilement, » dit Éveline, qui ne pouvait se rendre compte du tremblement qu’elle éprouvait.

« Je parlerai donc franchement. Une espèce d’engagement, ayant pour but une union entre nos deux maisons, a été conclu entre votre père et moi. » Là il s’arrêta, comme s’il eut désiré ou attendu une réponse de la part d’Éveline ; mais comme elle gardait le silence, il continua. « Plût au ciel qu’ayant assisté au commencement de ce traité, il eût assez vécu pour le conduire et le conclure avec sa sagesse ordinaire ! mais il n’est plus ; il a pris le sentier que nous devons tous parcourir.

— Votre Seigneurie, dit Éveline, a noblement vengé son digne ami.

— Je n’ai fait que mon devoir, milady, en défendant comme chevalier une femme dont les jours étaient en péril, en protégeant comme seigneur les frontières attaquées, et, comme ami, en vengeant un ami. Mais je reviens au fait. Mon antique et noble race est sur le point de s’éteindre, car je ne parle point de Randal Lacy, mon parent éloigné : je ne connais en lui rien de bon, ou rien qui puisse faire espérer quelque chose de bon : il y a quelques années d’ailleurs que nous sommes brouillés. Mon neveu, Damien, promet de se montrer digne rejeton de notre antique race ; mais il n’a pas encore vingt ans, et doit parcourir une longue carrière d’aventures et de périls avant de remplir honorablement les devoirs de la vie domestique et ceux d’une union conjugale. Sa mère est Anglaise ; circonstance fâcheuse peut-être pour l’écusson de ses armes : cependant, s’il avait dix ans de plus et s’il était reçu chevalier, j’aurais demandé que Damien de Lacy jouît du bonheur auquel j’aspire.

— Vous, vous, milord ! c’est impossible ! » dit Éveline s’efforçant de réprimer tout ce qu’il pouvait y avoir d’offensif dans l’étonnement qu’elle n’avait pu s’empêcher de manifester.

« La surprise que vous cause cette proposition téméraire ne m’étonne nullement, » répliqua le connétable avec calme ; car la glace était rompue, il avait repris son sang-froid ordinaire. « Je ne suis pas doué d’un extérieur agréable aux yeux d’une dame, et j’ai oublié, si toutefois je les connus, les phrases et les expressions que ses oreilles aiment à entendre ; mais, noble Éveline, l’épouse de Hugo de Lacy sera par son rang une des premières dames de l’Angleterre.

— Alors, dit Éveline, celle à qui un honneur si insigne est réservé doit examiner jusqu’à quel point elle peut remplir les devoirs importants qui lui sont imposés.

— De ce côté, je ne crains rien, répliqua de Lacy. Celle qui a été une fille si accomplie ne saurait être moins estimable dans les autres devoirs qu’elle aurait à remplir.

— Je n’ai pas en moi une telle confiance, milord, vous vous abusez à mon égard, » répliqua la jeune orpheline avec embarras. « Et je… Mais veuillez me pardonner et m’accorder le temps pour me recueillir ; je ne puis me décider immédiatement.

— Votre père, milady, avait cette union fort à cœur. Cet écrit signé de sa main le prouve assez. » Il plia alors le genou pour lui présenter le papier. « L’épouse de Lacy aura, comme le mérite la fille de Raymond, le rang d’une princesse ; sa veuve aura le douaire d’une reine.

— Relevez-vous, milord ; cette attitude est inutile ; car vous me présentez les ordres de mon père, qui, joints à d’autres circonstances… » Elle s’arrêta, et poussant un profond soupir, elle ajouta : « Ils me laissent à peine maîtresse de ma volonté. »

Enhardi par cette réponse, de Lacy, qui était resté jusqu’alors agenouillé, se releva avec courtoisie, et s’asseyant à côte d’Éveline, il continua ses instances, non avec le langage d’un amour passionné, mais avec la franchise d’un homme qui fait dépendre son bonheur de la réponse qu’il sollicite. La vision de l’image miraculeuse était, comme on le pense bien, l’idée qui occupait entièrement l’esprit d’Éveline ; engagée par le vœu solennel qu’elle avait fait en cette occasion, elle se vit contrainte de recourir à des réponses évasives, et peut-être elle aurait donné une réponse négative si elle n’avait écouté que la voix de son cœur.

« Milord, dit-elle, après la perte récente de mon père, je ne puis prendre une détermination précipitée dans une affaire de telle importance. Donnez-moi le temps de réfléchir et de consultes mes amis.

— Hélas ! belle Éveline, dit le baron, que mes instances ne vous offensent point. Bientôt je dois partir pour une expédition dangereuse et éloignée ; et le peu de temps qui me reste pour solliciter votre bienveillance doit excuser à vos yeux mes importunité.

— Eh quoi ! noble de Lacy, voudriez-vous, dans de telles circonstances, contracter des liens indissolubles ?

— Je suis soldat de Dieu, dit le connétable, et celui pour qui je combattrai en Palestine défendra mon épouse en Angleterre.

— Maintenant, milord, écoutez donc ma réponse, » dit Éveline Bérenger en se levant : Je me rendrai demain au couvent des Bénédictines de Gloucester, dont l’abbesse est la sœur de mon vénérable père, et je me conformerai aux conseils qu’elle voudra bien me donner.

— Votre résolution est digne de louanges, » répondit de Lacy, satisfait de voir la conférence se terminer ; » et je la crois même favorable à mon humble prière, puisque la bonne abbesse est depuis long-temps mon amie. » Il se retourna alors vers Rose, qui se préparait à suivre sa maîtresse. « Aimable fille, » dit-il, lui offrant une chaîne d’or, « que ce collier entoure ton cou, et qu’il m’assure tes bonnes grâces.

— Mes bonnes grâces ne sauraient être achetées, milord, » dit Rose, repoussant le don qu’on lui offrait.

« Au moins, quelques paroles favorables, » dit le connétable, le lui présentant derechef.

« On achète facilement des paroles, » dit Rose, repoussant encore la chaîne ; « mais elles valent rarement le prix qu’on en donne…

— Méprisez-vous mes présents, demoiselle ? répondit de Lacy ; sachez que cette chaîne a orné le cou d’un comte normand.

— Eh bien, donnez-la à une comtesse normande, répliqua la jeune fille ; je suis simplement Rose Flammock, la fille du tisserand ; mes bonnes grâces suivent ma volonté, et une chaîne en cuivre me convient aussi bien qu’une en or.

— Paix ! Rose, dit Éveline ; quelle insolence d’oser parler ainsi au connétable ; et vous, milord, continua-t-elle, permettez-moi de prendre congé de vous, maintenant que j’ai répondu à la proposition que vous venez de me faire. Je suis fâchée qu’elle soit d’une nature aussi délicate ; en vous l’accordant sans délai, j’aurais pu vous donner des preuves de la reconnaissance profonde que m’ont inspirée vos bienfaits. »

Le connétable lui présenta la main, et elle sortit du pavillon avec la même cérémonie qu’à son entrée. Elle retourna à son château ; mais cette conférence importante avait jeté dans son esprit de l’inquiétude et de la tristesse. Elle laissa tomber sur son visage son voile de deuil, afin que l’altération de ses traits ne pût être observée ; et, sans même converser avec le père Aldrovand, elle se retira sur-le-champ dans la partie la plus solitaire de son appartement.






CHAPITRE XII.

l’incertitude.


Ô vous, dames de la belle Écosse et de l’Angleterre, qui désirez être heureuses, ne vous mariez jamais pour posséder châteaux, domaines, mais uniquement par amour.
Les Querelles de famille.


Rose Flammock, qui avait suivi sa maîtresse dans son appartement, s’avança pour détacher le voile qu’elle avait pris en sortant du château ; mais Éveline la repoussa, en lui disant : « Pourquoi cet empressement à offrir vos services, jeune fille, lorsqu’on ne vous les demande pas ?

— Êtes-vous donc fâchée contre moi, milady ? dit Rose.

— Sans doute, répliqua Éveline ; et ce n’est pas sans motif. Vous savez dans quelles circonstances difficiles je me trouve ; vous savez ce que le devoir exige de moi ; et, cependant, au lieu de m’aider à accomplir le sacrifice qu’il m’impose, vous semblez vouloir accroître les obstacles que je puis avoir à surmonter.

— Ah ! plût au ciel que j’eusse assez d’influence sur vous pour vous diriger dans la route que vous devez suivre ! dit Rose ; vous la trouveriez facile, et, qui plus est, droite et honorable.

— Que voulez-vous dire, jeune fille ? repartit Éveline.

— Je voudrais, dit Rose, vous voir révoquer l’encouragement, je pourrais même dire le consentement que vous avez donné à ce fier baron. Il est trop grand pour inspirer de l’amour, trop fier pour vous aimer comme vous le méritez. Si vous l’épousez, vous faites alliance avec le malheur en habits dorés, peut-être même avec le déshonneur et le regret.

— Rappelez-vous, demoiselle, les services qu’il nous a rendus.

— Ses services ? dit Rose : il a exposé sa vie pour nous, c’est vrai ; mais chaque soldat de son armée n’en a-t-il pas fait autant ? Et suis-je forcée d’épouser le premier qui s’avisera d’en avoir envie, parce qu’il a tiré l’épée quand la trompette a sonné la charge ? De quelle manière entendent-ils donc ce mot de devoir dont ils se servent, ceux qui n’ont pas honte de venir réclamer la plus haute récompense qu’une femme puisse accorder, et seulement pour avoir fait ce que tout gentilhomme doit à une créature dans le malheur ? Un gentilhomme, ai-je dit ? le plus grossier paysan flamand s’attendrait à peine à des remercîments pour avoir rempli envers une femme un pareil devoir d’humanité.

— Mais les désirs de mon père ?

— Ils étaient sans doute subordonnés à l’inclination de sa fille… Je ne ferai pas à mon noble seigneur (que Dieu veuille absoudre) l’injure de supposer que, dans la circonstance la plus importante de votre vie, il eut voulu forcer votre choix.

— Mais mon vœu, mon vœu fatal ? hélas ! je peux l’appeler ainsi. Puisse Dieu me pardonner mon ingratitude envers ma patronne !

— Ceci même ne m’arrête pas, dit Rose : je ne croirais jamais que Notre Dame de Miséricorde voulût me faire payer sa protection par un hymen avec un homme que je ne pourrais aimer. Elle sourit, dites-vous, quand vous lui adressâtes votre prière : allez mettre à ses pieds les difficultés qui vous inquiètent, et vous verrez si elle ne sourira pas encore ; ou cherchez à vous faire relever de votre vœu. Obtenez une dispense au prix de la moitié de vos biens, fût-ce même de votre fortune entière ; faites, pieds nus, le pèlerinage de Rome ; faites tout au monde plutôt que de donner votre main sans votre cœur.

— Vous parlez avec chaleur. Rose, » dit Éveline en soupirant. « Hélas ! ma chère maîtresse, c’est avec cause. N’ai-je pas vu un ménage d’où l’amour était banni, où, quoiqu’il y eût des vertus, de bonnes intentions, et une fortune suffisante, tous ces biens se trouvaient empoisonnés par des regrets non-seulement inutiles, mais même criminels.

— Cependant il me semble, Rose, que le sentiment de ce que nous devons à nous-mêmes et aux autres, si nous voulons l’écouter, peut nous guider et nous soutenir même dans la situation que tu viens de décrire.

— Il peut nous épargner de la honte, mais non de la douleur, répondit Rose. Et pourquoi nous précipiter les yeux ouverts dans des circonstances où le devoir doit être en guerre avec l’inclination ? pourquoi vouloir ramer contre le vent et le courant, quand vous pouvez profiter si facilement de la brise ?

— Parce que le voyage de ma vie est en opposition avec les vents et le courant, répondit Éveline. C’est ma destinée, Rose.

— Elle n’est telle que parce que vous le voulez bien, répondit Rose. Oh ! si vous aviez pu voir les joues pâles, les yeux enfoncés et l’air abattu de ma pauvre mère !… Hélas ! j’en ai trop dit.

— Vous parliez donc de votre mère, dit sa jeune maîtresse, quand vous m’avez peint cette union malheureuse ?

— Hélas ! oui, c’était d’elle, dit Rose en fondant en larmes : j’ai découvert ma honte pour vous préserver du malheur. Quoique innocente, elle fut la plus infortunée des femmes ; si infortunée, que, sans sa fille, la rupture de la digue et l’inondation dans laquelle elle périt eussent été pour elle ce qu’est le repos de la nuit au laboureur fatigué. Elle avait un cœur comme le vôtre, créé pour aimer et pour être aimé : ce serait faire honneur à ce fier baron que de lui accorder autant de bonnes qualités que mon père en a ; et cependant aucune femme ne fut plus malheureuse. Ô ma bonne maîtresse ! que son exemple ne soit pas perdu pour vous : hâtez-vous de rompre cette funeste union.

Éveline rendit à la tendre jeune fille qui s’était emparée de ses mains, la pression dont elle accompagnait des conseils dictés par le plus tendre attachement, et murmura, en poussant un profond soupir : « Rose, il est trop tard.

— Jamais, jamais, » dit Rose en regardant avec empressement autour d’elle. Où est tout ce qu’il faut pour écrire ? Souffrez que j’aille chercher le père Aldrovand et que je lui communique votre volonté ; mais non, le bon père a les yeux trop fixés sur les grandeurs du monde qu’il croit avoir abandonnées : ce ne serait pas un secrétaire sûr. J’irai moi-même trouver le lord connétable, moi que son rang ne peut éblouir, ses richesses séduire, ou son pouvoir intimider. Je lui dirai qu’il n’agit pas envers vous en chevalier, en insistant sur l’accomplissement de la promesse de votre père, dans un moment où vous êtes livrée à l’abattement et à la douleur ; que ce n’est ni la conduite d’un chrétien que de retarder l’exécution de ses vœux dans le but de se marier, ni celle d’un honnête homme que de contraindre une jeune fille dont le cœur ne s’est pas décidé en sa faveur, ni même celle d’un homme sage que d’épouser une femme qu’il va se trouver forcé d’abandonner presque aussitôt à la solitude ou aux dangers d’une cour corrompue.

— Vous n’aurez jamais le courage de remplir une telle mission, Rose, » dit sa maîtresse en souriant à travers ses larmes.

« Je n’en aurais pas le courage ! et pourquoi pas ? mettez-moi à l’épreuve, répondit la jeune Flamande. Je ne suis ni un Sarrasin ni un Gallois : sa lance et son épée ne m’épouvantent pas. Je ne suis pas sous ses ordres ; je lui dirai hardiment, si vous voulez m’y autoriser, qu’il n’est qu’un homme égoïste qui couvre d’un voile spécieux et honorable des vœux dont le but secret est la satisfaction de sa passion et de son orgueil, et qui fait sonner bien haut des droits qui ne sont fondés que sur un service réclamé par l’humanité. Et tout cela, parce qu’il faut au grand de Lacy un héritier de sa noble maison, que son gentil neveu n’est pas assez digne de devenir son représentant, attendu que sa mère était Anglo-Saxonne, et que l’héritier en question ne doit avoir dans les veines que du sang normand. C’est pour cela que lady Éveline Berenger, dans la fleur de sa jeunesse, doit épouser un homme qui pourrait être son père, et qui, après l’avoir abandonnée sans protection pendant des années, vieilli par la fatigue des armes, aura à son retour l’air de son grand-père.

— S’il est si scrupuleux sur la pureté de lignage, dit Éveline, il se rappellera peut-être ce qu’un homme aussi versé que lui dans l’art héraldique ne peut manquer de savoir, que je suis aussi d’origine saxonne du côté de la mère de mon père.

— Oh, reprit Rose, il oubliera cette tache dans l’héritière de Garde-Douloureuse.

— Fi donc, Rose, tu lui fais injure en l’accusant d’avarice.

— C’est possible, dit Rose ; mais il est ambitieux sans contredit, et j’ai entendu dire que l’avarice était sœur bâtarde de l’ambition, quoique cette dernière soit honteuse de la parenté.

— Vous parlez avec trop de hardiesse, damoiselle, dit Éveline et tout en rendant justice à votre attachement, je dois réprimer cette manière de l’exprimer.

— Ah ! si vous prenez ce ton-là, j’ai fini, dit Rose ; je puis parler librement à Éveline que j’aime et dont je suis aimée ; mais vis-à-vis de la châtelaine de Garde-Douloureuse, armée de tout l’orgueil normand (dont il vous plaît quelquefois de vous entourer), je n’ai plus qu’à faire la révérence aussi bas qu’il convient à ma condition, et à me garder de mettre dans mes paroles plus de vérité qu’elle ne veut en entendre.

— Tu es une étrange, mais une excellente créature, dit Éveline ; quiconque ne te connaîtrait pas ne pourrait jamais croire que cet extérieur doux et enfantin cachât en toi une âme ardente. Il faut effectivement que ta mère ait été sensible et passionnée comme tu me l’as dit ; car pour ton père… Allons, ne t’arme pas pour sa défense avant qu’il ne soit attaqué : je voulais dire seulement qu’un sens droit et un jugement sûr me paraissent ses qualités les plus remarquables.

— Et je voudrais vous en voir profiter, lady, dit Rose.

— Aussi ferai-je ce qui sera convenable ; mais il me semble que ce n’est pas le conseil qu’il faut dans l’affaire dont nous parlons en ce moment, dit Éveline.

— Vous ne le connaissez pas, répondit Rose Flammock, et ne l’appréciez pas ce qu’il vaut. Un jugement sain est semblable à l’aune du marchand, qui, ordinairement employée pour mesurer des étoffes grossières, donne avec la même exactitude la longueur des soies de l’Inde ou du drap d’or.

— Eh bien ! c’est bon ; mais cette affaire ne presse pas. Laissez-moi maintenant, Rose, et envoyez-moi Gillian, la femme de chambre. J’ai des ordres à lui donner au sujet du transport et de l’emballage de ma garde-robe et de mes effets.

— Cette Gillian, cette femme de chambre, est bien avant dans vos bonnes grâces depuis quelque temps, dit Rose ; il n’en a pas toujours été de même.

— Je n’aime pas plus ses manières que toi, dit Éveline ; mais c’est la femme du vieux Raoul, et elle était en quelque sorte une demi-favorite de mon père, qui, semblable à d’autres hommes, s’était peut-être laissé prendre par cette hardiesse que nous regardons comme inconvenante dans les personnes de notre sexe. D’ailleurs, il n’y a pas dans le château une femme aussi habile qu’elle à emballer.

— Je conviens, dit Rose en souriant, que cette dernière raison lui donne des droits incontestables aux bonnes grâces d’une dame, et je vais vous envoyer promptement dame Gillian : mais suivez mon avis, lady ; qu’elle fasse ses malles et ses paquets, et ne souffrez pas qu’elle babille sur ce qui ne la regarde pas. »

En disant ces mots, Rose quitta l’appartement, et sa jeune maîtresse la regarda partir en silence, puis elle murmura : « Rose m’aime véritablement, mais elle se mettrait plus volontiers à la place de la maîtresse qu’à celle de la suivante, et puis elle est un peu jalouse de toute personne qui m’approche. Il est bien étrange que je n’aie pas vu Damien de Lacy depuis mon entrevue avec le connétable. Il craint peut-être de trouver en moi une tante sévère ! »

Mais les domestiques qui vinrent en foule lui demander des ordres firent bientôt prendre un autre cours à ses pensées, qui cessèrent d’être relatives à sa situation. Avec la flexibilité naturelle à la jeunesse, elle promit de s’en occuper une autre fois, d’autant plus que la perspective n’en était pas fort agréable.



CHAPITRE XIII.

la vieille tante saxonne.


On se rouille dans un long repos ; le plaisir naît du changement ; trop de confiance est dangereux : levons-nous et commençons nos courses.
Vieille chanson.


Le lendemain matin de bonne heure, un noble cortège, sur lequel à la vérité, le deuil des principaux personnages jetait une teinte de tristesse, quitta le château de Garde-Douloureuse, qui venait d’être le théâtre d’événements si remarquables.

Le soleil commençait à pomper les larges gouttes de rosée qui étaient tombées pendant la nuit, et à dissiper les vapeurs grisâtres qui tourbillonnaient autour des tourelles et des remparts, lorsque Wilkin Flammock, accompagné de six archers à cheval et d’autant de lanciers à pied, sortit de la grande porte gothique voûtée et traversa le pont-levis. Après cette avant-garde venaient quatre serviteurs de la famille, bien montés, et après eux un nombre égal de femmes au service de la maison, et vêtues de deuil. Venait ensuite la jeune lady Éveline, qui occupait le centre de cette petite cavalcade, et dont la longue robe noire formait un contraste frappant avec l’extrême blancheur de son palefroi. À côté d’elle, montée sur un genêt d’Espagne, don de son tendre père, qui se l’était procuré à grand prix, et qui aurait donné la moitié de son bien pour contenter sa fille, était Rose Flammock, cette jeune fille aux manières enfantines, qui réunissait à la timidité de la jeunesse une sensibilité vive et du jugement dans sa manière de penser et d’agir. Dame Marguerite suivait, escortée par le père Aldrovand, dont elle recherchait la compagnie ; car Marguerite affectait la dévotion ; et l’influence qu’elle possédait dans la famille en qualité de nourrice d’Éveline était assez grande pour la rendre digne de tenir compagnie au chapelain, quand sa jeune maîtresse pouvait se dispenser de sa présence. Venaient ensuite le vieux piqueur, Raoul, sa femme, et deux ou trois autres domestiques de la maison de Raymond Berenger. L’intendant, avec sa chaîne d’or, sa veste de velours et sa baguette blanche, conduisait l’arrière-garde, composée d’une petite troupe d’archers et de quatre hommes d’armes. Les gardes, et même une grande partie de la suite, n’étaient destinés qu’à donner plus de pompe et d’éclat à la marche de leur jeune maîtresse, en l’accompagnant à quelque distance du château, où le cortège rencontra le connétable, qui, avec trente lances, se proposait d’escorter Éveline jusqu’à Gloucester, lieu de sa nouvelle demeure. Sous sa protection, il n’y avait aucun danger à craindre, quand même la défaite terrible que les Gallois avaient si récemment éprouvée n’aurait pas rendu impossible pendant quelque temps toute entreprise de leur part contre la tranquillité des frontières.

Suivant cet arrangement, qui permettait aux hommes d’armes faisant partie de l’escorte d’Éveline de retourner à la garde du château, le connétable l’attendait sur le pont fatal, à la tête d’une troupe brillante de cavaliers d’élite. Les deux troupes s’arrêtèrent comme pour le saluer, mais le connétable, remarquant qu’Éveline s’enveloppait davantage de son voile, et se rappelant la perte qu’elle avait si récemment essuyée dans cet endroit même, eut assez de jugement pour se borner à la saluer en silence, mais en s’inclinant si bas, que les plumes de son casque (car il était revêtu de son armure complète) vinrent se mêler à la crinière flottante de son beau cheval. Wilkin Flammock s’arrêta aussi pour demander les ordres de la jeune châtelaine.

« Je n’en ai pas à vous donner, bon Wilkin, si ce c’est de continuer à être aussi fidèle, aussi vigilant que vous l’avez été.

— Les qualités d’un bon chien de garde, jointes à une espèce de sagacité grossière, à un bras vigoureux au lieu d’un double rang de dents aiguës, voilà, dit Flammock, mes prétentions. Je ferai de mon mieux. Adieu, Roschen. Tu vas vivre avec des étrangers : conserve les qualités qui te firent aimer des tiens. Que les saints te bénissent ! Adieu. »

L’intendant s’approcha alors pour prendre congé ; mais, en s’avançant, il faillit être victime d’un accident fatal. Il avait plu à Raoul, qui était bizarre et fantasque de caractère, et sujet aux rhumatismes, de monter un vieux cheval arabe qu’on avait gardé pour la race : ce cheval était aussi maigre et presque aussi infirme que son maître, et d’un naturel aussi vicieux qu’un démon. Il y avait entre le cavalier et l’animal une constante mésintelligence qui, de la part de Raoul, éclatait par des jurons, par la manière dont il tirait la bride à lui, et surtout par de vigoureux coups d’éperons, auxquels Mahond (nom du cheval) répondait par des courbettes et des ruades, en employant tous les moyens possibles pour démonter son cavalier et détacher des ruades à ceux qui l’approchaient. On pensait généralement que Raoul choisissait cet animal vicieux et méchant toutes les fois qu’il voyageait avec sa femme, dans l’espoir qu’au milieu de tous les sauts, gambades et ruades de Mahond, ses pieds pourraient toucher les côtes de dame Gillian ; et, quand l’important majordome poussa son palefroi pour aller prendre congé de sa jeune maîtresse et lui baiser la main, ceux qui étaient présents crurent s’apercevoir que Raoul se servit si bien de la bride et de l’éperon, que Mahond allongea immédiatement ses pieds de derrière, dont l’un, étant venu frapper la cuisse de l’intendant, l’aurait brisée comme un jonc desséché s’il eût été plus près. Quoi qu’il en soit, l’intendant en souffrit beaucoup ; et ceux qui remarquèrent la grimace de satisfaction qui anima l’aigre physionomie de Raoul, ne doutèrent pas que les pieds de Mahond n’eussent vengé certains sourires, accompagnés de minauderies et de signes d’intelligence, échangés entre le fonctionnaire à chaîne d’or et la coquette femme de chambre depuis leur départ du château.

Cette circonstance abrégea le pénible moment de la séparation entre lady Éveline et ses gens, et en même temps diminua un peu le cérémonial de son entrevue avec le connétable, dans un moment où elle venait, pour ainsi dire, se confier à sa protection.

Hugues de Lacy ayant commandé à six hommes d’armes de marcher en avant, s’occupa lui-même de faire placer l’intendant sur un brancard, puis, avec le reste de sa suite, suivit au pas militaire, pendant environ cent toises, le cortège de lady Éveline, s’abstenant judicieusement de se présenter à elle tandis qu’elle était livrée aux prières que le lieu de leur rencontre devait naturellement lui suggérer, attendant patiemment que la légèreté de la jeunesse écartât les sombres pensées que ces lieux lui inspiraient.

Guidé par ce raisonnement politique, le connétable ne s’approcha des dames que lorsque la matinée fut assez avancée pour que la politesse lui fît un devoir de les prévenir qu’il se trouvait dans le voisinage un endroit fort agréable où il avait pris la liberté de faire faire quelques préparatifs que le besoin de se reposer et de déjeuner exigeait. Lady Éveline n’eut pas plus tôt accepté cette offre qu’on arriva au lieu dont il avait parlé. Au milieu se trouvait un vieux chêne qui, étendant au loin ses longues et larges branches, rappelait au voyageur celui de Manore, sous lequel les anges avaient accepté l’hospitalité des patriarches. Sur deux de ses immenses rameaux on étendit une pièce de taffetas rose pour servir de tente et protéger les voyageurs contre les rayons du soleil. Des coussins de soie, mêlés à d’autres, couverts avec la fourrure des animaux tués à la chasse, furent placés autour d’un repas dans lequel un cuisinier normand avait fait tous ses efforts pour le distinguer, par la recherche et la délicatesse de ses mets, de l’abondance grossière des Saxons et de la simplicité frugale des Gallois. Une fontaine, qui jaillissait à quelque distance sous de grosses pierres couvertes de mousse, flattait l’oreille par son murmure, et rafraîchissait le palais par son eau limpide, tandis qu’elle formait une citerne commode pour tenir frais deux ou trois flacons de vin de Gascogne et d’hypocras, qui étaient dans ce temps l’accompagnement nécessaire du repas du matin.

Éveline, Rose, le confesseur, et, un peu plus loin, la fidèle nourrice, prirent part à ce banquet champêtre. Le bruissement des feuilles qu’agitait un doux zéphir, l’eau qui murmurait derrière eux, les oiseaux gazouillant alentour, les sons confus de la conversation et du rire, qui annonçaient que leur escorte n’était pas loin, tout parut offrir à Éveline un concours d’objets si agréables, qu’elle ne put s’empêcher de faire au connétable quelques compliments sur l’heureux choix de ce lieu.

« Vous me faites plus d’honneur que je n’en mérite, dit le baron ; cet endroit a été choisi par mon neveu, qui a l’imagination d’un ménestrel. Quant à moi, j’avoue que j’ai l’esprit un peu lent pour de semblables galanteries. »

Rose regarda fixement sa maîtresse, comme si elle eût voulu pénétrer jusqu’au fond de son âme ; mais Éveline répondit avec la plus grande simplicité : « Et pourquoi le noble Damien n’est-il pas resté pour partager avec nous ce repas qu’il a ordonné ?

— Il préfère aller en avant avec quelques chevau-légers, dit le baron ; car, quoiqu’il n’y ait plus maintenant de ces coquins de Gallois, cependant les frontières ne sont jamais exemptes de brigands et de maraudeurs, et quoiqu’il n’y ait rien à craindre pour une troupe comme la nôtre, nous désirons vous épargner jusqu’à la frayeur que pourrait vous occasionner la moindre apparence de danger.

— Je n’en ai effectivement vu que trop depuis peu, » dit Éveline retombant dans la mélancolie que la nouveauté de la scène avait un moment dissipée.

Le connétable, aidé de son écuyer, ôta son casque, ses gantelets, et ne garda que sa flexible cotte de mailles, composée entièrement d’anneaux d’acier enchaînés d’une manière curieuse. Ses mains nues et son front couvert d’un bonnet de velours appelé mortier, et que les chevaliers seuls avaient le droit de porter, lui permirent alors de causer et de manger avec plus de facilité que lorsqu’il était revêtu de son armure défensive. Sa conversation était simple, mâle et sensée ; et la tournant sur l’état du pays et les précautions qu’il fallait observer pour gouverner et défendre une frontière où il se commettait tant de désordres, elle devint peu à peu intéressante pour Éveline, dont le plus grand désir était de protéger les vassaux de son père. De Lacy, de son côté, parut fort content ; car, malgré la jeunesse d’Éveline, ses questions montraient de l’intelligence, et ses réponses indiquaient une conception prompte et un esprit docile. Enfin il s’établit entre eux une telle familiarité, que, lorsqu’ils se remirent en route, le connétable parut croire que sa place était auprès de lady Éveline ; et quoiqu’elle ne fît rien pour l’attirer, elle ne semblait nullement désirer qu’il s’éloignât. Amant peu ardent, de Lacy, quoique séduit par la beauté et les qualités aimables de la belle orpheline, paraissait satisfait de ce qu’elle le supportait pour compagnon, et ne cherchait pas à profiter de cette familiarité pour revenir sur le sujet dont il avait été question la veille.

À midi, on fit une halte dans un petit village où le même pourvoyeur avait fait des préparatifs pour leur réception, et surtout pour celle de lady Éveline. Mais ce qui excita en elle quelque surprise, c’est qu’il continua de rester invisible. La conversation du connétable de Chester était sans doute instructive ; mais, à l’âge d’Éveline, une jeune personne pouvait paraître excusable de désirer pour sa société un personnage moins âgé et moins grave ; et quand elle se rappelait avec quelle exactitude Damien lui avait jusqu’à présent rendu ses hommages, elle s’étonnait un peu de son absence. Mais cette réflexion n’alla pas plus loin que la fugitive pensée de quelqu’un qui n’est pas assez absorbé par le plaisir de la société dans laquelle il se trouve, pour ne pas la croire capable d’être agréablement augmentée. Elle prêtait une oreille patiente aux explications que lui donnait de Lacy sur l’origine et la généalogie d’un brave chevalier de la famille distinguée d’Herbert, dans le château duquel il se proposait de passer la nuit, quand quelqu’un de la suite vint annoncer un messager de lady Baldringham.

« C’est la tante de mon vénérable père, » dit Éveline, se levant, selon l’usage, en signe de respect pour l’âge et la parenté.

« Je ne savais pas, dit le connétable, que mon digne ami eût une telle parente.

— Elle était sœur de ma grand’mère, dit Éveline. C’est une noble Saxonne ; mais elle désapprouva une alliance formée avec un baron normand, et ne revit jamais sa sœur après son mariage. »

Elle s’interrompit, car le messager, qui avait l’air de l’intendant d’une grande maison, parut devant elle, et fléchissant le genou avec respect, il lui remit une lettre dans laquelle le père Aldrovand trouva l’invitation suivante, exprimée, non pas en français, langue employée généralement parmi la noblesse, mais en vieux saxon, modifié par quelques expressions françaises :

« Si la petite-fille d’Alfred de Baldringham a encore assez de sang saxon dans les veines pour désirer voir une vieille parente qui habite la maison de ses pères et qui vit selon leurs mœurs, elle est invitée à se reposer pour la nuit dans la demeure d’Ermengarde de Baldringham. »

« Vous jugerez sans doute à propos de refuser cette offre d’hospitalité, dit le connétable de Lacy. Le noble Herbert nous attend, et il a fait de grands préparatifs pour nous recevoir.

— Votre compagnie, milord, est plus que capable de le consoler de mon absence. Il est naturel et convenable que je réponde aux avances de conciliation de ma tante, puisqu’elle a daigné m’en faire. »

Le front de de Lacy se couvrit d’un léger nuage ; car il était rare que sa volonté éprouvât la plus légère contradiction. « Je vous prie de réfléchir, lady Éveline, dit-il, que la maison de votre tante est probablement sans défense, ou du moins très-mal gardée. Permettrez-vous au moins que je vous accompagne ?

— Ma tante, milord, est seule maîtresse de juger si cela est nécessaire, et il me semble que, puisqu’elle n’a pas sollicité l’honneur de votre compagnie, j’aurais tort de vous laisser prendre la peine de m’accompagner. Je ne vous en ai déjà que trop occasionné.

— Mais votre sûreté personnelle, madame… » ajouta de Lacy, qui ne pouvait se décider à abandonner le dépôt qui lui était confié.

« Ma sûreté, milord, ne peut courir aucun danger dans la maison d’une si proche parente. Les précautions qu’elle prend pour elle-même doivent me suffire.

— Je désire que l’événement justifie votre attente, dit de Lacy ; mais du moins rien ne m’empêchera d’établir une patrouille de sûreté autour du château pendant que vous l’habiterez. » Il s’arrêta ; puis, avec un peu d’hésitation, ajouta qu’il espérait qu’Éveline, en visitant une parente dont les préjugés contre les Normands étaient connus, se tiendrait en garde contre tout ce qu’elle pourrait entendre à ce sujet.

Éveline répondit avec dignité que ce n’était pas la fille de Raymond Berenger qu’on pouvait supposer capable de prêter l’oreille à des discours qui tendraient à flétrir la nation à laquelle ce brave chevalier appartenait ; et le connétable, ne pouvant obtenir une assurance qui eût rapport à sa personne et à ses espérances, fut obligé de se contenter de celle-là. Il se rappela que le château d’Herbert n’était qu’à deux milles de l’habitation de la dame de Baldringham, et que la séparation ne serait que d’une nuit ; cependant la différence d’âge qui existait entre eux, et peut-être aussi le manque de ces agréments qui ont généralement le pouvoir de séduire le cœur des femmes, lui faisaient considérer cette absence momentanée avec inquiétude ; de sorte que, pendant le voyage de l’après-midi, il se tint en silence aux côtés d’Éveline, rêvant à ce qui pouvait arriver le lendemain, plutôt que de profiter de l’occasion que le moment lui offrait ; et, dans cette humeur peu communicative, ils arrivèrent au lieu où ils devaient se séparer.

C’était un endroit élevé d’où l’on pouvait découvrir à droite le château d’Amelot Herbert, situé sur une éminence, avec ses créneaux et ses tourelles gothiques ; et à gauche, dans un beau fond et au milieu d’épaisses forêts de chênes, l’habitation grossière et isolée dans laquelle la dame de Baldringham se plaisait à observer les mœurs des anciens Saxons, et regardait avec haine et mépris toutes les innovations qui avaient été introduites depuis la bataille d’Hastings.

Là, le connétable de Lacy, après avoir ordonné à une partie de sa troupe d’accompagner lady Éveline jusqu’à la maison de sa parente, et d’entretenir alentour une garde active et vigilante, sans toutefois s’approcher de trop près, de peur d’offenser ou de gêner la famille, baisa la main de la châtelaine et prit congé d’elle à regret. Éveline continua sa route par un sentier si peu battu qu’il indiquait assez la solitude de la maison à laquelle il conduisait. Des troupeaux de bestiaux, remarquables par leur grosseur et d’une race rare et précieuse, paissaient dans les riches pâturages des environs, et de temps à autre des daims ou des cerfs, qui paraissaient avoir perdu leur timidité naturelle, traversaient en bondissant les clairières du bois, ou se rassemblaient en petits groupes sous un grand chêne. La sensation de plaisir que cette scène champêtre et paisible inspirait, fit bientôt place à des réflexions plus sérieuses, quand un détour du sentier plaça tout à coup Éveline vis-à-vis de cette habitation qui avait disparu à ses yeux depuis le moment où elle l’avait aperçue pour la première fois avec le connétable, et que pour plus d’un motif elle regardait avec crainte.

La maison (car on ne pouvait pas lui donner le nom de château) n’avait que deux étages construits d’une manière massive, avec des portes et des fenêtres cintrées dans ce genre lourd appelé saxon. Les murs étaient tapissés de diverses plantes grimpantes qui s’y étaient étendues tout à leur aise. L’herbe croissait jusque sur le seuil de la porte, où se trouvait une corne de buffle attachée par une chaîne de cuivre. Une porte massive en chêne noirci formait une entrée qui ressemblait à celle d’un sépulcre ruiné ; et pas une âme ne parut pour recevoir Éveline et la complimenter sur son arrivée.

« Si j’étais à votre place, milady Éveline, dit l’officieuse dame Gillian, je retournerais la bride de mon cheval ; car ce vieux donjon ne semble devoir offrir ni asile ni nourriture à un chrétien. »

Éveline imposa silence à l’indiscrète femme de chambre, quoiqu’elle échangeât avec Rose un regard qui trahissait quelque inquiétude ; puis elle commanda à Raoul de sonner du cor. « On m’a prévenue, dit-elle, que ma tante est si attachée aux anciens usages, qu’elle a de la répugnance à en admettre de plus nouveaux que ceux du règne d’Édouard le Confesseur. »

Raoul, maudissant l’instrument grossier dont, malgré tout son talent, il n’y avait pas moyen de tirer un son régulier, fit entendre un éclat rauque et discordant qui ébranla les vieux murs, malgré leur épaisseur, et il fut obligé de répéter trois fois cet appel avant de pouvoir entrer. À la troisième fois la porte s’ouvrit, et une troupe nombreuse de domestiques des deux sexes parut dans le sombre et étroit vestibule, au bout duquel un grand feu s’élevait en tourbillons de flammes, dans une cheminée dont le devant, aussi large que celui d’une de nos cuisines modernes, était orné de sculptures en pierre, et dont le chambranle était garni d’une longue rangée de niches, dans chacune desquelles grimaçait l’image de quelque saint saxon, dont le nom barbare se trouvait à peine dans le calendrier romain.

Le même officier qui avait apporté à Éveline l’invitation de sa maîtresse, s’avança, à ce qu’elle supposa, pour l’aider à descendre de son palefroi ; mais c’était pour le conduire par la bride jusque dans le vestibule et sur une petite plate-forme élevée, où elle eut enfin la liberté de mettre pied à terre. Deux matrones d’un âge avancé, et quatre jeunes femmes de bonne famille, élevées par la générosité d’Ermengarde, vinrent respectueusement à la rencontre de sa parente. Éveline aurait bien voulu leur demander des nouvelles de sa tante ; mais les matrones posèrent leur doigt sur leurs lèvres ; geste qui, joint à la singularité de sa réception, excita encore plus la curiosité qu’elle éprouvait de voir sa respectable parente.

Elle fut bientôt satisfaite ; car une porte à deux battants s’étant ouverte non loin de la plate-forme où elle se trouvait, on la fit entrer dans un grand appartement fort bas et tendu de tapisseries, à l’extrémité duquel était assise la vieille dame de Baldringham. Quatre-vingts hivers n’avaient pas éteint l’éclat de ses yeux, ni fait courber d’un pouce sa taille imposante ; ses cheveux gris étaient encore assez épais pour former sur sa tête une espèce de couronne entremêlée d’une guirlande de feuilles de lierre ; sa longue robe brune tombait en larges plis autour d’elle, et la ceinture brodée qui l’assujettissait autour de sa taille était attachée par une boucle d’or incrustée de pierres précieuses qui valaient au moins la rançon d’un comte. Ses traits, qui avaient été beaux autrefois, ou plutôt imposants, quoique flétris et ridés, conservaient encore une majesté triste et sévère qui était en harmonie avec sa personne et ses vêtements. Elle avait à la main une baguette d’ébène ; à ses pieds reposait un vieux chien loup, qui dressa les oreilles et hérissa son poil lorsqu’il entendit un pas étranger s’approcher du fauteuil de sa maîtresse, chose rare dans cette maison.

« Paix ! Thrymel dit la vénérable dame ; et toi, fille de la maison de Baldringham, approche et ne crains pas mon vieux serviteur. »

Pendant que sa maîtresse parlait, le chien avait repris sa première posture, et, sans le feu rougeâtre dont ses yeux étincelaient, on aurait pu le prendre pour quelque emblème hiéroglyphique couché aux pieds d’une vieille prêtresse de Wodem ou de Frega, tant la figure d’Ermengarde, avec sa guirlande de lierre et sa baguette d’ébène, rappelait ces temps du paganisme. Cependant celui qui eût pensé ainsi aurait fait une grande injure à une vénérable matrone chrétienne qui avait donné bien des acres de terre à la sainte Église, en l’honneur de Dieu et de saint Dunstan.

L’accueil qu’Ermengarde fit à Éveline fut aussi conforme à la solennité des usages antiques que sa maison et son extérieur. Elle ne se leva pas lorsque la jeune châtelaine s’approcha d’elle, et, sans répondre au mouvement qu’Éveline fit pour l’embrasser, elle l’arrêta, et fixant sur elle un regard scrutateur, elle examina ses traits avec la plus scrupuleuse attention.

« Berwine, dit-elle à sa favorite, notre nièce a la peau et les yeux de la ligne saxonne, mais elle tient de l’étranger la couleur de ses cheveux et de ses sourcils. Quoi qu’il en soit, tu es la bienvenue dans ma maison, jeune fille, » ajouta-t-elle en s’adressant à Éveline, « surtout si tu peux entendre dire que tu n’es pas une créature absolument parfaite, comme probablement les flatteurs qui t’entourent te le font croire. »

Elle se leva enfin, et donna à sa nièce un baiser sur le front. Elle ne la laissa pourtant pas aller ; mais, de l’examen minutieux de ses traits, elle passa à celui de ses vêtements.

« Saint Dunstan nous garde de la vanité ! dit-elle. Ainsi donc voici la nouvelle mode, et de jeunes filles modestes portent des tuniques de ce genre qui montrent les formes de leur personne aussi clairement que si (sainte Marie nous protège !) elles étaient nues ! Et regarde, Berwine, les colifichets qu’elle a au cou, et ce cou même découvert jusqu’à l’épaule. Voilà les modes que les étrangers ont amenées dans la joyeuse Angleterre ! Et cette poche qui ressemble à celle d’un jongleur, je gagerais qu’elle ne sert à rien d’utile ; ce poignard aussi, qui la fait ressembler à la femme d’un ménestrel, courant à une mascarade en habit d’homme. As-tu jamais été à la guerre, jeune fille, pour porter une arme à ta ceinture ? »

Éveline, aussi mécontente que surprise de voir faire avec ce ton de mépris l’inventaire de ses vêtements, répondit à cette dernière question avec quelque vivacité :

« La mode peut avoir changé, madame ; mais les vêtements que je porte sont ceux des jeunes filles de mon âge et de mon rang. Quant au poignard, il n’y a pas long-temps que je le regardais comme mon unique ressource contre le déshonneur.

— La jeune fille parle bien et hardiment, dit Ermengarde ; et dans le fait, à l’exception de ces babioles, elle est vêtue d’une manière qui lui sied. Ton père, à ce que j’apprends, est mort en chevalier sur le champ de bataille.

— Il n’est que trop vrai, » répondit Éveline, dont les yeux se remplirent de larmes au souvenir d’une perte si récente.

« Je ne l’avais jamais vu, continua Ermengarde ; il partageait le mépris des Normands pour la race saxonne, à laquelle ils ne s’allient que par intérêt, de même que la ronce s’attache à l’ormeau. Ne cherche pas à le défendre, ajouta-t-elle en remarquant qu’Éveline allait parler, je connaissais l’esprit normand bien avant que tu vinsses au monde. »

En ce moment, l’intendant entra, et après s’être profondément incliné, il demanda quelle était la volonté de sa maîtresse au sujet des soldats normands qui se tenaient en dehors de la maison.

« Des soldats normands dans la maison de Baldringham ! » dit la vieille dame avec une fierté mêlée de colère ; « qui les a amenés ici, et quel est leur but ?

— Ils viennent, je crois, répondit l’intendant, pour escorter cette charmante jeune dame.

— Quoi ! ma fille, » dit Ermengarde d’un ton de reproche et de tristesse, « n’oses-tu coucher une nuit sans gardes dans le château de tes pères ?

— À Dieu ne plaise ! dit Éveline ; mais ces hommes ne m’appartiennent pas. Ils font partie de la suite du connétable de Lacy, qui les a laissés pour veiller autour du château dans la crainte des voleurs.

— Des voleurs ! dit Ermengarde ; aucun n’a jamais fait de mal à la maison de Baldringham, depuis qu’un voleur normand lui déroba son trésor le plus précieux en la personne de ta grand’mère. Ainsi donc, pauvre colombe, te voilà déjà captive… Malheureuse prisonnière !… Mais tel doit être ton destin ; pourquoi m’en étonner ou m’en plaindre ? Ne voit-on pas toujours une riche et belle fille destinée, au sortir de l’enfance, à devenir l’esclave de ces petits tyrans qui ne nous permettent de conserver que ce qui n’excite pas leur convoitise ? Eh bien ! je ne puis l’être d’aucun secours ; je ne suis qu’une malheureuse femme abandonnée, également faible par son sexe et par son âge… Et duquel de ces de Lacy es-tu destinée à devenir l’esclave ? »

Une question faite de cette manière, et par quelqu’un dont les préjugés étaient aussi enracinés, ne devait pas obtenir d’Éveline l’aveu des circonstances réelles dans lesquelles elle se trouvait placée, puisqu’il n’était que trop évident que sa parente ne pouvait, dans ce cas, lui être utile ni par ses conseils ni en aucune autre manière. Elle répondit donc brièvement que, comme elle savait que sa parente avait de l’éloignement pour les de Lacy et les Normands en général, elle prierait le chef de la patrouille de quitter les environs de Baldringham.

« Non pas, ma nièce, dit la vieille dame ; comme nous ne pouvons échapper au voisinage des Normands, et éviter le son de leur couvre-feu, il est indifférent qu’ils soient un peu plus loin ou un peu plus près, pourvu qu’ils n’entrent pas dans notre maison… Berwine, dites à Hundwolf de noyer ces Normands de boissons et de les gorger de vivres… de vivres de la meilleure espèce, et des boissons les plus fortes. Qu’ils ne taxent pas la vieille Saxonne d’avarice et d’inhospitalité. Mettez une pièce de vin en perce, car je garantirais que leurs estomacs délicats ne peuvent pas supporter l’ale. »

Berwine, qui portait à sa ceinture un gros trousseau de clefs, se retira pour donner les ordres nécessaires, et revint un moment après. Pendant ce temps, Ermengarde questionna sa nièce d’une manière encore plus pressante. « Est-ce que tu ne peux pas ou ne voudrais pas me dire duquel de ces de Lacy tu dois devenir l’esclave ?… Est-ce du présomptueux connétable, qui, renfermé dans une armure impénétrable, et monté sur un rapide et vigoureux coursier, aussi invulnérable que lui, s’enorgueillit de fouler aux pieds et de frapper à son aise les Gallois nus et à pied ? ou est-ce son neveu Damien, jeune homme encore imberbe ? ou tes parents t’ont-ils destinée à relever la fortune d’un autre cousin, libertin ruiné, auquel il ne reste plus les moyens de faire assaut de dépenses avec ces croisés débauchés…

— Ma respectable tante, » répondit Éveline, à qui naturellement ces paroles étaient loin de plaire, « croyez que votre parente ne deviendra jamais l’esclave ni des de Lacy, ni d’aucun homme, fût-il Saxon ou Normand. Il y eut avant la mort de mon père quelque convention entre lui et le connétable, ce qui fait que je ne puis en ce moment refuser ses services ; mais quelle en sera l’issue ? c’est ce que le sort décidera un jour.

— Mais je puis te montrer, ma nièce, de quel côté penche le sort, » dit Ermengarde avec mystère : « celles qui nous sont unies par le sang ont en quelque sorte le privilège de pénétrer au-delà du présent, et de voir les épines ou les fleurs qui doivent un jour couronner leur tête.

— Dans mon intérêt, ma tante, répondit Éveline, je refuserais ce privilège, quand même je pourrais l’acquérir sans transgresser les règles de l’Église ; si j’avais pu prévoir ce qui m’est arrivé pendant les jours funestes qui viennent de s’écouler, il m’aurait été impossible d’avoir un seul moment de bonheur jusqu’à cette époque.

— Néanmoins, ma fille, dit la dame de Baldringham, tu dois, comme toutes celles de ta race qui sont entrées dans cette maison, te conformer à la coutume de passer une nuit dans la chambre au doigt sanglant… Berwine, faites-la préparer pour ma nièce.

— Je… j’ai entendu parler de cette chambre, ma noble tante, » dit Éveline timidement ; « et, si tel est votre bon plaisir, je préfère ne pas y passer la nuit. Ma santé a beaucoup souffert de tant de dangers et de fatigues récentes, et, avec votre permission, je remettrai à un autre temps une coutume qu’on m’a dit être particulière aux filles de la maison de Baldringham.

— Et que cependant vous seriez bien aise d’éviter, » dit la vieille dame saxonne, fronçant le sourcil d’un air de courroux ; « une telle désobéissance n’a-t-elle pas déjà assez coûté à votre maison ?

— En vérité, mon honorée et gracieuse maîtresse, » dit Berwine, qui ne put s’empêcher d’intervenir, bien que connaissant toute l’obstination de sa maîtresse. « Il est presque impossible de mettre cette chambre en état de recevoir lady Éveline, et la noble demoiselle est si pâle, et a tant souffert depuis peu, que si vous daigniez me permettre de dire mon avis, je vous engagerais à remettre cette épreuve à un autre temps.

— Tu es une folle, Berwine, » dit la vieille dame d’un ton sévère ; « penses-tu que j’attirerai sur ma maison malheur et vengeance en permettant à cette jeune fille d’en partir sans avoir rendu l’hommage ordinaire au doigt sanglant. Allez, faites préparer la chambre… De si grands préparatifs ne sont pas nécessaires, si elle n’est pas aussi délicate que les Normands en fait de leur coucher et de leurs appartements… Ne réplique pas, mais fais ce que je t’ordonne… Et vous, Éveline, êtes-vous assez dégénérée de l’esprit courageux qui animait vos ancêtres, pour ne pas oser passer quelques heures dans un ancien appartement ?

— Vous êtes mon hôtesse, noble dame, dit Éveline, et c’est à vous de m’assigner l’appartement qu’il vous plaira… J’ai tout le courage que peuvent donner l’innocence et la fierté de mon sang et de ma naissance. Il a été mis depuis peu à une cruelle épreuve ; mais, puisque telle est votre volonté et la coutume de votre maison, mon cœur est encore assez ferme pour affronter les terreurs que vous vous proposez de lui faire subir. »

Elle s’arrêta, le mécontentement l’empêchant d’en dire davantage ; car elle trouvait dans la conduite de sa tante de la dureté et de l’inhospitalité. Cependant, en réfléchissant à l’origine de la légende de la chambre qui lui était destinée, elle était forcée de s’avouer que lady Baldringham avait des raisons puissantes pour agir ainsi, d’après les traditions de la famille et la croyance superstitieuse qu’Éveline partageait.






CHAPITRE XIV.

la chambre au doigt sanglant.


Quelquefois il me semble entendre les gémissements des spectres, des accents sépulcraux, de lamentables cris ; puis, comme un faible écho répété dans le lointain, la voix de ma mère s’écrie : ne te marie pas, Almeida !… Almeida, crois-en cet avertissement : ton mariage serait un crime.

Don Sébastien.


La soirée chez la dame de Baldringham aurait paru d’une longueur insupportable ; mais lorsque l’esprit est agité par la crainte, le temps qui s’écoule jusqu’au moment qu’on redoute paraît toujours court, et quoique Éveline ne s’intéressât pas beaucoup à la conversation de sa tante et de Berwine, qui roula sur la longue ligne de leurs ancêtres, à compter du vaillant Horsa, sur les hauts faits des guerriers saxons et les miracles de leurs moines, cependant elle aima mieux écouter ces légendes que d’appesantir sa pensée sur le moment où elle se retirerait dans l’appartement redouté où elle devait passer la nuit. Aucun des plaisirs que la maison de Baldringham pouvait offrir n’avait été épargné pour aider à passer la soirée. Un festin somptueux, qui aurait pu rassasier vingt hommes affamés, fut servi à Ermengarde et à sa nièce, qui n’avaient à table avec elles, outre Berwine et Rose Flammoch, qu’un vieux moine saxon, d’une figure austère, qui prononça le benedicite. Éveline était d’autant moins disposée à faire honneur à cet excès d’hospitalité, que les plats étaient tous de ces mets substantiels et grossiers dont les Saxons étaient amateurs, mais auxquels le contraste de la cuisine délicate et recherchée des Normands n’était pas avantageux. Il n’y avait pas moins de différence entre le vin léger et savoureux de Gascogne, tempéré par l’eau la plus pure, et l’ale forte, le pigment épicé et les autres liqueurs spiritueuses qui lui furent successivement, mais inutilement offertes par l’intendant Hundwolf, en l’honneur de l’hospitalité de Baldringham.

Les autres divertissements de la soirée ne furent pas plus en harmonie avec le goût d’Éveline que le solide banquet de sa tante. Quand les planches et les nattes sur lesquelles le souper avait été servi furent enlevées, les domestiques, sous la direction de l’intendant, se mirent à allumer plusieurs longues torches de cire, dont l’une était préparée de manière à marquer le temps, et à le diviser en parties égales. Ceci se faisait au moyen de petites boules d’airain, suspendues à la torche par des fils qui étaient noués autour, et dont les intervalles avaient été calculés de manière à ce qu’il s’écoulât un certain temps pour les brûler ; lorsque la flamme atteignait le fil, la boule qui y était attachée tombait dans un bassin de cuivre placé dessous, et qui les recevait ainsi successivement ; ce qui remplissait à peu près le même but qu’une horloge moderne. Ce fut à la lueur de ces torches que la société s’arrangea pour passer la soirée.

Le grand et large fauteuil de la vieille Ermengarde, suivant une ancienne coutume, fut transporté du milieu de l’appartement au côté le plus grand d’une vaste cheminée, où brûlait un feu de charbon, et sa nièce fut placée à sa droite sur le siège d’honneur. Berwine rangea alors, suivant leur rang, les femmes de la maison ; et étant assurée que chacune avait sa tâche, elle s’assit elle-même, et prit la quenouille et son fuseau. Les hommes, formant un cercle plus éloigné, se mirent à réparer leurs instruments de labourage ou à fourbir des armes pour la chasse, sous la direction de l’intendant Hundwolf. Pour l’amusement de la famille, un vieux ménestrel chanta, en s’accompagnant sur une harpe qui n’avait que quatre cordes, une longue légende sur quelque sujet religieux, mais que rendit presque inintelligible pour Éveline l’extrême affectation du poète qui, par goût pour l’allitération, qui était considérée comme un grand ornement de la poésie saxonne, avait sacrifié le bon sens au son, et s’était servi des mots dans leur signification la plus forcée, pourvu qu’ils pussent seulement offrir la consonance qu’il demandait. Il s’y trouvait aussi toute l’obscurité qui peut naître de l’ellipse et des épithètes les plus extravagantes et les plus hyperboliques.

Éveline, quoique versée dans la langue saxonne, cessa bientôt d’écouter le chanteur pour penser aux gais fabliaux et aux lais pleins d’imagination des ménestrels normands, et pour se livrer ensuite avec inquiétude à des conjectures sur ce qui l’attendait dans la chambre mystérieuse où elle était destinée à passer la nuit.

L’heure de se séparer approchait enfin ; à onze heures et demie, heure indiquée par la consommation de la longue torche de cire, la boule tomba avec bruit dans le bassin de fer qui était dessous, et annonça à tout le monde l’instant du repos. Le vieux ménestrel s’arrêta subitement au milieu d’une strophe de sa chanson ; et tous les domestiques de la maison s’étant levés à ce signal, quelques-uns se retirèrent dans leurs chambres, d’autres allumèrent des torches ou prirent des lampes pour conduire les voyageuses où elles devaient coucher. Parmi les dernières étaient des femmes chargées d’accompagner lady Éveline jusqu’à la chambre où elle allait passer la nuit. Sa tante prit congé d’elle d’un ton solennel, fit le signe de la croix sur son front, la baisa, et lui dit à l’oreille : « Du courage, et sois heureuse ! »

— Ma demoiselle de compagnie, Rose Flammock, ou ma femme de chambre, dame Gillian, femme du vieux Raoul, ne peut-elle pas passer la nuit avec moi dans mon appartement ? demanda Éveline.

— Flammock, Raoul ! » répéta Ermengarde d’un ton mécontent : « est-ce ainsi que ta maison est composée ? Les Flamands sont la paralysie de la Grande-Bretagne, et les Normands, la fièvre chaude.

— Et les pauvres Gallois ajouteront, » dit Rose dont le ressentiment commençait à l’emporter sur le respect et la crainte que lui inspirait la vieille dame, « que les Anglo-Saxons en furent la maladie originelle, et ressemblèrent à une peste dévorante.

— Tu es trop hardie, mignonne, » dit Ermengarde jetant un regard pénétrant sur Rose, « et cependant tes paroles sont sensées. Saxons, Danois, Flamands, sont les vagues de la mer qui se chassent les unes les autres. Il n’a manqué à chacun que la sagesse de conserver ce que la force avait conquis. Quand en sera-t-il autrement ?

— Quand les Saxons, les Bretons, les Normands et les Flamands, répondit Rose, s’appelleront du même nom et se regarderont tous comme les enfants du même sol. »

Surprise et satisfaite, lady Baldringham, se tournant vers sa nièce, lui dit : « Tu as une suivante qui sait penser et s’exprimer… Aie soin qu’elle n’en abuse pas.

— Elle est aussi fidèle que vive et prompte à la repartie, dit Éveline. Je vous en conjure, chère tante, permettez qu’elle me tienne compagnie cette nuit.

— Cela ne se peut… Il y aurait du danger pour toutes deux : seule vous devez apprendre votre destinée, comme toutes les femmes de votre race, excepté votre grand’mère… Et quelles ont été les conséquences de son mépris pour les coutumes de notre maison !… Ne vois-je pas en ce moment sa petite fille, orpheline à la fleur de l’âge ?

— J’irai donc, » dit Éveline avec un soupir de résignation ; « il ne sera pas dit que, pour éviter une terreur momentanée, j’ai causé des malheurs à venir.

— Vos femmes, dit Ermengarde, peuvent occuper l’antichambre, et seront presqu’à portée de vous entendre… Berwine va vous montrer l’appartement… Pour moi, je ne le puis ; car nous qui y sommes entrées une fois, comme tu le sais, ne pouvons plus y retourner. Adieu, mon enfant, et puisse le ciel te bénir ! »

La vieille dame embrassa encore une fois Éveline avec plus d’émotion et de sensibilité qu’elle n’en avait montré jusqu’alors, et lui fit signe de suivre Berwine, qui, accompagnée de deux suivantes portant des torches, se mit en devoir de la conduire à la chambre si redoutée.

Les torches réfléchirent leur éclat le long des murs grossièrement bâtis et sous les sombres voûtes de deux ou trois longs passages sinueux, et à leur clarté on descendit les degrés d’un escalier tournant, dont l’inégalité et la raideur constataient l’antiquité… Enfin elles arrivèrent à une chambre assez grande, située au premier étage de la maison… Une vieille tenture en tapisserie, un feu bien clair qui brûlait dans la cheminée, les rayons de la lune qui pénétraient à travers les grillages d’une fenêtre que couvraient à l’extérieur les rameaux d’un myrte qui croissait alentour, lui donnaient au premier abord un aspect assez agréable.

« Voilà, dit Berwine, l’endroit où coucheront vos deux suivantes, » et elle montra les lits qui avaient été préparés pour Rose et dame Gillian. « Quant à nous, ajouta-t-elle, nous allons plus loin. »

Elle prit alors une torche des mains des suivantes, qui toutes deux paraissaient tremblantes d’effroi. Cet effroi fut contagieux pour la dame Gillian, quoique probablement elle n’en connût pas la cause. Mais Rose Flammock, sans ordre ni hésitation, suivit sa maîtresse, que Berwine fit passer par un guichet garni de gros clous, et qui la conduisit dans une espèce d’antichambre plus petite, au bout de laquelle était une porte semblable. Ce cabinet avait aussi sa fenêtre tapissée d’arbres verts, et, comme dans la première chambre, les rayons de la lune y pénétraient faiblement.

Berwine s’arrêta là, et, montrant Rose, dit à Éveline : « Pourquoi nous suit-elle ?

— Pour partager le danger de ma maîtresse, quel qu’il soit, » répondit Rose avec sa promptitude et son courage ordinaire. « Parlez, ma chère maîtresse, » dit-elle en saisissant la main d’Éveline : « vous n’aurez pas le cœur d’éloigner de vous votre pauvre Rose ? Si j’ai l’âme moins élevée que les descendants de votre célèbre race, je ne manque ni de courage ni de vivacité pour rendre service… Vous tremblez comme la feuille… N’entrez pas dans cette chambre… Ne vous laissez pas effrayer par tous ces préparatifs de cérémonies mystérieuses. Moquez-vous de cette superstition antique, et qui, je crois, est à demi païenne.

— Il faut que lady Éveline entre, jeune fille, » reprit Berwine d’un ton sévère, « et qu’elle entre sans conseillère ni compagne mal apprise.

— Il faut ! il faut ! répéta Rose ; est-ce là le langage qu’on doit adresser à une fille noble et libre… Chère maîtresse, faites-moi seulement comprendre vos désirs par un seul mot, et nous verrons ce que deviendra cet il faut ; j’appellerai de la croisée les cavaliers normands, et je leur dirai qu’au lieu d’un toit hospitalier nous avons trouvé un repaire de sorcières.

— Silence, folle ! » dit Berwine dont la voix était tremblante de crainte et de colère, « vous ne savez pas qui habite cette chambre.

— Je vais appeler des gens qui le sauront bientôt, » dit Rose en s’élançant à la croisée ; mais Éveline, lui saisissant le bras, l’arrêta.

« Je te remercie de ton attachement, Rose, dit-elle ; mais dans cette circonstance il est inutile… Celle qui entre dans cette chambre doit y entrer seule.

— Alors j’y entrerai à votre place, ma très-chère maîtresse, dit Rose. Vous êtes pâle et glacée… Vous mourrez de terreur… Il peut y avoir dans tout cela autant d’imposture que de surnaturel… Je ne m’y laisserai pas tromper, moi, et d’ailleurs, si quelque esprit cruel demande une victime, il vaut mieux que ce soit Rose que sa maîtresse.

— Arrête ! arrête ! » dit Éveline reprenant tout son courage, « j’ai honte de moi-même. C’est une épreuve qui ne concerne que les filles de la maison de Baldringham jusqu’au troisième degré. J’avoue que, dans les circonstances où je me trouve, je ne m’attendais pas à y être appelée ; mais puisque l’heure est venue de la subir, je la supporterai avec autant de fermeté que celles qui m’ont précédée. »

En parlant ainsi, elle prit la torche des mains de Berwine, et lui souhaitant une bonne nuit, ainsi qu’à Rose, elle se dégagea doucement des bras de la dernière, et s’avança dans la chambre mystérieuse. Rose la suivit d’assez près pour voir que c’était un appartement de moyenne grandeur, ressemblant à celui qu’elles avaient traversé, et éclairé par les rayons de la lune qui brillait à travers les vitraux d’une croisée parallèle à celles des deux autres chambres. Elle n’en put voir davantage ; car Éveline, étant arrivée sur le seuil, l’embrassa, puis, la repoussant doucement dans le cabinet, elle ferma la porte de communication, y mit les verrous en dedans, comme pour se garantir contre les nouvelles tentatives que Rose pourrait faire pour y pénétrer.

Berwine alors exhorta Rose, si elle faisait quelque cas de sa vie, de se retirer dans la première antichambre où les lits avaient été préparés et de se livrer, sinon au sommeil, du moins au silence et à la prière… Mais la fidèle Flamande résista avec une égale fermeté à ses ordres et à ses instances.

« Ne me parlez pas de danger, dit-elle ; je resterai ici afin d’être à portée d’entendre ce qui pourra se passer dans la chambre de ma maîtresse ; et malheur à ceux qui lui feraient le moindre mal !… Songez qu’autour de cette demeure inhospitalière sont vingt lances normandes prêtes à venger la moindre injure faite à la fille de Raymond Berenger.

— Réservez vos menaces pour les mortels, » dit Berwine d’une voix basse, mais pénétrante : « l’habitant de cette chambre ne les craint pas. Adieu ! tu as voulu le danger auquel tu t’exposes ; que ton imprudence retombe sur ta tête. »

Elle partit, laissant Rose vivement agitée de ce qui venait de se passer et un peu troublée de ses derniers mots. Ces Saxons, » dit la jeune fille en elle-même, « ne sont après tout qu’à demi convertis, et conservent leurs anciens rites infernaux dans le culte qu’ils rendent aux esprits élémentaires. Leurs saints même diffèrent de ceux des autres pays chrétiens, et ont quelque chose de sauvage et de diabolique. C’est effrayant d’être seule ici… et il règne un silence de mort dans cet appartement où ma maîtresse a été entraînée d’une manière si étrange. Appellerai-je Gillian ? mais non… elle n’a ni assez déraison ni assez de courage pour m’être utile… Il vaut encore mieux être seule que d’avoir une compagne sur laquelle je ne pourrais compter. Je vais voir si les Normands sont à leur poste, puisque je n’ai d’espoir qu’en eux s’il arrivait quelque chose. »

Après cette réflexion, Rose Flammock s’approcha de la croisée du cabinet, afin de s’assurer de la vigilance des sentinelles, et de reconnaître le poste qu’elles avaient choisi. La lune, qui était dans son plein, lui permit de voir le terrain qui entourait la maison. D’abord elle fut surprise peu agréablement en s’apercevant qu’au lieu d’être aussi près de terre qu’elle le croyait, les croisées qui éclairaient les deux premières chambres et le mystérieux appartement donnaient sur un ancien fossé. Cependant ce fossé, qui avait autrefois servi de défense, paraissait négligé depuis long-temps, et le fond était comblé en plusieurs endroits par des broussailles et des arbres dont les branches s’étendaient le long du mur de la maison, et au moyen desquelles il lui parut facile d’escalader les fenêtres et de pénétrer dans l’intérieur. La plaine qui s’étendait au-delà du fossé était découverte, et les rayons de la lune reposaient sur le beau gazon dont elle était revêtue, où se dessinaient les ombres prolongées des arbres et des tourelles de la maison. Au-delà de cette esplanade s’élevait une vaste forêt ; sur les lisières étaient épars de gigantesques chênes, semblables à des guerriers qui s’avancent à quelque distance de leur ligne de bataille pour défier l’ennemi.

Le calme profond qui accompagnait la beauté de cette nuit, le repos et le silence qui régnaient, et les réflexions sages qu’elle fit naître dans l’esprit de Rose, apaisèrent un peu les craintes que les événements de la soirée avaient excitées. « Après tout, se dit-elle, pourquoi serais-je inquiète sur lady Éveline ? Chez le fier Normand, comme chez le brutal Saxon, on trouverait à peine une honorable famille qui ne se distinguât des autres par l’observation de quelque pratique superstitieuse, comme s’ils dédaignaient monter au ciel de la même manière qu’une Flamande telle que moi… Si je pouvais seulement apercevoir une des sentinelles normandes, je serais tranquille sur la sûreté de ma maîtresse… En voilà précisément une là-bas qui marche à grands pas, enveloppée de son long manteau blanc, et portant sa lance dont le bout éclairé par la lune brille d’un éclat argenté… Holà, sire cavalier ! »

Le Normand se retourna, et s’approchant du fossé à sa voix : Quel est votre bon plaisir, damoiselle ? lui demanda-t-il.

— La croisée qui est à côté de la mienne est celle d’Éveline Berenger que vous êtes chargé de garder… Veuillez tenir un œil vigilant sur ce côté du château.

— N’en doutez pas, damoiselle, » répondit le cavalier ; et s’enveloppant dans sa longue cape ou manteau militaire, il se retira auprès d’un grand chêne, et s’y tint les bras croisés, appuyé sur sa lance, son immobilité le faisant ressembler plutôt à un trophée d’armes qu’à un guerrier vivant.

Rassurée par la pensée qu’en cas de besoin elle était à portée d’avoir du secours, Rose se retira, et s’étant convaincue, après avoir écouté quelque temps, qu’on n’entendait rien dans la chambre d’Éveline, elle se mit à faire des préparatifs pour se coucher.

Elle alla dans la première antichambre, où la dame Gillian, dont les craintes avaient cédé à l’effet soporifique des libations copieuses de lithe-asos bien douce et de la première qualité, était plongée dans un sommeil profond.

Murmurant avec indignation contre la paresse et l’insensibilité de sa compagne, Rose prit les couvertures du lit qui avait été préparé, et les transportant dans le cabinet, les étendit sur des roseaux qui couvraient le plancher, de manière à s’en former une espèce de couche, sur laquelle à demi étendue, elle résolut de passer la nuit, aussi près de sa maîtresse que les circonstances le lui permettaient.

De cette manière, assise plutôt que couchée, elle contemplait le pâle astre des nuits parcourant dans tout son éclat le sombre azur du firmament, se promettant bien que le sommeil ne viendrait pas fermer ses yeux que l’aube du matin ne lui eût répondu de la sûreté d’Éveline.

Ses pensées se fixaient sur ce monde mystérieux et infini qui est au-delà du tombeau, et sur cette grande question qui sans doute est encore à résoudre, si la séparation de ses habitants et de ceux de notre globe terrestre est complète et définitive, ou si, influencés par des motifs que nous ne pouvons apprécier, ils continuent à entretenir des relations secrètes avec les êtres dont l’existence est réelle sur la terre. On n’aurait pu en nier la possibilité dans ce siècle de croisades et de miracles, sans encourir l’accusation d’hérésie ; mais le bon sens et la fermeté d’esprit de la jeune Rose la portaient à douter du moins que l’intervention surnaturelle se manifestât fréquemment, et elle se consolait en pensant (quoique ses tressaillements et ses frémissements involontaires démentissent cette opinion) qu’en se soumettant à l’accomplissement de cette cérémonie, Éveline ne courait aucun danger réel, et sacrifiait seulement à une ancienne superstition de famille.

À mesure que cette conviction se fortifiait dans l’esprit de Rose, sa résolution de veiller commençait à s’affaiblir… Ses pensées s’égarèrent vers des objets sur lesquels elles n’étaient pas dirigées, comme des moutons qui échappent à la vigilance de leurs bergers… Ses yeux ne lui permettaient plus d’apercevoir distinctement la face ronde et argentée de l’astre sur lequel ils continuaient à se fixer… À la fin ils se fermèrent, et, assise sur les couvertures ployées, le dos appuyé contre le mur de l’appartement et ses bras de neige croisés sur son sein, Rose Flammock s’endormit profondément.

Son sommeil fut troublé d’une manière terrible par un cri aigu et perçant, qui partit de l’appartement où reposait sa maîtresse. Se lever en sursaut et voler à la porte fut l’ouvrage d’un moment pour cette généreuse fille, chez qui la crainte ne pouvait jamais l’emporter un seul instant sur l’attachement ou le devoir. La porte était barrée en dedans et fermée au verrou… Un autre cri plus faible ou plutôt un gémissement sembla dire que le secours devait être prompt, ou qu’il serait inutile. Rose s’élança à la fenêtre, et appela à grands cris le soldat normand, qui, remarquable par son grand manteau, était toujours à son poste sous le vieux chêne.

Au cri de : Au secours ! au secours ! Lady Éveline est assassinée, le guerrier, auparavant immobile comme une statue, retrouva toute son activité, et, avec la rapidité d’un cheval de race, courut sur le bord du fossé, et était sur le point de le traverser en face de la croisée où se tenait Rose qui l’exhortait de la voix et du geste.

« Pas ici, pas ici, » s’écria-t-elle avec précipitation en le voyant s’avancer de son côté ; « la croisée à droite : escaladez-la pour l’amour du ciel, et ouvrez la porte de communication. »

Le soldat parut la comprendre : il s’élança dans le fossé sans hésitation, s’attachant aux branches des arbres ; en un moment il disparut parmi les broussailles, et celui d’après, profitant des rameaux d’un chêne nain, Rose le vit à sa droite tout près de la croisée de la chambre fatale… Une crainte restait… Cette croisée pouvait être fermée en dedans ; mais non, elle céda aux efforts du Normand, et ses ferrures mangées par la rouille tombèrent avec un fracas auquel le sommeil de Gillian même ne put résister.

Poussant cri sur cri suivant l’usage des poltrons et des sots, elle entra dans le cabinet au moment même où la porte de la chambre d’Éveline s’ouvrait, et où le guerrier normand parut portant dans ses bras le corps inanimé et à demi vêtu de la jeune châtelaine. Sans dire un mot, il la déposa dans les bras de Rose, et, aussi précipitamment qu’il était entré, il s’élança dehors par la fenêtre de laquelle Rose l’avait appelé.

Gillian, étourdie par la peur et l’étonnement, entassait questions sur questions, et ne s’interrompait que pour crier au secours, jusqu’à ce que Rose l’eût réprimandée d’un ton qui parut la rappeler à elle-même. Elle devint alors assez calme pour aller chercher la lampe qui brûlait dans la chambre qu’elle venait de quitter, et pour se rendre de quelque utilité, en suggérant et appliquant des différents remèdes employés pour rendre à quelqu’un l’usage de ses sens. Elles réussirent enfin à faire revenir leur maîtresse ; Éveline poussa un profond soupir, et ouvrit les yeux. Cependant elle ne tarda pas à les refermer, et ayant laissé tomber sa tête sur le sein de Rose, elle fut atteinte d’un violent frisson. Pendant ce temps, sa fidèle suivante lui frottait alternativement les mains et les tempes avec les soins les plus affectueux, et mêlait de temps à autre ses caresses à ses efforts. À la fin elle s’écria : « Elle vit, elle revient, le ciel soit loué !

— Le ciel soit loué ! » répéta une voix solennelle qui partait du côté de la croisée ; et se retournant avec terreur, Rose reconnut, au panache flottant d’un casque, le soldat qui était venu si à propos à leur secours, et qui, appuyé sur ses bras, avait trouvé moyen de s’élever assez pour voir ce qui se passait dans l’intérieur du cabinet.

Rose courut aussitôt à lui : « Allez, allez, mon bon ami ; on vous récompensera dans un autre moment… Allez, partez au plus tôt… mais non, restez à votre poste, et je vous appellerai s’il en est encore besoin… Retirez-vous, et soyez fidèle et discret. »

Le soldat obéit sans répondre un mot, et elle le vit redescendre dans le fossé. Rose retourna alors près de sa maîtresse, qu’elle trouva appuyée sur Gillian, poussant de faibles gémissements et des exclamations inarticulées qui indiquaient qu’elle souffrait encore du choc terrible que quelque cause alarmante lui avait fait éprouver.

Dame Gillian n’eut pas plus tôt repris un peu de calme, que sa curiosité devint active en proportion. « Que veut dire tout ceci ? demanda-t-elle à Rose ; que s’est-il donc passé ?

— Je ne sais pas, dit Rose.

— Si vous ne le savez pas, dit Gillian, qui donc le saura ? Appellerai-je les autres femmes ? faut-il réveiller toute la maison ?

— Ne vous en avisez pas, répondit Rose ; attendons que ma maîtresse soit en état de donner elle-même des ordres ; et quant à cette chambre (que le ciel me soit en aide !) je ferai de mon mieux pour découvrir les secrets qu’elle contient… Soutenez ma maîtresse en attendant. »

En disant ces mots, elle prit la lampe, et ayant fait le signe de la croix, elle franchit hardiment le seuil mystérieux, et, tenant la lumière élevée, elle se mit à examiner l’appartement.

C’était tout simplement une ancienne chambre voûtée, de moyenne grandeur. Dans un coin, était une image de la Vierge, grossièrement sculptée, et placée au-dessus d’un bénitier saxon d’un travail curieux. Il y avait deux sièges, et un lit couvert d’une tapisserie grossière, sur lequel Éveline paraissait s’être couchée. Les fragments de la fenêtre brisée étaient sur le plancher ; mais cette ouverture avait été faite par le soldat normand, et elle ne vit pas d’autre entrée par laquelle un étranger aurait pu pénétrer, la porte étant fermée au verrou.

Rose éprouva l’influence des terreurs qu’elle avait surmontées jusque-là. Elle se hâta de jeter sa mante sur sa tête, comme pour garantir ses yeux de quelque vision effrayante, et, retournant dans le cabinet avec plus de vitesse et moins de fermeté qu’elle ne l’avait quitté, elle pria Gillian de l’aider à transporter Éveline dans la chambre voisine ; ceci fait, elle ferma soigneusement la porte de communication, comme pour mettre une barrière entre elles et le danger qu’elles pouvaient avoir à craindre de ce côté-là.

Lady Éveline, alors assez remise pour se mettre sur son séant, essaya de parler. « Rose, » dit elle d’une voix faible, « je l’ai vu : mon sort est fixé ! »

Rose, songeant qu’il serait imprudent de laisser entendre à Gillian ce que sa maîtresse pourrait dire dans un moment d’agitation, se hâta d’accepter l’offre qu’elle avait d’abord refusée, et lui dit d’aller appeler les deux autres suivantes de sa maîtresse.

« Et où les trouverai-je, dit Gillian, dans une maison où l’on voit des étrangers courir à minuit d’une chambre à l’autre, et qui, à ce que j’ai lieu de croire, est fréquentée par des diables ?

— Trouvez-les où vous pourrez, » dit Rose sèchement ; « mais partez sur-le-champ. »

Gillian se retira avec répugnance et en murmurant quelque chose qu’on ne put entendre distinctement. Elle ne fut pas plus tôt partie que, s’abandonnant à son attachement exalté, Rose supplia Éveline, dans les termes les plus tendres, d’ouvrir les yeux qu’elle avait encore refermés, et de parler à celle qui était prête, s’il le fallait, à mourir à côté de sa maîtresse.

« Demain, demain, Rose, murmura Éveline : je ne le puis à présent.

— Soulagez au moins votre esprit par un seul mot. Dites ce qui vous a alarmée et quel est le danger que vous redoutez.

— Je l’ai vue, l’habitante de cette chambre, la vision fatale à ma race… reprit Éveline. Ne me presse pas davantage, demain tu sauras tout. »

Gillian étant entrée avec les deux femmes qu’elle avait été chercher, celles-ci, d’après les ordres de Rose, transportèrent lady Éveline dans leur chambre, qui était assez éloignée de là, la déposèrent sur un lit et se retirèrent ; Rose, ne gardant que Gillian, veilla toute la nuit sa maîtresse.

Pendant quelque temps lady Éveline fut très-agitée ; mais par degrés la fatigue et l’influence d’un narcotique que Gillian eut assez de bon sens pour préparer lui procurèrent du repos. Elle s’endormit profondément, et ne s’éveilla le lendemain que lorsque le soleil se montra bien élevé au-dessus des montagnes.



CHAPITRE XV.

la légende saxonne.


Je vois une main que vous ne pouvez voir, qui me fait signe de partir ; j’entends une voix que vous ne pouvez entendre, qui me crie que je ne puis rester.
Mallet.


Lorsque Éveline ouvrit les yeux le lendemain, ce fut sans aucun souvenir de ce qui s’était passé la nuit. Elle promena ses regards autour de la chambre, où il n’y avait que quelques meubles grossiers, comme dans celles qui sont destinées aux domestiques, et dit à Rose en souriant : « Notre bonne parente exerce à bon marché l’ancienne hospitalité saxonne, au moins en fait de logements. J’aurais volontiers donné le souper somptueux d’hier pour obtenir un lit un peu plus mollet que celui-ci. Je sens mes membres aussi fatigués que si j’avais été sous les fléaux de la grange d’un franklin[37].

— Je suis bien aise de vous voir de si belle humeur, madame, » répondit Rose, évitant de lui rappeler les événements de la nuit. »

Gillian ne fut pas si scrupuleuse. « Votre Seigneurie, dit-elle, ou je me trompe fort, a couché cette nuit sur un meilleur lit que celui-ci, et il n’y a que vous et Rose Flammock qui sachiez pourquoi vous l’avez quitté. »

Si un regard pouvait tuer, celui que Rose lança à Gillian pour lui reprocher ce propos imprudent l’aurait mise en péril mortel. Son indiscrétion eut effectivement l’effet que la jeune Flamande avait redouté. Éveline parut d’abord surprise et confuse, puis petit à petit les souvenirs du passé se reproduisant à sa mémoire, elle croisa les mains, fixa les yeux à terre, parut fort agitée, et se mit à pleurer amèrement.

Rose la supplia de se calmer, et offrit d’aller chercher le vieux chapelain saxon de la famille pour lui administrer des consolations spirituelles, si sa douleur n’en voulait pas accepter d’autres.

« Non, ne l’appelez pas, » dit Éveline en relevant la tête et s’essuyant les yeux ; » j’ai déjà bien assez d’obligations aux Saxons ! Folle que j’étais d’espérer que cette femme insensible et dure aurait pitié de ma jeunesse, de mes malheurs récents, de mon état d’orpheline ! N’importe, je ne lui accorderai pas ce misérable triomphe sur le sang normand des Berenger ; je ne lui montrerai pas combien son inhumanité m’a fait souffrir. Mais, Rose, répondez-moi sans déguisement : quelque habitant de Baldringham a-t-il été témoin cette nuit de ma détresse ? »

Rose l’assura qu’elle avait été soignée exclusivement par ses propres femmes, c’est-à-dire, elle-même, Gillian, Blanche et Ternotte. Elle parut satisfaite de cette assurance. « Écoutez-moi toutes deux, dit-elle, et obéissez exactement à mes ordres, si vous m’aimez ou si vous me craignez. Ne dites pas un mot de ce qui s’est passé cette nuit : faites la même recommandation à mes deux autres femmes. Gillian et toi, ma chère Rose, aidez-moi à changer ces vêtements en désordre et à rajuster mes cheveux épars. C’est une pitoyable vengeance qu’elle a voulu exercer, parce que j’appartiens au sang normand : mais j’ai résolu de ne pas lui laisser apercevoir la plus légère trace des souffrances qu’elle m’a occasionnées. »

En parlant ainsi, ses yeux étincelaient d’une indignation qui sécha les larmes qui les remplissaient un moment auparavant. Rose vit ce changement avec un mélange de plaisir et de regret ; car elle y reconnut le faible dominant de sa maîtresse, qui, comme un enfant gâté accoutumé à la tendresse, à l’indulgence et à la soumission de tous ceux qui l’entouraient, ne savait pas supporter la contradiction, et s’irritait à la seule pensée qu’on pût lui manquer d’égards.

« Dieu sait, s’écria la fidèle suivante, que j’aimerais mieux étendre la main pour recevoir des gouttes de plomb fondu que de voir couler vos larmes, et cependant, ma chère maîtresse, je préférerais que vous fussiez à présent affligée plutôt qu’irritée. Cette vieille dame, à ce qu’il me semble, n’a agi que d’après quelques coutumes superstitieuses de sa famille, qui est en partie la vôtre. Son nom est respectable tant par son caractère que par ses biens ; et, persécutée comme vous l’êtes par ces Normands dont l’abbesse, votre parente, ne manquera pas de prendre le parti, j’avais espéré que vous auriez pu trouver asile et protection auprès de la dame de Baldringham.

— Jamais, Rose, jamais ! répondit Éveline. Vous ne savez pas, vous ne pouvez deviner ce qu’elle m’a fait souffrir en m’exposant au pouvoir de la magie et des démons. Tu l’as dit toi-même, et tu l’as dit avec vérité : les Saxons sont encore à moitié païens ; ils sont aussi étrangers aux vertus du christianisme qu’à la civilisation et à l’humanité.

— C’est vrai, dit Rose ; mais ce que je disais alors n’était que pour vous empêcher de vous exposer à un danger ; maintenant que ce danger est passé et loin de nous, j’en puis juger différemment.

— Ne parlez pas en leur faveur, Rose, » reprit Éveline irritée ; « jamais victime innocente ne fut offerte à l’autel d’un démon avec plus d’indifférence que cette parente de mon père n’en a montré en me sacrifiant, moi, orpheline, privée de mon appui naturel, de mon puissant protecteur ; je hais sa cruauté, je hais sa maison, je hais la pensée de tout ce qui m’est arrivé ici, de tout, Rose, excepté de ton incomparable fidélité, de ton courageux attachement. Va, ordonne à notre suite de monter sur-le-champ à cheval ; je veux partir à l’instant… Je ne veux pas m’habiller, » continua-t-elle, repoussant les soins que ses femmes voulaient donner à sa toilette, et qu’elle-même avait d’abord demandés… « cette cérémonie est inutile ; je ne m’arrêterai pas pour lui dire adieu. »

Au ton brusque et agité de sa maîtresse, Rose reconnut avec inquiétude un nouveau trait de son humeur irritable qui s’était d’abord exhalée en larmes et en crises nerveuses. Mais voyant que toute remontrance était inutile, elle donna les ordres nécessaires pour rassembler la suite, faire seller les chevaux et se préparer au départ, espérant qu’en s’éloignant du lieu où elle venait de recevoir un choc aussi terrible, Éveline reprendrait par degré son égalité ordinaire. En conséquence Gillian se mit à arranger les paquets de sa maîtresse, et tout le reste de la suite d’Éveline se prépara à un départ immédiat ; tout à coup, précédée de son intendant qui remplissait en quelque sorte les fonctions d’huissier de la chambre, appuyée sur sa confidente Berwine, et suivie de deux ou trois personnes des plus distinguées de sa maison, le mécontentement peint sur son front ridé mais encore majestueux, Ermengarde entra dans l’appartement.

Éveline, la main tremblante et mal assurée, les joues enflammées, et donnant d’autres signes d’agitation, faisait quelques paquets, quand sa parente entra dans l’appartement ; tout d’un coup, à la grande surprise de Rose, elle fit un violent effort sur elle-même, et réprimant son trouble, elle s’avança vers la dame de Baldringham avec une dignité aussi calme et aussi hautaine que celle de sa parente.

« Je viens vous souhaiter le bonjour, ma nièce, » dit Ermengarde avec hauteur ; cependant avec plus d’égard qu’elle ne semblait en avoir eu l’intention, tant le maintien d’Éveline lui en imposa ; « je vois qu’il vous a plu de changer la chambre qui vous avait été assignée conformément à une ancienne coutume de notre maison, pour habiter celle d’une domestique.

— En êtes-vous étonnée, madame, » demanda Éveline à son tour, « ou êtes-vous trompée dans votre attente en ne trouvant pas mon corps sans vie dans l’appartement que votre hospilalité et votre affection m’avaient fait préparer.

— Votre sommeil a donc été interrompu, » dit Ermengarde regardant fixement lady Éveline.

« Dès que je ne m’en plains pas, madame, le mal doit être considéré comme peu de chose ; ce qui est arrivé est passé, qu’il n’en soit plus question… mon intention n’est pas de vous importuner de ce récit.

— La dame au doigt sanglant n’aime pas le sang de l’étranger, » dit Ermengarde d’un ton de triomphe.

« Elle avait moins de sujet d’aimer celui des Saxons tant qu’elle fut sur la terre, dit Éveline, à moins que sa légende ne soit fausse sur ce point, et que votre maison, comme je le soupçonne fort, ne soit hantée, non par l’âme des morts qui ont souffert dans l’enceinte de ses murs, mais par ces esprits du mal que les descendants d’Hengist et d’Horsa servent, dit-on, encore en secret.

— Vous voulez plaisanter jeune fille, » dit Ermengarde avec dédain, ou si vous parlez sérieusement, le trait que vous avez lancé a manqué son but. Une maison qui reçut la bénédiction du bienheureux saint Dunstan et du saint roi confesseur n’est pas la demeure des esprits malins.

— La maison de Baldringham, reprit Éveline, ne peut être habitée par ceux qui redoutent ces mêmes esprits, et comme, avec humilité, je m’avoue du nombre, je vais dans un moment la laisser à la protection de saint Dunstan.

— Non pas avant d’avoir déjeuné, j’espère, dit lady Baldringham ; je me flatte que vous ne ferez pas une telle injure à mon âge et à la parenté qui nous unit.

— Pardonnez-moi, madame, répondit lady Éveline ; mais ceux qui ont éprouvé votre hospitalité pendant une nuit ne se sentent pas le besoin de déjeuner le matin… Rose, mes gens en finissent-ils enfin ? sont-ils rassemblés dans la cour, ou encore étendus sur leurs lits pour se dédommager d’avoir vu leur repos troublé cette nuit ? »

Rose lui annonça que sa suite était dans la cour et prête à partir. Alors faisant une profonde révérence, Éveline s’avança vers la porte, ce qu’elle ne pouvait faire sans passer devant sa parente. Ermengarde lui lança un regard furieux qui semblait indiquer que son âme était possédée d’une rage que le sang glacé et les traits éteints de l’extrême vieillesse ne pouvaient exprimer : elle leva même sa baguette d’ébène comme si elle eût voulu la frapper ; mais elle changea de dessein, et fit subitement place à Éveline qui passa sans dire un mot de plus. En descendant l’escalier qui conduit à la porte d’entrée, elle entendit la voix de sa tante qui, semblable à une vieille sibylle en fureur, appelait sur sa tête malheur et vengeance en châtiment de son insolence et de sa présomption.

« L’orgueil, s’écria-t-elle, va au-devant de sa ruine, et un esprit hautain annonce toujours une chute prochaine… Que celle qui méprise la maison de ses ancêtres prenne garde qu’une pierre ne se détache de ses murs pour l’écraser… celle qui se moque des cheveux blancs d’une parente ne verra jamais les siens argentés par l’âge… celle qui s’allie à un homme de guerre et de sang n’aura pas une fin paisible et calme. »

Se pressant pour échapper à ces prédictions sinistres, Éveline s’élança hors de la maison, monta sur son palefroi avec la précipitation d’une fugitive, et, entourée de ses gens alarmés, quoique sans en connaître la cause, elle se hâta d’entrer dans la forêt. Le vieux Raoul, qui connaissait parfaitement le pays, lui servait de guide.

Plus agitée qu’elle ne voulait se l’avouer en quittant l’habitation d’une proche parente, chargée de malédictions au lieu de bénédictions qu’elle en aurait dû recevoir, Éveline pressa sa marche jusqu’à ce que les grands chênes qui bordent la forêt lui eussent dérobé, par leurs larges branches, la vue de la fatale maison.

Le bruit du galop d’une troupe de cavalerie qu’on entendit bientôt annonça l’arrivée des soldats que le connétable avait laissés pour garder la maison, et qui, s’étant réunis de leurs différents postes, venaient rejoindre lady Éveline pour l’escorter sur la route de Gloucester, dont une grande partie traversait la forêt de Deane, qui occupait alors une étendue considérable, et qu’on a depuis presque abattue pour exploitation des mines. Les cavaliers se réunirent à la suite de lady Éveline ; leurs armures étincelaient aux rayons du soleil, les trompettes sonnaient, les chevaux hennissaient et caracolaient sous chaque cavalier qui cherchait à prendre l’attitude la plus convenable pour relever la beauté de l’animal, et signaler sa propre adresse, tandis que les lances ; auxquelles flottaient de longues banderoles, étaient agitées de toutes les manières qui pouvaient indiquer l’enthousiasme du courage et la vigueur de ces bras prêts à frapper. L’opinion qu’elle avait de la valeur et de l’esprit militaire de ses compatriotes les Normands, inspira à Éveline un sentiment mêlé de sécurité et d’orgueil qui servit à dissiper les sombres pensées et la fièvre nerveuse qui l’agitaient. Le soleil levant, le chant des oiseaux cachés dans les arbres, le mugissement des troupeaux qu’on menait aux pâturages, la vue d’une biche qui, avec son faon à côté d’elle, traversait quelque clairière de la forêt à la portée de nos voyageurs, tout contribuait à dissiper dans l’esprit d’Éveline l’effroi de ses visions nocturnes, et à calmer l’irritation et le ressentiment qui avaient agité son cœur à son départ de Baldringham. Elle laissa son palefroi ralentir le pas, et se rappelant le désordre que son départ précipité avait occasionné dans sa toilette, elle se mit à rajuster avec soin ses longs habits de cheval, et à rattacher sa chevelure. Rose vit la rougeur dont la colère avait enflammé ses joues, faire place à une teinte plus pâle mais plus calme. Elle vit l’expression de son regard devenir plus assurée pendant qu’elle contemplait avec une sorte de triomphe le cortège militaire dont elle était suivie, et elle excusa les réclamations enthousiastes de sa maîtresse à la louange des Normands, exclamations qui probablement dans tout autre moment lui eussent arraché une réplique.

« Nous voyageons en toute sûreté, dit Éveline, sous l’escorte des nobles et victorieux Normands. Leur généreuse colère est semblable à celle du lion qui détruit ou s’apaise tout d’un coup. Leur ardente affection ne connaît pas l’artifice. Rien de farouche ni de concentré ne se mêle à leur noble indignation ; aussi fidèles aux lois de la courtoisie qu’à celles de l’honneur guerrier, quand même il serait possible qu’on les surpassât dans le métier des armes (ce qui n’arrivera que lorsque le mont Plinlimmon sera arraché de sa base), ils seraient encore le premier de tous les peuples en politesse et en générosité.

— Si je ne vante pas leur mérite avec autant d’exaltation que si le même sang coulait dans mes veines, dit Rose, je n’en suis pas moins charmée de les voir autour de nous dans des bois qui, dit-on, offrent beaucoup de dangers ; j’avoue aussi que j’ai le cœur plus léger depuis que je ne vois plus cette antique maison où nous avons passé une nuit si désagréable, et dont le souvenir me sera toujours odieux. »

Éveline la regarda d’un air pénétrant : « Avoue la vérité, Rose ; tu donnerais volontiers ta plus belle robe pour savoir mon horrible aventure.

— C’est avouer seulement que je suis femme, répondit Rose ; mais quand je serais homme, je crois bien que la différence de sexe ne diminuerait pas beaucoup la curiosité.

— Tu ne fais pas parade des autres sentiments qui t’inspirent le désir de connaître mon sort, dit Éveline ; mais, chère Rose, ils ne te font pas moins d’honneur dans mon esprit. Crois-moi, tu sauras tout ; mais je crains de n’être pas encore en état de te le raconter.

— Quand ce sera votre bon plaisir, dit Rose ; et cependant il me semble qu’en renfermant dans votre sein un secret si terrible, le poids en sera plus insupportable. Vous pouvez compter sur mon silence comme sur celui de l’image sacrée au pied de laquelle nous déposons le secret de notre confession. D’ailleurs, en parlant de choses semblables, l’imagination s’y accoutume, et l’habitude de s’en occuper dissipe peu à peu toutes leurs terreurs.

— Tu as raison, ma prudente Rose, et assurément au milieu de cette troupe de braves, portée par mon bon palefroi Iseulte, comme une fleur sur son buisson, rafraîchie par le vent du matin, voyant la fleur s’entr’ouvrir, entendant les oiseaux gazouiller, et t’ayant à mon côté, ma fidèle Rose ; assurément, dis-je, je dois sentir que nul moment ne peut être plus favorable pour te communiquer ce que tu as droit de savoir… Eh bien oui ! tu sauras tout !… Tu connais sans doute ce que les Saxons de ce pays appellent un Barh-Gheist.

— Pardon, Milady, répondit Rose ; mais mon père m’a toujours défendu d’écouter de tels récits. Il disait que je verrais assez de mauvais esprits dans le monde, sans que mon imagination apprît à en former de fantastiques. J’ai entendu le mot de Barh-Gheist prononcé par Gillian et d’autres Saxons ; mais il ne renferme pour moi qu’une idée vague de terreur dont je n’ai jamais demandé ni reçu l’explication.

— Apprends donc, dit Éveline, que c’est un spectre représentant ordinairement l’image d’une personne morte qui, soit à cause d’un outrage commis sur elle pendant sa vie, soit parce qu’il se trouve quelque trésor caché, soit pour quelque autre motif, fréquente le même lieu de temps en temps, devient familier à ceux qui l’habitent, s’intéresse à leur sort, quelquefois pour leur bien, quelquefois pour leur malheur. Ainsi donc, le Barh-Gheist est parfois regardé comme le bon génie, parfois comme le démon vengeur attaché à des familles ou à des classes d’hommes particulières. Le sort de la famille de Baldringham (qui d’ailleurs ne jouit point d’un rang médiocre), est d’être sujette aux visites d’un être de ce genre.

— Puis-je demander la cause de ces visites (si toutefois elle est connue) ? » dit Rose, désirant profiter autant que possible de l’humeur communicative de la jeune châtelaine, qui pouvait fort bien n’être pas de longue durée.

« Je n’en connais la légende que très-imparfaitement, » dit Éveline, continuant avec un calme qui était le résultat de l’effort violent qu’elle avait fait pour vaincre son agitation ; » mais en général voici comment on la raconte : Baldrick, héros saxon, qui fut le premier possesseur de cette habitation, devint amoureux d’une belle Bretonne, qu’on disait descendue de ces druides dont les Gallois parlent tant, et qui avait la réputation de n’être pas étrangère aux arts magiques qu’ils mettaient en pratique lorsqu’ils offraient des sacrifices de victimes humaines au milieu de ces enceintes d’immenses pierres brutes, ou plutôt de fragments de roc vif dont tu as sans doute vu un grand nombre. Après plus de deux ans de mariage, Baldrick se dégoûta de sa femme au point de former la résolution cruelle de la faire mourir. Les uns disent qu’il soupçonnait sa fidélité, les autres que ce meurtre lui fut imposé par l’Église, qui la regardait comme coupable d’hérésie. Il y eut des gens qui prétendirent qu’il se débarrassa d’elle pour se procurer la liberté de contracter un mariage plus avantageux ; mais, quelle qu’en fût la cause, chacun s’accorde sur le résultat. Il envoya deux de ses cnithts, ou soldats, dans la maison de Baldringham, pour tuer l’infortunée Vanda, et leur ordonna de lui rapporter la bague qui n’avait pas quitté son doigt depuis le jour de leur mariage, en signe de l’accomplissement de ses ordres. Ces hommes obéirent avec la plus grande barbarie ; ils étranglèrent Vanda dans la chambre où j’ai couché, et sa main étant enflée au point qu’aucun effort ne put en tirer l’anneau, ils le prirent en lui coupant le doigt. Mais long-temps avant le retour de ces cruels assassins, l’ombre de Vanda avait apparu à son époux terrifié, et lui présentant sa main sanglante, lui avait appris d’une manière effrayante que ses ordres inhumains n’avaient été que trop bien exécutés. Poursuivi par cette ombre à la guerre et pendant la paix, dans les déserts, aux camps, à la cour, il en mourut de désespoir dans un pèlerinage qu’il fit à la terre sainte. Le Barh-Gheist ou spectre de Vanda assassinée devint si terrible dans la maison de Baldringham, que le secours de saint Dunstan lui-même suffit à peine pour mettre des bornes à ses visites. Ce fut alors que le bienheureux saint, après avoir réussi dans ses exorcismes, en expiation du crime de Baldrick, imposa à perpétuité une pénitence rigoureuse aux descendantes de la maison, jusqu’au troisième degré, qui les condamnait une fois dans leur vie, et avant d’atteindre leur vingt et unième année, à passer une nuit, seules, dans la chambre de la victime, et d’y réciter certaines prières, tant pour son repos que pour celui de l’âme souffrante de son meurtrier. Pendant cette nuit effrayante on croit généralement que l’esprit de cette malheureuse victime apparaît à celle qui accomplit cette pénitence, et lui donne quelque présage de bonne ou de mauvaise fortune. Si le sort lui est favorable, Vanda s’offre à elle sous un aspect riant, et la bénit d’une main blanche ; mais elle lui annonce des malheurs si elle lui présente la main dont son doigt fut séparé, en lui montrant un visage sévère, comme si elle étendait sur le rejeton de sa race son ressentiment de la barbarie de son mari. Quelquefois même elle parle. J’ai appris ces détails, il y a long-temps, d’une vieille Saxonne, la mère de Marjone ; c’était une ancienne femme de ma grand’mère, qui avait quitté la maison de Baldringham avec elle, quand elle s’en échappa pour suivre mon aïeul.

— Votre grand’mère s’est-elle prêtée à cette coutume, dit Rose, qui, n’en déplaise à saint Dunstan, me semble mettre l’humanité en rapport avec un être d’une nature équivoque.

— C’est ce que pensait mon aïeul, et il ne permit jamais à ma grand’mère de retourner dans la maison de Baldringham après son mariage. De là naquit la désunion entre lui et son fils, d’un côté, et les membres de cette famille de l’autre. Ils attribuèrent plusieurs malheurs, et principalement la perte de leurs héritiers mâles qui leur furent enlevés à cette époque, à ce que ma mère avait refusé l’hommage héréditaire à la dame au doigt sanglant.

— Et vous, ma chère maîtresse, qui saviez que cette affreuse coutume était conservée dans cette maison, comment avez-vous accepté l’invitation de lady Ermengarde ?

— Je ne sais comment répondre à cette question. D’abord je craignais que la mort fatale de mon père qui venait d’être tué par l’ennemi qu’il méprisait le plus (comme sa tante le lui avait prédit), ne fut le résultat du mépris qu’il avait marqué pour cette cérémonie ; d’ailleurs, j’espérais que si le danger vu de plus près me paraissait trop effrayant, la politesse et l’humanité ne permettraient pas qu’on me forçât de m’y soumettre. Vous savez de quelle manière ma cruelle parente a saisi cette occasion, et à quel point il me devint impossible, moi, fille de Berenger et héritière d’une partie de son courage, de m’échapper du piège où je m’étais jetée.

— Quant à moi, dit Rose, aucun égard pour le nom ou pour le rang ne m’eût décidée à me placer dans une situation où il eût suffi de craindre seulement une apparition, sans qu’il s’y mêlât des terreurs réelles, pour me punir de ma présomption. Mais, au nom du ciel, qu’avez-vous vu à cet horrible rendez-vous ?

— Oui, c’est là la question, » dit Éveline en portant la main à son front ; « comment ai-je pu voir ce qui m’est apparu distinctement, et conserver la faculté de penser et de réfléchir ? J’avais récité les prières prescrites pour le meurtrier et sa victime, et m’asseyant sur mon lit, je n’avais ôté que les vêtements qui pouvaient m’empêcher de dormir. J’étais parvenue à surmonter le premier choc que j’avais éprouvé en entrant dans la chambre mystérieuse, et j’espérais jouir, pendant la nuit, d’un sommeil aussi paisible que mes pensées étaient innocentes, mais je fus trompée dans cet espoir. Je ne puis dire combien il y avait de temps que je dormais, quand ma poitrine fut oppressée d’un poids extraordinaire, qui semblait étouffer ma voix, arrêter les battements de mon cœur, et m’empêcher de respirer. Lorsque j’ouvris les yeux pour découvrir la cause de cette horrible suffocation, je vis auprès de moi la figure de la Bretonne assassinée. Sa taille me parut d’une grandeur surnaturelle, et avait quelque chose d’aérien ; ses traits, d’une beauté majestueuse, portaient l’expression féroce de la vengeance satisfaite. Elle me présenta sa main mutilée, et fit sur moi le signe de la croix, comme si elle me dévouait à la destruction, tandis que d’une voix qui n’avait rien d’humain elle prononçait ces paroles :

Fiancée et veuve à la fois,
Avec un époux, fille encore,
Tu trahiras : et puis tu dois
Être délaissée à la voix
De celui même qui t’adore.

Alors le fantôme se pencha sur moi, et dirigea son doigt sanglant vers ma figure comme pour me toucher : la terreur me rendit la faculté dont elle m’avait d’abord privée ; je poussai un cri… la croisée de l’appartement s’ouvrit avec fracas, et… Mais à quoi bon vous raconter tout cela, Rose ? je vois clairement, à l’expression de vos yeux et au mouvement de vos lèvres, que vous me regardez comme un sot enfant effrayé d’un rêve ?

— Ne vous fâchez pas, ma chère maîtresse ! je crois à la vérité que la sorcière que nous appelons Mara[38] vous a visitée, et vous savez que les médecins ne la regardent pas comme un fantôme, mais comme créée par notre imagination, que quelques causes physiques ont troublée.

— Tu es bien savante, jeune fille, » dit Éveline avec un peu d’humeur ; « mais quand je t’assurerai que mon bon ange est venu à mon secours sous une forme humaine, qu’à son aspect le démon s’est évanoui… qu’il m’a transportée dans ses bras hors de cette chambre, pleine de terreurs, je pense qu’en bonne chrétienne tu ajouteras foi à mes paroles.

— En vérité, ma très-chère maîtresse, je ne le puis, répondit Rose ; et c’est même cet ange gardien qui me fait considérer tout cela comme un rêve. Une sentinelle normande, que j’ai appelée, est en effet venue à votre secours, et pénétrant de force dans votre appartement, vous a transportée dans celui où je vous ai reçue, inanimée et sans connaissance.

— Un soldat normand ! » s’écria Éveline en rougissant extrêmement ; « et à qui, jeune fille, avez-vous ordonné de pénétrer dans ma chambre à coucher ?

— Vos yeux étincellent de colère, madame ; mais cette colère est-elle raisonnable ? N’ai-je pas entendu vos cris d’angoisse, et était-ce dans un tel moment que je devais me laisser arrêter par le décorum ? Pas plus que si le château eût été en feu !

— Je vous demande encore une fois, Rose, » dit sa maîtresse d’une voix troublée, mais moins irritée que la première fois, « quel était ce soldat à qui vous avez dit d’entrer dans mon appartement.

— En vérité, je ne sais pas, lady, répondit Rose ; car, outre qu’il était enveloppé dans son manteau, je n’étais pas disposée à remarquer ses traits, quand même je les eusse vus à découvert ; mais je ne tarderai pas à savoir quel est ce cavalier ; et je vais m’en occuper, afin de lui donner la récompense promise, et de lui recommander le silence et la discrétion sur cette affaire.

— Informez-vous-en sur-le-champ, dit Eveline ; et si vous le découvrez parmi les soldats qui nous accompagnent, je penserai comme vous, et je conviendrai que l’imagination a eu la plus grande part à tout ce que j’ai souffert la nuit dernière. »

Rose frappa son palefroi, et, accompagnée de sa maîtresse, elle s’approcha de Philippe Guarine, l’écuyer du connétable, qui commandait alors la petite escorte : « Bon Guarine, dit-elle, j’ai parlé hier de ma fenêtre à une de vos sentinelles, et elle m’a rendu un petit service pour lequel je lui ai promis une récompense ; voulez-vous vous informer de cet homme, afin que j’acquitte ma promesse ?

— Vraiment ; et moi aussi je lui dois une récompense, belle damoiselle, reprit l’écuyer ; car si une de mes lances s’est approchée de la maison assez près pour pouvoir causer avec ceux qui étaient aux fenêtres, elle a transgressé les ordres précis de sa consigne.

— Bah ! il faut lui pardonner cela à cause de moi, dit Rose ; je gage que si je vous avais appelé vous-même, brave Guarine, j’aurais eu assez de pouvoir pour vous attirer sous mes fenêtres. »

Guarine se mit à rire en levant les épaules, « Il est vrai, dit-il, là où sont les femmes, la discipline est toujours en danger. »

Il alla prendre les renseignements nécessaires parmi sa troupe, et revint en assurant que ses soldats, en général et en particulier, niaient qu’ils se fussent approchés pendant la nuit précédente de la maison de lady Ermengarde.

« Tu vois, Rose… » dit Eveline à sa suivante avec un regard significatif.

« Les pauvres diables redoutent la sévérité de Guarine, dit Rose, et n’osent pas dire la vérité : j’aurai quelqu’un qui me viendra en particulier réclamer la récompense.

— Je voudrais avoir ce droit, damoiselle, dit Guarine ; quant à ces drôles que vous croyez si timides, ils ne sont que trop disposés à justifier leur désobéissance, quand même elle serait moins excusable que celle de cette nuit. D’ailleurs, je leur avais promis l’impunité… Avez-vous d’autres ordres à me donner ?

— Aucun, bon Guarine, dit Éveline ; mais recevez cette légère bagatelle pour donner du vin à vos soldats et les dédommager de cette triste nuit. Maintenant qu’il est parti, dis-moi, jeune fille, es-tu convaincue que la figure que tu as vue n’était pas terrestre ?

— Je dois en croire mes yeux et mes oreilles, madame, répondit Rose.

— Alors, laisse-moi le même privilège, dit Éveline ; mais crois-moi, mon libérateur (car je dois l’appeler ainsi) portait les traits de quelqu’un qui n’était ni ne pouvait être dans le voisinage de Baldringham… Dis-moi seulement une chose… que penses-tu de cette prédiction extraordinaire.

« Fiancée et veuve à la fois,
Avec un époux, fille encore.
Tu trahiras ; et puis tu dois
Être délaissée à la voix
De celui même qui t’adore ?

— Que vous pouvez être trahie, ma très-chère maîtresse, mais que vous ne trahirez jamais personne, » répondit Rose avec vivacité.

Éveline tendit la main à son amie, et pressant affectueusement celle de Rose, elle lui dit à voix basse, mais avec fermeté : « Je te remercie d’un jugement dont mon cœur me dit que je suis digne. »

Un nuage de poussière annonça l’approche du connétable de Chester et de sa suite ; sir William Herbert, avec plusieurs de ses voisins et de ses parents, vinrent présenter leurs respects à l’orpheline de Garde-Douloureuse, nom sous lequel Éveline était connue.

Éveline remarqua qu’en la saluant, de Lacy paraissait surpris et mécontent de la négligence de sa parure et de son équipage, négligence occasionnée par la précipitation de son départ de Baldringham. Elle fut aussi frappée de l’expression de sa physionomie, qui semblait dire : « Je ne dois pas être traité comme un personnage ordinaire, avec lequel on peut se dispenser d’attentions et d’égards. » Pour la première fois elle pensa que les traits du connétable, déjà dépourvus de grâce et de beauté, étaient formés pour exprimer avec énergie les passions violentes et que celle qui partagerait son nom et son rang devait se préparer à se soumettre aux volontés et aux désirs d’un maître arbitraire et absolu.

Mais le nuage qui avait obscurci le front du connétable disparut bientôt, et dans la conversation qu’il soutint avec Herbert et les autres chevaliers et gentilshommes qui vinrent le saluer et raccompagner à quelque distance, Éveline put admirer la supériorité de son jugement et de son élocution, et remarquer avec quelle attention et quelle déférence il était écouté par des hommes d’un haut rang et trop fiers pour reconnaître une prééminence qui n’aurait pas été fondée sur un mérite réel. L’estime d’une femme pour un homme dépend beaucoup de la réputation dont il jouit, et Éveline, lorsqu’elle fut rendue au couvent des Bénédictines de Gloucester, ne pouvait penser sans respect au guerrier renommé, au politique célèbre que ses talents élevaient au-dessus de ceux qui l’approchaient. « Sa femme, » pensa Éveline (qui n’était pas sans ambition), « en renonçant à trouver dans son mari ces qualités qui ont tant d’attraits pour la jeunesse, sera du moins généralement honorée et respectée, et, sans jouir d’une félicité romanesque, son sort sera tranquille et heureux.







CHAPITRE XVI.

un mauvais parent.


Veuillez me secourir, autrement je serai contraint de me pendre.
Anonyme.


Éveline resta près de quatre mois avec sa tante, l’abbesse du couvent des Bénédictines, et sous ses auspices, le connétable vit ses espérances prospérer : il gagna autant dans l’esprit d’Éveline que s’il eût été soutenu par Berenger lui-même. Il est probable cependant que, sans la vision de la Vierge et le vœu qui l’avait suivie l’aversion naturelle qu’éprouve une jeune personne pour une union où il existe une si grande inégalité d’âge, aurait pu s’opposer à ses désirs ; car Éveline, tout en honorant les vertus du connétable, en rendant justice à l’élévation de son caractère, et en admirant ses talents, ne pouvait se défendre d’une secrète crainte, qui, tout en l’empêchant de rejeter ouvertement ses vœux, la faisait tressaillir en songeant qu’ils pourraient atteindre leur but.

Les mots sinistres de la prédiction, tu trahiras et tu seras trahie, revenaient alors se présenter à sa mémoire ; et quand sa tante, après que le grand deuil fut fini, fixa l’époque de ses fiançailles, elle éprouva un effroi dont elle ne put se rendre compte, et qu’elle n’avoua pas, ainsi que les détails de son rêve, au père Aldrovand même, au confessional. Ce n’était pas aversion pour le connétable, ni préférence pour quelque autre amant ; c’était une de ces impulsions d’instinct, un de ces pressentiments dont la Providence se sert pour nous avertir d’un danger qui nous menace, quoiqu’elle ne nous donne ni éclaircissements ni moyens de salut.

Par moments cette terreur était si forte, que si elle eût été secondée comme autrefois par les représentations de Rose Flammock, Éveline aurait peut-être pris une résolution contraire aux projets du connétable ; mais Rose, encore plus zélée pour l’honneur que pour le bonheur de sa maîtresse, s’était interdit toute parole qui eût pu ébranler la détermination d’Éveline ; dès que celle-ci eut encouragé les espérances du connétable, et qu’elle que fût son opinion sur le mariage projeté et ses résultats, elle semblait dès ce moment le regarder comme un événement nécessaire.

De Lacy en reconnaissant davantage le trésor dont il ambitionnait la possession, regarda cette union avec des sentiments différents de ceux qu’il avait d’abord éprouvés en la proposant à Raymond Berenger. Alors ce n’était qu’un mariage d’intérêt et de convenance, qui avait paru aux yeux d’un seigneur orgueilleux et politique le meilleur moyen de consolider le pouvoir de sa famille et de perpétuer sa postérité. La beauté d’Éveline n’avait pas même fait sur de Lacy cette impression qu’elle était digne de produire sur les cœurs ardents et passionnés de ces temps chevaleresques. Il avait passé cet âge où le sage se laisse séduire par les formes extérieures, et il aurait souhaité véritablement (et en cela il montrait sa prudence) que sa belle fiancée eût eu quelques années de plus et quelques charmes physiques de moins, afin que cette union se trouvât plus en rapport avec son âge et son caractère. Cependant ce stoïcisme disparut lorsque, après plusieurs entrevues avec sa future épouse, il reconnut que, quoique sans expérience, elle était la première à désirer d’être gardée par une prudence supérieure à la sienne, et qu’à une grande vivacité et à une gaieté naturelle qui commençait à renaître, grâce à l’heureuse légèreté de la jeunesse, elle joignait beaucoup de douceur, de docilité, et surtout une fermeté de principes qui semblait garantir qu’elle marcherait d’un pas droit et sûr dans les sentiers glissants que sa jeunesse, sa beauté et son rang la destinaient à parcourir.

À mesure que des sentiments plus tendres et plus passionnés échauffaient le cœur de de Lacy, son engagement de prendre la croix lui devenait de plus en plus à charge. L’abbesse des Bénédictines, la seule proche parente qui restât à Éveline, chargée par la nature de veiller à son bonheur, augmentait encore cette disposition du connétable. Quoique religieuse et dévote, elle respectait les saints nœuds du mariage, et elle les comprenait assez pour savoir que le but le plus important ne pouvait être accompli tant que le continent de l’Europe séparerait les deux époux. Le connétable, à la vérité, lui avait fait entendre qu’il pourrait emmener sa jeune épouse ; mais, à la seule idée de savoir sa nièce renfermée dans la dangereuse enceinte du camp dissolu des croisés, la bonne dame s’était signée avec horreur, et ne lui avait jamais permis d’en parler une seconde fois.

Il n’était cependant pas rare que des rois, des princes et d’autres personnes d’un rang éminent, qui avaient fait vœu d’aller délivrer Jérusalem, obtinssent des délais, et même une entière dispense en s’adressant à la cour de Rome. Le connétable était sûr d’être appuyé de son souverain, en demandant la permission de rester en Angleterre ; car c’était à sa valeur et à sa politique que Henri préférait confier la défense des frontières du pays de Galles, qui étaient livrées à des troubles continuels, et il n’avait certainement pas vu avec plaisir un sujet si utile prendre la croix.

Il fut donc secrètement convenu entre l’abbesse et le connétable que ce dernier solliciterait à Rome, et auprès du légat du pape, cette faveur, qu’on croyait ne pouvoir être refusée à un homme qui possédait tant d’influence et de si grands biens, d’autant plus qu’elle était appuyée des offres les plus libérales pour la délivrance de la terre sainte. Les offres étaient en effet magnifiques, puisqu’il proposait, si on le dispensait de son service personnel, d’envoyer à ses frais cent lances, accompagnées chacune de deux écuyers, trois archers, et d’un valet de pied ou palefrenier, ce qui était le double de la suite qu’il devait commander dans l’origine. De plus, il offrait de déposer deux mille pesants pour les dépenses générales de l’expédition, et de mettre à la disposition des croisés les navires tout équipés qu’il avait fait préparer, et qui l’attendaient pour mettre à la voile.

Cependant, malgré ses offres, le connétable ne pouvait se dissimuler qu’elles seraient loin de remplir l’attente du sévère prélat Baudouin, qui, ayant lui-même prêché la croisade et décidé le connétable et plusieurs autres à s’y engager, verrait avec déplaisir l’œuvre de son éloquence compromise par la retraite d’un auxiliaire aussi puissant : ce fut donc dans le but d’adoucir autant que possible son mécontentement, que le connétable offrit à l’archevêque, dans le cas où il obtiendrait la permission de rester en Angleterre, de mettre à la tête de ses troupes son neveu Damien de Lacy, déjà renommé par ses premiers faits de chevalerie, l’espoir actuel de sa maison, dont il deviendrait le chef et l’appui s’il venait à mourir sans héritiers.

Le connétable adopta le moyen le plus prudent de communiquer ces propositions à l’archevêque Baudouin, en ayant recours à l’entremise d’un ami sur les bons offices duquel il pouvait compter, et qui était réputé en grand crédit auprès du prélat, mais, malgré tout ce que ces propositions avaient de brillant, le prélat garda un sombre silence, et promit d’y répondre dans une conférence qu’il aurait avec le connétable de Chester à un jour marqué, quand les affaires de l’Église demanderaient sa présence dans la ville de Gloucester. Le rapport que fit au connétable le médiateur de cette affaire, lui fit prévoir qu’il aurait à lutter puissamment contre cet orgueilleux et puissant ecclésiastique ; mais, non moins orgueilleux et non moins puissant que lui, et de plus soutenu par la faveur de son souverain, il espéra remporter la victoire.

La nécessité d’arranger cette affaire, aussi bien que la perte récente d’Éveline, donnaient un air de mystère aux soins que de Lacy lui rendait, et l’empêchaient de signaler ses sentiments par des tournois et autres jeux militaires dans lesquels il aurait désiré déployer son adresse aux yeux de sa maîtresse. Les règles du couvent ne lui permettaient pas de lui donner des fêtes animées par la musique ou la danse, ou même par d’autres amusements plus tranquilles ; et quoique le connétable témoignât son affection pour sa belle fiancée en lui faisant, ainsi qu’aux femmes de sa suite, les dons les plus brillants, cependant cette affaire, selon dame Gillian, ressemblait plutôt à la marche d’un convoi qu’aux pas joyeux d’une noce.

Éveline elle-même trouvait quelque fondement dans cette comparaison, et elle sentait qu’elle aurait pu être distraite par les visites du jeune Damien, dont l’âge, si rapproché du sien, aurait égayé les assiduités et les soins un peu graves de son oncle ; mais il ne venait pas, et d’après ce qu’elle avait entendu dire de lui au connétable, elle devina que l’oncle et le neveu avaient, du moins pour un temps, fait un échange d’occupations et de caractères. Le premier, à la vérité, en observation de son vœu, continuait à habiter une tente auprès des portes de Gloucester ; mais il revêtait rarement son armure, substituait à son justau-corps de buffle usé le riche damas et les soies précieuses, et affectait, à un âge déjà avancé, plus de recherche dans son costume que ses contemporains ne se rappelaient lui en avoir vu déployer dans sa jeunesse. Son neveu, au contraire, restait presque toujours sur les frontières, occupé à étouffer par la prudence ou à dissiper par la force les différents désordres qui agitaient ces provinces. Mais quelle fut la surprise d’Éveline quand elle apprit que le connétable avait eu beaucoup de peine à le déterminer à assister à la cérémonie qui devait les lier l’un à l’autre, et que les Normands appellent les fiançailles. Cet engagement qui précédait le mariage d’un espace de temps plus ou moins long, suivant les circonstances, était ordinairement célébré avec une solennité qui répondait au rang des parties contractantes.

Le connétable ajouta avec peine que Damien ne prenait pas assez de repos, attendu sa grande jeunesse : qu’il dormait trop peu, et se livrait à une trop grande activité ; que sa santé en souffrait, et qu’un savant médecin juif avait jugé que sa constitution demandait l’influence d’un climat plus doux pour reprendre sa première vigueur.

Éveline apprit cette nouvelle avec chagrin ; car elle se rappelait Damien comme l’ange qui le premier lui annonça l’éloignement des troupes galloises ; toutes les circonstances où ils s’étaient vus, en se retraçant à sa mémoire, lui faisaient éprouver une sorte de plaisir mélancolique, tant il y avait de douceur dans les manière du jeune homme et de consolation dans l’intérêt qu’il prenait à ses peines. Elle aurait voulu le voir pour juger elle-même de la nature de sa maladie ; car comme d’autres damoiselles de ce siècle, elle avait quelque connaissance en médecine, et le père Aldrovand lui-même, assez habile dans cette science, lui avait appris à extraire le suc des herbes et des plantes sous l’influence des planètes. Elle pensait que ses talents, tous faibles qu’ils étaient, ne seraient peut-être pas inutiles à Damien, qu’elle regardait déjà comme un libérateur et un ami, et qui allait bientôt devenir son proche parent.

Ce fut donc avec un plaisir mêlé de confusion, sans doute causée par l’idée de jouer le rôle de médecin auprès d’un si jeune malade, qu’un soir, pendant que tout le couvent était assemblé pour quelques affaires du chapitre, elle entendit Gillian lui annoncer que le parent du connétable désirait lui parler. Elle revêtit à la hâte le voile qu’elle devait porter, conformément aux règles de la maison, et s’empressa de descendre dans le parloir, en commandant à Gillian de la suivre ; en quoi celle-ci ne jugea pas à propos de lui obéir.

Quand elle entra dans l’appartement, un homme qu’elle n’avait jamais vu s’avança vers elle, fléchit un genou, et, prenant le bord de son voile, le baisa avec l’air du plus profond respect. Elle recula, surprise et alarmée, quoique l’extérieur de l’étranger n’eût rien qui dût l’effrayer. Il paraissait avoir environ trente ans ; sa taille était élevée et noble, mais annonçait le dépérissement ; sur sa figure, la maladie, et peut-être l’abus des plaisirs, avaient hâté les traces de l’âge. Ses manières étaient polies et respectueuses. Il remarqua la surprise d’Éveline, et dit d’un ton mêlé de fierté et d’émotion : « Je crains de m’être mépris, et que ma visite ne vous soit importune et désagréable.

— Levez-vous, monsieur, répondit Éveline, et veuillez m’apprendre votre nom et le sujet qui vous amène. On m’avait dit qu’un parent du connétable de Chester me demandait.

— Et vous vous attendiez à voir le jeune Damien, répondit l’étranger ; mais l’union dont le bruit retentit dans toute l’Angleterre va vous allier à d’autres membres de cette maison, et entre autres au malheureux Randal de Lacy. Peut-être, continua-t-il, la belle Éveline Berenger n’a-t-elle pas entendu prononcer ce nom par un parent plus heureux, plus heureux sous tous les rapports, mais surtout dans la perspective qui lui est en ce moment offerte. »

Ce compliment fut accompagné d’un profond salut, et Éveline se trouva fort embarrassée de répondre à ses politesses, car quoiqu’elle se rappelât bien avoir entendu le connétable prononcer le nom de ce Randal en parlant de sa famille, c’était dans des termes qui semblaient annoncer que la bonne intelligence était loin de régner entre eux. Elle se contenta donc de répondre à ce compliment en le remerciant d’une manière générale de l’honneur de sa visite, espérant qu’il voudrait alors se retirer ; mais ce n’était pas là son dessein.

« Je vois, dit-il, à la froideur avec laquelle lady Éveline Berenger me reçoit, que ce qu’elle a pu entendre dire de moi à mon parent (si toutefois il m’a jugé digne de lui en parler) ne m’a pas été très-favorable ; et cependant il fut un temps où mon nom jouissait d’une aussi bonne renommée à la cour et dans les camps que celui d’Hugo de Lacy. C’est la pauvreté seule, qui, à la vérité, est regardée comme le plus honteux des malheurs, qui m’empêche d’aspirer aujourd’hui aux dignités et à la gloire. Si j’ai fait de nombreuses folies dans ma jeunesse, je les ai expiées par la perte de ma fortune et l’abaissement de mon rang. En cela mon heureux parent pourrait, si tel était son bon plaisir, venir à mon secours, non pas avec sa bourse et ses biens, car tout pauvre que je suis je ne voudrais pas vivre d’aumônes données avec regret par un froid ami, mais quelques égards ne lui coûteraient rien, et je puis peut-être demander et obtenir de lui un tel service.

— En cela, répondit Éveline, c’est à monseigneur le connétable à juger ce qu’il lui convient de faire… je n’ai aucun droit, jusqu’à présent du moins, de me mêler de ses affaires de famille, et si jamais j’acquiers ce droit, je n’en userai qu’avec réserve.

— C’est répondre sagement, dit Randal ; mais tout ce que je vous demande, c’est de vouloir bien, avec la grâce qui vous est naturelle, présenter à mon cousin une requête que ma langue rebelle ne pourrait se résoudre à prononcer d’un ton soumis. Les usuriers, dont l’avidité a dévoré mes biens, me menacent en ce moment de la prison ; ce qu’ils n’oseraient pas murmurer, et encore bien moins exécuter, s’ils ne voyaient pas en moi un proscrit abandonné du chef naturel de ma famille, et ne me regardaient plutôt comme un vagabond sans parents, sans amis, que comme un descendant de la puissante maison de Lacy.

— C’est une triste situation, dit Éveline, mais je ne vois pas comment je puis vous être utile dans une telle extrémité.

— La chose est facile, dit Randal de Lacy ; le jour de vos fiançailles est fixé, à ce que j’ai entendu dire, et vous avez le droit de choisir à votre gré les témoins d’une cérémonie que je prie tous les saints de bénir. Pour tout autre que moi, être présent ou absent ce n’est qu’une pure affaire de forme ; mais pour moi il y va presque de la vie ou de la mort. Ma position est telle, qu’une marque prononcée de négligence et de mépris, ainsi que serait celle qui résulterait de mon bannissement de cette assemblée de famille, sera considérée comme le signal de mon expulsion de la maison des de Lacy, signal attendu par mille avides créanciers pour me traiter sans pitié, ou avec égard, car le moindre signe de protection de la part de mon puissant parent contraindrait ces lâches à se tenir à l’écart… Mais pourquoi abuser ainsi de vos moments ?… Adieu, madame ; soyez heureuse, et ne me jugez pas avec trop de sévérité, pour avoir pendant quelques minutes interrompu le cours de vos heureuses pensées, en attirant votre attention sur mes malheurs.

— Arrêtez, monsieur, » dit Éveline touchée du ton et des malheurs du noble suppliant ; « il ne sera pas dit que vous ayez communiqué vos malheurs à Éveline sans en recevoir tous les secours qui sont en son pouvoir. Je ferai part de votre demande au connétable de Chester.

— Il faut faire plus, si vous avez réellement envie de me secourir, dit Randal ; il faut que ma requête devienne la vôtre. Vous ne savez pas, « poursuivit-il en fixant sur elle un regard expressif, « vous ne savez pas combien il est difficile de faire changer de dessein à un de Lacy ; d’ici à un an, vous connaîtrez probablement combien sont inflexibles leurs résolutions ; mais en ce moment comment pourrait-il résister à un désir que vous daigneriez exprimer ?

— Si votre demande vous est refusée, monsieur, répondit Éveline, ce ne sera pas faute de l’avoir appuyée par mes paroles, et d’avoir fait des vœux pour son succès ; mais vous devez savoir que l’issue dépend entièrement du connétable. »

Randal de Lacy prit congé avec le même profond respect qui avait marqué son entrée ; seulement, au lieu de baiser le bord du voile d’Éveline, il lui rendit cet hommage en appuyant ses lèvres sur sa main. Elle le vit partir avec un mélange d’émotions où la pitié dominait, quoique dans les plaintes qu’il avait faites de la dureté du connétable, il se fût glissé quelque chose d’offensant ; et il lui sembla que l’aveu de ses folies et de ses excès était dicté plutôt par un sentiment d’orgueil blessé que parmi véritable repentir.

Lorsque Éveline revit le connétable, elle lui fit part de la visite de Randal et de sa demande ; et examinant soigneusement sa physionomie, elle remarqua qu’au nom de son parent la colère éclata dans ses yeux. Il la maîtrisa cependant, et, baissant les yeux vers la terre, il écouta attentivement les détails qu’Éveline lui donna sur cette visite, et la demande que fit Randal d’être un des témoins invités à leurs fiançailles.

Le connétable garda un moment le silence, comme s’il cherchait par quel moyen il pourrait éluder cette sollicitation. À la fin il répondit : « Vous ne savez pas pour qui vous sollicitez, sans cela vous vous seriez peut-être abstenue de cette requête : vous n’en connaissez pas toute l’importance, quoique mon artificieux cousin sache bien qu’en lui accordant cette grâce je m’engage encore aux yeux du monde, et ce sera pour la troisième fois, à me mêler de ses affaires, et à le remettre sur un pied qui puisse lui donner le moyen de se réintégrer dans le rang et l’importance qu’il a perdus, et de réparer ses nombreuses erreurs.

— Et pourquoi ne pas le faire, milord ? dit la généreuse Éveline ; si ce sont ses folies seulement qui l’ont perdu, maintenant qu’il est d’âge à ne plus se laisser prendre dans les mêmes pièges, et s’il a de l’honneur et un bon bras, il peut encore rehausser l’éclat de la maison de Lacy. »

Le connétable secoua la tête : « Il a effectivement du cœur et un bras capable d’agir, Dieu le sait, soit en bien, soit en mal ; cependant il ne sera jamais dit que vous, ma belle Éveline, aurez présenté une requête à de Lacy sans qu’il se soit empressé de l’accorder. Randal sera invité à nos fiançailles… il y a d’ailleurs un autre motif pour qu’il y assiste ; car je crains que nous n’y puissions pas avoir notre estimable neveu Damien, dont la maladie, à ce que j’ai appris, augmente au lieu de diminuer, et est accompagnée d’étranges symptômes d’agitation d’esprit, et d’emportements auxquels aucun jeune homme jusque-là n’avait été moins sujet que lui. »



CHAPITRE XVII.

le jeune damien.


Que les cloches joyeuses s’ébranlent ; l’épouse approche ; la rougeur de ses joues a fait honte au matin, car sa lueur est pâle. Faites, grands saints, que ces nuages ne soient pas d’un mauvais présage.
Vieille Comédie.


Le jour des fiançailles[39] ou épousailles approchait ; et il paraît que ni la profession de l’abbesse, ni ses habitudes, n’étaient assez sévères pour l’empêcher de choisir le grand parloir du couvent pour cette sainte cérémonie, quoiqu’il fallût nécessairement introduire bien des hommes pour convives dans cet enclos virginal, et quoique la cérémonie fût elle-même le commencement d’un état auquel avaient renoncé les habitants du cloître. L’orgueil que donnait à l’abbesse la naissance d’Éveline et l’intérêt réel qu’elle prenait à l’élévation de sa nièce surmontèrent tous ces scrupules, et l’on voyait la vénérable mère au milieu d’un tracas peu habituel, tantôt donnant des ordres au jardinier pour que l’appartement fût orné de fleurs, tantôt à sa cellérière, au préchantre, et aux sœurs laïques de la cuisine, pour préparer un banquet magnifique, mêlant à ses ordres sur ce sujet mondain quelques exclamations sur leur vanité et leur indignité, et changeant de temps en temps les regards inquiets qu’elle jetait sur ces préparatifs en un regard solennel vers le ciel, en joignant les mains comme si elle eût gémi sur les pompes terrestres qu’elle surveillait avec tant d’embarras. Ensuite on voyait la bonne dame en consultation avec le père Aldrovand sur le cérémonial civil et religieux qui devait accompagner une solennité si importante pour sa famille.

Néanmoins les règles de la discipline, quoique adoucies pour un temps, n’étaient pas tout à fait oubliées. Il est vrai que la cour extérieure du couvent était ouverte aux hommes ; mais les plus jeunes sœurs et les novices de la maison étaient renfermées avec soin dans les appartements les plus retirés du bâtiment, sous la surveillance spéciale d’une religieuse vieille et maussade, ou, ainsi que la désignait la règle du couvent, d’une personne âgée, austère et vertueuse, qu’on nommait la maîtresse des novices, et qui ne pouvait permettre à ces dernières de souiller leurs yeux en regardant les plumes ondoyantes et les manteaux flottants des chevaliers. Quelques sœurs, vieilles amies de l’abbesse, restaient libres, semblables à ces marchandises qui, en termes de boutique, ne peuvent se gâter à l’air, et restent par conséquent sur le comptoir. Ces dames antiques se promenaient, affectant autant d’indifférence qu’elles éprouvaient de curiosité, et cherchaient indirectement à s’informer des noms et des vêtements, ainsi que des décorations, sans oser laisser percer tout l’intérêt qu’elles prenaient à ces vanités, comme l’indiquaient leurs questions.

Une forte troupe de lanciers du connétable gardait la porte du couvent, n’admettant dans l’enceinte sacrée que le petit nombre de ceux qui devaient être présents à la cérémonie ; ils étaient accompagnés de leurs principaux serviteurs ; et, tandis qu’on introduisait les premiers dans l’appartement qu’on avait décoré à cette occasion, les serviteurs, quoique retenus dans la cour extérieure, recevaient toutes sortes de rafraîchissements, et avaient l’amusement, si cher à la classe domestique, d’examiner et de critiquer leurs maîtres et leurs maîtresses à mesure qu’ils entraient dans les appartements préparés pour leur réception.

Parmi les domestiques ainsi occupés se trouvait le vieux Raoul, le chasseur, et sa joyeuse dame ; lui, tout glorieux et satisfait de sa casaque neuve en velours vert ; elle, belle et gracieuse avec la robe de soie jaune, garnie à grands frais d’une bordure de petit-gris : ils étaient également occupés à contempler ce beau spectacle. Les guerres les plus invétérées ont parfois une trêve ; le temps le plus froid et le plus orageux a ses heures de chaleur et de calme[40] : il en était de même de l’horizon matrimonial de cet aimable couple, qui, ordinairement couvert de nuages, s’était éclairci momentanément. La splendeur de leurs nouveaux vêtements, la gaieté du spectacle qui les entourait, aidées peut-être d’un bol de vin muscat que Raoul avait avalé, et d’une tasse d’hypocras qu’avait savourée sa femme, les faisaient paraître aux yeux l’un de l’autre plus agréables que d’habitude ; la bonne chère était pour eux ce que l’huile est pour une serrure rouillée dont elle fait mouvoir doucement et sans bruit les pièces qui sans elle ne marcheraient pas du tout, ou qui, par leurs cris, indiqueraient leur répugnance à se mouvoir. Le couple s’était placé dans une espèce de niche, à trois ou quatre pas au-dessus de la terre ; il s’y trouvait un petit banc de pierre d’où leur œil curieux scrutait avantageusement tous les convives qui entraient dans la cour.

Ainsi placés, et dans ce moment de calme, Raoul, avec son visage glacé, semblait représenter Janvier, le triste père de l’année ; et quoique Gillian eût passé la fleur délicate de Mai, le feu d’un grand œil noir et la teinte animée d’une joue pleine et cramoisie la faisaient ressembler au joyeux Août. La dame Gillian se vantait de savoir plaire à tout le monde par son caquet, quand il lui convenait de le faire, depuis Raymond Berenger jusqu’à Robin le palefrenier ; et, semblable à une bonne ménagère qui, pour n’en pas perdre l’habitude, daigne quelquefois accommoder un plat qu’elle ne destine qu’à son mari, elle jugea à propos d’exercer ses talents d’agrément sur le vieux Raoul, parvenant à vaincre par ses saillies de gaieté et de satire, non-seulement son caractère cynique pour tout le genre humain, mais sa disposition spéciale à être bourru envers son épouse. Ses plaisanteries, et la coquetterie qui les accompagnait, eurent un tel effet sur ce Timor des bois, qu’il releva son nez cynique, découvrit quelques dents éparses, comme un dogue qui s’apprête à mordre, et partit d’un éclat de rire qui ressemblait assez à l’aboiement d’un de ses chiens, puis s’arrêta tout court au milieu de l’explosion, comme s’il se fût rappelé tout à coup qu’il sortait de son caractère ; néanmoins, avant d’avoir repris sa gravité acrimonieuse, il jeta sur Gillian un regard qui fit que ses mâchoires en casse-noisettes, ses yeux pincés et son nez retourné, offrirent assez de ressemblance avec une des figures fantasques qui décorent le haut des vieilles basses de viole.

« Ceci ne vaut-il pas mieux que de frapper votre aimable femme avec votre courroie, comme si elle n’était qu’une chienne du chenil ? dit Août à Janvier.

— C’est vrai, » répondit Janvier d’un ton glacial ; « mais aussi vous agissez mieux que lorsque vous faites vos tours de chienne qui m’obligent à jouer de la courroie.

— Hum ! » dit Gillian d’un ton qui semblait indiquer qu’elle pensait différemment de son mari ; mais changeant aussitôt son ton pour en prendre un tendre et plaintif : « Ah ! Raoul, dit-elle, Vous rappelez-vous comme vous m’avez battue une fois, parce que feu notre lord, que Notre-Dame lui pardonne ! prit le ruban cramoisi de mon corset pour une pivoine ?

— Oui, oui, dit le chasseur, je me rappelle que notre vieux maître faisait pareilles méprises ; que Notre-Dame lui pardonne ! comme vous dites ; le meilleur chien peut perdre la piste[41].

— Et comment peux-tu, cher Raoul, souffrir que ta femme chérie soit si long-temps sans avoir une jupe neuve, dit dame Gillian.

— Comment ! tu en as une qui vient de notre demoiselle, qui serait digne d’une comtesse, » dit Raoul dont la sérénité était dérangée en touchant cette corde. « Combien te faudrait-il donc de jupes ?

— Seulement deux, bon Raoul ; seulement pour que l’on ne puisse compter l’âge des enfants d’après la date de la dernière robe de dame Gillian.

— Eh bien ! en bien ! il est dur qu’un homme ne puisse être de bonne humeur de temps à autre sans être obligé d’en payer contribution ; mais tu auras une jupe neuve à la Saint-Michel, quand je vendrai les peaux de daim pour la saison. Les cornes seules seront d’un bon rapport.

— Oui, oui, dit Gillian, je te dis toujours que les cornes valent mieux que la peau dans un bon marché. »

Raoul se détourna vivement, comme si une guêpe l’eût piqué, et l’on ne peut deviner ce qu’il aurait répondu à cette observation, qui paraissait si innocente, si un beau cavalier ne fût entré à cet instant dans la cour. Descendant de cheval comme les autres, il le remit à un écuyer dont les vêtements étaient éclatants de broderies.

— De par saint Hubert, c’est un beau cavalier et un destrier digne d’un comte ! dit Raoul, et c’est la livrée de milord le connétable. Cependant, je ne le connais pas.

— Mais moi, je le connais, dit Gillian ; c’est Randal de Lacy, le parent du connétable, et le meilleur homme qui ait jamais porté ce nom.

— Ah ! de par saint Hubert, j’ai entendu parler de lui. Le monde dit que c’est un débauché, un querelleur et un prodigue.

— Le monde ment de temps à autre, » dit sèchement Gillian.

« Et les femmes aussi, reprit Raoul ; mais il me semble qu’il t’a jeté un coup d’œil dans l’instant.

— Ton œil droit n’a jamais vu bien clair depuis que notre bon seigneur, que sainte Marie l’ait en repos ! te jeta un verre de vin au nez pour être entré trop hardiment dans son cabinet.

— Je suis bien étonné, » dit Raoul, comme s’il n’eût pas entendu, « que ce débauché vienne ici. J’ai ouï dire qu’on le soupçonnait d’avoir attenté à la vie du connétable, et qu’ils ne se sont pas parlé depuis cinq ans.

— Il vient d’après l’invitation de ma jeune maîtresse, je le sais parfaitement, dit dame Gillian, et il est probable qu’il fera moins de mal au connétable que celui-ci ne lui en a fait. Le pauvre homme a déjà assez souffert.

— Et qui te l’a dit ? » demanda Raoul d’un ton d’amertume.

« N’importe ; c’était quelqu’un qui le savait bien, » dit la dame, qui commença à craindre qu’en voulant montrer l’étendue de ses connaissances elle n’eût été un peu trop communicative.

« Il faut que ce soit le diable, ou Randal lui-même, dit Raoul ; car il n’y a que leur bouche qui soit capable de proférer pareil mensonge. Mais regardez, dame Gillian : qui est celui qui s’avance après lui comme un homme qui voit à peine comment il marche ?

— C’est votre ange de grâce, notre jeune écuyer Damien, dit la dame Gillian.

— C’est impossible ! reprit Raoul. Traite-moi d’aveugle si tu veux, mais je n’ai jamais vu un homme changer autant en quelques semaines ; ses vêtements sont en désordre, et il paraît couvert plutôt d’une housse que d’un manteau. Que peut avoir ce jeune homme ? Il s’arrête à la porte comme s’il voyait quelque chose qui l’empêchât d’entrer. Saint Hubert ! on dirait qu’il est ensorcelé !

— Vous le considériez toujours comme un si grand trésor ! dit Gillian ; regardez-le maintenant auprès de ce chevalier : il frémit, il tremble comme s’il avait perdu la tête.

— Il faut que je lui parle, » dit Raoul, oubliant son infirmité et s’élançant de son poste élevé ; « il faut que je lui parle, et, s’il est malade, j’ai mes lancettes et mes flammes pour saigner les hommes ainsi que les animaux.

— Et c’est le médecin qui convient à un tel malade, murmura Gillian ; un médecin de chiens pour un songe-creux qui ne connaît ni sa maladie, ni le moyen de la guérir ! »

Pendant ce temps, le vieux chasseur s’avançait vers la porte où Damien s’était arrêté dans l’incertitude apparente s’il entrerait ou non, sans avoir égard à la foule qui l’entourait, et dont il attirait l’attention par la singularité de sa conduite.

Raoul portait un véritable intérêt à Damien ; la principale raison en était peut-être que, depuis quelque temps, sa femme parlait de lui avec moins de respect qu’elle ne faisait en général pour les jeunes gens d’un beau physique. D’ailleurs il avait appris que ce jeune homme était un second sir Tristrem dans les jeux champêtres des bois ou des rivières, et il n’en fallait pas plus pour lier le cœur de Raoul avec une chaîne d’acier. Il vit avec peine que la conduite de Damien attirait l’attention générale et était en quelque sorte ridiculisée.

« Il se tient, » dit le bouffon de la ville, qui s’était mêlé à la foule, « comme l’âne de Balaam dans le mystère, quand il voit ce que lui seul peut voir. »

Un coup de fouet de Raoul le récompensa de cette heureuse comparaison, et le fou alla en hurlant chercher un auditoire plus favorable à sa plaisanterie. Raoul s’empressa d’arriver jusqu’à Damien, et, d’un ton bien différent de sa causticité ordinaire, le pria, pour l’amour de Dieu, de ne pas se donner en spectacle au public en restant fixé là comme si le diable était assis sur la porte, mais d’entrer, ou, ce qui vaudrait mieux, de se retirer et d’ajuster ses vêtements plus convenablement pour assister à une solennité qui touchait de si près sa maison.

« Et que trouvez-vous à redire à mes vêtements, vieillard ? » dit Damien, se retournant avec sévérité, comme un homme dont la rêverie a été interrompue brusquement.

« Avec tout le respect que je dois à votre valeur, reprit le chasseur, les hommes ne mettent pas ordinairement de vieux manteaux sur des habits neufs, et il me semble que le vôtre ne s’accorde pas avec votre habit et qu’il ne convient pas à cette noble cérémonie.

— Tu es un fou, reprit Damien, et ton esprit est aussi vert que ta tête est grise : Ne savez-vous pas que maintenant les jeunes et les vieux s’allient… s’unissent… s’épousent ?… et il faut qu’il y ait autant d’accord dans nos vêtements que dans nos actions.

— Pour l’amour de Dieu, milord, dit Raoul, ne prononcez pas ces paroles insensées et dangereuses ! D’autres oreilles que les miennes pourraient les entendre, elles pourraient être rendues par de pires interprètes. Il peut y en avoir ici qui trouvent du mal dans les moindres mots, comme je découvrirais un daim par ses poils. Vous êtes pâle, milord ; votre œil est enflammé ; pour l’amour de Dieu, retirez-vous !

— Je ne me retirerai pas, » dit Damien avec plus d’égarement, « avant d’avoir vu lady Éveline.

— Pour l’amour de tous les saints, s’écrit Raoul, pas à présent ! Vous ferez un mal incroyable à milady en vous présentant devant elle dans cet état.

— Vous croyez ? » dit Damien, que cette remarque calma, et qu’elle mit à même de recueillir ses pensées égarées ; « le croyez-vous réellement ? je pensais voir encore une fois… Mais, non ; vous avez raison, vieillard. »

Il quitta la porte, comme pour se retirer ; mais avant d’avoir pu accomplir son dessein, il devint encore plus pâle, chancela, et tomba sur le pavé avant que Raoul pût s’avancer pour le soutenir, tout inutile qu’eût été son soutien. Ceux qui le relevèrent furent surpris de voir ses vêtements tachés de sang, ainsi que son manteau que Raoul avait critiqué. Un homme à l’air grave, enveloppé d’un manteau sombre, sortit de la foule.

« Je savais bien ce qu’il en arriverait, dit-il ; j’ai pratiqué la saignée, j’ai ordonné le repos et le sommeil, selon les aphorismes d’Hippocrate ; mais si les jeunes gentilshommes négligent l’ordre du médecin, la médecine s’en venge. Il est impossible que ces bandes et ces ligatures, arrangées par mes mains, se soient défaites, sinon pour venger les préceptes de l’art négligés.

— Que signifie ce bavardage ? » dit la voix du connétable, qui fit taire toutes les autres. On lui avait appris l’événement de Damien au moment où l’on venait d’achever la cérémonie des épousailles, et il ordonna sévèrement au médecin de replacer les bandes qui avaient glissé du bras de son neveu. Aidant lui-même à soutenir le malade, avec toute l’inquiétude et l’agitation de celui qui voit un proche parent, regardé jusqu’alors comme l’héritier de sa renommée et de sa famille, étendu devant lui dans une situation aussi dangereuse.

Mais les chagrins du riche et du puissant sont souvent mêlés à l’impatience du bonheur interrompu. « Que signifie ceci ? » demanda-t-il sévèrement au médecin ; « je vous envoie ce matin pour soigner mon neveu, à la première nouvelle de sa maladie : j’ordonne qu’on ne lui permette pas de faire le moindre effort pour se présenter à la cérémonie de ce jour ; cependant je le trouve ici et dans cet état.

— Sauf votre plaisir, milord, » reprit le médecin avec un air d’importance, que même la présence du connétable ne pouvait rabattre, « curatio est canonica, non coacta ; ce qui signifie que le médecin guérit par le recours aux règles de l’art, par les conseils et les ordonnances, mais non par la force contre son malade, qui ne peut éprouver aucun bien s’il ne se soumet pas volontairement aux ordres de son médecin.

— Ne m’étourdissez pas de votre jargon, dit de Lacy ; si mon neveu était assez imprudent pour se rendre ici emporté par la fougue du délire, vous auriez dû avoir le bon sens de l’en empêcher, quand vous auriez dû employer la force.

— Il est possible, » dit Randal de Lacy en se joignant à la foule qui, oubliant le sujet qui l’avait réunie, entourait Damien, « il est possible que la pierre d’aimant qui attirait ici notre parent ait été plus puissante que tout ce que le médecin put faire pour le retenir. »

Le connétable, toujours occupé de son neveu, leva la tête en entendant Randal ; et quand il eut achevé de parler, il lui demanda avec beaucoup de froideur : « Ah ! beau parent, de quel aimant parlez-vous ?

— Certes, reprit Randal, de l’amour et du respect de votre neveu pour Votre Seigneurie, lesquels, sans y ajouter son respect pour lady Éveline, doivent l’avoir forcé à se rendre ici, dès l’instant où ses jambes étaient en état de l’y transporter… Et voici l’épouse qui vient en toute charité, je pense, le remercier de son zèle.

— Quel malheur est-il arrivé ? » dit lady Éveline en s’avançant, effrayée du danger de Damien, qu’on lui avait annoncé subitement ; « mes secours peuvent-ils être bons en quelque chose ?

— En rien, lady, » dit le connétable, se levant d’auprès de son neveu et prenant la main d’Éveline ; « votre bonté est déplacée ici. Cette assemblée mélangée, cette confusion indécente, ne conviennent pas à votre présence.

— Si je puis être utile, milord, » dit Éveline avec empressement ; c’est votre neveu qui est en danger, mon libérateur ; un de mes libérateurs, voulais-je dire.

— Il est bien soigné par son chirurgien, » dit le connétable en reconduisant dans le couvent son épouse contrariée, tandis que le médecin s’écria d’un air de triomphe : « Milord, le connétable fait bien de retirer sa noble dame du bataillon des empiriques en jupon, qui, semblables à autant d’amazones, fondent sur le cours régulier de la pratique médicale, et l’interrompent par leurs pronostics pétulants, leurs recettes téméraires, leur mithridate, leurs somnifuges, leurs amulettes et leurs charmes. Un poète dit avec raison :

Non audet, nisi quæ didicit. Dare quod medicorum est,
Promittunt medici ; tractant fabritia fabri[42]. »

Tout en répétant ces deux vers avec beaucoup d’emphase, le docteur laissa retomber le bras de son malade, afin de pouvoir accompagner d’un geste la cadence : « Voilà, dit-il aux spectateurs, ce que nul de vous ne peut comprendre… Non, de par saint Luc, ni le connétable lui-même.

— Mais il sait fouetter un chien qui s’amuse quand il devrait être occupé, dit Raoul ; et par cet avis il imposa silence au chirurgien, qui se remit à son devoir, en faisant transporter le jeune Damien dans un appartement de la rue voisine, où les symptômes de la maladie semblèrent plutôt augmenter que diminuer ; et exigèrent bientôt tout le talent et toute l’attention du médecin.

Le contrat de mariage venait d’être signé quand on apprit, comme nous l’avons déjà dit, la maladie de Damien. Lorsque le connétable reconduisit son épouse dans l’appartement où la compagnie était assemblée, leur visage offrait une inquiétude et une confusion qui ne diminuèrent pas quand Éveline retira brusquement sa main de celle du connétable, en observant qu’elle était teinte de sang, et qu’elle-même en avait à ses doigts. Elle fit une légère exclamation en montrant cette tache à Rose, et lui dit en même temps : « Que présage ceci ?… Est-ce la vengeance du doigt sanglant qui commence déjà ?

— Cela ne présage rien, ma chère maîtresse, reprit Rose ; ce sont nos propres craintes qui sont nos prophètes[43], non ces bagatelles que nous prenons pour augures. Pour l’amour de Dieu, parlez à Milord ; il est surpris de votre agitation.

— Qu’il m’en demande la cause, dit Éveline ; il vaut mieux la lui dire, s’il s’en informe, que de la lui apprendre sans qu’il la demande. »

Le connétable, pendant qu’Éveline parlait avec sa suivante, avait aussi remarqué que, dans son empressement de secourir son neveu, du sang avait coulé sur ses mains et qu’il en avait taché les doigts de sa fiancée. Il s’avança pour offrir ses excuses de ce qui, dans un pareil moment, semblait presque un présage : « Belle dame, dit-il, le sang d’un vrai Lacy ne peut jamais vous présager que la paix elle bonheur. »

Éveline, qui semblait vouloir répondre, ne pouvant assez tôt trouver des paroles, la fidèle Rose, au risque d’encourir le reproche de trop de hardiesse, se hâta de dire au connétable : « Toute demoiselle croira ce que vous dites, mon noble lord, sachant combien ce sang a toujours été prêt à couler pour protéger les affligés, et si récemment pour notre propre secours.

— Bien dit, petite, reprit de Lacy ; et lady Éveline est heureuse d’avoir une suivante qui sache si bien parler quand il lui plaît de garder le silence… Allons, milady, ajouta-t-il, espérons que cet accident arrivé à mon parent n’est que comme un sacrifice fait à la fortune, qui ne permet pas que le jour le plus brillant s’écoule sans un nuage. Damien, je l’espère, se rétablira promptement ; et n’oublions pas que les gouttes de sang qui vous alarment ont été tirées par un instrument salutaire, et sont des signes de guérison plutôt que de maladie. Allons, milady, votre silence décourage nos amis, et peut leur faire croire que nous ne sommes pas satisfaits de les voir. Permettez que je sois votre écuyer. » Il dit, et prenant une aiguière d’argent et une serviette sur le buffet, qui était chargé d’argenterie, il les présenta à genoux à son épouse.

Faisant un effort pour se débarrasser de l’alarme où l’avait jetée un rapport idéal de l’accident actuel avec l’apparition de Baldringham, Éveline, partageant la gaieté de son fiancé, se préparait à le relever, quand elle fut interrompue par l’arrivée d’un messager, qui, entrant dans la chambre sans cérémonie, apprit au connétable que son neveu était si mal, que, s’il voulait le voir vivant, il fallait qu’il se rendît tout de suite à son logement.

Le connétable se releva promptement, fit en peu de mots ses adieux à Éveline et à ses convives, qui, déconcertés par cette nouvelle affligeante, se préparaient à se disperser, quand tout à coup entra dans l’appartement un appariteur ou sergent de la cour ecclésiastique, à qui son habit d’office avait obtenu l’entrée libre dans l’enceinte de l’abbaye.

« Deus vobiscum, dit l’appariteur ; je voudrais savoir lequel de cette belle compagnie est le connétable de Chester ?

— C’est moi, répondit de Lacy ; mais si ton message n’est pas des plus pressés, je ne puis te parler maintenant ; je suis engagé dans des affaires où il y va de la vie et de la mort.

— Je prends tout le peuple chrétien à témoin que je me suis acquitté de mon devoir, » dit l’appariteur en plaçant dans la main du connétable une bande de parchemin.

« Que signifie ceci, drôle ? » dit avec indignation le connétable ; « pour qui votre maître l’archevêque me prend-t-il, en agissant envers moi avec tant de discourtoisie, en me citant à comparaître devant lui, plus comme un coupable que comme un ami ou un noble.

« Mon gracieux lord, reprit l’appariteur, ne doit rendre compte qu’à notre saint père le pape de l’exercice du pouvoir qui lui est confié par les canons de l’Église. « La réponse de votre Seigneurie à ma citation ?

— L’archevêque est-il en cette ville ? » demanda le connétable, après un moment de réflexion. « Je n’avais pas connaissance de son intention de se rendre ici, encore moins de son projet d’exercer son autorité dans ces lieux.

— Mon gracieux lord l’archevêque, dit l’appariteur, vient d’arriver en cette ville, dont il est métropolitain ; et, d’ailleurs, par sa commission apostolique de légat à latere, il a juridiction plénière dans toute l’Angleterre, comme pourraient bien s’en apercevoir quelque soit leur rang tous ceux qui oseraient désobéir à ses ordres.

— Écoute-moi, drôle, » dit le connétable en regardant l’appariteur avec colère : « si ce n’était pas certain respect, avec lequel je te promets que ton capuchon crasseux n’a rien à démêler, il aurait mieux valu pour toi avaler ta citation, le cachet et tout, que de me la remettre en y ajoutant tes impertinences. Pars d’ici, et va dire à ton maître que je le verrai dans une heure ; dans ce moment je dois aller visiter un parent malade. »

L’appariteur quitta l’appartement d’une façon un peu plus humble qu’il n’y était entré, laissant les convives assemblés se regarder en silence d’un air déconcerté.

Le lecteur doit se rappeler combien était pesant le joug que la suprématie romaine imposait au clergé et aux laïques de l’Angleterre, sous le règne de Henri II, jusqu’à la tentative que fit ce sage et courageux monarque pour affermir l’indépendance de son trône, dans l’affaire mémorable de Thomas Becket, qui eut un résultat si malheureux, que, semblable à une révolte étouffée, elle ne fit qu’accroître la force de la domination de l’Église. Depuis la soumission du roi, dans cette malheureuse lutte, la voix de Rome avait une double puissance quand on l’entendait, et les pairs les plus hardis de l’Angleterre trouvaient qu’il était plus sage de se soumettre à ses ordres impérieux que de provoquer une censure spirituelle qui avait tant d’influence sur le séculier. Il s’ensuivit que la légèreté et le mépris avec lequel le prélat Baudouin traitait le connétable, jeta dans un étonnement glacial les amis qui étaient réunis pour être témoins des épousailles, et lorsqu’il tourna sur eux son œil impérieux, il vit que plusieurs de ceux qui l’auraient soutenu à la vie, à la mort, en toute autre querelle, eût-elle été contre son souverain, pâlissaient à l’idée d’une querelle avec l’Église. Embarrassé, et en même temps indigné de leur timidité, le connétable se hâta de les congédier, avec l’assurance générale que tout irait bien, que l’indisposition de son neveu était un léger accident exagéré par un médecin pédant, et aggravé par son manque de soin ; et que le message de l’archevêque, remis avec si peu de cérémonie, n’était que la suite d’une familiarité mutuelle et amicale, qui leur faisait quelquefois, par plaisanterie, rejeter ou négliger les formalités sociales les plus ordinaires. « Si j’avais besoin de parler au prélat Baudouin pour une affaire pressante, l’humilité de ce digne pilier de l’Église, et son indifférence pour les formalités sont telles, que je ne craindrais pas de l’offenser, dit le connétable, en lui envoyant le moindre palefrenier de ma troupe pour lui demander audience.

Quoiqu’il parlât ainsi, il y avait quelque chose dans sa physionomie qui démentait ses paroles ; et ses amis et ses parents se retirèrent les yeux baissés et l’âme inquiète, comme s’ils eussent quitté un banquet funéraire.

Randal fut le seul qui, ayant suivi attentivement tous les détails de cette affaire pendant la soirée, osa approcher son cousin au moment où il quittait la maison, et lui demander, « au nom de leur amitié renouvelée, s’il n’avait pas d’ordre à lui donner, » l’assurant avec un regard plus expressif que ses paroles, qu’il ne serait pas froid à le servir.

« Je n’ai rien qui puisse occuper votre zèle, beau cousin, » repartit, le connétable d’un ton qui semblait mettre en doute sa confiance ; et le salut d’adieu dont il accompagna ces mots ne laissa à Randal aucun prétexte pour le suivre, comme il paraissait en avoir eu l’intention.







CHAPITRE XVIII.

le primat.


Ah ! si j’étais assis aussi haut que mon ambition, je placerais ce pied un sur la tête des monarques.
Horace Walpole. La Mère mystérieuse.


Le moment le plus malheureux de la vie de Hugo de Lacy fut assurément celui où, en épousant Éveline avec toute la solennité civile et religieuse, il paraissait devoir atteindre ce qu’il considérait depuis quelque temps comme le plus haut point. Il était sûr de posséder une femme belle et aimable, douée de tous les avantages terrestres qui pouvaient satisfaire son ambition ainsi que son amour. Cependant, dans un moment si heureux, l’horizon s’obscurcissait autour de lui, et ne lui présageait qu’orages et malheurs. En arrivant à l’appartement de son neveu, il apprit que le pouls du malade s’était élevé, que son délire avait augmenté, et tous ceux qui l’entouraient paraissaient douter de sa guérison et craignaient même qu’il ne pût résister à une crise qui se préparait. Le connétable courut à la porte de la chambre, où son émotion ne lui permit pas d’entrer, et écouta les discours que le délire lui faisait tenir. Rien n’est plus triste que de voir l’imagination occupée de ses travaux ordinaires, quand le corps est étendu sur un lit de douleur par une maladie cruelle ; le contraste avec l’état ordinaire de la santé, ses joies ou ses travaux, augmente l’affliction que cause la situation précaire du malade à qui s’offrent ces visions, et nous éprouvons un sentiment de compassion pour l’infortuné dont les pensées errent si loin de sa position réelle.

Le connétable l’éprouva d’une manière bien sensible quand il entendit son neveu pousser à plusieurs reprises le cri de guerre de sa famille, et paraissant, par les mots de commandement et les ordres qu’il donnait de temps à autre, très-occupé à conduire ses hommes d’armes contre les Gallois. D’autres fois il murmurait divers termes de manège, de fauconnerie, de chasse. Il citait à chaque instant le nom de son oncle, comme si l’idée de son parent se rattachait à ses aventures militaires et à ses jeux champêtres. Il y avait aussi d’autres mots qu’il articulait si bas qu’ils étaient tout à fait inintelligibles.

Le cœur encore plus attendri pour les souffrances de son neveu, à mesure qu’il entendait sur quel point son esprit s’égarait, le connétable appliqua deux fois sa main sur la serrure pour entrer dans la chambre, et deux fois y renonça : ses yeux étaient pleins de larmes, et il n’aurait pas voulu se montrer dans cet état. Enfin, il quitta promptement la maison, monta à cheval, et, suivi seulement de quatre serviteurs, il se rendit au palais de l’évêque, où il avait appris par la voix publique que l’archiprélat Baudouin avait fixé sa résidence momentanée.

La foule de cavaliers et de chevaux de main, de bêtes de somme, de vassaux, de serviteurs, de laïques, d’ecclésiastiques, et d’habitants qui entouraient la porte du palais, les uns pour contempler ce brillant cortège, les autres pour obtenir la bénédiction du saint prélat, était si grande, que le connétable eut beaucoup de peine à entrer dans le palais ; et quand il eut surmonté cet obstacle, il en rencontra un autre dans l’obstination des serviteurs de l’archevêque, qui ne lui permirent pas, quoique annoncé par son nom et son titre, de franchir le seuil sans avoir reçu l’ordre exprès de leur maître.

Le connétable sentit tout l’effet de cette réception méprisante. Il était descendu de cheval, certain d’être admis aussitôt, sinon en présence du prélat, au moins dans le palais ; et quand il se trouva à pied parmi les écuyers, les valets et les palefreniers du lord spirituel, il en fut si dégoûté, que son premier mouvement fut de remonter à cheval et de retourner à son pavillon, campé pour le moment devant les murs de la ville, laissant à l’évêque le soin de venir l’y chercher s’il désirait réellement une entrevue. Mais le besoin d’une conciliation lui revint presque aussitôt à l’esprit, et surmonta le premier mouvement de son orgueil offensé. « Si notre sage monarque, se dit-il, a tenu l’étrier à un prélat de Cantorbéry quand il existait, et s’est soumis aux règles les plus dégradantes après sa mort, certes, je ne dois pas être trop scrupuleux envers son successeur dans cette grande autorité. » Une autre pensée, qu’il osait à peine s’avouer, lui recommandait la même conduite humble et soumise. Il ne pouvait s’empêcher de sentir qu’en cherchant à éluder ses vœux comme croisé il encourrait une juste censure de la part de l’Église, et il était assez porté à espérer que la réception froide et méprisante que lui faisait Baudouin pourrait bien être considérée comme une partie de la pénitence que sa conscience lui disait qu’il était prêt à recevoir.

Après un court intervalle, de Lacy fut enfin invité à entrer dans le palais de l’évêque de Gloucester, où il devait rencontrer le primat d’Angleterre ; mais il fit plus d’une pause dans les salles et dans les antichambres avant d’être en présence de Baudouin.

Le successeur du célèbre Becket n’avait ni les vues étendues ni l’esprit ambitieux de cet illustre personnage ; mais, d’un autre côté, tout saint qu’était devenu ce dernier, on peut douter si, dans ses démonstrations pour le bien de la chrétienté, il fut aussi sincère que le présent archevêque. Baudouin était réellement un homme propre à défendre la puissance que l’Église avait acquise, quoique peut-être son caractère fût trop sincère et trop franc pour être actif à l’augmenter. La croisade était l’occupation principale de sa vie, son succès le but de son orgueil ; et s’il joignait à un zèle religieux le talent d’une persuasion éloquente et l’adresse nécessaire pour ployer l’esprit des hommes à ses desseins, sa conduite et sa mort devant Ptolémaïs prouvèrent que la délivrance du saint sépulcre était le but réel de tous ses efforts. Hugo de Lacy le savait bien, et à la veille de l’entrevue, la difficulté d’obtenir sa demande d’un pareil caractère lui parut plus grande qu’il ne l’avait supposé quand la crise était encore éloignée.

Le prélat, homme de belle taille, dont les traits étaient un peu trop sévères pour être agréables, reçut le connétable avec toute la pompe de la dignité ecclésiastique. Il était assis sur un siège en chêne richement orné de sculptures gothiques, élevé au-dessus du plancher et placé dans une niche de même travail. Il portait une magnifique robe épiscopale, ornée de riches broderies et garnie autour du cou et des poignets ; elle s’ouvrait depuis le cou jusqu’à la poitrine, et laissait voir un habit brodé sous lequel, comme s’il était imparfaitement caché, on apercevait le cilice que le prélat portait constamment sous ce pompeux attirail. Sa mitre était posée sur une table en chêne du même travail que son trône, et sur laquelle reposait aussi son bâton pastoral, représentant une crosse de berger de la forme la plus simple, mais qui dans ses mains eût été plus forte et plus puissante qu’une lance ou un cimeterre entre celles de Thomas Becket.

Un chapelain, vêtu d’un surplis blanc, était agenouillé à une petite distance devant un pupitre, et lisait dans un traité de théologie un passage qui semblait intéresser si vivement Baudouin qu’il ne parut pas remarquer l’entrée du connétable, qui, grandement mortifié par cette nouvelle marque de mépris, resta debout, indécis s’il interromprait le lecteur pour s’adresser au prélat tout de suite, ou s’il se retirerait sans l’avoir salué. Avant qu’il eût pris sa résolution, le chapelain était arrivé à une pause, où l’archevêque l’arrêta en lui disant : Satis est, mi fili[44].

Ce fut en vain que le fier baron chercha à cacher l’embarras avec lequel il s’approchait du prélat, dont l’attitude était calculée pour lui inspirer du respect et de l’inquiétude. Il essaya de se conduire avec assez d’aisance, pour rappeler leur ancienne amitié, ou au moins avec assez d’indifférence pour faire croire à sa parfaite tranquillité, mais il ne put y réussir, et son ton indiquait un orgueil grandement mortifié, mêlé d’un embarras peu ordinaire. En de pareilles circonstances le génie de l’Église catholique était sûr de dominer sur le laïque le plus impérieux.

« Je m’aperçois, » dit de Lacy en recueillant ses pensées et honteux de voir qu’il avait de la peine à y réussir, « je m’aperçois qu’une ancienne amitié est oubliée. Il me semble que Hugo de Lacy aurait pu s’attendre à ce qu’un autre messager l’eût mandé devant sa révérende présence et qu’un autre accueil lui fût fait. »

L’archevêque se leva lentement sur son siège et fit un demi-salut au connétable, qui, par un désir intérieur de conciliation, le lui rendit plus bas qu’il n’en avait eu l’intention ou que la stricte courtoisie ne le voulait. Le prélat en même temps fit signe à son chapelain, qui se leva pour se retirer, et en recevant la permission par la phrase Do veniam[45], il s’éloigna avec révérence, sans tourner le dos ni lever les yeux, ses mains toujours cachées dans son vêtement et croisées sur sa poitrine.

Quand ce serviteur muet eut disparu, le front du prélat prit un air plus ouvert, quoiqu’il gardât encore une teinte de vif déplaisir, et il répondit à de Lacy, mais sans se lever : « Il ne convient pas maintenant, milord, de dire ce que le brave connétable de Chester a été pour le pauvre prêtre Baudouin, ni avec quel amour et quel orgueil nous lui avons vu prendre le signe sacré de la rédemption, et se vouer à la délivrance de la terre sainte pour honorer celui qui l’avait lui-même élevé aux honneurs. Si je vois encore ce noble lord devant moi, dans la même résolution sainte, me renouvelant sa promesse, je mettrai de côté le bonnet et la mitre, et je préparerai son cheval comme le ferait un palefrenier, s’il faut lui prouver de cette manière le respect sincère que j’ai toujours pour lui.

— Révérend père, » reprit de Lacy en hésitant, « j’avais espéré que les propositions qui vous furent faites de ma part par le doyen de Hereford auraient été plus agréables à vos yeux. « Puis, reprenant l’air de confiance qui lui était naturel, il poursuivit avec plus d’assurance dans son ton et dans ses manières, car les regards froids et inflexibles de l’archevêque l’irritaient : « Si l’on peut ajouter quelque chose à ces propositions, milord, dites-le moi ; et s’il est possible, je me conformerai à votre désir, quand même il serait un peu déraisonnable. Je veux rester en paix, milord, avec la sainte Église, et je serais le dernier à mépriser ses ordres. Je l’ai prouvé par mes actions sur le champ de bataille et mes conseils dans l’État ; et je ne puis croire que mes services aient mérité le langage et les regards froids du primat d’Angleterre.

— Reprochez-vous vos services à l’Église, homme vain ? dit Baudouin. Je te dis, Hugues de Lacy, que ce que le ciel a fait pour l’Église par ta main aurait pu, si c’eût été son divin plaisir, être accompli tout aussi facilement par le moindre palefrenier de ton armée. C’est toi qui es honoré, en ce que tu es l’instrument choisi par lequel de grandes choses ont été faites en Israël… Non, ne m’interromps pas… Je te dis, fier baron, qu’aux yeux du ciel ta sagesse n’est que folie ; ce courage dont tu te vantes n’est que la timidité d’une villageoise ; ta force est de la faiblesse, ta lance un osier, et ton épée un roseau.

— Je sais bien tout cela, bon père, dit le connétable, et j’ai toujours entendu répéter pareille chose quand de pauvres services comme les miens ont été rendus. Mais, quand on avait besoin de moi, j’étais le bon lord des prêtres et des prélats, j’étais un homme pour qui on devait prier, et qu’on devait honorer avec les patrons et les fondateurs qui reposent dans le chœur et sous le grand autel. On ne songeait pas, je crois, à l’osier ni au roseau quand on me priait de coucher ma lance en arrêt, ou de tirer mon épée : ce n’est que lorsqu’elles sont inutiles qu’on les méprise, ainsi que celui à qui elles appartiennent. Eh bien, mon révérend père, si l’Église peut chasser les Sarrasins de la terre sainte avec des palefreniers et des valets, pourquoi donc entraînez-vous par vos discours les nobles et les chevaliers loin de leurs foyers et de leurs pays, quand ils sont nés pour les protéger et les défendre ? »

L’archevêque le regarda fixement en lui répondant : « Ce n’est pas pour l’amour de leur bras charnel que nous dérangeons vos chevaliers et vos barons dans leurs fêtes barbares et dans leurs guerres cruelles, que vous appelez jouir de leurs foyers et les protéger ; ce n’est pas que la Toute-Puissance ait besoin de leur aide pour exécuter le grand œuvre de la délivrance ; mais c’est pour le bien de leurs âmes immortelles. » Il prononça ces derniers mots avec beaucoup d’emphase.

Le connétable se mit à arpenter la chambre d’un air d’impatience, en murmurant : « Tel est le don aérien, le don frivole pour lequel tant d’armées ont été arroser de leur sang les sables de la Palestine ! telles sont les vaines promesses contre lesquelles on nous fait troquer notre pays, nos biens et notre vie !

— Est-ce Hugues de Lacy qui tient ce langage ? » dit l’archevêque en se levant et en ajoutant au ton de censure l’apparence de la honte et du regret ; « est-ce lui qui méprise la renommée d’un chevalier, la vertu d’un chrétien, l’avancement de son honneur terrestre, le bonheur bien plus précieux de son âme immortelle ? Est-ce lui qui désire une récompense solide et substantielle en terres ou en trésors, acquise en guerroyant contre ses voisins moins puissants, tandis que l’honneur et la foi, son devoir comme chevalier, et son baptême comme chrétien, l’appellent à une lutte plus glorieuse et plus dangereuse ? Se peut-il que ce soit Hugues de Lacy, le miroir de la chevalerie anglo-normande, dont les pensées puissent concevoir de pareils sentiments, et dont la voix puisse les exprimer ?

— De la flatterie et de belles paroles convenablement mêlées à des brocards et à des reproches, milord, » reprit le connétable en rougissant et se mordant la lèvre, « peuvent réussir avec d’autres ; mais je suis d’un caractère trop ferme pour me laisser enjôler, surtout quand il s’agit d’une chose importante. Dispensez-vous donc de cet étonnement affecté, et croyez que, soit que je parte pour la croisade, soit que je reste, mon courage sera aussi intact que la sainteté de l’archevêque Baudouin.

— Puisse-t-il surpasser de beaucoup, dit l’archevêque, la réputation à laquelle vous daignez le comparer ! Mais une flamme peut s’éteindre aussi bien qu’une étincelle ; et je dis au connétable de Chester que la renommée qu’a accompagné son étendard pendant tant d’années peut en un instant s’en éloigner à jamais.

— Qui ose dire cela ? » reprit le connétable tremblant pour l’honneur qu’il avait acquis au prix de tant de dangers.

« C’est un ami, dit le prélat, dont les coups devraient être reçus comme autant de bienfaits. Vous pensez à une paye, bon connétable, et à des dons, comme si vous étiez libre de marchander le prix de vos services. Je vous dis que vous n’êtes plus votre maître ; vous êtes, par le signe bienheureux que vous avez pris volontairement, le soldat de Dieu, et vous ne pouvez quitter votre étendard sans une infamie à laquelle même des cénobites et des valets ne voudraient pas s’exposer.

— Vous êtes trop durs envers nous, milord, » dit Hugues de Lacy en s’arrêtant tout court dans sa marche troublée ; « vous autres gens de la spiritualité, vous faites de nous les bêtes de somme de vos propres intérêts, et vous grimpez à vos hauteurs ambitieuses à l’aide de nos épaules accablées sous le poids ; mais tout a ses bornes… Becket a été au-delà, et… »

Un regard sombre et expressif s’accordait avec le ton dont il prononça cette phrase inarticulée ; le prélat, qui n’eut pas de peine à comprendre ce qu’il voulait dire, répondit d’une voix ferme et décidée : « Et il fut assassiné !… voilà ce que vous me donnez à entendre, à moi, le successeur de ce glorieux saint, comme un motif pour me faire céder à votre désir égoïste et volage de retirer votre main de la charrue : vous ne savez pas à qui vous adressez une pareille menace… Becket, il est vrai, après avoir été un saint militant sur terre, est arrivé, par le chemin sanglant du martyre, à la dignité d’un saint dans le ciel ; et il n’est pas moins vrai que, pour atteindre à une place de mille degrés au-dessous de celle de son prédécesseur, l’indigne Baudouin se soumettrait volontiers, avec la protection de Notre-Dame, à tout ce que les plus méchants hommes pourraient infliger à son corps terrestre.

— Cette parade de courage est inutile, révérend père, » dit de Lacy en se remettant, « quand il n’y a et ne peut y avoir aucun danger : je vous prie, discutons cette affaire avec plus de modération. Je n’ai jamais eu intention de renoncer à mon projet pour la terre sainte, mais seulement de le retarder. Il me semble que les offres que j’ai faites sont franches, et pourraient me faire obtenir ce qu’on accorde à tant d’autres en pareil cas, un court délai à l’époque de mon départ.

— Un court délai de la part d’un chef comme vous, noble de Lacy, reprit le prélat, serait un coup mortel porté à notre sainte et glorieuse entreprise. À des hommes d’un rang inférieur, nous avons pu accorder le privilège de se marier et de faire des mariages même, quoiqu’ils ne partageassent point les chagrins de Jacob ; mais vous, milord, vous êtes le point d’appui de toute l’entreprise, et si vous vous éloignez, elle pourra manquer. Qui, en Angleterre, se croira obligé de partir quand Hugues de Lacy recule ! Pensez moins, milord, à votre épouse fiancée, et plus à votre parole donnée ; et ne croyez pas qu’une union puisse jamais être heureuse quand elle ébranle notre bienheureuse entreprise pour l’honneur de la chrétienté. »

L’opiniâtreté du prélat embarrassait le connétable, et il commençait à céder à ses arguments, quoique avec beaucoup de répugnance, et seulement parce que les habitudes et les opinions du temps ne lui laissaient d’autre moyen de combattre ses raisons que par les sollicitations. « J’admets, dit-il, mes engagements pour la croisade, et je n’ai, je le répète, d’autre désir que celui d’obtenir le court délai nécessaire pour mettre mes affaires importantes en ordre. Pendant ce temps mes vassaux, conduits par mon neveu…

— Ne promets que ce qui est en ton pouvoir, dit le prélat ; qui sait si, dans son ressentiment de ce que tu négliges sa très-sainte volonté, Dieu ne retire pas ton neveu de ce monde, même tandis que nous parlons ?

— À Dieu ne plaise ! » dit le baron en s’élançant comme s’il volait au secours de son neveu ; puis s’arrêtant tout à coup, il tourna vers le prélat un regard perçant et scrutateur : « Ce n’est pas bien à Votre Révérence de se jouer ainsi des dangers qui menacent ma maison, lui dit-il ; Damien m’est cher par ses bonnes qualités, cher pour l’amour de mon unique frère. Puisse Dieu nous pardonner à tous deux ! Il est mort tandis que nous étions en discorde. Milord, vos paroles annoncent que mon bien-aimé neveu souffre et est en danger à cause de mes offenses. »

L’archevêque s’aperçut qu’il avait enfin touché la corde sensible du cœur de son pénitent réfractaire. Il répondit avec circonspection, sachant bien à qui il avait à faire : « Loin de moi l’idée de prétendre interpréter les décrets du ciel ! Mais nous lisons dans l’Écriture que, quand les pères mangent des raisins verts, les dents des enfants en sont agacées. Quoi de plus juste que nous soyons punis de notre orgueil et de notre contumace par un jugement qui doive rabattre et courber cet esprit de présomption : vous savez mieux que personne si cette maladie avait attaqué votre neveu avant que vous eussiez songé à quitter la bannière de la croix. »

Hugues de Lacy se remit aussitôt, et remarqua qu’il était vrai que, jusqu’à l’instant où il pensa à s’unir à Éveline, il n’y avait eu aucune altération dans la santé de son neveu. Son silence et sa confusion n’échappèrent pas à l’adroit prélat. Il prit la main du guerrier, qui, debout devant lui, était tourmenté de l’idée que son dessein de rester chez lui, au lieu d’aller délivrer le saint sépulcre, avait été puni par la maladie qui menaçait la vie de son neveu. « Allons, dit-il, noble de Lacy, le jugement provoqué par la présomption d’un moment peut encore être détourné par la pénitence. Le méridien recula à la prière du bon roi Ezéchias… À genoux, à genoux, et ne doute pas que par la confession, la pénitence et l’absolution, tu ne puisses encore expier ta froideur pour la cause du ciel. »

Entraîné par les idées religieuses qu’on lui avait inspirées dans son enfance, et par la crainte que son retard ne fût puni par le danger de son neveu, le connétable tomba à genoux devant le prélat qu’il avait bravé si récemment ; il confessa, comme d’un péché qui méritait un profond repentir, son désir de retarder son départ pour la Palestine, et reçut patiemment, sinon avec soumission, la pénitence que lui infligea l’archevêque : elle consistait en une défense d’avancer davantage son union avec lady Éveline, avant son retour de la Palestine, où, par son vœu, il s’était engagé à rester trois ans.

« Et maintenant, noble de Lacy, dit le prélat, mon bien-aimé et bien honorable ami, ton cœur n’est-il pas plus léger depuis que tu t’es acquitté aussi noblement de ta dette envers le ciel, et que tu as purifié ton esprit sublime de ces taches d’égoïsme et de terre qui obscurcissaient sa beauté ? »

Le connétable soupira. « Mes plus heureuses pensées en ce moment, dit-il, naîtraient de la connaissance que la santé de mon neveu est améliorée.

— Ne vous désolez pas pour le noble Damien, votre valeureux parent, dit l’archevêque ; car j’espère bien que sous peu vous apprendrez sa guérison, ou que, s’il plaît à Dieu de l’appeler dans un meilleur monde, le passage sera si facile, et son arrivée à ce ciel de bonheur si prompte, qu’il vaudra mieux pour lui d’être mort que de s’être rétabli. »

Le connétable le regarda fixement, comme s’il cherchait à recueillir sur son visage plus de certitude sur le sort de son neveu que ses paroles ne semblaient en indiquer ; et le prélat, pour échapper à des questions sur un sujet dans lequel il sentait qu’il s’était peut-être trop avancé, agita une sonnette d’argent placée devant lui, et ordonna au chapelain qui entra à cet appel, de dépêcher un messager intelligent au logis de Damien Lacy, pour rapporter des nouvelles détaillées de sa santé.

« Un étranger, reprit le chapelain, vient d’arriver de la chambre du noble malade Damien de Lacy, et désire parler à milord le connétable.

— Faites-le entrer tout de suite, dit l’archevêque ; mon cœur me dit qu’il nous apporte de joyeuses nouvelles. Je n’ai jamais vu de pénitence aussi humble, d’abandon si résigné des affections naturelles, et autant de désir de s’acquitter du service du ciel, rester sans récompense spirituelle ou temporelle. »

Tandis qu’il parlait, un homme singulièrement vêtu entra dans l’appartement. Ses vêtements, de diverses couleurs et disposés de manière à être bien remarqués, n’étaient ni des plus neufs, ni des plus propres, et ils ne convenaient pas non plus au lieu où il se trouvait.

« Comment, maraud ! dit le prélat, depuis quand des jongleurs et des ménestrels se présentent-ils devant des gens tels que nous sans permission ?

— Sauf votre bon plaisir, ce n’est pas avec Votre Révérende Seigneurie que j’ai affaire, mais avec milord le connétable, qui, en faveur de mes bonnes nouvelles, oubliera mes habits.

— Parle, maraud ! mon parent vit-il ? » dit le connétable avec empressement.

« Et il est probable qu’il vivra, milord. Une crise favorable, ainsi que l’appellent les médecins, est survenue, et ils ne craignent plus rien pour sa vie.

— Que Dieu soit loué, qui m’a accordé tant de miséricorde ! dit le connétable.

Amen, amen, reprit l’archevêque avec solennité. Vers quel temps cet heureux changement s’est-il fait ?

— Il y a à peine une demi-heure, dit le messager ; un sommeil calme s’est emparé du jeune malade, comme la rosée tombe sur un champ brûlé par les chaleurs du soleil ; il respirait librement ; sa chaleur brûlante s’est apaisée, et, comme je l’ai dit, les médecins ne craignent plus pour sa vie.

— Avez-vous remarqué l’heure, milord connétable ? » dit l’archevêque d’un air de triomphe. « À ce moment même, vous avez prêté l’oreille à ces conseils que le ciel vous suggérait par la bouche du plus indigne de ses serviteurs. Deux mots seulement sur la pénitence, une seule prière, et quelque grand saint aura intercédé pour qu’on vous écoute immédiatement, et que votre requête soit accordée libéralement. Noble Hugues, » continua-t-il en saisissant sa main avec une espèce d’enthousiasme, certes le ciel a dessein de faire de grandes œuvres par la main de celui dont les fautes sont pardonnées aussi volontiers, dont la prière est reçue si promptement. Aussi on dira le Te Deum landamus dans chaque église et dans chaque couvent de Gloucester, avant vingt-quatre heures. »

Le connétable, non moins joyeux, quoique peut-être il attribuât moins à la Providence la guérison de son neveu, exprima sa reconnaissance au messager en lui jetant sa bourse.

« Je vous remercie, noble lord ; mais si je me baisse pour ramasser cet échantillon de votre bonté, ce n’est que pour le rendre à celui qui me le donne.

— Comment, maraud ! dit le connétable, il me semble que ton habit n’est pas assez bien garni pour mépriser un pareil don.

— Celui qui désire attraper des alouettes, milord, reprit le messager, ne doit pas fermer son filet sur des moineaux. J’ai un plus grand don à demander à Votre Seigneurie, et par conséquent je refuse la présente gratification.

— Un plus grand don, dit le connétable : je ne suis pas un chevalier errant pour m’engager par une promesse avant de savoir jusqu’où elle s’étend ; mais viens demain à mon pavillon, et tu ne me trouveras pas mal disposé à faire ce qui est raisonnable. »

En disant ces mots, il prit congé du prélat et retourna chez lui, ne manquant pas de visiter son neveu en passant devant sa maison, où il reçut la même assurance que lui avait apportée le messager au manteau bigarré.



CHAPITRE XIX.

le ménestrel et l’hymen différé.


C’était un ménestrel. Son caractère était un mélange de sagesse et de folie ; compagnon paisible près des hommes vertueux, sauvage et farouche parmi les méchants, et jovial avec les enfants de la joie.
Archibald Armstrong.


Les événements du jour précédent avaient été si intéressants, et en dernier lieu si fatigants, que le connétable se sentait aussi harassé qu’après une journée de bataille bien disputée ; et il dormit tranquillement jusqu’au moment où les premiers rayons du jour pénétrèrent à travers l’ouverture de sa tente. Ce fut alors qu’avec un sentiment mêlé de douleur et de satisfaction, il commença à passer en revue le changement opéré dans sa condition depuis la précédente matinée ; il s’était levé ardent époux, souhaitant paraître aimable aux yeux de sa belle fiancée, et plein de scrupules pour sa toilette et ses engagements, comme s’il eût été aussi jeune en années qu’il l’était en espérances et en désirs. C’en était fait, et il avait maintenant devant lui la tâche pénible de quitter son épouse pour quelques années, même avant que le mariage les unit d’une manière indissoluble ; il réfléchissait qu’elle était exposée à tous les dangers qui assiègent une femme dans une situation aussi critique. Dès qu’il n’eut plus une inquiétude aussi vive pour son neveu, il fut tenté de croire qu’il avait été trop prompt à écouter les raisons de l’archevêque, et à penser que la mort ou la guérison de Damien dépendait de l’accomplissement de son vœu pour la terre sainte. Combien de princes et de rois, pensa-t-il, après avoir pris la croix, ont obtenu un délai et même ont renoncé à leur vœu ; cependant ils sont morts au sein de la prospérité et de l’honneur, et sans éprouver un malheur semblable à celui dont me menaçait Baudouin ; en quoi de pareils hommes méritaient-ils plus d’indulgence que moi ? Mais le dé en est jeté, et il importe peu que je sache si mon obéissance aux ordres de l’Église a sauvé la vie de mon neveu, ou si je ne suis pas tombé, comme il arrive aux laïques quand il y a combat entre eux et ceux de la spiritualité ; plaise à Dieu qu’il en soit autrement ! puisque, ayant ceint l’épée en qualité de champion du ciel, j’ai le droit de compter sur sa protection pour celle que malheureusement je laisse ici.

Tandis qu’il était plongé dans ses réflexions, il entendit les gardes placés à l’entrée de sa tente parler haut à quelqu’un qui en approchait. La personne s’arrêta, et bientôt après on entendit le son d’une rote (espèce de luth), dont les cordes vibraient au moyen d’une petite roue. Après avoir préludé, une voix mâle, de bonne étendue, chanta des vers, qui, traduits en langue moderne, exprimeraient à peu près ce qui suit :


chant guerrier.

Debout, soldats, le jour commence à naître ;
Jamais l’honneur ne vient dans le sommeil ;
Jamais avant que les feux du soleil
Soient réfléchis sur l’asile champêtre :
C’est quand ils sont renvoyés par l’airain,
La hache d’arme, et la jaque et la lance.
Que ces rayons permettent au burin
D’éterniser la gloire et la vaillance.
Le bouclier, effroi du Sarrasin,
Sera toujours le miroir du matin.

Aux armes ! L’aube à son lourd attelage
A rappelé le pesant laboureur,
A rappelé le faucon sur la plage
Et dans les bois l’intrépide chasseur.
Le jeune élève exerçant sa mémoire,
Rêve déjà sur ses livres poudreux.
Debout, soldat ! ta moisson, c’est la gloire ;
Tes soins, de vaincre ; et la guerre tes jeux.
Va répétant, tout fier de la victoire :
Le bouclier, effroi du Sarrasin,
Sera toujours le miroir du matin.

Le pâtre vit d’un modique salaire ;
Un gain plus mince est le gain du chasseur ;
Plus vain sans doute est le triste labeur
Du sec élève, amant d’une chimère :
Et cependant chacun d’eux est debout
Depuis l’aspect de la nouvelle aurore,
Et vers son but bien plus tenace encore
Que le guerrier, dont la gloire est partout.
Lève-toi donc, et saisis la claymore.
Et que toujours ton armure d’airain
Soit le miroir éclatant du matin.

Quand la chanson fut achevée, le connétable entendit parler dehors, et bientôt Philippe Guarine entra dans le pavillon le prévenir que quelqu’un, venu, disait-il, d’après le consentement du connétable, attendait la permission d’entrer.

« D’après mon consentement ! dit de Lacy ; qu’il vienne. »

Le messager du soir précédent entra dans la tente, tenant d’une main son petit bonnet à plumes, et de l’autre le luth sur lequel il venait de jouer. Son costume était fantasque, consistant en plusieurs soubrevestes de diverses couleurs, toutes des teintes les plus brillantes et les plus riches, et disposées de manière à faire contraste l’une avec l’autre. Le vêtement supérieur était un petit manteau normand d’un beau vert ; une ceinture brodée soutenait, en place d’armes offensives, un encrier et ses annexes d’un côté, et de l’autre un couteau pour la table. Ses cheveux étaient taillés à l’instar de la tonsure cléricale, afin d’indiquer qu’il était à un certain rang dans sa profession ; car la gaie science, ainsi qu’on nommait sa profession de ménestrel, avait ses divers rangs comme l’Église et la chevalerie. Les traits et les manières de l’homme semblaient différer de sa profession et de ses vêtements ; car, autant les derniers étaient joyeux et fantasques, autant les premiers avaient un air grave et presque sombre, qui, si ce n’est quand il était animé par l’enthousiasme de la profession poétique et musicale, semblaient plutôt indiquer une profonde réflexion que la vivacité étourdie qui caractérisait la plupart de ses confrères. Sa physionomie, sans être belle, avait quelque chose de frappant et d’expressif, surtout par son contraste avec les couleurs et la forme variée de ses vêtements, et le connétable se sentit assez disposée le protéger, en lui disant : « Bonjour, l’ami ; je te remercie de ta chanson de ce matin ; elle était bien chantée et bien dictée ; car, lorsque nous mandons quelqu’un pour lui rappeler comment passe le temps, nous devons supposer qu’il sait employer avec avantage ce trésor passager. »

L’homme, qui avait écouté en silence, sembla réfléchir et faire un effort avant de reprendre. « Mes intentions étaient bonnes au moins, quand je me hasardais à interrompre milord aussi matin ; et je suis bien aise d’apprendre qu’il n’est pas offensé de ma hardiesse.

— C’est vrai, dit le connétable ; vous aviez un don à me demander. Faites-le moi connaître promptement, car je suis pressé.

— C’est la permission de vous suivre en terre sainte, milord, dit l’homme.

— Tu demandes ce que je puis à peine accorder, mon ami, reprit de Lacy. Tu es un ménestrel, n’est-ce pas ?

— Un indigne gradué de la gaie science, milord, dit le musicien ; néanmoins permettez-moi de dire en ma faveur que je ne le céderais pas au roi des ménestrels, Geoffroi Rudel, quoique le roi d’Angleterre lui ait donné quatre manoirs pour une chanson. Je lutterai avec lui en romances, en lais ou en fables, quand nous devrions avoir pour juge le roi Henri lui-même.

— Je ne doute pas de ton talent, dit de Lacy ; néanmoins, sire ménestrel, tu n’iras pas avec moi. La croisade est déjà trop embarrassée par des hommes de ta profession ; et si tu en augmentes le nombre, cela ne sera pas sous ma conduite. Je suis trop vieux pour me laisser charmer par ton art, quelque parfait qu’il soit.

— Celui qui est assez jeune pour chercher et pour gagner l’amour de la beauté, » dit le ménestrel d’un ton soumis, comme s’il eût craint d’offenser par sa liberté, « ne devait pas se croire trop vieux pour être sensible au charme de la musique. »

Le connétable sourit : il était sensible à une flatterie qui l’assimilait à un jeune amant. « Tu es un bouffon, dit-il, j’en réponds ; tu ajoutes cela à tes autres qualités.

— Non, reprit le ménestrel, c’est une branche de notre profession à laquelle j’ai renoncé depuis quelque temps… Mes malheurs m’ont ôté l’envie de rire.

— Eh bien, camarade, dit le connétable, si tu as été maltraité dans le monde, et si tu peux te soumettre aux règles d’une famille aussi strictement gouvernée que la mienne, il est possible que nous puissions nous accorder mieux que je ne le pensais. Quel est ton nom et ton pays ?… Il me semble que ton accent est étranger.

— Je suis Armoricain, milord, des rives joyeuses du Morbihan ; et ma langue se ressent un peu de l’accent de mon pays. Mon nom est Renault Vidal.

— Puisqu’il en est ainsi, Renault, dit le connétable, tu me suivras, et je vais ordonner à mon intendant de te faire habiller selon ta fonction, mais plus convenablement que tu ne l’es maintenant. Sais-tu te servir d’une arme ?

— Un peu, milord, » dit l’Armoricain ; et en même temps prenant une épée placée contre le mur, il poussa une botte si près du connétable qui était assis sur son lit, que celui-ci se releva subitement, en riant : » Misérable, arrête !

— Eh bien, noble sire, » reprit Vidal, baissant avec soumission la pointe de son arme, je vous ai donné un échantillon d’habileté qui a alarmé votre expérience ; j’en connais cent autres.

— C’est possible, dit de Lacy un peu honteux de s’être montré ému par l’action vive et subite du jongleur ; « mais je n’aime pas à plaisanter avec les instruments tranchants, et j’ai trop à démêler sérieusement avec les épées pour m’en jouer ; ainsi je vous prie qu’il n’en soit plus question. Mais appelez mon écuyer et mon chambellan, car il faut que je m’apprête pour aller à la messe. »

Une fois les devoirs religieux du matin remplis, le connétable avait intention de visiter l’abbesse, et de lui apprendre, avec toutes les précautions nécessaires, la position dans laquelle il se trouvait à l’égard de sa nièce, vu sa résolution forcée de partir pour la croisade avant de terminer son mariage, comme il avait été stipulé dans le contrat. Il sentait que ce changement déplairait à la bonne dame, et il fut quelque temps avant de pouvoir trouver un moyen convenable pour lui apprendre cette nouvelle désagréable. Il fut rendre aussi une visite à son neveu, dont la convalescence était aussi favorable que si réellement c’eut été une suite miraculeuse de sa condescendance à l’avis de l’archevêque.

Du logement de Damien le connétable se rendit au couvent de l’abbesse des Bénédictines ; mais elle avait déjà été instruite de ce qu’il avait à lui communiquer, par l’archevêque lui-même. Le primat s’était chargé de la tâche de médiateur, certain que sa victoire avait dû placer le connétable dans une situation fort délicate envers les parents de sa fiancée, et il espéra concilier, par sa présence et son autorité, les disputes qui devaient s’ensuivre. Peut-être eût-il mieux fait de laisser à Hugo de Lacy le soin de plaider sa propre cause ; car l’abbesse, quoiqu’elle écoutât cette nouvelle avec tout le respect dû au plus haut dignitaire de l’Église anglicane, tira de ce changement des conséquences auxquelles le primat ne s’attendait pas. Elle n’osa pas opposer des obstacles à l’accomplissement du vœu de de Lacy, mais elle insista fortement pour que le contrat avec sa nièce fût entièrement mis de côté, et que chaque partie fût libre de faire un nouveau choix.

Ce fut en vain que l’archevêque tenta d’éblouir l’abbesse par la vue des honneurs qu’acquerrait le connétable dans la terre sainte, dont la splendeur rejaillirait, non-seulement sur sa femme, mais sur tous ses parents les plus éloignés ; toute son éloquence ne servit à rien, quoiqu’il s’étendît longuement sur un sujet aussi favori. L’abbesse, il est vrai, garda le silence pendant quelque temps, mais ce n’était que pour considérer comment elle dirait d’une manière convenable, qu’on ne pouvait s’attendre à des enfants, suite ordinaire d’une heureuse union, et nécessaires pour la continuation de la maison de son père et de son frère, à moins que le contrat ne fût suivi du mariage et de la résidence des époux dans le pays. Elle ajouta que, puisque le connétable avait changé ses intentions sur ce point important, on ne devait plus parler de ses fiançailles, et elle dit au primat, qu’étant intervenu pour empêcher le fiancé d’accomplir sa première intention, il devait employer maintenant son influence pour dissoudre un engagement dont les conditions se trouvaient changées.

Le primat, qui sentait que c’était lui qui faisait manquer le contrat de de Lacy, se voyait obligé, pour son honneur et sa réputation, à prévenir les suites désagréables de la rupture d’un engagement si convenable aux intérêts et à l’inclination de son ami. Il reprocha à l’abbesse les vues charnelles et séculières qu’elle, dignitaire de l’Église, entretenait sur le mariage et l’intérêt de sa maison. Il lui reprocha même l’égoïsme de préférer la continuation de la ligne des Bérenger à la délivrance du saint sépulcre, et lui annonça que le ciel se vengerait de la politique humaine qui faisait préférer aux intérêts de la chrétienté ceux d’une famille.

Après cette sévère homélie, le prélat se retira, laissant l’abbesse mécontente quoiqu’elle eût la prudence de ne pas répondre avec irrévérence à son avis paternel.

Ce fut dans cette humeur que le connétable trouva la vénérable dame, quand avec quelque embarras, il voulut lui expliquer la nécessité de son départ pour la Palestine.

Elle apprit la nouvelle avec une sombre dignité ; les plis de son ample robe noire et de son scapulaire semblaient, pour ainsi dire, s’enfler d’orgueil tandis qu’elle écoutait le détail des raisons et des circonstances qui forçaient le connétable de Chester à différer le mariage qu’il avouait être le vœu le plus cher à son cœur, jusqu’après son retour de la croisade.

« Il me semble, » reprit l’abbesse avec beaucoup de froideur, « que cette nouvelle est sérieuse ; ce n’est pas une affaire risible : moi-même je ne serais pas une personne convenable à la plaisanterie ; il me semble que la résolution du connétable aurait du moins du être annoncée hier, avant ses fiançailles avec Éveline Bérenger, car nous en attendions un résultat bien différent de celui qu’il annonce aujourd’hui.

— Par l’honneur d’un chevalier et d’un gentilhomme, révérende dame, j’ignorais entièrement que l’on me forcerait à une démarche qui m’est aussi pénible qu’elle vous est désagréable, ainsi que je le vois malheureusement.

— Je ne puis concevoir, reprit l’abbesse, les puissantes raisons qui, existant hier, néanmoins ne sont objectées qu’aujourd’hui.

— J’avoue, » dit de Lacy avec répugnance, « que j’avais trop l’espoir d’obtenir la dispense de mon vœu, que milord de Cantorbéry a, dans son zèle pour le service du ciel, jugé à propos de me refuser.

— Au moins, » dit l’abbesse en voilant son ressentiment sous l’apparence d’une extrême froideur, « Votre Seigneurie nous fera la justice de nous replacer dans la même situation où nous étions hier matin ; et, en se joignant à ma nièce et à sa famille pour demander l’abrogation d’un contrat de mariage fait dans des vues différentes de celles que vous nous proposez maintenant, vous rendrez la liberté à une jeune personne qui en est privée par le contrat qu’elle a passé avec vous.

— Ah ! madame, dit le connétable, avec quelle froideur et quelle indifférence me demandez-vous d’abandonner les espérances les plus chères que mon cœur ait jamais entretenues.

— Je ne connais pas le langage qui appartient à de tels sentiments, milord, reprit l’abbesse ; mais il me semble que lorsqu’on peut ajourner à des années la perspective d’un bonheur, elle peut être entièrement abandonnée sans beaucoup d’efforts. »

Hugo de Lacy se promena dans la chambre avec agitation, et ne répondit qu’après une longue pause : « Si votre nièce, madame, partage vos sentiments, je ne pourrais vraiment pas en toute justice pour elle, ou peut-être pour moi-même, chercher à conserver des droits que mes fiançailles m’ont donnés sur elle. Mais il faut que j’entende mon sort de sa propre bouche ; et s’il est aussi sévère que j’ai à le craindre d’après vos expressions, je partirai pour la Palestine d’autant meilleur soldat du ciel, que sur la terre je laisserai peu de chose d’intéressant pour moi. »

L’abbesse, sans faire de réponse, appela sa précentrice, et la pria de faire venir sa nièce. La précentrice s’inclina avec respect et se retira.

« Pourrais-je demander, dit de Lacy, si lady Éveline connaît les circonstances qui ont causé ce malheureux changement dans mes intentions ?

— Je les lui ai dites de point en point, dit l’abbesse, comme milord de Cantorbéry me les a expliquées ce matin, car déjà nous avons eu un entretien semblable à celui d’à présent.

— Je suis peu obligé à l’archevêque, dit la connétable, d’avoir prévenu mes excuses, quand il était important pour moi de les détailler et de les faire recevoir favorablement.

— Cela ne regarde que vous et le prélat, dit l’abbesse.

— Oserais-je espérer, » continua de Lacy sans s’offenser du ton de l’abbesse, « que lady Éveline a appris ce malheureux changement sans émotion, je veux dire sans déplaisir ?

— Elle est la fille d’un Berenger, milord, et il est de notre coutume de punir un manque de foi, d’en mépriser l’auteur, mais jamais de nous en affliger. J’ignore ce que fera ma nièce à cette occasion. Je suis une religieuse séquestrée du monde, et je conseillerais la paix et le pardon chrétien avec le sentiment convenable au traitement indigne qu’elle a reçu. Elle a des serviteurs, des vassaux, des amis sans doute, et des conseillers, qui pourraient, par un zèle aveugle pour les honneurs mondains, lui recommander de ne point passer légèrement sur cette injure, mais d’en appeler au roi, ou aux armes des serviteurs de son père, à moins que sa liberté ne lui fût rendue par l’abolition de son contrat ; mais elle vient répondre elle-même. »

Éveline entra en ce moment, appuyée sur le bras de Rose. Elle avait quitté le deuil depuis la cérémonie des fiançailles, et était vêtue d’une jupe blanche et d’une robe de dessus d’un bleu pâle. Sa tête était recouverte d’un voile de gaze si léger, qu’il flottait autour d’elle comme le nuage vaporeux qui entoure ordinairement la figure d’un séraphin. Mais le visage d’Éveline, quoiqu’il ne fût pas par sa beauté au-dessous de cet ordre angélique, était dans ce moment loin de ressembler à celui d’un séraphin pour la tranquillité d’expression. Ses membres tremblaient, ses joues étaient pâles, et la teinte rouge qui entourait ses paupières annonçait des larmes récentes ; néanmoins, au milieu de ces signes naturels de douleur et d’incertitude, il y avait un air de profonde résignation ; la résolution de remplir son devoir en toutes circonstances régnait dans l’expression solennelle de son œil et de son sourcil, et montrait qu’elle était préparée à gouverner l’agitation qu’elle ne pouvait pas vaincre entièrement. Ces qualités opposées de timidité et de résolution étaient si bien marquées sur son visage, qu’Éveline, dans le plus grand éclat de sa beauté, n’avait jamais eu un air plus enchanteur qu’en ce moment. De son côté, Hugo de Lacy, qui jusqu’alors avait été un amant peu passionné, croyait, en la voyant, que toutes les exagérations romanesques s’étaient réalisées dans elle, et que sa maîtresse fut un être d’une sphère plus élevée, de qui il devait recevoir le bonheur on le malheur, la vie ou la mort.

Ce fut sous l’influence d’un pareil sentiment que le guerrier mit un genou en terre devant Éveline, prit sa main, qu’elle lui abandonna plutôt qu’elle ne la donna, la pressa avec ardeur contre ses lèvres, et avant de s’en séparer la mouilla de quelques larmes, les premières qu’on lui eût jamais vu répandre. Mais, quoique surpris et entraîné hors de son caractère par un sentiment subit, il reprit son maintien calme en observant que l’abbesse regardait son humiliation, si on peut l’appeler ainsi, avec un air de triomphe ; et il se défendit devant Éveline avec une fermeté mâle qui n’était pas dépourvue d’affection, ni exempte d’agitation ; cependant son ton d’assurance et d’orgueil semblait combattre celui de l’abbesse offensée.

« Milady, » dit-il en s’adressant à Éveline, « vous avez appris par la vénérable abbesse dans quelle malheureuse position je me trouve placé depuis hier par la rigueur de l’archevêque ; peut-être devrais-je dire par son interprétation juste mais sévère de mon engagement pour la croisade. Je ne puis douter que tout ceci n’ait été rapporté avec la plus exacte vérité par la vénérable dame ; mais comme je ne puis plus l’appeler mon amie, permettez que je m’assure si elle m’a rendu justice dans le récit qu’elle vous a fait sur ma malheureuse obligation de quitter mon pays, et en même temps d’abandonner ou au moins de reculer les plus belles espérances que l’homme puisse jamais avoir. La vénérable dame m’a reproché qu’ayant moi-même causé le retard de l’exécution du contrat d’hier, je voudrais le tenir suspendu sur votre tête pour un nombre indéfini d’années. Nul ne résigne volontairement des droits semblables à ceux qui m’ont été donnés ; et permettez-moi de dire que, plutôt que de les céder à aucun homme né d’une femme, je voudrais combattre tous venants, avec l’épée tranchante ou la lance aiguë, depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, pendant trois jours. Mais ce que je conserverais au prix de mille vies, j’y renoncerai volontiers s’il doit vous en coûter un seul soupir. Si donc vous pensez ne pouvoir être heureuse comme fiancée de de Lacy, ordonnez, et je coopère à faire annuler le contrat, et à rendre heureux quelque mortel plus fortuné. »

Il aurait continué, mais il sentit le danger de se voir encore accablé par ces sentiments de tendresse si nouveaux pour son caractère, qu’il rougissait d’y céder.

Éveline gardait le silence. L’abbesse prit la parole. « Ma nièce, dit-elle, vous entendez que la générosité ou la justice du connétable de Chester propose, par suite de son départ pour une expédition éloignée et périlleuse, d’annuler un contrat fait d’après la promesse précise de rester en Angleterre pour l’accomplir. Vous ne pouvez, ce me semble, hésiter à accepter la liberté qu’il vous offre, en le remerciant de sa bonté. Quant à moi, je réserve mes remercîments jusqu’à ce que j’aie vu que vos sollicitations réunies suffisent pour obtenir de Cantorbéry la nullité de votre contrat, car il pourrait bien encore se mêler des actions de son ami le lord connétable, sur lequel il a exercé tant d’influence, pour le bien sans doute de sa conduite spirituelle.

— Si vos paroles signifient, vénérable dame, que j’ai l’intention d’employer l’autorité du prélat pour éviter de faire ce que j’ai promis, quoique avec peine, je puis dire que vous êtes la première qui ayez douté de la foi de Hugo de Lacy. » Et tandis que le fier baron s’adressait ainsi à une femme et même à une recluse, ses yeux étincelaient et son visage se colorait.

« Ma bonne et vénérable parente, » dit Éveline en s’armant de tout son courage ; « et vous, mon bon seigneur, ne vous offensez point si je vous prie de ne pas augmenter par des soupçons sans fondement, et par de prompts ressentiments, vos difficultés et les miennes. Milord, les obligations que j’ai contractées envers vous sont telles, que je ne pourrai jamais m’en dégager, puisqu’elles ont sauvé ma fortune, ma vie, et mon honneur. Sachez donc que dans l’angoisse où j’étais, quand les Gallois m’assiégeaient dans mon château de Garde-Douloureuse, je fis vœu à la Vierge, que (mon honneur en sûreté) je me mettrais à la disposition de celui que Notre-Dame choisirait pour me délivrer ; en me donnant un libérateur, elle me donnait un maître, et je ne pouvais en désirer un plus noble que Hugo de Lacy.

— À Dieu ne plaise, milady, » repartit le connétable avec empressement, comme s’il eût craint que sa résolution ne l’abandonnât avant qu’il eut prononcé sa renonciation, « que je vous force, par un lien auquel vous vous soumîtes en votre extrême détresse, à accomplir une résolution qui, bien qu’en ma faveur, contraindrait vos inclinations ! »

L’abbesse elle-même ne put s’empêcher d’applaudir à ce sentiment, avouant que c’était parler en vrai gentilhomme normand ; mais en même temps, ses yeux tournés vers sa nièce semblaient l’exhorter vivement à profiter de la candeur de de Lacy.

Mais Éveline, les yeux baissés et les joues un peu colorées, détailla ses sentiments, sans écouter les suggestions de sa tante. « J’avouerai, dit-elle, que quand votre valeur m’eut sauvée de la mort qui m’attendait, j’aurais désiré qu’en vous honorant et respectant comme mon excellent père, vous eussiez pu recevoir mes services comme ceux d’une fille. Je ne prétends pas avoir surmonté entièrement cette idée, quoique je l’aie combattue comme indigne de moi et ingrate envers vous ; mais depuis le moment où il vous plut de m’honorer en réclamant ma main, j’ai examiné avec soin mes sentiments pour vous, et je me suis appliquée à les faire accorder avec mon devoir, au point d’espérer que de Lacy ne trouverait pas dans Éveline Berenger une épouse indifférente et indigne de lui. Vous pouvez, milord, croire à cette promesse, soit que l’union ait lieu tout de suite, ou qu’elle soit différée. De plus, j’avoue que ce retard me sera agréable, étant bien jeune encore et sans expérience deux ou trois ans me rendront, je crois, plus digne des égards d’un homme d’honneur. »

À cet aveu favorable, quoique froid et circonstancié, de Lacy eut autant de difficulté à contenir ses transports qu’il en avait eu auparavant à modérer son agitation.

« Ange de bonté et de douceur, » dit-il en s’agenouillant encore une fois, et en se ressaisissant de sa main, « peut-être je devrais en tout honneur abandonner volontairement ces espérances que vous refusez de me ravir. Mais qui serait capable de tant de magnanimité ? Laissez-moi espérer que mon attachement dévoué, ce que vous entendrez dire de moi quand je serai éloigné, ce que je vous apprendrai quand je serai près de vous, donneront à vos sentiments une chaleur plus tendre que celle que vous exprimez maintenant ; en attendant, ne me blâmez pas si j’accepte de nouveau votre foi aux conditions que vous y attachez. Je sens que mon amour s’est fait sentir trop tard pour espérer en retour une affection que la jeunesse peut seule obtenir. Ne me blâmez pas si je suis satisfait de ces sentiments calmes qui rendent la vie heureuse, quoiqu’ils ne donnent pas d’élan à la passion. Votre main reste immobile dans celle qui la presse : refuse-t-elle de confirmer ce que votre bouche a prononcé ?

— Jamais ! noble de Lacy, » dit Éveline avec plus de vivacité qu’elle n’en avait encore montrée ; et il paraît que le ton fut enfin encourageant, puisque son amant fut assez hardi pour en prendre un garant sur ses lèvres.

Ce fut avec un air d’orgueil mêlé de respect qu’après avoir reçu ces gages de fidélité il se retourna pour apaiser l’abbesse offensée. « J’espère, vénérable mère, dit-il, que vous me traiterez avec cette même bonté qui, je le pense, n’a été interrompue que par votre tendre intérêt pour celle qui doit nous être bien chère à tous deux. J’espère pouvoir laisser cette belle fleur sous la protection de l’honorable dame qui est sa plus proche parente, heureuse et en sûreté comme elle le sera toujours tant qu’elle recevra vos conseils et demeurera dans ce saint lieu.

Mais l’abbesse était trop mécontente pour être touchée par un compliment que peut-être il eût mieux valu remettre à un moment plus calme. « Milord, dit-elle, et vous, belle parente, vous devriez savoir que mes conseils sont inutiles aux personnes mondaines, et surtout que je ne les prodigue point quand on ne les écoute pas… Je suis vouée à la religion, à la solitude et à la réclusion, au service, en un mot, de Notre-Dame et de saint Benoît ; et la supérieure m’a déjà réprimandée de ce que j’avais été plus occupée des affaires séculières qu’il ne convenait au chef d’un couvent de recluses ; et cela pour l’amour de vous, belle nièce : je ne veux plus m’exposer au blâme. La fille de mon frère, dégagée des liens mondains, eût été la compagne bienvenue de ma triste solitude ; mais cette maison est indigne de la fiancée d’un puissant baron ; et moi, dans mon humilité et mon inexpérience, je ne me sens pas capable d’exercer envers elle l’autorité que je possède sur celles que protège ce toit. La rigidité de nos dévotions, et les contemplations pures auxquelles sont assujetties les femmes de cette maison, » continua l’abbesse avec une chaleur et une véhémence toujours croissantes, ne seront pas, pour l’amour de ma parente, interrompues par l’arrivée d’une personne dont les pensées doivent se porter sur les bagatelles mondaines de l’amour et du mariage.

— Je crois effectivement, révérende mère, » dit le connétable mécontent à son tour, « qu’une jeune fille riche et renonçant à tout engagement serait une habitante plus convenable et mieux accueillie dans le couvent, que celle qui ne peut se séparer du monde et dont les richesses probablement n’augmenteront pas les revenus de cette maison. »

En pensant ainsi, le connétable était injuste envers l’abbesse, et il ne fit que confirmer son intention de ne point se charger de sa nièce pendant son absence. Elle était aussi désintéressée que hautaine, et la seule raison de sa colère était que son avis n’avait pas été adopté sans hésitation, quoique l’affaire regardât exclusivement le bonheur d’Éveline.

La réflexion mal placée du connétable raffermit dans la résolution qu’elle avait si précipitamment adoptée. « Veuille le ciel vous pardonner, milord, reprit-elle, votre opinion injurieuse sur ses servantes ! Il est effectivement temps, pour le salut de votre âme, que vous alliez faire pénitence dans la terre sainte, pour vos jugements téméraires. Quant à vous, ma nièce, vous ne pouvez avoir besoin de cette hospitalité, que je ne puis vous accorder sans paraître vérifier d’injustes soupçons ; mais vous avez dans la dame de Baldringham une parente aussi proche que moi, et qui peut vous ouvrir ses portes sans encourir l’indigne reproche de vouloir s’enrichir à vos dépens. »

Le connétable vit la pâleur mortelle qui couvrit les joues d’Éveline à cette proposition, et, sans connaître la cause de sa répugnance, il se hâta de la débarrasser de la crainte qu’elle paraissait éprouver. « Non, révérende mère, dit-il, puisque vous refusez si durement le soin de votre nièce, elle ne sera à charge à aucune autre de ses parentes : tant que Hugo de Lacy aura six beaux châteaux et plusieurs autres manoirs dont les foyers peuvent brûler du bois, sa fiancée n’embarrassera personne qui ne se trouvera pas honoré de sa présence ; et il me semble qu’il faudrait que je fusse bien plus pauvre que le ciel ne m’a fait, pour ne pas pouvoir lui fournir des amis et des serviteurs en assez grand nombre pour la servir, lui obéir et la protéger.

— Non, milord, » dit Éveline se remettant de l’abattement où l’avait jetée la dureté de sa parente, puisqu’un malheureux sort m’ôte la protection de la sœur de mon père, à qui je me serais confiée avec tant d’abandon, je ne demanderai asile à aucune autre parente, ni je n’accepterai celle que vous, milord, m’offrez si généreusement, puisque en agissant ainsi j’attirerais des reproches sévères et, j’en suis sûre, non mérités sur celle par qui j’aurais été forcée de choisir une demeure moins convenable. Il ne me reste, à la vérité, qu’une seule amie, mais elle est puissante, et peut me protéger contre le triste sort qui semble me suivre, ainsi que contre les événements de la vie humaine.

— La reine, sûrement ? » demanda l’abbesse en l’interrompant avec impatience.

« La reine du ciel ! vénérable tante, répondit Éveline, Notre-Dame de Garde-Douloureuse, elle qui a toujours été si favorable pour notre maison, et récemment ma seule gardienne et ma seule protectrice. Il me semble que, puisque la servante dévouée de la Vierge me rejette, ce n’est plus qu’à sa sainte protectrice que je dois recourir. »

La vénérable dame, prise à l’improviste par cette réponse, prononça l’interjection « Umph ! » d’un ton qui convenait plutôt à un Lollard ou à un iconoclaste[46] qu’à une abbesse catholique et à une fille de la maison de Berenger. Il est vrai que la dévotion héréditaire de l’abbesse pour la dame de Garde-Douloureuse était bien diminuée depuis qu’elle avait connu tout le mérite d’une autre image qui appartenait à son couvent.

Se remettant néanmoins, elle garda le silence, tandis que le connétable alléguait le voisinage des Gallois, ce qui pourrait bien encore rendre le séjour de sa fiancée à Garde-Douloureuse aussi périlleux qu’il l’avait déjà été. Éveline ne lui répondit qu’en rappelant la force remarquable de son château, les divers sièges qu’il avait soutenus, et ajouta qu’en dernier lieu, il n’avait été en danger que parce que, pour satisfaire à un point d’honneur, son père Raymond était sorti avec la garnison et avait livré avec désavantage une bataille sous ses murs. Elle ajouta qu’il serait utile que le connétable nommât, parmi ses vassaux ou les siens, un sénéchal d’une prudence et d’une valeur assez éprouvées pour garantir la sûreté de la place et de son habitante.

Avant que de Lacy eût pu répondre à ses arguments, l’abbesse se leva, et plaidant son inhabileté lorsqu’il s’agissait de donner conseil dans des affaires séculières, et les règles de son ordre qui l’appelaient, comme elle le dit en élevant la voix tandis que son visage se colora, « aux saints et paisibles devoirs de son couvent, » elle laissa les fiancés dans le parloir, sans autre compagnie que Rose, qui resta prudemment à quelque distance.

L’issue de cette conférence parut convenir aux deux parties et quand Éveline annonça à Rose qu’elles allaient retourner immédiatement à Garde-Douloureuse avec une escorte suffisante, et qu’elles y resteraient pendant la croisade, elle avait un air de satisfaction que sa suivante n’avait pas remarqué en elle depuis bien long-temps. Elle fit éloge de la condescendance du connétable à ses désirs, et de toute sa conduite, avec une chaleur qui approchait d’un sentiment plus tendre.

« Et cependant, ma chère maîtresse, répliqua Rose, si vous voulez parler franchement, vous conviendrez, j’en suis sûre, que vous considérez cet intervalle entre votre contrat et votre mariage plutôt comme un répit que sous tout autre point de vue.

« Je l’avoue, dit Éveline, et je n’ai pas caché à milord que tels étaient mes sentiments, tout peu gracieux qu’ils paraissent. Mais c’est ma jeunesse, Rose, mon extrême jeunesse qui me fait redouter les devoirs d’épouse de de Lacy. Puis ces mauvais augures me tourmentent étrangement. Dévouée à l’infortune par une parente, presque chassée par une autre, il me semble que je suis, jusqu’à présent, une créature destinée à porter le malheur avec moi. Ces mauvais présages, et, qui plus est, l’appréhension qu’ils me causent, céderont au temps. Quand j’aurai atteint vingt ans, Rose, je serai une femme, l’esprit des Berenger sera assez fort en moi pour vaincre ces doutes et ces frayeurs de jeune fille.

— Ah ! ma bonne maîtresse, dit Rose, puissent Dieu et Notre-Dame de Garde-Douloureuse veiller sur nous ! Mais j’aurais préféré que ce contrat n’eût pas lieu, ou qu’au moins il eût été suivi de votre union.







CHAPITRE XX.

le chant.


Le roi appela tous ses hommes joyeux par un, par deux et par trois. Le maréchal d’ordinaire marchait le premier, mais cette fois il vint le dernier.
Vieille ballade.


Si lady Éveline se retira satisfaite de son entrevue avec de Lacy, la joie du connétable s’élevait à un degré que rarement il avait senti ou exprimé ; et cette joie s’accrut quand les médecins qui soignaient son neveu vinrent lui détailler sa maladie et lui promettre un prompt rétablissement.

Le connétable fit distribuer des aumônes dans les couvents et aux pauvres, fit dire des messes et allumer des cierges. Puis il fit une visite à l’archevêque, et reçut de lui son approbation sur la marche qu’il se proposait de suivre, avec la promesse que, d’après la puissance plénière qu’il tenait du pape, le prélat consentait, par égard pour son obéissance immédiate, à borner son séjour dans la terre sainte au terme de trois ans, à compter du moment de son départ de la Grande-Bretagne, y compris le temps nécessaire pour son retour. Enfin, ayant réussi dans le point principal, l’archevêque jugea prudent de céder toute considération inférieure à un homme du rang et du caractère du connétable, dont la bonne volonté dans l’expédition était peut-être aussi essentielle au succès que sa présence.

Enfin le connétable retourna à son pavillon, très-satisfait de la manière dont il s’était tiré de ces difficultés, qui, le matin, lui semblaient presque insurmontables ; et quand ses officiers s’assemblèrent pour le déshabiller (car les lords féodaux avaient leurs levers et leurs couchers comme les souverains), il leur distribua des gratifications, plaisanta et rit avec une gaieté qu’il n’avait jamais manifestée.

« Quant à toi, » dit-il en se tournant vers Vidal, qui, vêtu somptueusement, se tenait parmi les autres serviteurs pour offrir ses respects, « je ne te donne rien à présent ; mais reste auprès de mon lit jusqu’à ce que je sois endormi, et demain matin je récompenserai ton talent, si j’en suis content.

— Milord, dit Vidal, je suis déjà récompensé, tant par l’honneur de vous servir que par des livrées qui conviennent plutôt à un ménestrel royal qu’à un être de ma mince renommée ; mais assignez-moi un sujet, et je ferai de mon mieux, non pour solliciter de nouvelles largesses, mais en reconnaissance des faveurs passées.

— Grand merci, mon bon ami, dit le connétable ; Guarine, » ajouta-t-il en s’adressant à son écuyer, « fais poser le guet, et reste dans la tente. Couche-toi sur la peau d’ours, et dors ou écoute la musique, selon qu’il te plaira… Tu te crois juge, dit-on, en pareille chose ? »

C’était l’usage, dans ces temps peu sûrs, que quelque domestique fidèle couchât la nuit dans la tente de chaque grand baron, afin qu’en cas de danger, il ne se trouvât pas seul et sans appui. Guarine tira donc son arme, et la prenant dans sa main, s’étendit sur la terre, de manière qu’à la plus petite alarme il pouvait s’élancer l’épée à la main. Ses grands yeux noirs, où le sommeil combattait le désir d’entendre la musique, étaient fixés sur Vidal, qui les vit briller au reflet de la lampe d’argent, comme ceux d’un dragon ou d’un basilic.

Après quelques accords préliminaires sur son luth, le ménestrel pria le connétable de nommer le sujet sur lequel il désirait qu’il exerçât ses talents.

« La foi d’une belle, » reprit Hugo de Lacy en plaçant sa tête sur l’oreiller.

Après un court prélude, le ménestrel obéit, en chantant à peu près ces paroles :


la foi d’une belle.


La foi, la parole des belles !
Tracez-les sur le sable errant,
Ou sur l’écume d’un torrent,
De l’astre aux clartés infidèles ;
Et chaque lettre, je le crois.
Sera plus nette, plus solide
Et plus permanente à la fois,
Que la chose pompeuse et vide
Dont ce caractère perfide
Abuse noire esprit courtois.

De l’araignée industrieuse
J’ai comparé la toile aux vœux
Qu’une beauté mystérieuse
Fait dans le transport de ses feux :
Et j’ai pesé le grain de sable
Contre la foi du sexe aimable
Et de son cœur le gage heureux :
J’ai dit alors à ma maîtresse
Combien fragile est sa promesse.
Combien passagère est sa foi.
Pourtant de nouveau la cruelle
M’a juré constance éternelle,
Et je suis rentré sous sa loi.


« Comment, fripon ! » dit le connétable en se soulevant sur son coude ; « quel est l’ivrogne de poète qui vous a appris cette satire peu spirituelle ?

— C’est une vieille amie mal vêtue et de mauvaise humeur, qu’on appelle l’Expérience, reprit Vidal ; je prie le ciel qu’elle ne donne jamais de leçon à Votre Seigneurie où à tout autre homme de bien.

— Va donc, drôle, répondit le connétable ; tu es un de ces sots, j’en réponds, qui voudrait se faire passer pour avoir de l’esprit, parce que tu sais plaisanter sur ces choses que des hommes plus sages considèrent comme dignes d’adoration, l’honneur des hommes et la vérité des femmes. Toi qui portes le nom de ménestrel, ne sais-tu pas quelque histoire sur la fidélité des femmes ?

— J’en avais plus d’une, noble sire ; mais je les mis de côté quand j’abandonnai la bouffonnerie de la gaie science. Néanmoins, s’il plaît à Votre Noblesse d’écouter, je pourrais vous chanter à ce sujet un lai connu. »

De Lacy fit un signe affirmatif, et se plaça comme pour dormir, tandis que Vidal commença une de ces aventures interminables et presque innombrables, concernant le modèle des vraies amantes, la belle Yseult, et l’affection constante qu’en tant de circonstances périlleuses elle montra pour son amant, le galant sire Tristrem, aux dépens de son époux moins favorisé, le malencontreux roi Mack de Cornouailles, dont, ainsi que tout le monde le sait, sire Tristrem était le neveu.

Ce n’était pas là le lai d’amour et de fidélité qu’aurait choisi de Lacy ; mais un sentiment semblable à celui de la honte l’empêcha d’interrompre Vidal, parce qu’il ne pouvait pas avouer les sensations désagréables qu’excitait cette histoire. Il s’endormit bientôt ou feignit de s’endormir ; et le joueur de harpe, continuant encore pendant quelque temps son chant monotone, commença enfin à sentir l’influence du sommeil ; ses paroles et les sons qu’il tirait de sa harpe étaient entrecoupés et interrompus, et semblaient échapper pesamment de ses doigts et de sa voix. Enfin ils cessèrent entièrement, et le ménestrel sembla plongé dans un profond repos ; sa tête était penchée sur sa poitrine, un bras retombait sur son côté, tandis que l’autre reposait sur sa harpe. Son sommeil, néanmoins, ne fut pas très-long : et quand il se réveilla, il regarda autour de lui pour reconnaître, à la lueur de la lampe de nuit, tout ce qui se trouvait dans la tente ; il sentit une main lourde presser son épaule, comme pour solliciter son attention. En même temps le vigilant Philippe Guarine lui dit bas à l’oreille : « Ton service est fini pour ce soir, retire-toi silencieusement. »

Le ménestrel s’enveloppa dans son manteau sans répondre, quoique peut-être un congé si peu cérémonieux lui causât quelque dépit.



CHAPITRE XXI.

le nouveau gouverneur de garde-douloureuse.


Oh ! vous avez vu la reine Mab[47].
Shakspeare. Roméo et Juliette.


Le dernier sujet qui a occupé le soir notre esprit est souvent celui qui absorbe nos pensées pendant le sommeil, quand l’imagination que les sens ne guident plus tisse une toile fantasque de toutes les idées éparses du dormeur. Il n’est donc pas étonnant que de Lacy, dans ses songes, eût quelque idée confuse de se voir identifié avec le malencontreux Mack de Cornouailles, et qu’il s’éveillât le front plus sérieux que quand il s’était couché la veille. Il gardait le silence, et paraissait enseveli dans ses pensées, tandis que son écuyer assistait à son lever avec un respect qu’on ne rend maintenant qu’aux rois. « Guarine, dit-il enfin, connaissez-vous ce Flamand robuste qu’on dit s’être si bien comporté au siège de Garde-Douloureuse ?… Un homme grand, fort, au teint hâlé.

— Certainement, milord, reprit son écuyer ; je connais Wilkin Flammock ; je l’ai vu hier.

— Vraiment ! dit le connétable ; est-ce ici, à Gloucester ?

— Assurément, mon bon lord ; il vient ici en partie pour ses marchandises, et en partie, je crois, pour voir sa fille Rose, suivante de la gracieuse lady Éveline.

— C’est un bon soldat, n’est-ce pas ?

— Comme la plupart de son espèce : un rempart dans un château, mais rien de bon sur le champ de bataille, dit l’écuyer normand.

— N’est-il pas fidèle ? continua le connétable.

— Fidèle comme la plupart des Flamands, tant que vous pouvez payer leur fidélité, » reprit Guarine, qui s’étonnait de l’intérêt extraordinaire que son maître prenait à un homme qu’il regardait comme d’un ordre inférieur. Après quelques autres questions, le connétable ordonna que le Flamand fût mandé.

Il se présenta ensuite d’autres occupations (car son prompt départ exigeait plusieurs arrangements précipités), quand, au moment où le connétable donnait audience à plusieurs officiers de sa troupe, s’offrit à l’entrée du pavillon la grosse taille de Wilkin Flammock, vêtu d’une jaquette de toile blanche, et n’ayant qu’un couteau à son côté.

« Laissez-moi, messieurs, dit de Lacy, mais restez près de ma tente ; car voici quelqu’un à qui il faut que je parle en particulier. »

Les officiers se retirèrent, et le connétable et Flammock restèrent seuls. « Vous êtes Wilkin Flammock qui défendit si bien Garde-Douloureuse ?

— J’ai fait de mon mieux, milord, répondit Wilkin ; j’y étais engagé par mon marché, et j’espère toujours agir en homme d’honneur.

— Il me semble, dit le connétable, que vous, si vigoureux, et à ce qu’on m’a dit si courageux, vous pourriez viser un peu plus loin qu’au métier de tisserand.

— Personne ne refuse d’améliorer sa situation, milord, reprit Wilkin ; cependant je suis si loin de me plaindre de la mienne, que je consentirais volontiers à ce qu’elle ne fût jamais meilleure, à condition qu’on m’assurât qu’elle ne serait jamais pire.

— Mais Flammock, dit le connétable, j’ai des vues plus hautes pour vous que ne le pense votre modestie ; j’ai l’intention de te laisser le soin d’un grand dépôt.

— Que ce soient des balles de draps, milord, et personne ne s’en acquittera mieux, dit le Flamand.

— Fi ! tu as l’âme trop basse, dit le connétable ; que penses-tu d’être fait chevalier, comme ta valeur le mérite, et de devenir châtelain de Garde-Douloureuse ?

— Quant à la chevalerie, milord, faites-m’en grâce, car elle m’irait comme un casque doré à un porc. Pour la garde d’un château ou d’une cabane, j’espère m’en acquitter tout aussi bien qu’un autre.

— Je crois que ton rang a besoin d’être un peu relevé, dit le connétable en examinant l’accoutrement peu militaire de Wilkin ; il est jusqu’à présent trop bas pour convenir au protecteur et au gardien d’une dame de haut rang et d’une grande naissance.

— Moi le gardien d’une jeune dame de rang et de naissance ! » dit Flammock ; en parlant ainsi, ses grands yeux devenaient plus larges, plus clairs et plus ronds.

— Toi-même, dit le connétable ; lady Éveline se propose de demeurer au château de Garde-Douloureuse ; je cherchais à qui je pourrais confier la garde de sa personne et celle de la forteresse. Si je choisis un chevalier de renom, ainsi que j’en ai plusieurs dans ma maison, il voudra exercer quelque despotisme sur les Gallois, et s’engagera dans des troubles qui rendront précaire la sûreté du château ; ou bien il s’absentera pour des fêtes chevaleresques, des tournois et des parties de chasse ; ou peut-être il donnera des fêtes de ce genre frivole sous les murs, ou même dans les cours du château, faisant de la demeure tranquille et retirée qui convient à la suite de lady Éveline, un lieu de festins et de dissolution. Je puis me fier à toi ; tu combattras quand il le faudra, et tu ne provoqueras pas le danger pour l’amour du danger même. Ta naissance, tes habitudes te feront éviter ces plaisirs qui, quoique attrayants pour d’autres, ne peuvent être qu’indifférents pour toi ; ta conduite sera régulière, et j’aurai soin qu’elle te soit honorable ; ta parenté avec sa favorite Rose te rendra plus agréable à lady Éveline que peut-être quelqu’un de son rang ; et pour te parler un langage que ta nation comprend facilement, la récompense, Flamand, si tu t’acquittes régulièrement de cette importante mission, sera au-delà de toutes tes espérances. »

Le Flamand avait écouté la première partie de ce discours avec une surprise à laquelle succéda une profonde réflexion. Ses yeux restèrent fixés sur la terre après que le connétable eut cessé de parler, puis les levant tout à coup, il dit : « Il est inutile de chercher des détours et des excuses, cela ne peut pas être sérieux ; mais s’il en est ainsi, le plan est nul.

— Comment et pourquoi ? » demanda le connétable avec surprise et mécontentement.

« Un autre pourrait profiter de votre bonté et vous laisser la chance du hasard ; mais je suis un franc marchand ; je ne veux pas recevoir les honoraires d’un service que je ne puis rendre.

— Mais je demande, encore une fois, pourquoi tu ne peux pas, ou plutôt tu ne veux pas accepter cette place de confiance ? dit le connétable. Certes, si je consens à te l’accorder, il est bien de ton devoir d’y répondre.

— C’est vrai, milord, dit le Flamand ; mais il me semble que le noble lord de Lacy doit sentir, que le sage lord de Lacy doit prévoir, qu’un tisserand flamand n’est pas un gardien convenable pour sa fiancée… Supposez-la renfermée dans ce château solitaire, sous une protection aussi respectable, et réfléchissez combien de temps le lieu sera désert dans cette terre d’amour et d’aventures ! Nous aurons des ménestrels qui chanteront des ballades sous nos fenêtres, et des sons de harpe qui suffiraient pour faire tomber nos murs, ainsi que les clercs disent qu’il arriva à ceux de Jéricho ; nous aurons autant de chevaliers errants qu’en eurent jamais Charlemagne ou le roi Arthur. Miséricorde ! il n’en faudrait pas tant qu’une belle et noble recluse claquemurée, comme ils l’appelleront, dans une tour, sous la garde d’un vieux tisserand flamand, pour nous faire attaquer par la moitié de la chevalerie d’Angleterre, qui viendrait rompre des lances, faire des vœux, étaler des liserés d’amour, et je ne sais quelles autres folies. Croyez-vous que de pareils galants, dont le sang coule dans leurs veines comme du vif-argent, m’écouteraient beaucoup quand moi je leur dirais de se retirer ?

— Tirez les verrous, relevez le pont, descendez les herses, » dit le connétable en cherchant à réprimer un sourire.

« Et Votre Seigneurie pense-t-elle que de tels chevaliers respecteront ces obstacles ? C’est justement là les aventures qu’ils viennent chercher. Le chevalier du Cygne traversera les tranchées à la nage ; celui de l’Aigle volera par-dessus les murs ; celui du Tonnerre enfoncera les portes.

— On tend les arcs et les mangonneaux, dit de Lacy.

— Et l’on est assiégé en forme, dit le Flamand, comme le château de Tintadgel dans les vieilles histoires, le tout pour l’amour d’une belle dame ! Et ensuite toutes ces joyeuses dames et demoiselles, qui vont chercher des aventures de château en château, de tournoi en tournoi, la poitrine découverte, les plumes flottantes, le poignard au côté, la javeline en main, bavardant comme des pies, s’agitant comme des geais, et en tout temps roucoulant comme des tourterelles, comment faut-il que je les exclue de la solitude de lady Éveline ?

— En tenant les portes fermées, te dis-je, » reprit le connétable avec le même ton de plaisanterie forcée ; « une barre de bois te servira de garantie.

— Oui ; mais si le tisserand flamand dit : Ferme, quand la jeune Normande dira : Ouvre, qui pensez-vous qui sera mieux obéi. Enfin, milord, quant à la garde d’une femme, je m’en lave les mains… Je n’oserais pas même garder la chaste Suzanne, quand elle habiterait un château enchanté que nul mortel vivant ne pourrait approcher.

— Tu parles et tu penses comme un débauché vulgaire, qui rit de la constance des femmes, parce qu’il n’a jamais vécu que parmi les plus indignes du sexe, dit le connétable. Cependant tu devrais savoir le contraire, ayant, comme je le sais, une fille des plus vertueuses…

— Dont la mère ne l’était pas moins, » dit Wilkin interrompant le connétable avec un peu plus d’émotion qu’il n’en montrait ordinairement. « Mais la loi, milord, me donnait l’autorité nécessaire pour gouverner et diriger ma femme, comme la loi et la nature me donnent le même pouvoir sur ma fille. Ce que je puis gouverner, je puis en répondre ; mais m’acquitter aussi bien d’une confiance déléguée, c’est une autre question… Restez chez vous, mon bon lord, » continua l’honnête Flamand en voyant que sa harangue faisait quelque impression sur de Lacy ; « que l’avis d’un sot serve une fois à faire changer celui d’un sage dont le parti a été pris, permettez-moi de le dire, dans une heure peu favorable. Restez dans vos foyers ; gouvernez vos vassaux, et protégez votre épouse… Vous seul pouvez réclamer son amour volontaire et sa prompte obéissance ; et je suis bien sûr, sans prétendre deviner ce qu’elle pourrait faire en votre absence, qu’elle remplira, sous vos propres yeux, le devoir d’une épouse fidèle et aimante.

— Et le saint sépulcre, » dit le connétable avec un soupir, reconnaissant la sagesse de l’avis que les circonstances l’empêchaient de suivre.

« Laissez à ceux qui ont perdu le saint sépulcre le soin de le regagner, milord, reprit Flammock. Si ces Latins et ces Grecs, ainsi qu’on les appelle, ne sont pas meilleurs qu’on ne l’a dit, il est indifférent que ce soient eux ou les païens qui possèdent un pays qui a coûté à l’Europe tant de sang et de trésors.

— En vérité, dit le connétable, il y a du bon sens dans ce que tu dis ; mais je t’engage à ne pas le répéter, de crainte qu’on ne te prenne pour juif ou hérétique. Quant à moi, ma parole et mon serment sont donnés irrévocablement, et il ne me reste qu’à considérer à qui je puis confier ce poste important que ta prudence refuse avec quelque ombre de raison.

— Il n’est aucun chevalier à qui Votre Seigneurie puisse aussi naturellement confier un pareil dépôt qu’à votre proche parent qui possède votre confiance ; et encore vaudrait-il mieux que cette confiance ne fût donnée à personne.

— Si, dit le connétable, par mon proche parent vous voulez parler de Randal de Lacy, il est inutile de vous dire que je le considère comme tout à fait indigne de cette confiance.

— Non, je voulais parler d’un autre, dit Flammock, qui vous est plus proche, et qui, si je ne me trompe, a une grande part dans votre amitié : je voulais parler de votre neveu Damien de Lacy. »

Le connétable tressaillit comme si une guêpe l’eût piqué ; mais il reprit avec un calme forcé : « Damien devait partir à ma place pour la Palestine. Il paraît maintenant qu’il faut que j’y aille à la sienne, car, depuis cette dernière maladie, les médecins ont totalement changé d’avis, et considèrent comme dangereuse la chaleur du climat, qu’ils regardaient auparavant comme salutaire. Mais nos savants docteurs sont comme nos savants prêtres, il faut qu’ils aient raison, de quelque manière qu’ils changent leurs avis ; et nous autres, pauvres laïques, nous avons toujours tort. Je puis, il est vrai, avoir en Damien la plus grande confiance, mais il est jeune, Flammock, très-jeune, et sous ce point ne ressemble que trop à celle qu’on pourrait sans cela confier à sa garde.

— Alors, encore une fois, milord, restez chez vous et soyez vous-même le protecteur de celle qui vous est naturellement si chère.

— Encore une fois, je répète que je ne le peux pas, reprit le connétable. La démarche que j’ai faite comme un grand devoir est peut-être une grande erreur ; tout ce que je sais, c’est que je ne puis revenir là-dessus.

— Fiez-vous donc à votre neveu, milord ; il est honnête et franc, et il vaut mieux se fier à de jeunes lions qu’à de vieux loups. Il peut s’égarer, mais ce ne sera point par trahison préméditée.

— Tu as raison, Flammock, dit le connétable, et peut-être j’aurais dû demander plus tôt tes conseils, tout grossiers qu’ils sont ; mais que ce qui s’est passé entre nous reste secret, et cherche quelque chose qui te soit plus avantageux que de parler de mes affaires.

— Cela s’arrangera facilement, milord, reprit Flammock ; car mon intention était de solliciter la faveur de Votre Seigneurie pour obtenir certaine extension de nos privilèges dans ce lieu désert, où nous autres Flamands nous nous sommes retirés.

— Tu les auras, pourvu qu’ils ne soient pas exorbitants, » dit le connétable. Et l’honnête Flamand, chez lequel une délicatesse scrupuleuse n’était pas la première de ses bonnes qualités, s’empressa de donner, avec beaucoup de précision, les détails de sa demande, pour laquelle il avait fait vainement des démarches, mais dont cette entrevue pouvait assurer le succès.

Le connétable, pressé d’exécuter la résolution qu’il avait prise, se hâta de se rendre au logis de Damien de Lacy, et, au grand étonnement de son neveu, lui annonça son changement de destination, donnant pour raison son départ précipité, la maladie de Damien et la protection qui devait nécessairement être accordée à lady Éveline ; qu’il fallait donc que Damien restât à sa place pour le représenter pendant son absence, pour protéger les droits de la famille et soutenir l’honneur héréditaire de la maison de Lacy, surtout pour être le gardien de la belle et jeune épouse que son oncle était forcé d’abandonner.

Damien était encore au lit quand son oncle lui communiqua ce changement d’intention. Peut-être trouva-t-il cette circonstance heureuse, attendu que dans cette position il pouvait cacher les diverses émotions qu’il éprouvait, tandis que le connétable, avec tout l’empressement de quelqu’un qui se hâte de finir ce qu’il a à dire sur un sujet désagréable, détailla rapidement les arrangements qu’il avait pris pour que son neveu pût s’acquitter convenablement de la charge importante qui lui allait être confiée.

Le jeune homme l’écoutait comme la voix d’un songe qu’il n’avait pas la force d’interrompre, quoique intérieurement il pensait qu’il y aurait de la prudence et de l’intégrité à s’opposer au nouveau projet de son oncle. Il tenta donc de prononcer quelques paroles quand enfin le connétable s’arrêta ; mais cela fut dit trop faiblement pour ébranler une résolution pleinement adoptée, quoiqu’à la hâte, et annoncée explicitement par quelqu’un qui n’avait pas l’habitude de parler sans avoir fixé sa volonté, ni de la changer quand il l’avait déclarée.

La remontrance de Damien, si on peut l’appeler ainsi, était faite en termes trop contradictoires pour être intelligible. Un moment il regrettait les lauriers qu’il avait espéré recueillir en Palestine, et conjurait son oncle de ne pas changer son projet, mais de lui permettre d’y suivre sa bannière ; ensuite il annonçait qu’il était prêt à verser la dernière goutte de son sang pour la défense de lady Éveline. De Lacy ne vit rien d’étrange dans ces sentiments, quoiqu’ils fussent pour le moment contradictoires. Il était naturel, pensait-il, qu’un jeune chevalier désirât d’acquérir de l’honneur ; naturel également qu’il acceptât volontiers une charge aussi importante et aussi honorable que celle qu’il lui proposait ; et par conséquent il pensait qu’il n’était pas étonnant que, tout en acceptant volontiers son nouvel office, le jeune homme éprouvât du regret en perdant la perspective d’aventures honorables. Il ne fît donc que sourire aux remontrances sans suite de son neveu ; et, après avoir confirmé ses premiers arrangements, il laissa le jeune homme réfléchir à loisir sur sa nouvelle destination, tandis que lui-même, dans une seconde visite à l’abbaye des Bénédictines, communiqua son intention à l’abbesse et à sa fiancée.

Le déplaisir de la respectable mère ne fut nullement apaisé par cette nouvelle qu’elle affecta de recevoir avec indifférence. Elle rejeta sur ses devoirs religieux et son ignorance des affaires séculières, l’idée peut-être fausse qu’elle avait des usages du monde ; elle avait toujours entendu dire que les guides de la jeunesse et de la beauté de son sexe étaient choisis parmi des hommes mûrs.

« Votre dureté, milady, reprit le connétable, ne me laisse pas d’autre choix que celui que j’ai fait. Puisque les proches parents de lady Éveline lui refusent un asile, à cause du titre dont elle m’a honoré, moi de mon côté, je serais pis qu’ingrat si je ne lui assurais la protection de mon plus proche héritier. Damien est jeune, mais il est franc et loyal : et la chevalerie d’Angleterre ne peut m’offrir un plus beau choix. »

Éveline parut surprise, et même consternée, en apprenant la résolution que son époux annonçait subitement ; et peut-être fut-il heureux que la remarque de l’abbesse eût nécessité une réponse du connétable, et l’eût empêché d’observer plus d’une fois qu’elle changeait de couleur.

Rose, qui n’était pas exclue de la conférence, s’approcha de sa maîtresse ; et, en affectant d’ajuster son voile, tandis qu’en secret elle lui serrait vivement la main, lui donna le temps de se calmer assez pour répondre. Sa réplique fut courte, et annoncée avec une fermeté qui prouvait que son incertitude s’était dissipée ou avait été réprimée. « En cas de péril, dit-elle, elle ne manquerait pas de s’adresser à Damien de Lacy pour qu’il vînt à son secours, comme il l’avait déjà fait une fois ; mais elle ne craignait aucun danger à présent, dans son château de Garde-Douloureuse, où elle ne comptait demeurer qu’avec sa seule suite. Elle avait résolu, vu sa situation, d’observer la retraite la plus stricte, et elle espérait que sa solitude ne serait pas violée, même par le noble et jeune chevalier qui devait être son gardien, à moins que quelque crainte ne nécessitât sa visite au château.

L’abbesse acquiesça, quoique froidement, à une proposition que recommandaient ses idées de décorum ; et l’on fit à la hâte des préparatifs pour le retour de lady Éveline au château de son père. Deux entrevues qui eurent lieu avant son départ, furent pénibles. La première, quand Damien lui fut présenté avec cérémonie par son oncle, comme celui auquel il confiait le soin de sa propriété, et, ce qui lui était bien plus cher, ainsi qu’il l’affirma, la protection de sa fiancée et de ses intérêts.

Éveline osa à peine jeter un regard sur lui ; mais ce seul regard lui fit connaître tout le ravage que la maladie et le chagrin avaient fait sur la physionomie mâle et belle du jeune homme. Elle reçut sa salutation avec autant d’embarras qu’il en mit à la faire ; et, à l’offre pleine d’hésitation qu’il lui fit de ses services, elle répondit qu’elle espérait qu’elle ne lui serait redevable que de sa bonne volonté pendant l’absence de son oncle.

Ses adieux au connétable furent la deuxième épreuve qu’elle eut à subir, et elle ne se passa pas sans émotion, quoiqu’elle conservât son calme modeste, et de Lacy son maintien grave. La voix de Hugo trembla néanmoins, quand il ajouta, « qu’il serait injuste qu’elle fût liée par l’engagement qu’elle avait consenti à contracter. » Il lui assigna le terme de trois ans ; c’était l’époque à laquelle l’archevêque Baudouin avait consenti à borner son absence. Si je ne parais pas quand ils seront écoulés, dit-il, que lady Éveline en conclue que la tombe recouvre de Lacy, et qu’elle cherche pour compagnon quelque mortel plus heureux ; elle n’en trouvera pas un plus reconnaissant, quoique beaucoup puissent être plus dignes de la posséder. »

Ils se séparèrent ainsi ; et le connétable s’embarquant peu après, suivit les rives de Flandre, où il se proposait de réunir ses forces à celles du comte de ce pays, riche et guerrier, qui avait récemment pris la croix, et de se rendre à la terre sainte par la route qu’ils trouveraient la plus praticable. Le large pannon portant les armes des de Lacy flottait en avant sur la proue du vaisseau, comme s’il indiquait le point de l’horizon où sa renommée devait s’accroître ; et, si l’on considère la renommée du chef, et l’excellence des soldats qui le suivaient, jamais une troupe plus vaillante, en proportion de leur nombre, n’alla venger sur les Sarrasins les maux endurés par les Latins dans la Palestine.

Pendant ce temps, Éveline, après s’être séparée froidement de l’abbesse, dont la dignité offensée n’avait pas encore pardonné le peu de cas qu’on avait fait de son opinion, retourna vers le toit paternel, où sa maison devait être arrangée d’après l’ordre indiqué par le connétable et approuvé par elle.

Elle trouva à chaque halte les mêmes préparatifs qu’on avait faits lors de son voyage à Gloucester, et, comme avant, le pourvoyeur était invisible, quoiqu’elle n’eût pas de peine à deviner son nom ; néanmoins il semblait que le caractère de ces préparatifs était changé. Tout était préparé sur la route pour sa commodité et sa sûreté ; mais ce n’était plus cette tendre galanterie et ce goût qui annonçaient que ces égards étaient rendus à une femme jeune et belle. La fontaine la plus claire, le bosquet le plus touffu, n’étaient plus choisis pour le repas de l’après-midi ; mais c’était la maison de quelque franklin, ou une petite abbaye qui offrait l’hospitalité nécessaire. Tout semblait ordonné avec l’attention la plus stricte au rang et au décorum. On aurait dit qu’une nonne d’un ordre sévère, plutôt qu’une noble et jeune héritière, avait traversé la contrée ; et Éveline, quoique satisfaite de la délicatesse qui semblait ainsi respecter sa position, pensait quelquefois qu’il était inutile de le lui rappeler par tant d’insinuations indirectes. Elle trouvait étrange que Damien, aux soins duquel elle avait été confiée si solennellement, ne vînt même pas lui présenter ses respects. Quelque chose lui disait que des entrevues fréquentes et particulières seraient inconvenantes, même dangereuses ; mais certes les devoirs ordinaires d’un chevalier et d’un gentilhomme lui enjoignaient quelque communication personnelle avec la jeune dame qui était sous sa garde ; ne fût-ce que pour demander si elle était satisfaite et si tous ses désirs avaient été accomplis. Les seules relations qu’il y avait entre eux se faisaient au moyen d’Amelot ; le jeune page de Damien de Lacy venait matin et soir recevoir les ordres d’Éveline suivant la route et les heures de halte.

Ces formalités rendaient le retour d’Éveline ennuyeux ; et sans la société de Rose, elle se serait trouvée dans une solitude insupportable. Elle se hasarda même à faire quelques remarques sur la singulière conduite de de Lacy, qui, autorisé comme il l’était par son nouvel office, semblait craindre de l’approcher comme si elle eût été un basilic.

Rose garda le silence à cette première observation ; mais quand sa maîtresse la réitéra, elle répondit, avec la franchise et la liberté de son caractère, quoique peut-être avec moins de sa prudence ordinaire : « Damien de Lacy pense, noble dame, que celui à qui est confiée la garde d’un trésor doit prudemment ne pas se permettre de le contempler trop souvent. »

Éveline rougit, s’enveloppa dans son voile, et pendant le reste du voyage ne parla plus de Damien de Lacy.

Quand, le soir du second jour, elle aperçut les tourelles grises de Garde-Douloureuse, et qu’elle vit encore une fois la bannière de son père arborée en l’honneur de son approche, ses sensations furent pénibles ; mais elle considérait cette ancienne demeure comme un refuge où elle pourrait se livrer aux nouvelles pensées que les circonstances avaient déployées devant elle au milieu des mêmes lieux qui avaient protégé son enfance et sa jeunesse.

Elle pressa son palefroi pour arriver le plus vite possible, salua à la hâte toutes les figures bien connues qui se montraient de tous côtés, mais ne parla à personne, jusqu’à ce que, descendant à la porte de la chapelle, elle eût pénétré dans le réduit où était conservée la peinture miraculeuse. Là, prosternée, elle pria la sainte Vierge de la secourir dans ces embarras où elle s’était engagée par l’accomplissement du vœu qu’elle avait prononcé pendant son angoisse devant ce même autel. Si la prière était mal dirigée, le motif en était vertueux et sincère ; et nous ne doutons pas qu’elle ait atteint ce ciel vers lequel elle était adressée avec tant de ferveur.






CHAPITRE XXII.

les réflexions.


L’image de la Vierge tombe. Néanmoins on peut excuser, je pense, ceux qui fléchissent encore le genou devant elle, et qui la supplient comme une puissance invisible, dans laquelle se confondent toutes sortes de contrastes, et qui concilie en elle l’amour d’une mère et la pureté d’une vierge, la grandeur, l’infériorité, le céleste et le terrestre.
Wordsworth.


La maison de lady Éveline, quoique composée d’une manière convenable à son rang présent et futur, avait un aspect solennel qui était en harmonie avec le lieu de sa résidence et avec sa position, ne faisant plus partie de la classe des jeunes filles et cependant n’appartenant pas encore à celle des femmes mariées. Ses plus proches suivantes, que le lecteur connaît déjà, composaient presque toute sa société. La garnison du château, outre les serviteurs de la maison, consistait en vétérans d’une fidélité à l’épreuve, qui avaient suivi Berenger et de Lacy dans plus d’une bataille sanglante. Pour eux, le service du guet et de la garde était aussi familier que leurs fonctions naturelles ; et leur courage, néanmoins modéré par l’âge et l’expérience, ne risquait pas de les entraîner dans quelque aventure téméraire ou dans quelque querelle accidentelle. Ces hommes faisaient une garde attentive, commandés par l’intendant, mais sous les yeux du père Aldrovand, qui, tout en s’acquittant de ses fonctions ecclésiastiques, se donnait parfois le plaisir de faire briller quelques étincelles de son ancienne éducation militaire.

Tandis que cette garnison était en sûreté contre les Gallois, une forte troupe était campée à quelques milles de Garde-Douloureuse, prête à la moindre alarme à s’avancer pour défendre la place contre des assiégeants, qui, sans s’épouvanter du sort de Gwenwyn, pourraient avoir la hardiesse d’attaquer le château. À cette troupe, qui, sous les yeux de Damien lui-même, était toujours prête à agir, on pouvait ajouter au besoin toutes les forces militaires des Marches, comprenant les corps nombreux de Flamands et autres étrangers qui soutenaient leurs établissements par la tenue militaire.

Tandis que la forteresse était ainsi à l’abri de toute invasion étrangère, la vie de ses habitants était si simple et si peu variée, qu’on pouvait pardonner à la jeunesse et à la beauté le désir de la variété, même au prix de quelque danger. Le travail de l’aiguille n’était suspendu que pour une promenade autour des batteries, où Éveline, en tenant le bras de Rose, recevait le salut militaire de chaque sentinelle, ou dans la cour, où les bonnets des domestiques lui rendaient le même respect que lui offraient en haut les piques et les javelines des gardes. Désiraient-elles étendre leur promenade jusqu’au-delà de la porte du château, il ne suffisait pas d’ouvrir les portes et de baisser les ponts, il fallait faire mettre une escorte sous les armes, qui, à pied ou à cheval, selon que le cas l’exigeait, suivait pour la sûreté de lady Éveline ; sans cette suite militaire, elle ne pouvait pas aller en sécurité même jusqu’au moulin, où l’honnête Wilkin Flammock, oubliant ses hauts faits guerriers, s’occupait de ses travaux mécaniques. Mais si l’on avait intention de prolonger la promenade, et si la dame de Garde-Douloureuse se proposait de chasser pendant quelques heures, on ne confiait pas sa sûreté à une garde aussi faible que celle de la garnison du château. Il fallait que Raoul annonçât son intention à Damien par un messager qu’on envoyait la veille, afin qu’on eût le temps de reconnaître avant la pointe du jour, avec un corps de cavalerie légère, le pays qu’elle se proposait de parcourir ; et l’on plaçait des sentinelles dans tous les lieux suspects tout le temps qu’elle restait dehors. Il est vrai qu’elle tenta une ou deux fois de faire une excursion sans avoir annoncé formellement son intention ; mais tous ses projets semblaient être connus de Damien aussitôt qu’ils étaient conçus ; et dès qu’elle était dehors, elle voyait des corps d’archers et de lanciers qui parcouraient les vallées, gardaient le passage de la montagne, et le plumet de Damien se distinguait ordinairement parmi les soldats.

Tant de formalités et de préparatifs diminuaient tellement le plaisir de ces amusements, qu’Éveline les recherchait rarement, pour éviter l’embarras qui mettait tant de personnes en mouvement.

Après avoir employé le jour du mieux qu’on pouvait, le soir le père Aldrovand lisait, dans quelque sainte légende ou dans les homélies de quelque saint, tous les passages qu’il jugeait devoir convenir à sa petite congrégation. Quelquefois aussi il expliquait un chapitre de l’Écriture sainte ; mais en pareil cas l’attention du brave homme se portait si singulièrement vers la partie militaire de l’histoire juive, qu’il ne pouvait jamais quitter les livres des Juges et des Rois, ainsi que les triomphes de Judas Machabée, quoique la manière dont il expliquait les victoires des enfants d’Israël fut bien plus récréative pour lui qu’édifiante pour son auditoire féminin.

Quelquefois, mais rarement, Rose obtenait la permission de faire entrer un ménestrel errant qui amusait pendant une heure par ses chants d’amour et de chevalerie ; quelquefois un pèlerin venant de visiter une châsse éloignée racontait de longues histoires sur les merveilles qu’il avait vues, en reconnaissance de l’hospitalité que lui offrait Garde-Douloureuse ; et quelquefois aussi il arrivait que la dame d’atours obtenait l’admission des marchands voyageurs, ou des colporteurs, qui, au péril de leur vie, cherchaient leur intérêt en portant de château en château de riches vêtements et des ornements pour les dames.

On ne doit pas oublier dans cette liste d’amusements la visite ordinaire des mendiants, des jongleurs, des bouffons ambulants ; et quoique sa nation le rendît l’objet de l’observation et de la défiance, on permettait même au barde gallois, portant une énorme harpe en corde de poil de cheval, de varier l’uniformité de leur solitude ; mais, hors ces occupations et les devoirs religieux, il était impossible de passer sa vie avec une monotonie plus ennuyeuse qu’au château de Garde-Douloureuse. Depuis la mort de son brave propriétaire, à qui les fêtes et l’hospitalité étaient aussi naturelles que les pensées d’honneur et les faits de chevalerie, on aurait pu dire que la tristesse du couvent entourait l’ancienne maison de Berenger, si la présence de tant de gardes armés qui se promenaient solennellement sur les batteries ne lui eût plutôt donné l’aspect d’une prison d’État ; et peu à peu le caractère de ses habitants fut en harmonie avec son apparence.

Éveline principalement éprouvait une tristesse à laquelle sa vivacité naturelle ne pouvait résister ; et à mesure que ses pensées devenaient plus sérieuses, elles avaient pris ce ton grave et contemplatif qui est si souvent joint à une imagination ardente et enthousiaste. Elle réfléchissait sur les premiers accidents de sa vie, et l’on ne doit pas s’étonner si ces idées se reportaient sur les deux périodes où elle avait cru voir une apparition surnaturelle : c’était alors qu’il lui semblait souvent qu’un bon et un mauvais génie luttaient à qui se rendrait maître de sa destinée.

La solitude est favorable aux sentiments les plus dominants, et ce n’est que lorsqu’ils sont seuls et occupés de leurs propres pensées que les fanatiques ont des rêveries, et que les prétendus saints se perdent dans des extases imaginaires. Chez Éveline l’influence de l’enthousiasme n’allait pas à ce point ; néanmoins il lui semblait que, la nuit, elle voyait quelquefois la Dame de Garde-Douloureuse jeter sur elle des regards de pitié, de consolation et de protection ; quelquefois la vision sinistre du château de Baldringham élevait sa main sanglante comme témoin des injures qu’elle avait reçues pendant sa vie, et menaçait la descendante de son meurtrier.

En sortant de pareils songes[48], Éveline réfléchissait qu’elle était le dernier rejeton de sa maison, à laquelle la protection de l’image miraculeuse et l’inimitié de la vindicative Vanda avaient été particulièrement attachées depuis des siècles. Il lui semblait qu’elle devenait le prix pour lequel la bonne sainte et l’esprit vindicatif devaient jouer leur dernier et plus fort enjeu.

Absorbée par ces pensées, n’étant point distraite par des plaisirs intéressants, elle devint pensive, ensevelie dans des contemplations qui l’empêchaient d’écouter l’entretien de ceux qui l’entouraient, et errait dans un monde de réalité comme si elle rêvait. Quand elle pensait à son engagement avec le connétable de Chester, c’était avec résignation, mais sans former un seul souhait, et presque sans croire qu’elle serait obligée de le remplir. Elle avait accompli son vœu en acceptant la foi de son libérateur en échange de la sienne ; quoiqu’elle se sentît la volonté de terminer cet engagement, et même qu’elle eût peine à s’avouer la répugnance avec laquelle elle y pensait, néanmoins il est certain qu’elle conservait un secret espoir que Notre-Dame de Garde-Douloureuse ne serait pas un créancier sévère ; mais que, satisfaite de l’empressement qu’elle avait montrée accomplir son vœu, elle n’insisterait pas pour qu’elle la remplît dans toute sa rigueur. C’eût été la plus noire ingratitude de souhaiter que son brave libérateur, pour lequel elle avait tant de raison de prier, éprouvât aucune de ces fatalités qui, dans la terre sainte, changeaient si souvent les lauriers en cyprès ; mais d’autres accidents pouvaient arriver : alors les hommes dont l’absence avait été si longue étaient obligés de modifier les intentions qu’ils avaient eues en quittant leurs foyers.

Un ménestrel errant, qui avait été admis dans Garde-Douloureuse, avait récité, pour l’amusement de la dame et de sa maison, le célèbre lai du comte de Gleichen, qui, déjà marié dans son pays, eut tant d’obligations dans l’Orient à une princesse des Sarrasins, qui lui fit obtenir sa liberté, qu’il l’épousa aussi. Le pape et son conclave voulurent bien approuver le double mariage dans un cas si extraordinaire ; et le bon comte de Gleichen partagea son lit nuptial entre deux femmes d’un même rang, et repose maintenant avec elles sous la même pierre.

Les commentaires des habitants du château sur cette légende étaient variés. Le père Aldrovand la considérait comme fausse, et comme une calomnie indigne faite au chef de l’Église, lorsque l’on assurait que Sa Sainteté avait autorisé une irrégularité semblable. La vieille Marguerite, avec toute la tendresse d’une ancienne nourrice, pleurait de pitié pendant l’histoire, et fut bien aise qu’en eût trouvé un moyen pour finir des tourments d’amour qui semblaient presque inextricables. La dame Gillian disait qu’il n’était pas raisonnable, puisqu’une femme ne pouvait avoir deux maris, de permettre à un homme, quelles que fussent les circonstances, d’avoir deux femmes ; tandis que Raoul jetant sur elle un regard de verjus[49], plaignait l’idiotisme déplorable de l’homme qui pouvait se prévaloir d’un pareil privilège.

« Paix ! dit lady Éveline ; vous, et ma chère Rose, donnez-moi votre avis sur ce comte de Gleichen et ses deux femmes. »

Rose rougit, et répondit qu’elle n’était pas habituée à songer à de pareils sujets, mais que, selon elle, la femme qui pouvait se contenter de la moitié de l’amour de son mari n’en avait jamais mérité la moindre partie.

« Tu as en partie raison, Rose, dit Éveline, et il me semble que la dame européenne, quand elle se vit éclipsée par la jeune et belle princesse étrangère, aurait mieux consulté sa dignité en cédant la place et en ne donnant au saint-père d’autre peine que celle d’annuler le mariage, ainsi qu’on l’a fait dans des circonstances plus ordinaires. »

Elle dit ces mots avec un air d’indifférence et même de gaieté qui montra à sa fidèle suivante le peu d’efforts qu’elle ferait pour se résoudre à un pareil sacrifice, et montra ses sentiments pour le connétable. Mais c’était vers un autre que le connétable que ses pensées se tournaient involontairement et plus souvent que la prudence n’aurait dû le permettre.

Le souvenir de Damien de Lacy ne s’était pas effacé de l’esprit d’Éveline. Il y était constamment rappelé par son nom prononcé à chaque instant ; elle savait qu’il était dans le voisinage, et que toute son attention était concentrée sur ce qui regardait ses intérêts et sa sûreté ; tandis que d’un autre côté, loin de venir lui-même, il n’essaya jamais de lui parler pour consulter sa volonté, même sur ce qui l’intéressait.

Les messages portés par le père Aldrovand ou par Rose à Amelot, le page de Damien, tout en donnant un air de formalité à leur relation, qu’Éveline trouvait inutile et même désagréable, servaient néanmoins à fixer son attention sur leur liaison, et à la tenir toujours présente à sa mémoire. La remarque par laquelle Rose avait justifié la distance observée par son jeune gardien s’offrait quelquefois à son souvenir ; et tandis que son âme repoussait avec mépris le soupçon que, dans aucun cas, sa présence, par intervalles ou constamment, fût préjudiciable à son oncle, elle cherchait divers arguments pour le tenir toujours présent à son esprit. N’était-il pas de son devoir de penser souvent à Damien, comme le parent le plus proche, le plus aimé du connétable, et de plus, qui possédait sa confiance ? N’était-il pas son premier libérateur et son gardien actuel ? Et ne pouvait-elle pas le considérer comme un instrument employé par sa divine protectrice pour effectuer la protection qu’elle lui avait accordée dans plus d’un embarras ?

L’âme d’Éveline se révoltait contre les restrictions qui s’opposaient à leurs entrevues, comme contre quelque chose qui indiquait le soupçon et la dégradation, semblable à la réclusion forcée à laquelle elle avait entendu dire que les infidèles de l’Orient soumettaient leurs femmes : pourquoi ne connaîtrait-elle son gardien que par ses bienfaits pour elle, et par le soin qu’il prenait pour sa sûreté ? Devait-elle toujours apprendre ses sentiments par la bouche des autres, comme si l’un d’eux eût été infecté de la peste, ou de quelque autre maladie contagieuse, qui aurait pu rendre leur entrevue dangereuse ? Et s’ils se rencontraient parfois, quelle pouvait en être la suite, sinon que les soins d’un frère envers une sœur, d’un aimable et fidèle gardien envers la fiancée de son proche parent, rendraient plus supportable la réclusion mélancolique de Garde-Douloureuse pour une femme aussi jeune, et dont le caractère était naturellement gai, quoique pour le moment il fût devenu sérieux ?

Cependant ce raisonnement parut à Éveline tellement concluant, qu’elle s’était décidée plusieurs fois à communiquer sa manière de voir à Rose Flammock ; mais toutes les fois qu’elle rencontrait l’œil bleu, calme et tranquille de la jeune Flamande, et se rappelait qu’à sa fidélité inaltérable se joignait une sincérité et une franchise à toute épreuve, elle craignait d’élever des soupçons dans l’esprit de sa suivante, et sa fierté normande se révoltait à l’idée de se voir obligée de se justifier envers une autre, quand à ses yeux elle était innocente. « Que les choses restent telles qu’elles sont, dit-elle, et endurons tout l’ennui d’une vie qui pourrait si aisément devenir agréable, plutôt que de donner lieu à cette amie zélée, mais pointilleuse, de penser, dans la sévère délicatesse de ses sentiments, que je voudrais encourager une liaison capable de donner naissance à une pensée moins digne de moi à la femme ou à l’homme le plus scrupuleux. » Mais cette inconstance et cette irrésolution tendaient à amener l’image du jeune et beau Damien devant Éveline, plus souvent que son oncle ne l’aurait désiré, s’il l’avait su. Cependant elle ne se permettait pas long-temps de pareilles réflexions, sans que la pensée de sa singulière destinée vînt la rejeter dans des contemplations plus mélancoliques, d’où la vivacité de sa jeune imagination l’avait tirée momentanément.







CHAPITRE XXIII.

le fauconnier.


Le ciel est à nous. Notre faucon volera sur tel oiseau qu’il nous plaira.
Randolph.


Par une belle matinée de septembre, le vieux Raoul était occupé dans l’endroit où il gardait ses éperviers, grondant en lui-même, en examinant la condition de chaque oiseau, et accusant alternativement la négligence du sous-fauconnier, la situation du bâtiment, et le temps, et le vent, et tout ce qui l’entourait, de la destruction que l’âge et la maladie avaient faite dans la fauconnerie de Garde-Douloureuse. Pendant qu’il était au milieu de ces méditations désagréables, il en fut tiré par la voix de sa bien-aimée dame Gillian, qui se levait rarement matin et le visitait encore plus rarement quand il était dans sa sphère d’autorité : « Raoul, Raoul ! où es-tu donc, mon homme ? Il faut toujours te chercher, quand tu pourrais faire quelque chose d’avantageux pour toi ou pour moi !

— Et que veux-tu, femme ? » dit Raoul, en criant plus désagréablement que la mouette avant la pluie. « Au diable ta voix ! elle suffirait pour faire fuir chaque épervier de son perchoir.

— Des éperviers ! reprit la dame Gillian ; il est bien temps de chercher des éperviers, quand on apporte à vendre une nichée des plus beaux faucons qui aient jamais traversé un lac, un ruisseau ou une plaine.

— Des milans ! comme celle qui en apporte la nouvelle, dit Raoul.

— Non, ni de vilains hiboux, comme celui qui l’entend, reprit Gillian ; mais de beaux faucons avec de larges pattes fortement armées, et des becs courts et bleuâtres.

— Paix avec ton jargon ! D’où viennent-ils ? » dit Raoul, que cette nouvelle intéressait, mais qui ne voulait pas donner à sa femme la satisfaction de s’en apercevoir.

« De l’île de Man, reprit Gillian.

— Ils doivent être bons alors, quoiqu’une femme en apporte la nouvelle, » dit Raoul, que son air maussade n’empêchait pas de sourire de sa phrase spirituelle ; puis quittant la fauconnerie, il demanda où l’on pouvait voir ce fameux marchand de faucons.

« Mais, entre la barrière et la porte intérieure, reprit Gillian, où l’on admet les autres marchands ; où voulez-vous qu’il soit ?

— Et qui l’a laissé entrer ? demanda le soupçonneux Raoul.

— Eh ! c’est monsieur l’intendant, hibou ! dit Gillian : il est venu tout à l’heure dans ma chambre, et m’a envoyée ici pour vous chercher.

— Oh ! l’intendant ! l’intendant ! je l’aurais deviné. Et il est allé dans ta chambre, parce que, sans doute, il ne lui aurait pas été aussi facile de venir ici me trouver, n’est-ce pas, joli cœur ?

— Je ne sais pas pourquoi il a mieux aimé venir me trouver, Raoul, dit Gillian ; et si je le savais, peut-être que je ne vous le dirais pas. Allez, faites votre marché ou manquez-le, je m’en inquiète peu ; cet homme ne vous attendra pas, il a de belles offres du sénéchal de Malpas et du lord gallois de Dinevawr.

— J’y vais, j’y vais, » dit Raoul, qui sentait la nécessité de saisir cette occasion d’augmenter sa fauconnerie, et il se hâta de se rendre à la porte où il trouva le marchand, suivi d’un domestique qui tenait dans des cages séparées les trois faucons qu’il offrait à vendre.

Le premier coup d’œil convainquit Raoul qu’ils étaient de la meilleure race d’Europe, et que, si leur éducation était aussi bonne, ils ne seraient pas indignes d’une fauconnerie royale. Le marchand ne manqua pas d’enchérir sur toutes leurs qualités : la largeur de leurs épaules, la force de leurs reins, leurs grands yeux noirs féroces, leur hardiesse à l’approche des étrangers, et la vigueur avec laquelle ils laissaient leurs plumes et se secouaient. Il s’étendit sur le danger qu’on avait couru pour les prendre sur le rocher de Ramsey, où ils avaient été élevés, et qui était une aire sans pareille, même sur les côtes de la Norwége.

Raoul fit la sourde oreille à toutes ces louanges. « Ami, dit-il, je connais un faucon aussi bien que toi, et je ne nie que la beauté des tiens ; mais s’ils ne sont pas soigneusement élevés et instruits, j’aimerais mieux avoir un vautour sur mon perchoir, que le plus beau faucon qui ait jamais volé dans les airs.

— J’en conviens, dit le marchand ; mais si nous nous accordons pour le prix, car c’est le point principal, tu verras voler les oiseaux si tu veux, et alors tu les achèteras ou les laisseras, à ta volonté. Je veux bien ne pas être un marchand si jamais tu vois des oiseaux les battre, soit à la montée, soit à la descente.

— Voilà ce que j’appelle être raisonnable, dit Raoul, si le prix l’est aussi.

— Il le sera aussi, dit le fauconnier ; car j’en ai apporté six nichées par la faveur du bon roi Réginald de Man ; et je les ai vendus jusqu’à la dernière plume ; il ne me reste que ceux-ci : aussi, ayant vidé mes cages et rempli ma bourse, je n’ai pas envie d’être tourmenté du reste ; et si un bon garçon, et un bon juge, comme tu parais l’être, est content des faucons quand il les aura vus voler, il fera le prix lui-même.

— Va, va, dit Raoul, nous n’aimons pas les marchés d’aveugle ; si tes faucons conviennent, milady est plus à même de les payer que toi de les donner. Un besant sera-t-il un prix convenable pour la nichée ?

— Un besant, maître fauconnier ! ma foi vous n’êtes pas trop hardi ! néanmoins, doublez votre offre, et j’y réfléchirai.

— Si les faucons sont bien instruits, dit Raoul, je vous donnerai un besant et demi ; mais je veux leur voir frapper un héron avant d’être assez téméraire pour traiter avec vous.

— C’est bien, dit le marchand, et je ferai mieux d’accepter votre offre que de m’embarrasser d’eux davantage plus longtemps : car si je les portais chez les Gallois, leurs grands couteaux pourraient bien être leur payement. Voulez-vous monter à cheval tout de suite ?

— Sûrement, dit Raoul ; et quoique mars soit le meilleur mois pour la chasse du héron, il faut que je vous montre un de ces mangeurs de grenouilles si vous voulez suivre la rivière pendant un mille.

— Volontiers, sire fauconnier, dit le marchand ; mais irons-nous seuls : n’y a-t-il point de lord ou de lady dans le château qui serait flatté de voir ce combat ? je ne craindrais pas de montrer ces faucons à une comtesse.

— Milady aimait beaucoup la chasse autrefois, dit Raoul ; mais je ne sais pas pourquoi elle est triste, renfermée depuis la mort de son père, et vit dans son beau château comme une nonne dans un cloître, ne s’amusant jamais : néanmoins, Gillian, tu sais la prendre ; ainsi maintenant, fais une fois une bonne action, et engage-la à sortir pour voir cette chasse. La pauvre enfant n’a pas eu le moindre agrément de tout cet été.

— Volontiers, dit Gillian ; et de plus, je vais lui montrer une nouvelle coiffure pour monter à cheval, que nulle femme ne pourrait voir sans désirer la faire un peu voltiger au vent. »

Tandis que Gillian parlait, son mari jaloux crut surprendre entre elle et le marchand un regard plus intelligent que ne devait le permettre une légère connaissance, malgré le caractère familier de la dame Gillian. Il lui sembla aussi, en regardant le marchand de plus près, que ses traits ne lui étaient pas tout à fait inconnus, et il lui dit sèchement : « Nous nous sommes déjà vus, l’ami ; mais je ne puis me rappeler où.

— C’est possible, dit le marchand ; je suis venu souvent dans cette contrée, et j’ai peut-être reçu de l’argent de vous. Si j’étais dans un lieu convenable, j’offrirais de boire une bouteille de vin en l’honneur de notre connaissance.

— Pas si vite, l’ami, dit le vieux chasseur ; avant de boire à la santé de qui que ce soit, il faut que je sois content de ce que je connais déjà de lui. Nous verrons voler tes faucons, et si leur talent égale ton bavardage, nous pourrons bien vider la coupe ensemble. Voici les palefreniers et les écuyers ; ma foi ! milady a consenti à sortir. »

L’occasion de voir ce passe-temps champêtre s’était offerte à Éveline au moment où la journée était délicieuse ; l’air frais et les travaux joyeux de la moisson, qui avait lieu de tous côtés, faisaient de l’exercice une tentation irrésistible. Comme on se proposait de ne pas aller au delà du côté de la rivière voisine, près du pont fatal sur lequel était toujours une petite garde d’infanterie, Éveline se dispensa d’emmener une escorte nombreuse, et, contre son ordinaire, ne fut accompagnée que par Rose et Gillian, et un ou deux serviteurs, qui conduisaient les chiens et portaient l’attirail de la chasse. Raoul, le marchand et un écuyer la suivaient, chacun ayant un faucon sur le poing, et fixant leur attention sur la manière dont ils le lanceraient, afin de pouvoir mieux juger de sa force et de son éducation.

Quand ces points importants furent terminés, la petite bande descendit le long de la rivière, regardant attentivement de tous côtés pour découvrir du gibier ; mais on ne voyait aucun héron dans les lieux fréquentés par cet oiseau, quoiqu’il y eût près de là une héronnière.

Dans les légers désappointements, il y en a peu d’aussi contrariants que celui du chasseur qui, après s’être mis en route avec tous les moyens nécessaires pour prendre du gibier, n’en rencontre pas, parce qu’avec tout son attirail de chasse et sa carnassière vide il se croit le sujet de la risée de tous les rustres qu’il rencontre. La société de lady Éveline éprouvait toute la mortification de ce désappointement.

« Joli pays que celui-ci, dit le marchand, où sur deux milles de terrain, le long d’une rivière, on ne peut trouver un pauvre héron !

— C’est le tapage que ces maudits Flamands font avec leurs moulins à eau et leurs moulins à foulon, dit Raoul ; ils détruisent les jeux et la bonne compagnie partout où ils arrivent. Mais si milady voulait venir environ un mille plus loin, jusqu’à l’étang Rouge, je pourrais vous montrer un gaillard à longues jambes qui ferait aller vos faucons jusqu’à ce que la tête leur tournât.

— L’étang Rouge ! dit Rose ; tu sais, Raoul, qu’il est à plus de trois milles au delà du pont, et qu’il se trouve dans les montagnes.

— Oui, oui, dit Raoul, voilà bien un autre tour flamand pour faire cesser la chasse ! Elles ne sont pas assez rares sur les Marches, ces Flamandes, pour avoir peur d’être pourchassées par des Gallois errants.

— Raoul a raison, Rose, dit Éveline ; il est absurde de rester renfermées comme des oiseaux dans une cage, quand tout autour de nous est si tranquille. Je suis décidée à franchir les barrières et à chasser comme autrefois, sans être entourés d’hommes d’armes comme des prisonniers d’État. Nous irons gaiement jusqu’à l’étang Rouge, jeune fille, et nous tuerons un héron comme les filles libres des Marches.

— Permettez-moi de dire à mon père, au moins, qu’il monte à cheval et qu’il nous suive, dit Rose ; » car elles étaient en ce moment près des manufactures rétablies du vigoureux Flamand.

« Comme tu voudras. Rose, dit Éveline ; mais, crois-moi, nous serons arrivés à l’étang Rouge et revenus au château avant que ton père ait passé son beau pourpoint, ceint son sabre à deux tranchants, et monté son gros éléphant de cheval, qu’il appelle avec raison son paresseux. Allons ! ne fronce pas le sourcil, et ne perds pas le temps à justifier ton père, puisque tu peux mieux l’employer en le prévenant de nous suivre. »

Rose se rendit au moulin, où Wilkin Flammock, à l’ordre de sa maîtresse, s’empressa de mettre son casque d’acier, son corselet, et ordonna à une demi-douzaine de ses parents et de ses serviteurs de monter à cheval. Rose resta près de lui, pour le presser et lui faire oublier ses habitudes méthodiques ; mais, malgré tous ses efforts pour le stimuler, lady Éveline avait passé le pont depuis plus d’une demi-heure quand l’escorte fut prête à la suivre.

Pendant ce temps, ne craignant aucun mal et marchant gaiement, avec le sentiment de quelqu’un qui s’échappe de prison, Éveline avançait, montée sur son coursier agile, aussi vive que l’alouette ; les plumes dont dame Gillian avait orné son chapeau dansaient au vent, et ses compagnons galopaient derrière elle avec les chiens, les carnassières, les lignes, et tout l’attirail nécessaire pour la chasse au vol. Après avoir passé la rivière, le sentier sauvage et plein d’herbes qu’ils suivaient commença à serpenter parmi de petites éminences, les unes nues et escarpées, d’autres couvertes de noisetiers, de pruniers sauvages et autres arbustes nains, et enfin descendant tout à coup, les amena au bord du ruisseau, qui, semblable à un agneau folâtre, bondissait du haut d’un rocher à l’autre, comme incertain du chemin qu’il devait parcourir.

« Ce petit ruisseau a toujours été mon favori, dame Gillian, dit Éveline, et à présent il me semble qu’il saute plus légèrement parce qu’il me revoit.

— Ah ! lady, » s’écria dame Gillian, dont la conversation en pareil cas n’allait jamais au-delà de quelques phrases d’une flatterie plate, « plus d’un beau chevalier sauterait jusqu’à la hauteur des épaules pour avoir la permission de vous voir aussi librement que ce ruisseau ! surtout maintenant que vous avez mis ce chapeau, qui par son excessive délicatesse surpasse tout ce que j’avais déjà inventé. Qu’en penses-tu, Raoul ?

— Je pense, » repartit son aimable compagnon, « que les langues des femmes sont inventées pour chasser tout le gibier hors du pays. Nous voici près de l’endroit où nous espérons réussir, ou jamais ; ainsi, je vous en prie, mon aimable amie, gardez vous-même le silence, et glissons le long du bord de l’étang, sous le vent, nos faucons prêts à être découverts pour le vol. »

Comme il parlait encore, ils avancèrent environ de cent verges sur le bord du ruisseau, jusqu’à l’endroit où la petite vallée dans laquelle il coulait, formant un détour subit, leur montra l’étang Rouge, dont l’eau surabondante formait le ruisseau même.

Ce lac de montagne, ou tarn, comme on l’appelle dans quelques contrées, était un bassin profond, d’environ un mille de circonférence, mais plutôt oblong que circulaire. Du côté le plus proche de nos fauconniers s’élevait une chaîne de rochers d’une teinte rouge foncée qui donnait son nom à l’étang, où se réfléchissait cette barrière sombre et massive, et semblait lui faire partager sa couleur. Du côté opposé était une colline couverte de fleurs automnales qui n’avaient pas encore échangé leur couleur pourpre contre une roussâtre ; la bruyère d’un vert foncé et la fougère variaient sa surface, et, en plusieurs endroits, des coteaux gris, ou des pierres détachées de même couleur, établissaient un contraste avec le précipice rougeâtre qui était vis-à-vis. Une route naturelle, bien sablée, était formée par une rive qui, s’étendant tout autour du lac, séparait ses eaux, d’un côté, de la route bordée de précipices, et de l’autre, de la colline escarpée ; elle avait partout cinq à six verges de largeur, et dans plusieurs endroits beaucoup plus, et offrait tout autour de son circuit un appât irrésistible au cavalier qui désirait exercer et essouffler son cheval. Le bord de l’étang du côté du rocher était çà et là parsemé de fragments assez gros, qui s’étaient détachés du précipice, mais pas en assez grande quantité pour embarrasser cette agréable route. Plusieurs de ces masses rocailleuses dans leur chute étaient tombées dans l’étang, et restaient submergées comme autant de petites îles ; et, au milieu d’un petit archipel, l’œil pénétrant de Raoul découvrit le héron qu’il cherchait.

On conféra un instant pour savoir comment on approcherait de cet oiseau triste et solitaire, qui, ne se doutant pas qu’il était lui-même le but d’une embuscade formidable, restait immobile sur une pierre, au bord du lac, à épier les petits poissons ou les reptiles aquatiques qui viendraient à passer près de sa demeure isolée. Un court débat eut lieu entre Raoul et le marchand de faucons relativement au meilleur moyen de lancer la curée de manière à ce que lady Éveline et ses compagnons eussent une vue parfaite du vol. La facilité de tuer les hérons à la jetée loin ou à la jetée serrée, c’est-à-dire sur le côté le plus proche ou le plus éloigné de l’étang, fut vivement débattue en langage important, comme si l’on était prêt à exécuter quelque grande et périlleuse entreprise.

Enfin, quand les arrangements furent terminés, la petite bande s’avança vers l’ermite aquatique, qui, s’apercevant de leur approche, se releva de toute sa hauteur, étendit son cou long et maigre, déploya ses larges ailes en éventail, poussa son cri perçant ordinaire, et jetant ses jambes longues et minces bien loin derrière lui, s’envola porté sur le doux zéphyr. Ce fut alors qu’avec un grand cri d’encouragement, le marchand lança le noble faucon qu’il portait, l’ayant d’abord découvert pour lui montrer sa curée.

Aussi empressé qu’une frégate à poursuivre quelque riche gallion, le faucon s’élança vers l’ennemi qu’on lui avait appris à attaquer, tandis que, tout en se préparant à la défense, au cas où il ne pourrait échapper par la fuite, le héron employait toute sa vitesse à se soustraire à un ennemi aussi formidable. Usant de sa force d’aile extraordinaire, il montait de plus en plus haut, par un vol circulaire, afin que le faucon ne pût gagner aucun avantage pour fondre sur lui ; tandis qu’avec son bec pointu, à l’extrémité d’un cou si long, il pouvait frapper de tous côtés un objet à la distance d’une verge. Pour un assiégeant moins intrépide cette défense aurait offert toutes les terreurs qu’inspire une javeline mauresque.

On lança un autre gerfaut, que le fauconnier engagea par ses cris à joindre son compagnon. Tous deux continuèrent à monter ou à escalader l’air, pour ainsi dire, en décrivant de petits cercles, pour gagner cette supériorité de hauteur que le héron de son côté cherchait à conserver ; et, au plaisir infini des spectateurs, la lutte continua jusqu’à ce que tous trois fussent presque cachés par les nuages, d’où l’on entendait parfois le cri perçant et plaintif du héron qui semblait appeler le ciel à témoin du jeu cruel de ceux qui le persécutaient.

Enfin un des faucons atteignit une hauteur d’où il se hasarda à fendre sur le héron ; mais celui-ci soutint si bien cette attaque, qu’il reçut sur son bec le coup que le faucon, qui descendait à plein vol, avait dirigé contre son aile droite ; de sorte qu’un de ses ennemis, percé au travers du corps par son propre poids, tomba en se débattant dans le lac, très-près de la rive opposée à celle où était la petite troupe, et y périt.

« Voilà un brave faucon qui va servir de pâture aux poissons, dit Raoul. Marchand, la pâte de ton gâteau n’est pas cuite. »

Tandis qu’il parlait, l’autre oiseau avait vengé le sort de son compagnon ; car le succès du héron n’empêcha pas que son autre aile ne fût attaquée ; le faucon s’abaissant hardiment, et saisissant sa proie, tous deux tombèrent ensemble d’une hauteur immense. Le grand point des fauconniers était d’arriver aussi vite que possible, afin que le faucon ne fût pas blessé par le bec ou les serres du héron ; et toute la troupe, les hommes donnant de l’éperon et les femmes des coups de cravache à leurs chevaux, partit comme le vent en suivant le beau chemin sablé qui s’étendait entre le rocher et l’eau.

Lady Éveline, beaucoup mieux montée que ceux de sa suite, et dont l’imagination était exaltée par la chasse et par la vitesse de sa course, arriva la première à l’endroit ou le faucon et le héron, toujours engagés dans leur lutte mortelle, combattaient sur la mousse ; l’aile de ce dernier avait été cassée par son ennemi. Le devoir du fauconnier en pareil cas était d’aider son faucon, en enfonçant le bec du héron dans la terre, rompant ses jambes, puis il permettait au faucon de l’expédier.

Ni le sexe ni la qualité de lady Éveline ne l’auraient excusée, si elle eut aidé le faucon de cette manière cruelle ; mais au moment où elle descendait de cheval dans cette intention, elle fut surprise de se sentir saisie par un homme à l’air sauvage, qui s’écria en gallois qu’il l’arrêtait comme waif pour avoir chassé sur les domaines de Dawfyd le Borgne. En même temps ses compagnons, au nombre de plus de vingt, se montrèrent derrière des rocs et des buissons, tous armés avec des haches qu’on appelle crochets gallois, de longs couteaux, des dards, des flèches et des arcs,

Éveline appela sa suite à grands cris pour venir à son secours, et en même temps se servit de quelques phrases galloises qu’elle connaissait, pour exciter les craintes ou la compassion des montagnards proscrits ; car elle ne doutait pas qu’elle venait de tomber au pouvoir d’une de ces bandes. Quand elle vit que ses prières n’étaient pas écoutées, et que leur intention était de la détenir prisonnière, elle dédaigna d’employer les supplications, mais demanda à leur propre péril qu’on la traitât avec respect, promettant de leur payer une forte rançon, et les menaçant de la vengeance des lords des Marches, et surtout de Damien de Lacy, s’ils s’avisaient de la traiter autrement.

Les sauvages parurent l’entendre, et tout en lui attachant un bandeau sur les yeux, et en liant ses bras avec son propre voile, ils observèrent dans ces actes de violence une certaine délicatesse et une attention tant pour sa commodité que pour sa sûreté, qui lui firent croire que sa requête avait produit quelque effet. Ils l’attachèrent sur la selle de son palefroi, et l’emmenèrent avec eux dans les montagnes, tandis qu’elle avait le double chagrin d’entendre derrière elle le bruit d’une lutte causée par les efforts inutiles que faisait sa suite pour la sauver.

L’étonnement s’était d’abord emparé des chasseurs, quand ils virent de loin leur chasse interrompue par une attaque violente contre leur maîtresse. Le vieux Raoul éperonna bravement son cheval, et, criant aux autres de le suivre, s’avança furieux vers les bandits ; mais, ainsi que ses compagnons, n’ayant pour arme qu’un bâton de fauconnerie et un petit sabre, il fut aisément repoussé, et les bandits frappèrent sur eux avec leurs propres bâtons jusqu’à ce qu’ils fussent mis en éclats, mais s’abstinrent généreusement de l’usage d’armes plus dangereuses. Le reste de la suite, complètement découragé, se dispersa pour donner l’alarme, et le marchand avec la dame Gillian restèrent près du lac, faisant retentir l’air de cris inutiles de crainte et de douleur. Les proscrits, pendant ce temps, se rapprochèrent en corps, lancèrent quelques flèches aux fugitifs, mais plus pour les effrayer que pour leur nuire, puis s’en allèrent pour couvrir leurs compagnons qui étaient partis emmenant lady Éveline prisonnière.







CHAPITRE XXIV.

la prisonnière.


Quatre brigands me saisirent hier matin. Hélas ! une vierge abandonnée ! Ils étouffèrent mes cris par la force des méchants, et me lièrent sur un palefroi blanc.
Coleridge.


De pareilles aventures, qu’on ne cite plus maintenant que dans lies ouvrages de fiction, n’étaient pas extraordinaires dans les temps féodaux, où la force ne respectait jamais le bon droit ; et il s’ensuivait que ceux que leur condition exposait souvent à des violences étaient plus prompts à les repousser, et les enduraient ensuite plus patiemment qu’on n’aurait pu s’y attendre d’après leur sexe et leur âge.

Lady Éveline sentit qu’elle était prisonnière, et elle n’était pas sans crainte sur le but de cette attaque ; mais malgré la violence avec laquelle on l’entraînait, elle ne permit pas à sa frayeur de lui ôter la faculté d’observer et de réfléchir. Entendant un bruit plus fort de pas de chevaux, elle en conclut que la plus grande partie des brigands qui l’avaient saisie rejoignaient leurs compagnons. Elle connaissait les habitudes des maraudeurs gallois, qui, malgré que la petitesse et la légèreté de leurs montures les rendissent tout à fait incapables de servir dans une bataille, prenaient avantage de leur vitesse et de la sûreté de leurs pieds pour se transporter et s’éloigner rapidement de la scène de leurs vols, et s’assurer ainsi une approche rapide et inaperçue, et une retraite facile et prompte. Ces animaux traversaient sans difficulté, chargés du poids d’un soldat pesant, les sentiers sauvages des montagnes qui divisaient le pays, et dans l’un desquels lady Éveline conclut qu’elle se trouvait, d’après la manière dont son propre palefroi, que deux fantassins tenaient par deux rênes, semblait gravir quelque précipice, puis descendre avec encore plus de difficulté de l’autre côté.

Dans un de ces instants, une voix qu’elle n’avait pas encore distinguée lui parla en anglo-normand, et lui demanda, avec un air d’intérêt, si elle était bien assise sur sa selle, offrant en même temps de faire arranger ses vêtements selon sa volonté.

« N’insulte pas à ma condition en parlant de sûreté, dit Éveline ; tu dois bien penser que je considère ma sûreté comme tout à fait incompatible avec ces actes de violence. Si moi ou mes vassaux nous avons fait tort à quelqu’un de ton pays, dis-le-moi, et on en rendra raison ; si c’est une rançon que vous voulez, fixez la somme, et j’enverrai un ordre pour qu’on la trouve ; mais ne me retenez pas prisonnière, car je ne puis regarder cela que comme une injure qui ne vous avancera à rien.

— Lady Éveline, » reprit la voix, toujours d’un ton de courtoisie qui ne s’accordait guère avec la violence qu’on lui faisait, « verra bientôt que nos intentions valent mieux que nos actions.

— Si vous savez qui je suis, dit Éveline, vous ne devez pas douter qu’on ne venge cette atrocité. Tous devez savoir par quelles bannières mes terres sont protégées maintenant ?

— Par celle de de Lacy, » reprit la voix d’un ton d’indifférence ; « ainsi soit-il ; les faucons ne craignent pas les faucons. »

Il y eut alors une halte, et un murmure confus s’éleva parmi les brigands qui avaient jusqu’à ce moment gardé le silence, excepté lorsqu’ils se parlaient bas entre eux en gallois, pour indiquer le plus succinctement possible la route qu’il fallait prendre, ou pour s’exciter à se hâter.

Ces murmures cessèrent, et il se fit une pause de quelques minutes ; Éveline entendit alors celui qui lui avait parlé donner des ordres qu’elle ne put comprendre. Puis s’adressant à elle : « Vous verrez bientôt, dit-il, si je disais vrai, quand j’annonçais que je méprisais les liens qui vous enchaînent. Mais vous êtes la cause de la lutte et la récompense de la victoire. Il faut qu’on vous mette en sûreté autant que le temps le permet ; et tout étrange que soit le genre de protection auquel on va vous confier, j’espère que le vainqueur du combat qui va avoir lieu vous trouvera saine et sauve.

— Pour l’amour de la bienheureuse Vierge, qu’il n’y ait pas du sang répandu ! dit Éveline, ôtez plutôt mon bandeau, et laissez-moi parler à ceux dont vous craignez l’approche. Si ce sont des amis, comme il me le paraît, je rétablirai la paix entre vous.

— Je méprise la paix, répondit l’étranger ; je n’ai pas entrepris une aventure hardie pour y renoncer, comme un enfant qui cède son jouet à la première contrariété. Veuillez descendre, noble dame, ou plutôt ne soyez pas offensée si je vous enlève de dessus votre selle pour vous placer sur le gazon. »

Tandis qu’il parlait, Éveline se sentit soulevée de dessus son palefroi, et on l’assit soigneusement par terre. Un moment après, ce même homme exigeant lui ôta son bonnet, le chef-d’œuvre de dame Gillian, et son manteau : « Il faut encore que je vous prie, dit-il, de vous traîner sur les genoux et sur les mains dans cette ouverture étroite. Croyez-moi, je regrette la nature de la fortification singulière à laquelle je confie votre sûreté. »

Éveline se traîna ainsi qu’on le lui disait, sentant que la résistance ne servirait de rien, et pensant que son consentement à la requête de quelqu’un qui parlait comme un homme d’importance pourrait lui valoir sa protection contre la fureur sans bornes des Gallois, pour lesquels elle était un objet de haine, étant la cause de la mort de Gwenwyn, et de la défaite des Bretons sous les murs de Garde-Douloureuse.

Elle se traîna donc dans un passage étroit et humide, bâti de chaque côté avec des pierres brutes, et si bas, qu’elle n’aurait pas pu y pénétrer dans une autre posture. Quand elle eut parcouru deux ou trois verges de distance, elle entra dans une petite caverne assez haute pour qu’elle pût s’y asseoir à son aise, et de dimensions irrégulières et étroites. En même temps elle s’aperçut, par le bruit qu’elle entendait derrière elle, que les bandits bouchaient le passage par lequel on l’avait introduite dans le sein de la terre. Elle entendait distinctement le choc des pierres avec lesquelles on fermait l’entrée, et elle sentit que peu à peu l’air frais qui passait à travers l’ouverture diminuait, et que l’atmosphère de la loge souterraine devenait plus humide, plus terreuse et plus étouffée qu’elle ne l’était d’abord.

Au même instant parvint un son éloigné, et Éveline crut distinguer des cris, des coups, le trépignement des chevaux, les jurements, les exclamations et le bruit des combattants, mais tout était amorti par les murs grossiers de sa prison, et changé en un murmure confus, semblable à celui que nous pouvons supposer que les morts entendent partir du monde qu’ils ont quitté.

Poussée par le désespoir, en des circonstances aussi terribles, Éveline, pour obtenir la liberté de ses mains, se débattit avec une énergie qui tenait de la frénésie : elle réussit en partie à les dégager des liens qui les retenaient. Mais cela ne servit qu’à la convaincre qu’il était impossible de se sauver ; car, ayant arraché le voile qui lui couvrait les yeux, elle se trouva dans une obscurité complète, et étendant les bras précipitamment, elle s’aperçut qu’elle était enfermée dans un souterrain très-étroit. Ses mains, qu’elle promena autour d’elle, ne rencontrèrent que des morceaux de métal usés par le temps, et ce qui, en tout autre moment, l’eût fait frémir, des os vermoulus d’un mort. Cette circonstance alors ne pouvait ajouter à ses craintes, devant mourir dans un souterrain, comme il paraissait probable, tandis que ses amis et ses libérateurs étaient sans doute à quelques pas d’elle. Elle étendit ses bras pour chercher quelque voie de salut ; mais tous les efforts qu’elle faisait pour s’arracher à cette étroite prison étaient aussi infructueux que s’ils eussent été dirigés contre le dôme d’une cathédrale.

Le bruit qui avait d’abord frappé ses oreilles augmentait rapidement, et un moment il lui sembla que la voûte où elle était résonnait sous des coups répétés ou sous le poids de matières lourdes qui y étaient tombées, ou qu’on y avait jetées. Il était impossible qu’une imagination humaine résistât à ces terreurs qui l’assaillaient coup sur coup ; heureusement cela ne dura pas longtemps. Des sons confus et qui semblaient se perdre dans le lointain l’avertirent qu’un des deux partis s’était retiré ; et enfin le silence se rétablit.

Éveline resta livrée aux pensées que lui inspirait sa situation pénible. La bataille était finie, et, ainsi qu’elle le présumait, ses amis étaient victorieux ; car autrement l’ennemi vainqueur serait venu la retirer de sa prison pour l’emmener captive avec lui, comme ses paroles l’en avaient menacée. Mais à quoi lui servirait le succès de ses fidèles amis et de ses serviteurs, puisqu’elle était renfermée dans une prison qui échapperait à leur observation, et qu’elle restait sous le champ de bataille pour devenir encore la proie de l’ennemi s’il se hasardait à revenir, ou bien elle allait périr dans l’obscurité et le besoin, mort aussi horrible qu’un tyran ait jamais pu en inventer pour le supplice d’un martyr ; l’infortunée ne pouvait songer à cette idée sans prier le ciel d’abréger au moins son agonie.

Dans cet instant terrible, elle se rappela son poignard, et la pensée horrible lui vint que, quand elle n’aurait plus d’espoir pour sa vie, elle aurait au moins le pouvoir de l’abréger promptement. Frémissant d’une alternative aussi affreuse, elle se demanda tout à coup si cette arme ne pourrait pas l’aider à se sauver, au lieu de terminer ses maux.

Une fois cet espoir conçu, la fille de Raymond Berenger se hâta d’en faire l’épreuve, et après bien des efforts répétés, elle réussit à changer de posture, de manière à pouvoir examiner sa prison, mais surtout le passage qui l’avait conduite dans la caverne, et par lequel elle cherchait maintenant à regagner la lumière du jour. Elle se traîna à l’extrémité, et la trouva, comme elle s’y attendait, fermée par de grosses pierres et de la terre, si bien jointes, qu’elles semblaient ôter tout espoir de fuite. L’ouvrage néanmoins avait été fait à la hâte, et la vie et la liberté étaient bien capables de stimuler les efforts. Avec son poignard elle retira la terre et l’herbe ; avec ses mains, peu accoutumées à ce travail, elle ôta plusieurs pierres, et réussit assez pour obtenir un rayon de lumière, et, ce qui n’était pas moins précieux, un air plus pur. Mais en même temps elle eut le malheur de s’assurer que, d’après la grosseur d’une énorme pierre qui fermait l’entrée du passage, il n’y avait pas à espérer qu’elle pût seule la renverser. Cependant sa situation était améliorée, elle pouvait maintenant voir, respirer, et même crier pour obtenir du secours.

Ses cris furent pendant quelque temps inutiles : le champ de bataille avait probablement été abandonné aux morts et aux mourants ; car des gémissements peu distincts furent la seule réponse qu’elle reçut pendant quelques minutes. Enfin, comme elle répétait ses exclamations, une voix faible comme celle d’une personne qui sort d’un évanouissement prononça ces paroles : « Édris d’Earthen-House, de ta tombe appelles-tu le malheureux qui va entrer dans la sienne ? Sont-ils brisés les liens qui m’attachaient aux vivants ? et entends-je déjà avec des oreilles charnelles les faibles cris des morts ?

— Ce n’est pas un esprit qui parle, » reprit Éveline transportée de joie en voyant enfin qu’elle pouvait révéler son existence à un être vivant, « ce n’est pas un esprit, mais une jeune fille des plus infortunées : je me nomme Éveline Berenger ; je suis enfermée sous cette voûte sombre et en danger d’y périr si Dieu ne m’envoie du secours.

— Éveline Berenger ! » s’écria avec surprise celui à qui elle s’adressait ; « c’est impossible ! J’ai suivi des yeux son manteau vert, son bonnet à plumes, lorsqu’elle fut entraînée du champ de bataille ; j’ai senti l’impossibilité où j’étais de la sauver, et la force ne m’a quitté que lorsque j’ai cessé de voir sa robe et les plumes, et quand l’espoir de la délivrer m’a abandonné.

— Fidèle vassal, véritable ami, courtois étranger, quel que soit le nom que je puisse te donner, reprit Éveline, apprends que tu as été trompé par les artifices de ces bandits gallois : ils ont effectivement le manteau et la coiffure d’Éveline Berenger, et s’en sont servis pour abuser mes vrais amis, qui, comme toi, s’intéressaient à mon sort. Ainsi, brave chevalier, cherche par quel moyen nous pourrons tous deux obtenir des secours ; car je crains que ces scélérats, quand ils ne seront plus poursuivis, ne reviennent ici, comme le voleur à la cachette où il a déposé son butin volé.

— Que la sainte Vierge soit louée, dit le blessé, si je puis employer le dernier souffle de ma vie à te servir honorablement ! Je n’avais pas voulu sonner du cor, dans la crainte d’arrêter pour moi ceux qui pouvaient te sauver. Fasse le ciel que le rappel soit entendu maintenant ! que mes yeux voient encore lady Éveline libre et en sûreté ! »

Ces paroles, quoique prononcées d’un ton faible, respiraient un esprit d’enthousiasme et furent suivies du son d’un cor faiblement articulé, auquel l’écho de la vallée répondit seul. Un son plus fort et plus aigu partit ensuite ; mais il cessa si subitement qu’il semblait que le souffle avait manqué à celui qui sonnait de l’instrument. Une étrange pensée s’offrit à l’esprit d’Éveline, même en ce moment d’incertitude et de terreur. « C’est bien là, dit-elle, le signal d’un de Lacy : certes, vous ne pouvez être mon aimable parent Damien !

« Je suis ce misérable, qui mérite la mort pour le peu de soin que j’ai eu du trésor commis à ma garde. Devais-je écouter les rapports et les messagers ? J’aurais dû surveiller la divinité qui était confiée à mes soins, avec toute la vigilance que l’avare a pour le vil métal qu’il appelle son trésor ; je n’aurais dû me reposer qu’à votre porte ; j’aurais dû veiller plus long-temps que les plus brillantes étoiles de l’horizon ; inaperçu, inconnu, je n’aurais jamais dû quitter le voisinage : alors vous n’eussiez pas couru un tel danger, et, ce qui est moins important, toi, Damien de Lacy, tu ne serais pas mort comme un valet parjure et négligent !

— Hélas ! noble Damien, dit Éveline, ne me brisez pas le cœur en vous accusant d’une imprudence dont seule je dois être blâmée. Votre bras a toujours été prêt quand j’en ai eu besoin, et la pensée que ma témérité a causé votre désastre ajoute encore à mon malheur. Répondez-moi, aimable parent, et donnez-moi l’espoir que vos blessures pourront guérir. Hélas ! j’ai déjà vu couler votre sang. Et quelle est mon infortune, si toujours je dois causer le malheur de ceux pour qui je sacrifierais volontiers mon bonheur ! Mais n’augmentons pas par des regrets inutiles l’amertume des moments que la bonté céleste nous accorde. Faites votre possible pour étancher votre sang, qui est si cher à l’Angleterre, à Éveline et à votre oncle. »

Damien poussa un gémissement quand elle eut cessé de parler, et garda le silence, tandis qu’exaspérée par l’idée qu’il pouvait périr faute de soins, Éveline réitéra ses efforts pour se délivrer et voler au secours de son parent. Ce fut en vain ; désespérée, elle renonçait à cette tentative, et passant d’un sujet de terreur à un autre, elle écoutait attentivement si elle n’entendait pas le dernier soupir de Damien, quand… ô bonheur ! la terre résonna sous les pieds des chevaux qui s’avançaient rapidement. Néanmoins ce bruit si heureux lui assurait la vie mais non la liberté. Ce pouvait être les bandits des montagnes qui revenaient chercher leur captive. Mais ils lui permettraient sûrement d’examiner et de panser les plaies de Damien de Lacy ; car le retenir captif pouvait être bien plus avantageux pour eux que de le laisser mourir. Un cavalier arriva ; Éveline implora son secours, et la première parole qu’elle entendit fut une exclamation en flamand du fidèle et flegmatique Wilkin Flammock, à qui le spectacle le plus extraordinaire pouvait seul en arracher une.

Sa présence était alors particulièrement utile ; car lady Éveline lui ayant appris dans quelle situation elle était placée, et l’ayant supplié en même temps de s’occuper de celle de Damien de Lacy, il commença, avec un calme admirable et quelque adresse, à arrêter le sang des blessures du jeune homme, tandis que ses serviteurs ramassaient des leviers abandonnés par les Gallois dans leur fuite, et furent bientôt prêts à délivrer Éveline. Avec beaucoup de précaution et sous les ordres expérimentés de Flammock, la pierre se trouva enfin assez déplacée pour rendre Éveline visible, à la grande joie de tout le monde, et surtout de la fidèle Rose, qui, sans penser au danger qu’elle pouvait courir, allait et venait autour de sa maîtresse, comme un oiseau à qui on a volé ses petits voltige autour de la cage où on les a enfermés. Il fallait de la précaution pour enlever la pierre, dans la crainte que retombant en dedans elle ne blessât Éveline.

Enfin le fragment de rocher céda assez aux efforts de ses gens pour qu’elle pût sortir ; mais ceux-ci, irrités de la violence qu’elle avait soufferte, ne cessèrent de soulever la pierre avec les barres et les leviers, jusqu’à ce qu’ayant tout à fait détruit l’équilibre, elle quittât la petite esplanade où on l’avait placée devant l’ouverture souterraine, et acquérant plus de force à mesure qu’elle roulait le long de la montagne, elle descendit rapidement, avec un bruit semblable à celui du tonnerre, au milieu des étincelles qu’elle faisait sortir des rochers, et des nuages de poussière, jusqu’à ce qu’elle tombât dans un ruisseau où elle se brisa en cinq fragments, avec un bruit qu’on aurait entendu à trois milles de distance.

Les vêtements d’Éveline étaient déchirés et en désordre, elle avait les cheveux épars ; mais, malgré la fatigue qu’elle ressentait des efforts qu’elle avait faits pour se sauver, elle ne s’arrêta pas un seul instant à réfléchir sur sa situation : avec tout l’empressement d’une sœur qui vole au secours d’un frère unique, elle se mit à examiner les diverses blessures de Damien de Lacy, et à essayer d’étancher le sang et de le rappeler à la vie. Nous avons dit ailleurs que, comme les dames de ce temps, Éveline n’ignorait pas entièrement l’art de la chirurgie ; elle parut alors plus instruite qu’on ne l’eût jamais cru. Il y avait de la prudence, de la prévoyance et de la tendresse dans les ordres qu’elle donnait ; et la douceur du sexe féminin, ainsi que son humanité toujours prête à aider, à secourir les misères humaines, semblaient plus élevées chez elle et ennoblies par la force d’une intelligence puissante. Après avoir écouté pendant une minute ou deux les ordres prudents de sa maîtresse, Rose parut tout à coup se rappeler que le malade ne devait pas rester aux soins exclusifs de lady Éveline, et se joignant à elle, elle l’aida autant qu’il fut en son pouvoir, tandis que les serviteurs étaient occupés à faire une litière sur laquelle on posa le chevalier blessé pour le transporter au château de Garde-Douloureuse.







CHAPITRE XXV.

la délivrance.


C’était un lieu enchanteur, dit-on, aux jours de fête ; mais maintenant l’endroit est maudit.
Wordsworth.


Le lieu où le combat s’était livré et où lady Éveline avait été enfermée paraissait sauvage et singulier ; c’était une petite plaine unie formant une espèce de lieu de repos entre deux chemins très-inégaux, dont l’un serpentait le long du ruisseau, et l’autre continuait à monter. Étant entouré de montagnes et de bois, c’était un lieu célèbre pour trouver du gibier, et autrefois un prince gallois, renommé pour son hospitalité, son amour pour le crw[50] et la chasse, avait construit un rendez-vous où il fêlait ses amis et ses serviteurs avec une profusion sans exemple dans la Cambrie.

Les bardes, dont l’imagination était toujours captivée par la magnificence, et qui ne voyaient pas d’obstacle à la profusion particulière qu’étalait ce potentat, lui donnèrent le surnom d’Edris des Gobelets, et le célébrèrent dans leurs odes en des termes aussi pompeux que ceux qui chantèrent les héros du fameux Hirlas Horn. Le sujet de leurs louanges cependant fut enfin victime de sa prodigalité, ayant été poignardé dans une de ces scènes de confusion et de débauche qui terminaient souvent ces banquets renommés. Saisis d’horreur à cette catastrophe, les Bretons assemblés enterrèrent les restes du prince dans le lieu où il mourut, sous la voûte étroite où Éveline avait été renfermée ; et en ayant barricadé l’entrée avec des fragments de roche, ils entassèrent au-dessus un cairn[51] immense, ou pile de pierres, sur le sommet duquel ils exécutèrent l’assassin. La superstition garda ce lieu, et pendant bien des années le souvenir d’Edris resta inviolable, quoique le monument fût tombé en ruine et que ses vestiges fussent presque totalement détruits.

Depuis quelques années une bande de voleurs gallois avait découvert l’entrée secrète et l’avait déblayée dans l’espoir de fouiller la tombe pour y trouver des armes et des trésors qu’on enterrait alors souvent avec les morts. Ils furent désappointés, et n’obtinrent par la violation du tombeau d’Edris que la connaissance d’un lieu secret qui pouvait servir à déposer leur butin, ou à cacher un des leurs en danger.

Quand les serviteurs de Damien, au nombre de cinq ou six, eurent expliqué à Wilkin ce qui leur était arrivé, on en conclut que Damien leur avait ordonné de monter à cheval à la pointe du jour, avec des troupes plus considérables, pour aller, à ce qu’ils comprirent, contre un parti de paysans insurgés, mais que tout à coup il avait changé d’avis, et, divisant sa force en petites bandes, s’était occupé ainsi qu’eux à reconnaître plusieurs passages des montagnes entre le pays de Galles et les Marches de l’Angleterre, dans le voisinage de Garde-Douloureuse. Ce mouvement leur était si habituel, qu’ils n’en furent nullement surpris. Les guerriers des Marches l’employaient souvent pour intimider les Gallois en général, mais surtout les bandes de proscrits qui, sans gouvernement régulier, parcouraient ces frontières sauvages. Cependant ils remarquèrent qu’en faisant cette manœuvre, Damien semblait abandonner la pensée de disperser les insurgés ; ce qu’on avait considéré comme le but principal de la journée.

Il était environ midi, lorsque, rencontrant par un coup de la fortune un des valets qui s’étaient enfuis, Damien et sa suite apprirent la violence commise sur lady Éveline, et, grâce à leur connaissance parfaite du pays, ils furent à même d’intercepter le passage d’Edris, ainsi qu’on l’appelait, par lequel les maraudeurs gallois retournaient ordinairement à leurs places fortes dans l’intérieur. Il est probable que les bandits ignoraient le peu de troupes que Damien avait, et en même temps qu’ils se doutaient qu’on les poursuivrait vigoureusement ; ces circonstances probablement engagèrent leur chef à adopter le singulier expédient de cacher Éveline dans le tombeau, tandis qu’un des leurs, revêtu de ses vêtements, servirait à tromper ses défenseurs et à les éloigner du lieu où elle était réellement cachée, et où sans doute leur intention était de revenir quand ils ne seraient plus poursuivis.

Effectivement les voleurs s’étaient déjà rangés devant le tombeau afin de faire une retraite régulière jusqu’à ce qu’ils trouvassent quelque place convenable, soit pour s’y arrêter, soit pour quitter leurs chevaux s’ils étaient vaincus, et se sauver sur les rochers pour éviter l’attaque de la cavalerie normande. Leur plan avait été dérangé par l’empressement de Damien qui, voyant, à ce qu’il croyait, les plumes et le manteau de lady Éveline à l’arrière-garde des bandits, les chargea sans considérer la différence du nombre ou la légèreté de son armure qui, ne consistant qu’en un casque et un surtout de buffle, ne pouvait offrir qu’une résistance imparfaite aux couteaux et aux glaives des Gallois. Il fut donc blessé grièvement dans l’attaque, et aurait été tué sans les efforts de ses soldats et les craintes de ses ennemis qui pensaient que, pendant qu’ils se battaient de front, ils pourraient être pris en queue par des gens d’Éveline, qu’ils supposaient être tous sous les armes et en mouvement. Ils se retirèrent donc, ou plutôt ils s’enfuirent, et les serviteurs de Damien les poursuivirent d’après son ordre, car, en tombant sur le champ de bataille, il les engagea à mépriser toute considération et à ne revenir que lorsqu’ils auraient sauvé la dame de Garde-Douloureuse.

Les proscrits, forts de leur connaissance des chemins et de l’activité de leurs petits chevaux gallois, firent une retraite en ordre, à l’exception de deux ou trois hommes de leur arrière-garde qui furent renversés par Damien dans son attaque furieuse. Ils lancèrent des flèches de temps en temps aux soldats, et rirent des efforts infructueux que faisaient pour les rejoindre ces guerriers lourdement armés avec leurs chevaux bardés de fer. Mais la scène changea par l’arrivée de Wilkin Flammock sur son puissant cheval de bataille, qui gravissait le passage, conduisant une troupe de cavalerie et d’infanterie. La crainte d’être interceptés fit que les brigands recoururent à leur dernier stratagème et abandonnèrent leurs bidets gallois ; ils s’enfuirent dans les montagnes, et, par une activité et une adresse extraordinaires, ils déjouèrent les efforts de leurs ennemis. Tous néanmoins n’eurent pas le même bonheur, car deux ou trois tombèrent entre les mains du parti de Flammock ; entre autres la personne qu’on avait recouverte des vêtements d’Éveline, et qui maintenant, au grand désappointement de ceux qui s’étaient attachés à sa poursuite, se trouva être non pas celle qu’ils désiraient délivrer, mais un beau Gallois blond dont les yeux hagards et les phrases incohérentes annonçaient une imagination dérangée. Cette circonstance ne l’aurait pas sauvé de la mort, sort ordinaire des captifs qu’on faisait dans ces escarmouches, si le faible son du cor de Damien, qu’ils entendirent au-dessus d’eux, n’eût rappelé ses soldats et excité ceux de Wilkin Flammock à se rendre sur les lieux, tandis que, dans la confusion et l’empressement d’obéir au signal, la pitié ou le mépris des gardes permit au prisonnier de s’échapper. Ils avaient au fait peu de choses à en apprendre, quand même il eût été disposé à leur donner des éclaircissements ou en état de les leur communiquer. Tous étaient bien sûrs que leur maîtresse était tombée dans une embuscade dressée par Dafyd le Borgne, voleur redouté de l’époque, qui avait tenté cette entreprise hardie dans l’espoir d’obtenir une forte rançon d’Éveline captive, et tous, outrés de son audace et de son insolence extrême, dévouèrent sa tête et ses membres aux aigles et aux corbeaux.

Tels furent les détails que les serviteurs de Flammock et de Damien recueillirent en comparant leurs observations réciproques sur les incidents de la journée. Comme ils revenaient par l’étang Rouge, ils furent joints par dame Gillian qui, après bien des exclamations de joie sur la délivrance inattendue de sa maîtresse, et de chagrin sur le malheur de Damien, apprit aux soldats que le marchand dont les faucons avaient été la cause principale de ces aventures, avait été fait prisonnier par deux ou trois Gallois en retraite, et qu’elle-même et Raoul blessé auraient partagé le même sort s’il y avait eu des chevaux pour les emmener ; mais qu’ils ne crurent pas Raoul digne d’une rançon ou de la peine d’être tué. L’un avait en effet lancé une pierre contre lui, tandis qu’il était étendu sur la colline, mais heureusement, comme disait sa femme, elle ne l’atteignit pas : « Ce n’était qu’un petit garçon qui l’avait jetée, ajouta-t-elle. Il y avait un grand gaillard parmi eux ; s’il avait essayé, il est probable qu’avec la grâce de Notre-Dame il n’eût pas manqué son but. » En disant ces mots, la dame se releva et rajusta ses vêtements pour remonter à cheval. Damien blessé fut placé sur une litière que l’on construisit à la hâte avec des branches d’arbre, et on le plaça ainsi que les femmes au centre de la petite troupe, qui s’était augmentée du reste des soldats qui rejoignaient l’étendard du jeune de Lacy. On se mit en marche avec ordre et une grande précaution militaire, et on traversa les défilés, préparés à recevoir et à repousser une attaque.






CHAPITRE XXVI.

retour.


Quoi ! belle, jeune, et fidèle aussi ? C’est un miracle, si c’est vrai.
Waller.


Rose, qui naturellement était la femme la plus affectueuse et la plus désintéressée qui eût jamais existé, fut la première à réfléchir sur la situation particulière où sa maîtresse se trouvait placée, sur la contrainte marquée qui avait jusqu’alors accompagné ses relations avec son jeune protecteur, et elle devint en peine de savoir ce qu’on allait faire du chevalier blessé ; cependant, quand elle s’approcha d’Éveline pour le lui demander, sa résolution faillit lui manquer.

L’état d’Éveline était tel, qu’il y aurait eu presque de la cruauté à la tourmenter par des réflexions qui, sous aucun rapport, ne concernaient les malheurs qui l’avaient assaillie et dont son esprit était encore frappé. Son visage était aussi pâle que la mort, sauf aux endroits où il était taché de sang ; son voile, tout déchiré et en désordre, était souillé par la poussière et le sang ; ses cheveux, épars, retombaient sur son front et sur ses épaules, et une plume brisée, seul reste de sa coiffure, avait été entrelacée dans ses tresses, et y voltigeait encore, semblant une moquerie plutôt qu’un ornement. Ses yeux étaient fixés sur la litière où était placé Damien, et elle suivait à cheval, tout à côté, sans paraître avoir d’autre pensée que celle du danger de celui qui y était étendu.

Rose vit facilement que sa maîtresse était dans un moment d’exaltation qui l’empêcherait de réfléchir sagement et prudemment sur sa position. Elle essaya donc graduellement de la calmer. « Ma chère maîtresse, s’écria Rose, vous plairait-il de prendre mon manteau ?

— Ne me tourmentez pas, » répondit Éveline d’un ton un peu brusque.

« En vérité, milady, » ajouta dame Gillian en s’avançant promptement, comme si elle craignait qu’on n’intervînt dans ses fonctions de maîtresse de la garde-robe ; « en vérité, Rose Flammock a raison ; ni votre jupe ni votre robe ne sont arrangées convenablement, ni même décemment, puisqu’il faut l’avouer. Si Rose veut se retirer et détourner son cheval de mon chemin, je vous arrangerai, en moins de temps qu’il n’en faut pour placer une épingle, et mieux que ne le feraient toutes les Flamandes en douze heures.

— Je ne m’inquiète pas de ma toilette, » reprit Éveline du même ton.

« Inquiétez-vous donc de votre honneur, de votre réputation, » dit Rose en avançant son cheval tout près de celui de sa maîtresse ; puis elle ajouta à voix basse : « Décidez promptement où vous voulez mener ce jeune homme blessé.

— Au château, » reprit Éveline tout haut, comme si elle méprisait le secret. « Conduisez-le au château, et le plus vite que vous pourrez.

— Pourquoi pas plutôt à son camp, ou à Malpas ? dit Rose ; ma chère maîtresse, croyez que ce sera bien mieux.

— Pourquoi pas, pourquoi pas ! Pourquoi ne pas l’abandonner sur la route, au poignard des Gallois ou à la dent des loups ? Il a été mon libérateur, une fois, deux fois, trois fois : il ira où j’irai, et je ne penserai à ma sûreté que lorsque je serai sûre de la sienne. »

Rose vit qu’elle ne ferait aucune impression sur sa maîtresse, mais que la vie du blessé pourrait être compromise par un transport plus long que celui qui était absolument nécessaire. Un expédient par lequel elle imagina qu’on obvierait à cet embarras lui vint à l’idée, mais il fallait qu’elle consultât son père. Elle donna un coup de cravache à son palefroi, et en un instant sa petite mais charmante personne, et son genêt plein de feu, se trouvèrent à l’ombre du gigantesque Flamand et de son énorme cheval noir. « Mon cher père, dit Rose, milady a l’intention de faire transporter sir Damien au château, où il est probable qu’il séjournera longtemps ;… qu’en pensez-vous ?… est-ce une décision convenable ?

— Convenable pour le jeune homme, certes, Roschen, répondit le Flamand, parce qu’il échappera bien mieux au danger de la fièvre.

— C’est vrai : mais est-ce prudent pour milady ? continua Rose.

— Assez prudent, si elle agit prudemment. Mais pourquoi douterais-tu d’elle, Roschen ?

— Je ne sais pas, » dit Rose, voulant cacher même à son père ses craintes et ses doutes ; « mais où il y a de mauvaises langues, il y a de mauvais rapports. Sir Damien et milady sont bien jeunes. Il me semble qu’il vaudrait mieux, mon père, que vous offrissiez un asile au chevalier blessé, au lieu de le laisser transporter au château.

— Quant à cela, je n’en ferai rien, ma fille. » répondit précipitamment le Flamand : « je n’en ferai rien, si je puis faire autrement. Les Normands et les Anglais ne franchiront pas le seul paisible de ma porte, pour se rire de mon bien et consommer ma propriété. Tu ne les connais pas, parce que tu es toujours la favorite de ta maîtresse ; mais moi je les connais ; et tout le bien que j’obtiendrai d’eux sera : Fainéant de Flamand, et avide Flamand, et sot de Flamand. Je remercie les saints de ce qu’ils ne peuvent me traiter de lâche Flamand, depuis l’affaire galloise de Gwenwyn.

— J’avais toujours pensé, mon père, reprit Rose, que vous aviez trop de flegme pour faire attention à ces viles calomnies. Songez que vous êtes sous la bannière de celle qui a toujours été ma bonne maîtresse, et que son père était votre bon seigneur ; vous avez aussi de grandes obligations au connétable pour un accroissement de privilèges. L’argent peut acquitter les dettes, mais la bonté seule acquitte de la bonté ; et je prévois que vous n’aurez jamais une aussi belle occasion de servir les maisons de Berenger et de Lacy, qu’en ouvrant vos portes à ce chevalier blessé.

— Les portes de ma maison ! reprit le Flamand ; sais-je combien de temps encore je pourrai appeler cette maison, ou quelque autre, la mienne ? Hélas ! ma fille, nous sommes venus ici pour fuir la rage des éléments ; mais qui sait si celle des hommes ne terminera pas notre vie ?

— Vous raisonnez d’une manière étrange, mon père, dit Rose ; il ne convient pas à votre sagesse d’augurer tant de mal de l’entreprise d’un brigand gallois.

— Je ne parle pas du voleur borgne, reprit Wilkin, quoique l’accroissement et l’audace d’un brigand comme Dawfyd[52] n’annonce pas un pays paisible. Mais toi qui es renfermée dans ces murs, tu n’entends pas parler de ce qui se passe dehors, et cette ignorance t’épargne des tourments… Vous n’auriez rien su par moi, si je n’avais pas vu la nécessité de me retirer dans un autre pays.

— De vous retirer, mon père, de quitter le pays où votre économie et votre industrie vous ont acquis une honorable aisance.

— Oui, et où l’avidité des méchants, qui m’envient le produit de mon économie, peut me conduire à une mort déshonorante. Il y a eu du tumulte parmi les hommes de la populace anglaise dans plus d’un comté, et leur fureur se dirige contre ceux de notre nation, comme si nous étions des juifs ou des païens, et non de meilleurs chrétiens et de meilleurs hommes qu’eux-mêmes. Ils ont, à Garck, à Bristol et ailleurs, bouleversé les maisons des Flamands, abimé leurs marchandises, maltraité leurs familles, et assassiné nos compatriotes…. Et pourquoi ?… parce que nous leur avons apporté les talents et l’industrie qu’ils ne possédaient pas, et parce que la richesse, qui eût été inconnue à la Grande-Bretagne, était la récompense de notre art et de notre travail. Roschen, ce mauvais esprit s’accroît de jour en jour : ici nous sommes plus en sûreté qu’ailleurs, parce que nous formons une colonie forte et nombreuse ; mais je ne me fie pas à nos voisins ; et si toi, Rose, tu n’eusses pas été en sûreté, il y a long-temps que j’aurais tout abandonné et quitté la Grande-Bretagne.

— Tout abandonné, et quitté la Grande-Bretagne ! » Ces paroles résonnaient mal aux oreilles de sa fille, qui savait mieux que tout autre combien son père avait réussi dans son industrie, et combien il était peu probable qu’un homme d’un caractère ferme et calme comme le sien abandonnât des avantages réels et connus par la crainte d’un danger vague et éloigné. Enfin, elle reprit : « Si le danger est tel, mon père, il me semble que votre maison et vos biens ne peuvent pas être mieux protégés que par la présence de ce noble chevalier. Quel est l’homme qui oserait entreprendre la moindre violence contre la maison qui donne asile à Damien de Lacy ?

— Je l’ignore, » dit le Flamand d’un ton calme, mais triste. « Que le ciel me le pardonne, si c’est un péché ! mais je ne vois guère que de la folie dans ces croisades que les prêtres ont prêchées avec tant de succès. Voilà près de trois ans que le connétable est absent, et on ignore encore s’il est vivant ou mort, victorieux ou vaincu. Il est parti d’ici comme s’il avait eu l’intention de ne pas détourner la bride ni de regaîner l’épée avant d’avoir regagné le saint sépulcre ; cependant nous n’apprenons pas avec certitude qu’on ait prit seulement un hameau aux Sarrasins. Pendant ce temps, le peuple devient mécontent ; les seigneurs, avec la meilleure partie de leurs vassaux, sont en Palestine, morts ou vivants, nous ne le savons pas ; ces malheureux sujets sont opprimés et dépouillés par des intendants et des députés dont le joug est plus lourd et moins légèrement porté que celui du seigneur même. Les communes, qui naturellement détestent les chevaliers et la noblesse, pensent que le moment est propice pour se révolter contre eux… Oui, et il y a bien des nobles qui ne craindront pas de se mettre à leur tête, pourvu qu’ils aient part aux dépouilles ; car les expéditions lointaines et la prodigalité les ont appauvris ; et celui qui est pauvre assassinerait son père pour de l’argent. Je hais les pauvres, et je voudrais voir au diable tout homme qui ne peut se suffire par le travail de ses mains. »

Le Flamand termina par cette imprécation caractéristique un discours qui fit connaître à Rose l’état effrayant de l’Angleterre, qu’elle ignorait, renfermée comme elle l’était dans Garde-Douloureuse. « Certes, dit-elle, ces violences dont vous parlez ne sont pas à redouter pour ceux qui vivent sous la bannière de de Lacy et de Berenger ?

— Berenger n’existe que de nom, reprit Wilkin Flammock, et Damien, quoique un brave jeune homme, n’a pas l’ascendant et l’autorité du caractère de son oncle. Ses soldats se plaignent qu’ils sont harassés de veiller à la protection d’un château qui est par lui-même imprenable, et qu’une bonne garnison défend, et qu’ils perdent l’occasion de faire des entreprises honorables, ainsi qu’ils les appellent, c’est-à-dire, de se battre et de piller. Ils disent que Damien, sans barbe, était un homme ; mais que Damien avec la moustache ne vaut guère mieux qu’une femme ; et que l’âge, qui a bruni sa lèvre supérieure, a en même temps fait pâlir son courage. Et ils disent bien autre chose qu’il serait ennuyeux de répéter.

— Au nom du ciel, apprenez-moi ce qu’on dit, s’écria Rose, si, comme il est probable, cela concerne ma chère maîtresse.

— Oui, cela la regarde, Roschen, reprit Wilkin. Il y a beaucoup de soldats normands qui disent, en vidant leur bouteille, que Damien de Lacy est amoureux de la fiancée de son oncle, et qu’ils correspondent ensemble par magie.

— Il faut effectivement que ce soit par magie, » dit Rose en souriant avec mépris, « car ils ne correspondent par aucun moyen terrestre : quant à moi, je puis l’assurer.

— Aussi, dit Wilkin, attribuent-ils à la magie que dès que milady est hors du château, de Lacy est en selle avec une partie de sa cavalerie, quoiqu’ils soient bien certains qu’il n’a reçu ni message, ni lettre, ni aucun avis de son dessein de sortir ; et cependant jamais, en pareil cas, ils ne parcourent les défilés, sans, bientôt voir ou apprendre que milady Éveline se promène.

— Cela ne m’a pas échappé, dit Rose, et milady a même exprimé son mécontentement de l’exactitude avec laquelle Damien connaissait ses actions, ainsi que de la ponctualité officieuse qu’il déployait en la gardant. Ce jour a prouvé néanmoins, continua-t-elle, que sa vigilance est utile ; et comme ils ne se sont jamais rencontrés dans ces occasions, et que la distance qui les séparait leur ôtait toute possibilité d’entrevue, il me semble qu’ils auraient pu échapper à la censure de l’esprit le plus soupçonneux.

— Oui, ma fille ! reprit Wilkin, mais en poussant trop loin la précaution on peut exciter les soupçons. Pourquoi, disent les soldats, ces deux êtres ont-ils des intelligences si constantes et pourtant si bien cachées ? Pourquoi s’approcher de si près, et cependant ne jamais se rencontrer ? Si l’un n’eût été que le neveu et l’autre que la fiancée du connétable, ils pourraient se voir sans dissimuler ; d’un autre côté, s’ils s’aiment, ils y a tout lieu de croire qu’ils savent bien trouver leurs lieux secrets de rendez-vous, quoiqu’ils aient assez d’art pour le cacher.

— Chacune de vos paroles, mon père, me fait voir la nécessité absolue de recevoir ce jeune blessé dans votre maison. Quelque grands que soient les maux que vous redoutez, je vous assure qu’ils ne peuvent augmenter en lui donnant un asile ainsi qu’à plusieurs de ses fidèles serviteurs.

— Je ne recevrai aucun de ses serviteurs, » dit Wilkin vivement, « pas un de ces valets mangeurs de bœuf, sauf le page qui doit le servir, et le docteur qui se charge de le guérir.

— Mais à ces trois au moins je puis offrir votre maison ? demanda Rose.

— Fais comme tu voudras, fais comme tu voudras, dit le bon père. Ma foi, Roschen, il est heureux pour toi que tu aies du bon sens et de la modération dans tes demandes, puisque j’ai la folie d’y accéder si promptement. Voilà maintenant une de tes fredaines d’honneur et de générosité ; mais je préfère la prudence et l’honnêteté… Ah ! Rose, Rose ! ceux qui veulent faire mieux que bien font quelquefois pire que mal… Mais je crois que j’en serai quitte pour la peur, et que ta maîtresse, qui, sauf respect, ressemble un peu à une demoiselle errante, voudra conserver le privilège de loger son chevalier et de le servir en personne. »

Le Flamand disait vrai. Rose n’eut pas plutôt proposé à Éveline de laisser Damien se rétablir dans la maison de son père, que sa maîtresse rejeta brièvement et positivement cette proposition. « Il a été mon libérateur, dit-elle, et s’il reste un seul être pour qui les portes de Garde-Douloureuse doivent s’ouvrir d’elles-mêmes, c’est pour Damien de Lacy… Allons, jeune fille, ne me regardez pas avec cet air triste et soupçonneux… Ceux qui sont au-dessus du déguisement méprisent le soupçon. C’est à Dieu et à Notre-Dame que je dois rendre compte de ma conduite, et mon cœur leur est ouvert.

Elles avancèrent en silence jusqu’à la porte du château, où lady Éveline ordonna que son protecteur (c’est ainsi qu’avec emphase elle appelait Damien fût logé dans l’appartement de son père ; et, avec la prudence d’un âge plus avancé, elle donna les ordres nécessaires pour la réception de ses serviteurs et les arrangements qu’un pareil renfort de convives exigeait. Elle s’acquitta de tous ces soins avec le plus grand calme et la plus grande présence d’esprit, avant même d’avoir songé à remettre ses vêtements en ordre.

Il lui restait encore un autre devoir à remplir. Elle courut à la chapelle de la Vierge, et se prosternant devant sa divine protectrice, elle la remercia de sa seconde délivrance, implora son secours, et, par son intercession, celui du Dieu tout-puissant, pour régler sa conduite. « Tu sais, dit-elle, que ce n’est pas par ma confiance en ma propre force que je me suis précipitée dans les dangers. Oh ! fortifie ma faiblesse ! Que ma reconnaissance et ma compassion ne me deviennent pas un piège ! et tandis que je m’efforce de m’acquitter des devoirs que la gratitude m’impose, défends-moi contre la langue calomniatrice des hommes ! et sauve, oh ! sauve-moi des conseils perfides de mon propre cœur ! »

Elle récita ensuite son rosaire avec ferveur, et, rentrant dans sa chambre, elle appela ses femmes pour l’habiller et faire disparaître les marques de la violence qu’elle venait d’éprouver si récemment.







CHAPITRE XXVII.

le blessé.


    Julia. Aimable sire, vous êtes notre captif, mais nous vous traiterons si bien, que vous verrez que les joies de votre prison égaleront tous les plaisirs de la liberté.
    Roderick. Non, belle dame, nous sommes restés ici trop long-temps ; et en voulant voir vos roses fleurir, j’ai laissé faner mes lauriers.

Ancienne Comédie.


Vêtue d’une robe noire, dont la forme était trop ancienne pour sa jeunesse, simple à l’excès, et sans autre ornement que son rosaire, Éveline commença à s’acquitter du devoir de servir son libérateur blessé, devoir que l’étiquette du temps non-seulement permettait, mais exigeait impérieusement. Elle était suivie de Rose et de dame Gillian. Marguerite, qui était dans son élément dans la chambre d’un malade, avait déjà été envoyée près du jeune chevalier, pour veiller à ce que rien ne lui manquât.

Éveline entra d’un pas léger, dans la crainte de déranger le malade. Elle s’arrêta à la porte, et regarda l’appartement. Cette chambre avait été celle de son père, et elle n’y était pas entrée depuis sa mort. Autour des murailles étaient suspendus son armure, ses armes, des gants de fauconnier, des épieux de chasseur, et autres instruments de jeux champêtres. Ces reliques semblaient faire revivre à ses yeux la taille majestueuse du vieux Raymond. » Ne sois pas irrité, mon père. « Ses lèvres prononcèrent ces mots, quoique sa voix ne les articulât pas. « Ne sois pas irrité : Éveline ne sera jamais indigne de toi. »

Le père Aldrovand, et Amelot, le page de Damien, étaient assis près du lit. Ils se levèrent lorsque lady Éveline entra ; et le premier, qui se mêlait un peu de médecine, dit à Éveline que le chevalier sommeillait depuis quelque temps, et paraissait sur le point de s’éveiller.

Amelot en même temps s’avança, et, d’une voix basse et empressée, il pria qu’on observât le plus grand silence dans la chambre et que les spectateurs voulussent bien se retirer. « Milord, dit-il, depuis sa maladie à Gloucester, est sujet à parler avec égarement lorsqu’il s’éveille, et il sera mécontent de moi si je permets que quelqu’un reste près de lui. »

Éveline ordonna à ses femmes et au moine de se retirer dans l’antichambre, tandis qu’elle resta sur le seuil de la porte qui communiquait aux appartements ; elle entendit Damien prononcer son nom en se retournant douloureusement sur son lit. « Est-elle saine et sauve ? » fut sa première question, et elle fut faite avec un empressement qui indiquait combien cette inquiétude l’emportait sur toute autre considération. Quand Amelot répondit affirmativement, il soupira comme quelqu’un dont le cœur est soulagé d’un grand poids, et, d’une voix moins animée, il demanda au page où il était. « Cet appartement et cet ameublement me sont étrangers, dit-il.

— Mon cher maître, dit Amelot, vous êtes à présent trop faible pour faire des questions et entendre des explications.

— En quelque lieu que je sois, dit Damien, recouvrant la mémoire, » je ne suis pas où mon devoir m’appelle. Dites à mes trompettes de sonner le bouteselle… À cheval ! et que Ralph Genvil porte ma bannière !… À cheval, à cheval ! nous n’avons pas un instant à perdre. »

Le blessé fit quelques efforts pour se lever ; ce que, vu sa faiblesse, Amelot empêcha facilement. « Tu as raison, » dit-il en retombant sur son lit, « tu as raison, je suis trop faible ; mais pourquoi la force resterait-elle quand l’honneur est perdu ? »

L’infortuné jeune homme se couvrit le visage avec ses deux mains, et gémit d’une manière qui annonçait qu’il était plus malade d’esprit que de corps. Lady Éveline s’approcha du lit en tremblant, désirant et cependant craignant, sans savoir pourquoi, de témoigner l’intérêt qu’elle prenait aux souffrances du blessé. Damien leva les yeux, la vit, et se cacha de nouveau le visage dans ses mains.

« Que signifie cette étrange fureur, sire chevalier ? » dit Éveline d’une voix d’abord faible et tremblante, mais qui graduellement se calma et se raffermit. « Devriez-vous tant vous affliger quand vous avez rempli les devoirs prescrits par la chevalerie, et lorsque le ciel vous a choisi deux fois pour délivrer l’infortunée Éveline Berenger ?

— Oh ! non, non ! » s’écria-t-il vivement ; « puisque vous êtes sauvée, tout est bien. Mais le temps presse ; il faut que je parle sans retard : je ne devrais m’arrêter nulle part dans ce moment, encore moins dans ce château. Encore une fois, Amelot, faites-les monter à cheval.

— Non, monseigneur, dit Éveline, c’est impossible. Comme votre protégée, je ne puis laisser partir promptement mon protecteur ; comme médecin, je ne puis permettre à mon malade de compromettre sa vie. Il est impossible que vous supportiez la selle.

— Une litière, une bière, une charrette pour traîner le chevalier déshonoré et traître, cela serait encore trop bon pour moi ; un cercueil vaudrait mieux. Mais, aie soin, Amelot, qu’il soit fait comme celui du dernier valet ; pas d’éperons sur le drap mortuaire, pas d’écu portant les anciennes armoiries des de Lacy, pas de casque ni de cimier pour orner le char funèbre de celui dont le nom est déshonoré.

— A-t-il le délire ? » dit Éveline en regardant avec terreur et le blessé et le page, « ou ces paroles cachent-elles quelque mystère affreux ? S’il en est ainsi, parlez ; et si ma vie ou ma fortune peuvent y remédier, mon libérateur n’en souffrira pas. »

Amelot la regarda tristement, secoua la tête, et jeta les yeux sur son maître d’un air qui semblait exprimer que les questions qu’elle faisait ne pouvaient pas prudemment être satisfaites devant Damien. Lady Éveline l’ayant compris, se retira dans l’appartement voisin, et fit signe à Amelot de la suivre. Il obéit, après avoir jeté un regard sur son maître, qui restait dans la même attitude désolée, ses mains placées sur ses yeux, comme quelqu’un qui désire repousser la lumière et tout ce qu’elle rend visible.

Quand Amelot fut près d’elle, Éveline, faisant signe à sa suite de se retirer à l’extrémité de la chambre, le questionna sur le désespoir et les remords de Damien. « Tu sais, dit-elle, que je dois secourir ton maître, si je le puis, non-seulement par reconnaissance, comme m’ayant défendue au péril de sa vie, mais aussi par parenté. Dis-moi donc dans quelle situation il se trouve, que je puisse l’aider, si cela est en mon pouvoir ; c’est-à-dire (et ses joues pâles se colorèrent du plus vif incarnat) si la cause de sa douleur est telle que je puisse l’entendre. »

Le page salua profondément ; néanmoins il montra tant d’embarras quand il commença à parler, qu’il augmenta la confusion de lady Éveline, qui cependant le pressa, comme auparavant, de parler sans scrupule et sans délai, pourvu que ce qu’il avait à dire fût convenable.

« Croyez-moi, noble dame, dit Amelot, j’aurais obéi aussitôt à vos ordres sans la crainte de déplaire à mon maître, qui n’aime pas que je parle de ses affaires sans sa permission ; néanmoins, si vous l’ordonnez, vous que je sais qu’il honore au-dessus de tout être humain, je vous apprendrai que si sa vie n’est pas en danger par les blessures qu’il a reçues, son honneur et sa réputation courent de grands risques, s’il ne plaît au ciel d’y porter remède.

— Parlez, dit Éveline, et soyez sûr que vous ne nuirez pas à Damien de Lacy en vous confiant à moi.

— Je le crois, lady, reprit le page. Sachez donc, si vous l’ignorez, que les paysans et la populace qui ont pris les armes contre les nobles de l’ouest, prétendent être secondés dans leur insurrection, non-seulement par Randal de Lacy, mais par mon maître, sir Damien.

— Ils mentent, ceux qui osent l’accuser d’une aussi infâme trahison envers son propre sang et son souverain, reprit Éveline.

— Certainement ils mentent, dit Amelot ; mais cela n’empêche pas que ce mensonge ne soit cru par ceux qui ne connaissent pas aussi bien mon maître. Plus d’un fuyard de notre troupe s’est joint à cette populace, et ce fait vient à l’appui de leurs calomnies. Et ensuite ils disent… ils disent que mon maître est impatient de posséder les terres qu’il occupe comme administrateur de son oncle, et que le vieux connétable… je vous en demande pardon, madame… aurait de la peine à reprendre possession de ce qui lui appartient.

— Les misérables ! ils jugent des autres d’après la bassesse de leur propre esprit, et croient que ces tentations auxquelles ils ne peuvent résister eux-mêmes sont aussi trop puissantes pour des hommes de bien. Mais les insurgés sont-ils donc si insolents et si puissants ? Nous avons entendu parler de leurs violences, mais seulement comme d’un tumulte populaire.

— Nous avons appris hier soir qu’ils se sont rassemblés en grand nombre, et ont assiégé ou bloqué Wild Wenlock avec ses hommes d’armes, dans un village à environ dix milles d’ici. Il a fait prier mon maître, en qualité de parent et de compagnon d’armes, de venir à son secours. Nous étions à cheval ce matin pour marcher, quand… »

Il s’arrêta et parut hésiter à continuer. Éveline prit la parole : Quand vous apprîtes mon danger, dit-elle, j’aurais préféré que vous apprissiez ma mort !

— En vérité, noble dame, » dit le page les yeux baissés, « sans cette puissante saison, rien n’aurait pu décider mon maître à arrêter sa troupe pour en emmener la plus grande partie dans les montagnes du pays de Galles, quand le malheur de son compatriote et les ordres du lieutenant du roi exigeaient si impérieusement sa présence ailleurs.

— Je le savais, s’écria Éveline ; je savais que j’étais née pour causer sa perte ! Cependant il me semble que ceci surpasse tout ce que j’avais pu imaginer. Je craignais de causer sa mort, mais non son déshonneur. Pour l’amour de Dieu, jeune Amelot, fais ce que tu pourras et le plus vite possible ! Monte à cheval et réunis à tes hommes ceux des miens que tu pourras rassembler. Pars, mon brave jeune homme, déploie la bannière de ton maître, et fais voir que sa force et son cœur vous accompagnent, quoique son corps soit absent. Hâte-toi, hâte-toi, car le temps est précieux.

— Mais la sûreté de ce château, mais la vôtre ? dit le page. Dieu sait combien je suis disposé à faire tout ce qui pourrait sauver son honneur, mais je connais le caractère de mon maître, et s’il vous arrivait quelque malheur après mon départ de Garde-Douloureuse, quand j’aurais sauvé ses biens, sa vie et son honneur, je crois que je recevrais plutôt la pointe de son poignard que ses remercîments et sa récompense.

— Va, quoi qu’il en soit, cher Amelot, dit-elle, rassemble tous les hommes que tu pourras, et pars.

— Vous faites sentir l’éperon à un cheval plein de feu, madame, » dit le page en se levant subitement ; « et dans l’état où est mon maître, je ne vois rien de mieux à faire que de déployer sa bannière devant ces rustres.

— Aux armes, donc ! » dit Éveline avec empressement, « aux armes et gagne tes éperons ! Apporte-moi la certitude que l’honneur de ton maître est en sûreté, et je te les attacherai moi-même. Tiens, prends ce saint rosaire ; attache-le à ton cimier, et à l’heure du combat confie-toi en la Vierge de Garde-Douloureuse, qui n’a jamais abandonné un de ses serviteurs. »

Elle eut à peine achevé qu’Amelot s’éloigna rapidement ; et, rassemblant tous les soldats qu’il put trouver, tant de ceux de la troupe que ceux du château, il se trouva dans la cour à la tête de quarante cavaliers.

Mais, quoiqu’on eût obéi au page jusque-là, néanmoins, quand les soldats apprirent qu’ils allaient partir pour une expédition dangereuse, sans général plus expérimenté qu’un jeune homme de quinze ans, ils montrèrent une grande répugnance à sortir du château. Les vieux soldats de de Lacy dirent que Damien lui-même était trop jeune pour les commander et n’avait pas le droit de transmettre son autorité à un enfant ; tandis que les serviteurs de Berenger dirent que leur maîtresse devait être assez satisfaite de sa délivrance du matin, sans s’attirer de plus grands dangers en diminuant la garnison du château. « Le temps, dirent-ils, est orageux, et il est prudent de s’abriter sous un toit de pierre. »

Plus les soldats se communiquaient leurs idées, plus ils se sentaient d’éloignement pour l’entreprise ; et quand Amelot qui, en vrai page, était allé faire harnacher son cheval, revint dans la cour du château, il les trouva tous groupés confusément, les uns à cheval, les autres à pied, tous parlant à haute voix et sans ordre. Ralph Genvil, vétéran dont le visage portait la marque de plus d’une cicatrice, et qui avait long-temps fait le métier de soldat de fortune, restait à part, tenant la bride de son cheval d’une main et de l’autre la lance autour de laquelle la bannière de de Lacy était encore roulée.

« Que signifie ceci, Genvil ? » dit le page avec colère. « Pourquoi ne montez-vous pas à cheval et ne déployez-vous pas la bannière ? et quelle est la cause de tout ce désordre ?

— Sire page, » dit Genvil avec calme, « je ne suis pas en selle parce que j’ai quelque respect pour ce vieux chiffon de soie que j’ai autrefois porté avec honneur ; mais je ne le déploierai pas volontiers quand les soldats ne veulent ni le suivre ni le défendre.

— Point de marche, point de sortie, et ne déployez point la bannière aujourd’hui ! » s’écrièrent les soldats, comme pour appuyer le discours du porte-bannière.

« Comment, lâches, vous vous mutinez ! » dit Amelot en portant la main sur son épée.

« Ne me menacez pas, jeune garçon, dit Genvil, et ne brandissez pas votre épée de mon côté. Je te dis, Amelot, que si mon arme se croisait avec la tienne, ta brochette dorée volerait en éclats comme les grains d’avoine battus par le fléau. Vois-tu, il y a ici des barbes grises qui ne soucient pas de marcher selon le caprice d’un enfant. Quant à moi, j’y tiens peu, et peu m’importe que ce soit un enfant ou un autre qui me commande : mais j’appartiens dans ce moment à de Lacy, et je ne suis pas sûr qu’en marchant au secours de ce Wild Wenlock, nous fassions une entreprise dont il nous remerciera. Pourquoi ne nous y menait-il pas ce matin quand il nous conduisit dans les montagnes ?

— Vous en savez la raison, dit le page.

— Oui, nous en savons la raison ; ou si nous ne la savons pas, nous la devinons, » reprit le porte-bannière avec un rire éclatant qui fut répété par plusieurs de ses camarades.

« Que la calomnie rentre dans ton perfide gosier, Genvil, » dit le page : et tirant son épée, il se jeta sur le porte-bannière, sans considérer la grande disproportion de leur force.

Genvil se contenta de parer cette attaque d’un seul mouvement de son bras gigantesque ; et, sans paraître faire le moindre effort, il repoussa le page et en même temps détourna l’épée avec la lance de l’étendard.

Les spectateurs partirent d’un éclat de rire, et Amelot, voyant ses efforts inutiles, jeta son épée, et, pleurant d’orgueil et d’indignation, se hâta de retourner conter sa mésaventure à lady Éveline. « Tout est perdu, dit-il ; les lâches se mutinent, et le blâme de leur paresse et de leur couardise retombera sur mon cher maître !

— Il n’en sera rien, dit Éveline, quand je devrais mourir pour l’empêcher ! Suivez-moi, Amelot. »

Elle se jeta à la hâte une écharpe écarlate sur ses vêtements lugubres, et s’empressa de descendre dans la cour, suivie de Gillian, dont la contenance et les gestes exprimaient l’étonnement et la pitié, et de Rose, qui cachait soigneusement les sentiments qu’elle éprouvait intérieurement.

Éveline entra dans la cour du château avec l’œil étincelant et le regard animé qu’avaient ses ancêtres au moment du péril, quand leur âme s’apprêtait à braver l’orage, et répandait sur leur visage la dignité du commandement et le mépris du danger. Elle semblait en ce moment au-dessus de sa taille ordinaire ; et d’une voix claire et distincte, mais non dépourvue de douceur, elle dit aux mutins : « Que veut dire celle conduite, mes maîtres ? » et tandis qu’elle parlait, les tailles colossales des soldats semblaient se rapprocher comme pour échapper à sa censure. On aurait dit un groupe de lourds oiseaux aquatiques se réunissant pour éviter l’attaque du léger et superbe émerillon, et craignant la supériorité de sa nature et de son éducation sur leur force physique, mais inerte. « Que signifie cette conduite ? » leur demanda-t-elle encore ; « est-ce le moment de vous mutiner quand votre lord est absent, et que son neveu et lieutenant est étendu sur un lit de douleur ? Est-ce ainsi que vous tenez vos serments ? est-ce ainsi que vous méritez la faveur de votre chef ? Comme le chien couchant, vous cédez et reculez dès le moment où vous perdez de vue le chasseur ! »

Il y eut une pause… Les soldats jetaient les yeux sur Éveline, puis les tournaient sur eux-mêmes, comme s’ils eussent eu honte de persister dans leur mutinerie ou de rentrer dans le devoir.

« Je vois ce que c’est, mes braves amis, vous manquez de chef ! Mais que cela ne vous arrête pas… je vous conduirai moi-même ; et toute femme que je suis, vous ne devez pas craindre le déshonneur quand une fille des Berenger vous commande… Que mon cheval soit promptement recouvert d’un selle d’acier ! « Et ramassant le léger casque du page, elle le posa sur sa tête, saisit son épée nue, et continua : « Ici je vous promets de vous conduire et d’être votre chef… ce gentilhomme (montrant Genvil) suppléera à mon ignorance dans l’art militaire : il me paraît avoir assisté à plus d’une bataille, et saura bien diriger un jeune chef.

— Certes, » dit le vieux soldat secouant la tête et souriant malgré lui, « j’ai vu plus d’une bataille, mais jamais sous un tel général.

— Néanmoins, » dit Éveline voyant que tous les yeux se tournaient sur Genvil, « vous ne devez, ne pouvez, ni ne voudrez refuser de me suivre ; vous ne le devez pas comme soldat, car ma faible voix vous fait savoir les ordres de votre capitaine ; vous ne le pouvez pas comme gentilhomme, car une femme abandonnée et affligée implore votre secours ; vous ne le voudrez pas comme Anglais, car votre pays a besoin de vos bras, et vos camarades sont en danger : déployez donc votre bannière et marchez !

— Je le ferai de toute mon âme, belle dame, reprit Genvil (comme s’il se préparait à déployer la bannière), et Amelot même pourrait bien nous conduire moyennant quelques avis que je lui donnerai ; mais je ne sais trop si vous nous envoyez dans la bonne route.

— Certainement, certainement ! » dit Éveline avec empressement ; « ce doit être la bonne route, que de vous envoyer au secours de Wenlock et de ses serviteurs, assiégés par les paysans insurgés.

— Je ne sais pas, » dit Genvil hésitant toujours ; « notre chef sire Damien de Lacy protège les communes ; quelques-uns disent qu’il est leur ami, et je me rappelle qu’il se querella une fois avec Wild Wenlock pour une petite sottise que ce dernier avait faite à la femme du meunier de Twineford. Nous serons dans de beaux draps quand notre jeune chef sera sur pied, s’il apprend que nous avons combattu contre le côté qu’il soutenait !

— Soyez sûrs, » dit la jeune fille avec inquiétude, qu’autant il protégerait les communes contre l’oppression, autant il les combattrait avec ardeur quand elles veulent opprimer. À cheval, et partez ! sauvez Wenlock et ses soldats !… il y va de la vie et de la mort. Je vous promets sur ma vie et ma fortune que tout ce que vous ferez sera considéré par de Lacy comme un service loyal. Allons donc, suivez-moi !

« Personne assurément ne peut connaître les intentions de sire Damien mieux que vous, belle dame, reprit Genvil ; même, quant à cela, vous pouvez les faire changer comme vous voulez. Ainsi nous allons marcher, et nous aiderons Wenlock, s’il en est encore temps, comme je l’espère ; car c’est un fier sanglier, et quand il se retourne pour mordre, il en coûte cher aux paysans avant qu’ils sonnent la mort[53]. Mais restez dans votre château, belle dame, et fiez-vous à Amelot et à moi… Allons, sire page, prenez le commandement, puisqu’il faut qu’il en soit ainsi ; quoique, ma foi, ce soit dommage d’ôter le casque de cette jolie tête et l’épée de cette jolie main. Par saint George, cela fait honneur au métier de soldat de les y voir ! »

Éveline rendit les armes à Amelot, l’exhortant en peu de mots à oublier l’offense qu’il avait reçue, et à faire son devoir en homme. Pendant ce temps, Genvil déroula le panonceau, le fit flotter, et, sans mettre le pied dans l’étrier, s’appuyant seulement sur la lance, il se jeta sur sa selle, malgré la pesanteur de ses armes. « Nous sommes prêts maintenant, et aux ordres de votre jeunesse, » dit-il à Amelot ; et, tandis que le page mettait la troupe en ordre, il dit tout bas à son voisin : « Il me semble qu’au lieu de cette vieille queue d’hirondelle, notre bannière devrait être un cotillon brodé… un jupon à falbala n’a pas d’égal à mon idée ! Voyez-vous, Stephen Pontoys, je pardonne à Damien maintenant d’avoir oublié son oncle et sa propre réputation pour cette jeune fille ; car, ma foi, par amour pour elle, je me serais livré à la mort. Ah, maudites soient les femmes ! elles nous gouvernent en tout temps, Stephen, et à tout âge. Quand elles sont jeunes, elles nous entraînent par de jolis regards, des paroles sucrées, de doux baisers et des gages d’amour ; et quand elles sont sur le retour, par des présents, des politesses, du vin et de l’or, elles nous forcent de leur obéir ; et quand elles sont vieilles, nous sommes bien aises de faire leurs commissions pour ne plus voir leurs vieux visages de cuir. Eh bien, le vieux de Lacy aurait dû rester chez lui pour garder son faucon ! Mais tout cela ne vous fait rien, Pontoys ; d’ailleurs nous aurons peut-être quelque profit aujourd’hui, car ces paysans ont pillé plus d’un château.

— Oui, oui, reprit Pontoys ; le butin pour le paysan, et le paysan pour le soldat, un vrai et bon proverbe. Mais peux-tu me dire pourquoi le seigneur Amelot ne nous met pas en marche ?

— Bah ! reprit Genvil, la secousse que je lui ai donnée a ébranlé son cerveau… ou peut-être qu’il n’a pas encore avalé ses larmes ; car c’est un fameux petit coq pour son âge toutes les fois qu’il y a de l’honneur à gagner. Ah ! enfin nous partons… Eh bien, c’est une drôle de chose que ce sang noble, Stephen ! car voici un enfant que j’ai bafoué tout à l’heure comme un écolier ; et maintenant il faut qu’il nous mène, nous autres barbes grises, où nous aurons peut-être la tête cassée, et cela d’après l’ordre d’une dame.

— Je garantis que sir Damien est payé de ma jolie maîtresse, reprit Stephen Pontoys, comme ce jeune éveillé d’Amelot l’est de sir Damien ; et ainsi, nous pauvres hommes, il nous faut obéir et fermer la bouche.

— Mais ouvrir les yeux, Stephen Pontoys ; n’oublie pas cela. » Ils étaient en ce moment hors du château et sur la route qui conduisait au village où, d’après les nouvelles du matin, Wenlock était assiégé et bloqué par les nombreuses troupes des communes insurgées. Amelot était en tête de la troupe, toujours honteux de l’affront qu’il avait reçu en présence des soldats, et il se perdait à chercher comment il suppléerait à ce défaut d’expérience, qu’en toute autre occasion il aurait remplacé par les conseils du porte-bannière, avec lequel maintenant il avait honte de tâcher de se réconcilier. Mais Genvil n’était pas d’un naturel maussade, quoiqu’il eût l’habitude de murmurer : il s’avança près du page, et l’ayant salué, il lui demanda respectueusement s’il ne serait pas convenable qu’un ou deux de leurs cavaliers courussent en avant pour savoir où en était Wenlock, et s’ils arriveraient assez tôt pour le secourir ?

« Il me semble, porte-bannière, reprit Amelot, que vous devriez commander cette troupe, puisque vous savez si bien ce qu’il faut faire ? Vous pourriez même en être le chef, puisque… mais je ne veux pas vous faire de reproches.

— Puisque je sais si mal obéir, reprit Genvil ; voilà ce que vous vouliez dire ; et, ma foi, je ne nie pas qu’il n’y ait quelque vérité : mais n’est-ce pas mal de ta part de conduire imprudemment une belle expédition pour une parole inconsidérée et une action emportée ? Allons, que la paix se rétablisse !

— De tout mon cœur ! reprit Amelot ; et je vais envoyer des cavaliers pour reconnaître l’état des choses, comme tu me l’as conseillé.

— Que ce soit le vieux Stephen Pontoys et deux lanciers de Chester : il est aussi rusé qu’un vieux renard ; et ni l’espoir ni la crainte ne l’emporteront sur sa prudence de l’épaisseur d’un cheveu. »

Amelot suivit avec empressement cet avis, et d’après son ordre Pontoys et deux lanciers coururent en avant pour reconnaître la route et s’assurer de la situation de ceux qu’ils allaient secourir. « Et maintenant que nous sommes sur l’ancien pied, reprit le porte-bannière, dis-moi, cette belle dame n’aime-t-elle pas d’un véritable amour notre joli chevalier ?

— C’est une infâme calomnie ! » dit Amelot avec indignation, « elle ! la fiancée de son oncle ! je suis convaincu qu’elle aimerait mieux mourir que d’avoir une telle pensée, et notre maître aussi le préférerait. J’ai déjà remarqué en toi cette croyance hérétique, Genvil, et je t’ai prié de l’abjurer : tu sais que cet amour est impossible, car tu n’ignores pas qu’ils ne se sont presque jamais rencontrés.

— Comment le saurais-je, dit Genvil, et toi aussi ? veille-les d’aussi près que tu voudras : il passe bien de l’eau sous le moulin sans que Hal le meunier le sache. Ils correspondent, au moins ; ce fait, tu ne peux le nier.

— Certes, je le nie ! dit Amelot, ainsi que tout ce qui peut flétrir leur honneur.

— Alors, comment, au nom du ciel ! peut-il connaître si parfaitement tous ses mouvements, ainsi qu’il nous l’a prouvé ce matin même ?

— Je l’ignore, dit le page ; mais il y a des saints et des anges gardiens ; et si quelqu’un sur la terre mérite leur protection, c’est lady Éveline Berenger.

— Bien dit, monsieur le confident, » reprit Genvil en riant ; « mais un vieux troupier ne croit pas cela. Des saints et des anges ! oui, oui, il y a là-dessous des actions bien saintes, je vous le promets. »

Le page allait répondre avec colère, quand Stephen Pontoys accourut avec ses camarades : « Wenlock se défend bravement, s’écria-t-il, quoiqu’il soit assailli avec furie par ces paysans ! Les arbalétriers font bien leur devoir, et je ne doute pas qu’ils ne puissent tenir la place jusqu’à ce que nous arrivions, s’il vous plaît de marcher un peu plus vite. Ils ont attaqué les barrières, et il n’y a qu’un instant ils étaient près de les escalader, mais ils furent repoussés avec perte. »

La troupe hâta le pas avec toute la vitesse que permettait le bon ordre, et atteignit bientôt le sommet d’une petite éminence, au-dessous de laquelle se trouvait le village où Wenlock se défendait. L’air retentissait des cris des insurgés, qui, nombreux comme des abeilles, et animés par ce courage obstiné particulier aux Anglais, se pressaient comme des fourmis autour des barrières, et cherchaient à briser les palissades ou à les escalader, malgré une grêle de pierres et de flèches que les assiégeants leur jetaient et qui leur causaient beaucoup de perte, et malgré les épées et les haches des soldats, quand ils en venaient aux mains.

« Il est encore temps, il est encore temps ! » dit Amelot laissant tomber ses rênes et frappant ses mains avec joie ; « agite ton drapeau, Genvil, qu’il soit bien vu de Wenlock et des siens. Camarades, halte ! laissez respirer vos chevaux un moment. Écoutez, Genvil : si nous descendions par ce large sentier dans la prairie où sont les bestiaux ?…

— Bravo, mon jeune faucon ! » reprit Genvil, dont l’amour pour les combats, semblable à celui du cheval de guerre de Job, s’allumait à la vue des lances et au son de la trompette. « Nous aurons un bon terrain pour charger ces misérables.

— Quel nuage noir et épais forment ces scélérats ! dit Amelot ; mais nos lances y feront pénétrer le jour… Voyez, Genvil, les assiégés élèvent un signal pour nous montrer qu’ils nous ont vus.

— Un signal ! s’écria Genvil ; de par le ciel, c’est un drapeau blanc, un signe de reddition !

— De reddition ! ils ne doivent pas y songer quand nous avançons à leur secours, » reprit Amelot ; mais deux ou trois sons mélancoliques des trompettes des assiégés et une acclamation tumultueuse et foudroyante de la part des assiégeants rendit le fait incontestable.

« Voilà le panonceau de Wenlock à bas, dit Genvil, et les rustres entrent dans les barrières de tous côtés… Il y a eu ici ou lâcheté ou trahison : que faut-il faire ?

— Avancer sur eux, dit Amelot, reprendre la place et délivrer les prisonniers.

— Avancer, en vérité ! reprit le porte-bannière ; pas de la longueur d’un cheval, à mon avis… Chaque clou de notre cotte d’armes serait marqué par la pointe d’une flèche, avant que nous eussions descendu la colline à la vue d’une pareille multitude : ce serait une vraie folie.

— Cependant avancez un peu avec moi, dit le page ; peut-être trouverons-nous quelque sentier par lequel nous descendrons sans être aperçus. »

Effectivement ils avancèrent un peu pour reconnaître la colline, le page soutenant déjà la possibilité de descendre sans être aperçus au milieu de la confusion, quand Genvil répondit avec impatience : « Sans être aperçus !… Mais vous l’êtes déjà… voici un gaillard qui s’avance vers nous avec toute la vitesse de son cheval. »

Tandis qu’il parlait, un cavalier les joignit : c’était un gros et lourd paysan, vêtu d’une jaquette de toile de Frise ordinaire, d’un bonnet bleu qu’il avait eu peine à enfoncer sur une tête énorme couverte de cheveux roux, qui semblaient se hérisser pour le repousser. Ses mains étaient couvertes de sang, et il portait sur sa selle un sac de toile où l’on voyait de semblables taches. » Vous êtes de la troupe de Damien de Lacy, n’est-ce pas ? » dit le messager grossier ; et quand on lui eut répondu affirmativement, il continua avec la même courtoisie grossière : « Hob, le meunier de Twyford, salue Damien de Lacy, et, connaissant son intention de remédier au désordre des communes, Hob lui envoie le péage de sa mouture ; » et en disant ces mots il fit sortir du sac une tête d’homme et la tendit à Amelot.

« C’est la tête de Wenlock, dit Genvil : comme ses yeux sont fixes !

— Ils ne fixeront plus les filles à présent, dit le rustre ; je lui ai fait passer l’envie de faire du tapage.

— Toi !… » dit Amelot en reculant avec dégoût et indignation.

« Oui, moi-même, reprit le paysan ; je suis grand justicier des communes, faute d’un meilleur.

— Tu veux dire grand bourreau, reprit Genvil.

— Appelle-moi comme tu voudras, reprit le paysan ; vraiment il est bon que les hommes qui ont un état donnent l’exemple : je ne prierais aucun homme de faire ce que je ne serais pas prêt à faire moi-même. Il est aussi facile de pendre un homme que de dire : Pendez-le : nous ne voulons pas multiplier les places dans ce monde nouveau qui s’élève heureusement au sein de la vieille Angleterre.

— Misérable ! dit Amelot, reporte ton gage sanglant à ceux qui t’ont envoyé ; si tu n’étais pas venu avec confiance, je t’aurais cloué par terre avec ma lance : mais soyez sûrs qu’on tirera vengeance de votre cruauté… Allons, Genvil, retournons à notre troupe ; il n’est plus nécessaire de rester ici. »

Le paysan, qui s’était attendu à une réception bien différente, les regarda fixement pendant quelques moments, puis il replaça son trophée sanglant dans son sac, et retourna vers ceux qui l’avaient envoyé.

« Voilà ce qu’il arrive de se mêler des amourettes des autres, dit Genvil ; sire Damien se querellait toujours avec Wenlock pour ses intrigues avec la fille de ce meunier, et vous voyez qu’on le regarde comme le protecteur de cette révolte, et cela sera fort heureux si d’autres ne pensent pas de même… Je voudrais être quitte des peines que de pareils soupçons nous occasionneront peut-être ; oui, dussé-je donner mon meilleur cheval ; d’ailleurs le dur service d’aujourd’hui pourra bien me le tuer, et je voudrais que ce fût le plus grand malheur qui nous arrivât. »

Les soldats rentrèrent fatigués, découragés, au château de Garde-Douloureuse, et perdirent en route plusieurs de leurs cavaliers ; les uns restèrent derrière par la lassitude de leurs chevaux, les autres, saisissant l’occasion pour déserter, furent se joindre aux bandes d’insurgés et de pillards qui s’étaient rassemblés sur différents points, et dont une soldatesque effrénée venait augmenter le nombre.

À son retour, Amelot apprit que l’état de son maître était toujours très-inquiétant, et que lady Éveline, quoique épuisée de fatigue, n’avait pas voulu se reposer, mais attendait son arrivée avec impatience. On l’introduisit près d’elle, et, le cœur gros, il lui raconta le résultat infructueux de son expédition.

« Que les saints aient pitié de nous ! dit Éveline ; car on dirait vraiment qu’un fléau s’attache à moi, et s’étend sur tous ceux qui s’intéressent à mon bonheur. Du moment où ils cherchent à me servir, leurs vertus mêmes leur deviennent des pièges ; et ce qui en toute autre circonstance les conduirait à l’honneur, produit la ruine des amis d’Éveline Berenger.

— Ne craignez pas, milady, reprit Amelot ; il y a encore assez de soldats dans le camp de mon maître pour mettre à la raison ces perturbateurs de la paix publique. Je ne resterai que le temps nécessaire pour recevoir les ordres de sir Damien, je partirai demain, et j’emmènerai des forces suffisantes pour rétablir la tranquillité dans cette contrée.

— Hélas ! vous ne savez pas encore tout, reprit Éveline. Depuis que vous êtes parti, nous avons appris comme certain que, dès que les soldats de sir Damien ont su l’accident qui lui était arrivé ce matin, déjà mécontents de la vie inactive qu’ils ont menée dernièrement, et découragés par les malheurs et le bruit de la mort de leur chef, ils se sont dispersés. Néanmoins, prenez courage, Amelot ; cette maison est assez forte pour soutenir une tempête plus violente que celle qui probablement grondera sur nous ; et si tous les soldats abandonnent leur chef blessé et affligé, le devoir d’Éveline Berenger est de défendre et de protéger son libérateur. »







CHAPITRE XXVIII.

guy monthermer.


Que nos fières trompettes ébranlent les murs de leur château et les menacent de mort et de destruction.
Otway.


Les mauvaises nouvelles qui terminent le dernier chapitre furent nécessairement rapportées à Damien de Lacy, comme la personne qu’elles regardaient principalement ; lady Éveline se chargea elle-même de la tâche de les lui communiquer, mêlant ses larmes à ses paroles, puis interrompant ces mêmes larmes pour suggérer des motifs d’espérance et de consolation, quoique intérieurement elle n’en eût aucun.

Le chevalier blessé, le visage tourné de son côté, écouta ces fâcheuses nouvelles en homme qui n’en était affligé que parce qu’elles concernaient celle qui les lui apportait. Quand elle eut fini de parler, il resta comme plongé dans une profonde rêverie, les yeux tellement fixés sur elle, qu’elle se leva, dans l’intention de se retirer pour éviter des regards qui l’embarrassaient. Il se hâta alors de parler, afin de l’empêcher de sortir. « Tout ce que vous m’avez annoncé, noble dame, lui dit-il, eût suffi pour me briser le cœur, si tout autre que vous me l’eût appris ; car je vois que le pouvoir et l’honneur de ma maison, qui m’étaient si solennellement confiés, ont été flétris par suite de mes infortunes. Mais quand je vous regarde, et que j’entends votre voix ; j’oublie tout, sinon que vous êtes sauvée, et que vous êtes ici en toute sûreté. Laissez-moi donc vous supplier de me permettre de sortir de votre château et d’aller ailleurs. Je ne suis nullement digne de vos soins, puisque je n’ai plus les épées des autres à ma disposition, et que je suis incapable, pour le moment, de tirer la mienne.

— Si vous êtes assez généreux pour penser à moi-même dans votre infortune, noble chevalier, reprit Éveline, pouvez-vous supposer que j’oublie à quelle occasion ces blessures ont été faites ? Non, Damien, ne parlez pas de vous éloigner ; tant qu’une tourelle de Garde-Douloureuse restera debout, vous trouverez dans cette tourelle asile et protection. Tel serait, j’en suis sûre, le bon plaisir de votre oncle, s’il était ici. »

On aurait dit que Damien venait d’éprouver une douleur subite ; car, en répétant ces mots : « Mon oncle ! » il s’agita convulsivement et se détourna d’Éveline ; puis se calmant, il dit : « Hélas ! si mon oncle savait combien ses préceptes ont été mal suivis, au lieu de me recevoir dans cette maison il me ferait précipiter du haut des batteries.

— Ne craignez pas son déplaisir, » dit Éveline en se préparant encore à se retirer, « mais tâchez, en calmant votre esprit, de hâter votre guérison ; et alors, je n’en doute pas, vous pourrez rétablir le bon ordre dans la juridiction du connétable, même longtemps avant son retour. »

Elle rougit en prononçant ces derniers mots, et se hâta de sortir de l’appartement. Quand elle fut rentrée dans sa chambre, elle renvoya ses femmes et ne retint que Rose. « Que penses-tu de tout ceci, ma sage conseillère ? lui dit-elle.

— Je voudrais, reprit Rose, que ce jeune chevalier ne fût jamais venu dans ce château, ou, qu’y étant, il pût le quitter à l’instant, ou enfin qu’il pût honorablement y rester toujours.

— Qu’entends-tu par y rester toujours ? » demanda Éveline avec empressement.

« Permettez-moi de répondre à cette question par une autre : combien y a-t-il de temps que le connétable de Chester a quitté l’Angleterre ?

— Il y aura trois ans à la Saint-Clément, dit Éveline ; et que signifie cette question ?

— Rien ; mais…

— Mais, quoi ? je vous ordonne de parler.

— Dans quelques semaines votre main sera libre.

— Et croyez-vous, Rose, » dit Éveline en se levant avec dignité, « qu’il n’y a pas d’autres liens que ceux qui sont formés par la plume d’un scribe ? Nous connaissons peu les aventures du connétable, mais pourtant nous en savons assez pour croire que ses hautes espérances ont été déçues, et que son épée et son courage ont été trop faibles pour vaincre le sultan Saladin. Supposons qu’il revienne dans quelque temps, comme nous avons vu revenir tant de croisés, pauvres et affaiblis ; supposons qu’il trouve ses biens dévastés, et ses serviteurs dispersés, par suite de leurs derniers malheurs : que penserait-il s’il trouvait que sa fiancée eût épousé et enrichi le neveu dans lequel il avait le plus de confiance ? Crois-tu qu’un pareil engagement soit comme l’hypothèque d’un Lombard, qu’il faut retirer le jour même, sinon la perte en est certaine ?

— Je ne puis rien vous dire, madame, reprit Rose ; mais ceux qui tiennent parole à la lettre ne sont, dans mon pays, tenus à rien de plus.

— C’est une mode flamande, Rose, dit sa maîtresse ; mais une Normande ne se contente pas d’observer ses obligations si strictement. Quoi ! voudrais-tu que mon honneur, mes affections, mon devoir, tout ce qui est le plus cher à une femme, dépendissent du calendrier, comme fait l’usurier qui épie l’instant où il pourra saisir l’objet engagé ? Suis-je donc à une telle extrémité que je doive appartenir à un homme s’il me réclame à la Saint-Michel, ou à un autre, si le premier vient trop tard ? Non, Rose, je n’ai pas compris ainsi un engagement qui a été sanctionné par la providence spéciale de Notre-Dame de Garde-Douloureuse.

— Ce sentiment est digne de vous, ma chère maîtresse, répondit Rose ; néanmoins vous êtes si jeune, si entourée de dangers, si exposée à la calomnie, que moi, du moins, je considère l’instant où vous aurez un compagnon légal et un protecteur, comme le moyen de sortir d’une position douteuse et périlleuse.

— N’y pensez pas, Rose, reprit Éveline ; ne comparez pas votre maîtresse à ces femmes prévoyantes qui, tandis que leur époux existe encore, quoique âgé et infirme, s’occupent prudemment d’en chercher un autre.

— C’est assez, ma chère maîtresse, dit Rose ; cependant, permettez-moi encore un mot. Puisque vous êtes décidée à ne pas profiter de votre liberté, même quand l’époque fatale de votre engagement serait expirée, pourquoi souffrez-vous que ce jeune homme partage notre solitude ? Sa santé est maintenant assez bonne pour permettre de le transporter dans quelque autre lieu de sûreté. Reprenons notre premier genre de vie, jusqu’à ce que la Providence nous offre une perspective meilleure et plus sûre. »

Éveline soupira, baissa les yeux, puis les releva ; et elle allait parler pour exprimer qu’elle adhérerait à un arrangement si raisonnable, sans les blessures récentes de Damien, et le trouble du pays, quand elle fut interrompue par le son aigu de trompettes qui sonnaient devant la porte du château ; et Raoul, l’inquiétude peinte sur la figure, vint en boitant apprendre à sa maîtresse qu’un chevalier, suivi d’un poursuivant d’armes, en livrée royale, avec une forte garde, était devant le château, et demandait à entrer au nom du roi.

Après un moment de réflexion, Éveline répondit : « Ce ne sera pas même à l’ordre du roi que s’ouvrira le château de mes ancêtres, à moins que nous ne soyons sûrs de la personne qui le demande et de ses intentions. Nous irons nous-mêmes à la porte, et nous apprendrons ce que signifie cet appel. Mon voile, Rose, et rassemblez mes femmes. Encore le son de ces trompettes ! Hélas ! elles retentissent comme un signal de mort et de destruction ! »

Les craintes prophétiques d’Éveline n’étaient pas sans fondement ; car à peine fut-elle sortie de l’appartement, qu’elle rencontra le page Amelot avec un air de désordre et d’effroi qu’un aspirant à la chevalerie pouvait à peine se permettre de manifester. « Milady, noble milady, » dit-il en ployant précipitamment le genou devant Éveline, « sauvez mon cher maître ! vous, vous seule, pouvez le sauver dans cette extrémité.

— Moi ! dit Éveline avec étonnement, moi, le sauver ! et de quel danger ? Dieu sait avec quel empressement !…

Elle s’arrêta tout court comme si elle eût craint que ses lèvres exprimassent sa pensée.

« Guy Monthermer, madame, est à la porte avec un poursuivant et la bannière royale. L’ennemi héréditaire de la maison de Lacy, ainsi accompagné, ne vient pas pour faire du bien. J’ignore quels malheurs il vient nous annoncer, mais pour sûr ce sont des malheurs qu’il va nous présager. Mon maître tua son neveu au champ de Malpas, et par conséquent… » Ici il fut interrompu par une autre fanfare de trompettes, qui retentit avec une vive impatience sous les voûtes de l’ancienne forteresse.

Lady Éveline courut à la porte, et trouva les soldats se regardant avec des visages craintifs et alarmés ; ils tournèrent leurs yeux sur elle, comme pour y chercher des consolations et un courage qu’ils ne pouvaient pas se communiquer. En dehors, à cheval et en armure complète, on voyait un chevalier âgé et d’un extérieur majestueux, dont la visière levée et le castor abaissé montraient une barbe déjà grise. Auprès de lui était un poursuivant d’armes à cheval ; l’écusson royal était brodé sur son habit d’office héraldique : il paraissait mécontent de voir son importance méconnue, et un air hautain était empreint sur son visage ombragé par son casque et sa triple plume. Ils étaient suivis d’environ cinquante soldats rangés sous la bannière d’Angleterre.

Quand lady Éveline parut, le chevalier, après un léger salut, qui semblait accordé plutôt par une stricte courtoisie de forme que par bonté, demanda s’il voyait devant lui la fille de Raymond Berenger. « Et c’est, » continua-t-il, quand il eut reçu une réponse affirmative, « devant le château de ce serviteur choisi et favorisé de la maison d’Anjou que les trompettes du roi Henri ont sonné trois fois, sans faire obtenir d’admission à ceux qui sont honorés des ordres de leur souverain ?

— Ma position, reprit Éveline, doit faire excuser celle précaution. Je suis une jeune fille solitaire, habitant une forteresse sur les frontières ; je ne puis admettre personne sans connaître ses intentions, et sans être assurée que son entrée s’accorde avec la sûreté de la place et mon propre honneur.

— Puisque vous êtes si pointilleuse, lady, reprit Monthermer, sachez que, vu les troubles de ce pays, la volonté du roi est de placer dans vos murs une troupe de soldats pour garder ce château important, soit contre les soldats qui brûlent et égorgent tout, soit contre les Gallois qui, on doit s’y attendre, ne manqueront pas, selon leur coutume dans les temps de révolte, de faire des incursions sur les frontières. Ouvrez donc vos portes, dame de Berenger, et laissez entrer dans le château les forces de Sa Grâce.

— Sire chevalier, reprit Éveline, ce château, comme toute autre forteresse d’Angleterre, appartient au roi par la loi ; mais, par la loi aussi, je dois le défendre et le garder ; c’est à cette condition que mes ancêtres possédaient ces terres. J’ai assez d’hommes pour défendre maintenant Garde-Douloureuse, comme mon père et mon grand-père l’ont défendu autrefois. Le roi est trop bon d’avoir pensé à m’envoyer des secours, mais je n’ai pas besoin de mercenaires ; et il ne serait pas sûr d’admettre dans mon château des gens qui pourraient, dans ces temps de désordre, s’en rendre maîtres pour d’autres que pour sa propriétaire légale.

— Lady, reprit le vieux guerrier, Sa Grâce n’ignore pas les motifs qui vous portent à une telle révolte. Ce n’est pas la crainte des forces royales qui vous engage, vous, vassale de Henri, à tenir cette conduite réfractaire. Je pourrais, d’après votre refus, vous proclamer traître à la couronne ; mais le roi se rappelle les services de votre père. Sachez donc que nous n’ignorons pas que Damien de Lacy, accusé d’avoir fomenté et dirigé cette insurrection, d’avoir déserté le champ de bataille et abandonné un noble camarade au glaive du paysan brutal, a trouvé abri sous ce toit, au mépris de votre fidélité comme vassale, et de votre conduite comme une fille de haut rang. Livrez-le-nous, et je retirerai ces troupes, et vous dispenserai, quoique je doive à peine le faire, d’avoir garnison dans ce château.

— Guy de Monthermer, reprit Éveline, celui qui jette une tache sur mon nom parle indignement et avec fausseté ; quant à Damien de Lacy, il sait défendre sa réputation. Je dirai seulement que, tant qu’il séjournera dans le château de la fiancée de son oncle, elle ne le livrera à personne, encore moins à son ennemi connu. Baissez la herse, gardes, et qu’on ne la lève pas sans mon ordre spécial ! »

À peine cet ordre fut-il donné, que la herse retomba avec bruit sur la terre, et Monthermer, bafoué dans sa colère, se vit exclu du château. « Indigne femme ! » s’écria-t-il avec fureur ; puis, se contenant, il dit avec calme au poursuivant : « Vous êtes témoin qu’elle est convenue que le traître est dans ce château ; vous êtes témoin qu’interpellée selon la loi, cette Éveline Berenger refuse de nous le livrer. Faites votre devoir, sire poursuivant, selon l’usage en pareil cas. »

Le poursuivant s’avança alors et proclama dans les termes employés ordinairement, qu’Éveline Berenger, interpellée selon la loi, refusant d’admettre les troupes du roi dans son château et de livrer un traître nommé Damien de Lacy, avait encouru la peine de haute trahison et avait entraîné dans le même sort tous ceux qui l’aideraient ou l’exciteraient à défendre ledit château, malgré leur serment de fidélité au roi d’Anjou. Les trompettes, dès que la voix du héraut eut cessé, confirmèrent la sentence par un son lugubre et prolongé, qui fit sortir de leurs nids les hiboux et les corbeaux qui y répondirent par leurs cris de mauvais présage.

Les défenseurs du château se regardaient avec tristesse et effroi, tandis que Monthermer, élevant sa lance, s’écria en tournant la bride de son cheval : « Quand je reviendrai près de Garde-Douloureuse, ce ne sera pas seulement pour intimer, mais pour exécuter les ordres de mon souverain. »

Comme Éveline contemplait d’un air pensif la retraite de Monthermer et de ses compagnons et considérait ce qu’elle devait faire dans une position aussi embarrassante, elle entendit un des Flamands demander à voix basse à un Anglais qui se trouvait près de lui ce que signifiait le mot traître.

« C’est celui qui trahit la confiance, qui trompe, dit l’interprète. »

La phrase dont il se servit rappela à Éveline son rêve ou sa vision prophétique.

« Hélas ! dit-elle, la vengeance de mon ennemi va s’accomplir. Veuve, épouse, il y a long-temps que je le suis. Fiancée pour mon malheur, car c’est la clef de ma triste destinée ; traître, je suis dénoncée comme telle, quoique, Dieu merci, j’en sois innocente. Il ne me manque plus que d’être trahie, et la prophétie sera accomplie à la lettre. »



CHAPITRE XXIX.

les deux pèlerins et la reddition.


Silence, hiboux ! des chants de mort seuls se font entendre.
Shakspeare. Richard II.


Plus de trois mois s’étaient écoulés depuis l’événement rapporté dans le dernier chapitre, et il n’avait été que le précurseur d’autres plus importants, que la suite de l’histoire fera connaître. Mais comme nous voulons présenter au lecteur, non pas un détail précis des circonstances, selon leur ordre et leur date, mais une série de tableaux, nous ferons notre possible pour offrir les incidents les plus frappants aux yeux ou à l’imagination de ceux que ce récit peut intéresser ; nous ouvrons donc une nouvelle scène, et nous y amenons de nouveaux acteurs.

Dans un pays dévasté, éloigné de plus de douze milles de Garde-Douloureuse, par la chaleur d’un soleil d’été, qui répandait un éclat brûlant sur la vallée silencieuse et sur les ruines noircies des chaumières qui l’ornaient jadis, deux voyageurs marchaient lentement ; leurs manteaux de pèlerin, leurs bourdons, leurs grands chapeaux rabattus, ornés d’une coquille, surtout la croix en drap rouge sur l’épaule, indiquaient que c’étaient des pèlerins qui avaient accompli leur vœu, et étaient revenus de ce lieu fatal d’où revenaient alors si peu des milliers d’hommes qui s’y rendaient, soit par amour pour l’entreprise, soit par dévotion.

Les pèlerins étaient passés le matin par un pays saccagé et dans un état aussi déplorable que ceux qu’ils avaient souvent traversés dans les guerres de la croix. Ils avaient vu des hameaux qui paraissaient avoir subi toutes les fureurs de la guerre ; les maisons étaient réduites en cendres, et plusieurs fois les cadavres des misérables habitants, ou plutôt leurs squelettes, étaient suspendus à des gibets temporaires, ou aux arbres laissés debout, probablement dans la seule intention de servir aux bourreaux. Quant à des créatures vivantes, ils n’en virent pas, sauf ces habitants sauvages de la nature qui semblaient reprendre en silence possession du domaine ravagé, d’où ils avaient été chassés jadis par la main de la civilisation. Les oreilles des voyageurs n’étaient pas affectées moins désagréablement que leurs yeux ; ils pouvaient entendre le cri du corbeau qui paraissait regretter la fin du carnage qui lui avait fourni une ample nourriture, et de temps à autre le hurlement plaintif et prolongé de quelque chien privé ; mais on n’entendait aucun bruit qui indiquât le travail ou les occupations domestiques.

Les pèlerins qui, fatigués, traversaient ces scènes de désolation, avaient une figure conforme à la tristesse du lieu où ils se trouvaient. Ils ne se parlaient pas, ni ne se regardaient… mais le plus petit des deux précédait d’un demi-pas son compagnon ; ils cheminaient lentement, comme des prêtres qui reviennent du lit de mort du pécheur, ou plutôt comme des ombres qui errent autour d’un cimetière.

Enfin ils atteignirent un tertre de gazon, sur le haut duquel était placé un de ces réceptacles funéraires pour les anciens chefs bretons de distinction ; ils sont composés de fragments de granit, placés debout, de manière à former une espèce de cercueil en pierre. Le sépulcre avait été violé depuis long-temps par les Saxons victorieux, soit en signe de mépris, soit par une oisive curiosité, soit enfin parce qu’on supposait qu’il y avait des trésors qu’on cachait quelquefois en pareil lieu. La grande pierre plate qui jadis était le couvercle du cercueil, si on petit le nommer ainsi, était brisée, et les fragments éparpillés et tout couverts de mousse et de lichen, indiquaient que le couvercle était à cette place depuis bien des années. Un vieux chêne penché et desséché étendait encore ses branches sur le mausolée ouvert et grossier, comme si le signe et l’emblème des druides, brisé et foudroyé par l’orage, se penchait encore pour offrir sa protection au dernier reste de leur adoration.

« Voici donc le Kist-waen ? dit le plus petit des deux pèlerins ; et il faut que nous attendions ici les nouvelles de notre envoyé. Mais, Philippe Guarine, quelle explication recevrons-nous sur le ravage du pays que nous venons de traverser ?

— C’est sans doute quelque incursion des loups gallois, milord, reprit Guarine ; et de par Notre-Dame, voici un pauvre mouton saxon qu’ils ont happé. »

Le connétable (car c’était celui qui marchait le premier) se retourna en entendant son écuyer, et vit le corps d’un homme si bien caché dans l’herbe haute, qu’il avait passé sans apercevoir ce que l’écuyer moins distrait n’avait pas manqué de remarquer, l’habit de cuir du défunt annonçait que c’était un paysan anglais. Le corps était tourné le visage contre terre, et la flèche qui avait causé sa mort était encore enfoncée dans son dos.

Philippe Guarine, avec la froide indifférence d’un homme habitué à de pareilles scènes, retira la flèche avec autant de calme qu’un chasseur l’aurait extraite du corps d’un cerf. Avec la même impassibilité, le connétable fit signe à son écuyer de la lui donner ; il la regarda avec une curiosité indolente, puis il dit : « Tu as oublié ton vieux métier, Guarine, quand tu la nommes une flèche galloise. Crois-moi, elle vola d’un arc normand ; mais pourquoi elle a percé le corps de ce rustre anglais, j’ai peine à le deviner.

— C’est quelque serf déserteur, j’en réponds ; quelque chien hargneux qui s’était joint à la même galloise, reprit l’écuyer.

— C’est possible, dit le connétable, mais je crois plutôt qu’une guerre civile a éclaté entre les lords des Marches. Les Gallois, dans le fait, dévastent les villages, et ne laissent derrière eux que du sang et des cendres ; mais ici les châteaux mêmes semblent avoir été pris d’assaut. Que Dieu nous envoie de bonnes nouvelles de Garde-Douloureuse !

Amen ! reprit l’écuyer ; mais si Renault Vidal les rapporte, ce sera la première fois qu’il se sera montré oiseau de bon augure.

— Philippe, dit le connétable, je t’ai déjà dit que tu es un sot jaloux. Combien de fois Vidal m’a-t-il montré sa fidélité dans des moments douteux, son adresse dans des cas difficiles, son courage dans les combats, sa patience dans les souffrances !

— Tout cela peut être très-vrai, milord, reprit Guarine ; cependant à quoi bon tant de paroles ? J’avoue qu’il vous a quelquefois rendu service ; mais je serais bien fâché si votre vie ou votre honneur était à la merci de Renault Vidal.

— Au nom de tous les saints, fou maussade et soupçonneux, quels fondements ont tes soupçons pour parler ainsi contre lui ?

— Je n’en ai point, milord, reprit Guarine ; c’est seulement une aversion instinctive. L’enfant qui voit un serpent ne connaît pas ses mauvaises qualités, cependant il ne le poursuivra ni ne cherchera à l’attraper comme un papillon. Je lui pardonnerais ses regards en dessous, sombres et malins, quand il pense que personne ne l’observe ; mais c’est son rire moqueur que je ne puis lui pardonner ; il est comme la bête dont on nous a parlé en Judée qui rit, dit-on, avant de déchirer et de dévorer.

— Philippe, dit de Lacy, je suis fâché pour toi fâché, du fond de l’âme, de voir que sans cause une pareille jalousie domine et occupe l’esprit d’un brave vieux soldat. Dans notre dernier malheur, pour ne pas rappeler de plus anciennes preuves de sa fidélité, pouvait-il avoir de mauvaises intentions, quand jetés par un naufrage sur les côtes du pays de Galles, la mort eût été notre partage, si le Cymri eût reconnu en moi le connétable de Chester, et en toi son fidèle écuyer, l’exécuteur de ses ordres contre les Gallois en plusieurs circonstances ?

— J’avoue, dit Philippe Guarine, que notre mort eût été infaillible, si l’ingénuité de cet homme ne nous eût fait passer pour des pèlerins, et par conséquent il nous a servi d’interprète, mais à ce titre il nous a empêchés d’avoir des renseignements sur ce qui s’est passé ici, ce qu’il importait beaucoup à Votre Seigneurie de connaître, et, il faut l’avouer, cette conduite est suspecte.

— Tu es toujours un sot, Guarine, dit le connétable ; car, enfin, si Vidal eût été notre ennemi, pourquoi ne nous aurait-il pas nommés aux Gallois, ou ne nous aurait-il pas laissés nous trahir en leur faisant voir que nous savons un peu leur jargon ?

— Eh bien, milord, je puis être réduit au silence, mais je ne suis pas satisfait. Quelque belles paroles qu’il puisse dire, quelque beaux airs qu’il puisse prendre, Renault Vidal ne sera jamais à mes yeux qu’un homme noir et suspect, dont les traits sont toujours prêts à se mouler suivant la manière la plus convenable pour inspirer la confiance, la langue toujours prête à proférer les paroles les plus flatteuses et les plus agréables, et à affecter une simplicité artificieuse ou une honnêteté brusque ; son œil, lorsqu’il ne se croit pas observé, contredit toutes les expressions qu’il a su donner à ses traits, toutes les protestations d’honnêteté, et toutes les paroles de courtoisie ou de cordialité que sa bouche a proférées. Mais je n’en parlerai plus, seulement je suis un vieux chien de bonne race ; j’aime mon maître, mais je ne puis souffrir quelques-uns de ceux qu’il favorise ; et je crois voir là-bas venir Vidal qui nous donnera tous les détails qu’il lui plaira. »

On voyait effectivement un cavalier s’avancer au grand trot dans le sentier vis-à-vis Kist-vaen, et son vêtement, dans lequel on remarquait quelque chose d’oriental, joint au costume fantastique que portaient ordinairement les hommes de sa profession, fit connaître au connétable que le ménestrel dont ils venaient de parler approchait d’eux rapidement.

Quoique Hugo de Lacy ne rendît à ce serviteur que la justice qu’il croyait due à ses services en le disculpant des soupçons de Guarine, néanmoins, au fond de son cœur, il les avait quelquefois partagés, et se reprochait souvent, en homme juste et honnête, de douter, d’après le léger témoignage des regards, et quelquefois, d’après des expressions en l’air, d’une fidélité que plus d’une action de zèle et d’intégrité semblait avoir prouvée.

Quand Vidal arriva et descendit de cheval pour saluer son maître, ce dernier se hâta de lui parler avec bonté, comme s’il sentait qu’en écoutant Guarine il avait en quelque sorte partagé les soupçons injustes de son écuyer. « Sois le bienvenu, mon fidèle Vidal, dit-il ; tu as été le corbeau qui nous a nourris dans les montagnes du pays de Galles, sois maintenant la colombe qui nous rapporte de bonnes nouvelles des Marches. Tu gardes le silence ! que signifie ces yeux baissés, ce maintien embarrassé, ce bonnet enfoncé sur tes yeux ?… Au nom de Dieu, parle ! ne crains pas pour moi, je puis supporter plus de malheurs que la voix de l’homme n’en peut dire. Tu m’as vu dans les guerres de la Palestine, quand mes braves serviteurs tombèrent l’un après l’autre autour de moi, et quand je me vis demeurer presque seul ; ai-je pâli alors ? Tu m’as vu quand la quille du vaisseau était enfoncée sur le roc, et que les vagues écumantes roulaient sur le tillac ; ai-je pâli alors ?… Non, et je ne pâlirai pas à présent.

— Ne vous vantez pas, » dit le ménestrel en regardant fixement le connétable, pendant que celui-ci prenait le maintien d’un homme qui défie la fortune et son courroux ; « ne vous vantez pas de peur que vous ne soyez plus lié que vous ne le voudriez. »

Il y eut une pause d’une minute, pendant laquelle le groupe formait un singulier tableau. Craignant de faire des questions, et cependant honteux de paraître craindre les mauvaises nouvelles qui le menaçaient, le connétable regardait son messager la tête levée, les bras croisés, et le front armé de résolution ; tandis que le ménestrel, que l’intérêt du moment avait fait sortir de son apathie ordinaire, fixait sur son maître un regard perçant, comme pour démêler si son courage était réel ou factice.

D’une autre part, Philippe Guarine, à qui la nature, en lui donnant un extérieur grossier, n’avait pas refusé le jugement et un esprit observateur, tenait aussi ses yeux attachés sur Vidal, cherchant à deviner quel était le caractère de cet intérêt profond qui paraissait briller dans les regards du ménestrel, car il ne pouvait dire si c’était celui d’un fidèle domestique agité des mauvaises nouvelles qui vont affliger son maître, ou celui d’un bourreau qui tient le couteau suspendu sur sa victime afin de le mieux ajuster. Dans l’esprit de Guarine, prévenu peut-être par l’opinion qu’il avait de Vidal, ce dernier sentiment l’emportait tellement sur l’autre, qu’il lui tardait de lever son gourdin pour terrasser le serviteur qui semblait ainsi jouir des souffrances prolongées de son maître.

Enfin un mouvement convulsif agita le front du connétable, et Guarine, quand il aperçut un sourire sardonique qui commençait à contracter la lèvre de Vidal, ne put garder le silence plus longtemps. « Vidal, dit-il, tu es un…

— Un porteur de mauvaises nouvelles, » dit Vidal en l’interrompant ; par conséquent sujet à la mauvaise interprétation du sot qui ne sait pas distinguer l’auteur du mal de celui qui le répète malgré lui.

— Pourquoi ce délai ? dit le connétable. Allons, sire ménestrel, je vais vous épargner cet embarras… Éveline m’a oublié. »

Le ménestrel fit un signe affirmatif.

Hugo de Lacy se tourna vers le monument de pierre, cherchant à vaincre l’émotion profonde qu’il éprouvait. « Je lui pardonne, dit-il ; pardonne, ai-je dit ?… Hélas ! je n’ai rien à pardonner : elle n’a usé que du droit que je lui ai laissé… Oui, l’époque de notre engagement était passée ; elle a appris mes pertes, mes défaites, la chute de mes espérances, l’épuisement de ma fortune, et a saisi la première occasion que la loi sévère lui fournissait pour rompre son engagement envers un homme abandonné de la fortune et de la renommée… Plus d’une femme en aurait fait autant, ou peut-être prudemment aurait dû le faire ; mais le nom de cette femme ne devrait pas être Éveline Berenger. »

Il s’appuya sur le bras de son écuyer, et pendant quelques moments laissa tomber sa tête sur son épaule avec une émotion que Guarine ne lui avait jamais vue, et que par une bonté maladroite, il chercha à tempérer en lui disant « d’avoir bon courage… qu’après tout il n’avait perdu qu’une femme.

— Mon émotion n’est pas de l’égoïsme, Philippe, » dit le connétable en reprenant son maintien calme ; « je m’afflige moins de ce qu’elle m’a quitté, que de ce qu’elle m’a si mal jugé… de ce qu’elle m’a traité comme l’usurier traite son misérable débiteur, quand il saisit le gage dès que l’instant où on aurait dû le retirer est passé. Pensait-elle donc que moi, j’aurais été un créancier aussi impitoyable ?… que moi qui, depuis que je la connaissais, me croyais à peine digne de la posséder quand j’avais de la fortune et de la gloire, j’aurais insisté pour qu’elle partageât ma dégradation ? Combien peu elle me connaissait, ou combien elle a supposé que mes malheurs me rendaient égoïste ! Mais soit ; elle est perdue pour moi ; puisse-t-elle être heureuse ! Le trouble qu’elle avait élevé dans mon âme s’effacera, et je croirai qu’elle a fait ce que moi-même, comme son meilleur ami, j’aurais eu tant de gloire à lui conseiller.

En disant ces mots, sa physionomie, à la surprise de ses serviteurs, reprit sa fermeté et son calme ordinaires.

« Je vous félicite, » dit l’écuyer tout bas au ménestrel ; « vos mauvaises nouvelles ont blessé moins profondément que, sans doute, vous ne l’aviez espéré.

— Hélas ! reprit le ménestrel, j’en ai d’autres, et de pires encore. »

Cette réponse fut faite d’un ton équivoque, analogue à la singularité de ses manières, et annonçant l’émotion d’un caractère incompréhensible.

« Éveline Berenger est donc mariée ? dit le connétable ; laisse-moi deviner… Elle n’a pas abandonné la famille, quoiqu’elle en ait oublié le chef… elle est toujours une de Lacy, n’est-ce pas ?… Sot que tu es, ne me comprends-tu pas ? elle est mariée à Damien de Lacy… À mon neveu. »

L’effort que fit le connétable pour prononcer cette supposition formait un étrange contraste avec le sourire contraint qui effleurait ses lèvres en parlant. C’est avec un pareil sourire qu’un homme prêt à avaler un poison porte une santé en approchant le fatal breuvage de ses lèvres.

« Non, milord, pas mariée, » reprit le ménestrel, appuyant sur le mot avec une emphase que le connétable sut interpréter.

— Non, non, » reprit-il rapidement, « pas mariée peut-être, mais engagée, fiancée. Pourquoi pas ? L’époque de ses anciennes fiançailles est expiré, pourquoi ne pas former un nouvel engagement ?

— Je ne crois pas que lady Éveline et sire Damien de Lacy soient fiancés, » reprit le messager.

Cette patience poussa à bout la patience de de Lacy.

« Chien ! te joues-tu de moi ? s’écria-t-il ; vil bourreau, tu me tiens à la torture. Dis le pire tout de suite, ou à l’heure même je t’envoie être ménestrel chez Satan. »

Avec calme et sang-froid le ménestrel reprit : « Lady Éveline et sire Damien ne sont ni fiancés ni mariés, milord, ils se sont aimés, et ont vécu ensemble comme amants.

— Chien et fils de chien, tu mens ! » et saisissant le ménestrel par la gorge, le baron exaspéré le secoua vivement. Mais, malgré toute sa force, il ne put ébranler Vidal, lutteur exercé, ni lui faire quitter la posture ferme qu’il avait prise, et la colère du connétable n’émut aucunement la contenance calme du ménestrel.

« Avoue que tu as menti, » dit le connétable en le relâchant, sans que sa violence fît plus d’effet sur lui que la force humaine n’en produit sur les pierres chancelantes des druides, qu’on peut ébranler, mais jamais déplacer.

« Quand un mensonge devrait me racheter la vie et celle de toute ma tribu, dit le ménestrel, je ne le prononcerais pas. Mais la vérité même est traitée de mensonge quand elle contrarie le penchant de nos passions.

« Entends-le, Philippe Guarine, entends-le ! » s’écria le connétable, en se tournant précipitamment vers son écuyer ; « il m’annonce ma disgrâce, le déshonneur de ma maison, la dépravation de ceux que j’ai le plus aimés au monde… il me l’annonce avec un air calme, un œil tranquille, une voix ferme. Cela est-il naturel ? de Lacy est-il tombé si bas, que son déshonneur soit annoncé par un ménestrel ambulant, avec autant de calme que si c’était le sujet d’une vaine ballade ? Tu en feras peut-être une, n’est-ce pas ? » En achevant, il jeta un regard furieux sur le ménestrel.

— Peut-être le pourrais-je, milord, si je ne devais y rapporter la disgrâce de Renault Vidal, qui servit un seigneur sans patience pour supporter les injures et les maux de la fortune, et sans résolution pour s’en venger sur les auteurs de sa honte.

— Tu as raison, tu as raison, brave garçon, dit le connétable précipitamment ; la vengeance seule nous reste maintenant… et cependant sur qui ! »

Tout en parlant, il se promenait d’un pas rapide çà et là ; puis, gardant tout à coup le silence, il s’arrêta et se tordit les mains avec une vive émotion.

« Je t’ai bien dit que mes nouvelles trouveraient une partie sensible à la fin, dit le ménestrel à Guarine. « Te rappelles-tu le combat du taureau que nous avons vu en Espagne ? Mille petits dards tourmentèrent et blessèrent le noble animal avant que la lance du chevalier maure l’eût frappé mortellement.

— Homme ou esprit infernal, ou qui que tu sois, reprit Guarine ; toi qui peux voir avec plaisir et contempler avec satisfaction les douleurs de ton semblable, je te conseille de te méfier de moi ! Confie tes froides injures à quelque autre oreille ; car, si ma langue est émoussée, je porte une épée qui ne l’est pas.

« Tu m’as vu au milieu des épées, reprit le ménestrel, et tu sais, Guarine, combien peu elles ont effrayé un homme tel que moi. » Cependant, tout en parlant, il s’éloigna de l’écuyer. Il ne s’était adressé à lui que dans cette plénitude du cœur, qui se serait épanchée dans le soliloque, s’il eût été seul, et qui maintenant se répandait sur le plus proche auditeur, sans penser aux sentiments que sa phrase pouvait exciter.

Il ne se passa que peu de minutes avant que le connétable de Chester eût repris ce maintien calme qu’il avait jusqu’alors conservé dans tous ses malheurs. « Tu as raison, mon brave, dans ce que tu viens de me dire, et je te pardonne le brocard qui accompagnait ton sage conseil. Parle, au nom de Dieu ! et parle à un homme préparé à supporter le mal que Dieu lui a envoyé. Certes, un bon chevalier ne se distingue que dans les combats, et un bon chrétien que dans le malheur et l’adversité.

La voix du connétable, en prononçant ces mots, produisit une impression nouvelle sur ses serviteurs. Le ménestrel perdit tout à coup le ton cynique et audacieux avec lequel il avait jusqu’alors paru vouloir exciter les passions de son maître ; et, dans un langage simple et respectueux, et qui même approchait de la compassion, il lui apprit les mauvaises nouvelles qu’il avait sues pendant son absence. C’était réellement désastreux.

Le refus de lady Éveline Berenger de laisser entrer Monthermer et ses troupes dans le château, avait nécessairement accrédité et propagé les calomnies qu’on avait fait circuler contre elle et contre Damien de Lacy ; et il y en avait beaucoup qui, pour diverses causes, étaient intéressés à répandre et à appuyer ces faux bruits. Une force armée avait été envoyée dans le pays pour soumettre les paysans insurgés, et les chevaliers et les nobles envoyés dans cette intention ne manquèrent pas de venger complètement et au-delà, sur les malheureux plébéiens, le noble sang qu’ils avaient répandu pour leur triomphe temporaire.

Les serviteurs de l’infortuné Wenlock avaient la même persuasion. Blâmés pour avoir rendu lâchement et trop promptement un poste qu’on aurait pu défendre, ils cherchèrent à se disculper en disant que la cavalerie de de Lacy avait été la seule cause de leur soumission prématurée.

Ces rumeurs, appuyées par des témoignages si intéressés, s’étendirent dans la contrée, et, jointes au fait incontestable que Damien s’était réfugié dans le fort château de Garde-Douloureuse, qui maintenant se défendait contre les armes royales, elles animèrent les nombreux ennemis de la maison de de Lacy, réduisirent presque au désespoir ses vassaux et ses amis, et les obligèrent ou à désavouer leur serment féodal, ou à renoncer à la féodalité encore plus sacrée qu’ils devaient à leur souverain.

Dans cette crise, ils apprirent que le monarque sage et actif qui gouvernait alors l’Angleterre s’approchait, à la tête d’un gros corps de soldats, pour presser le siège de Garde-Douloureuse, et étouffer l’insurrection des paysans, que Guy de Monthermer avait presque anéantie.

Dans ce moment critique, et quand les amis et vassaux de la maison de de Lacy savaient à peine de quel côté se retourner, Handal, parent du connétable, et son héritier après Damien, apparut tout à coup au milieu d’eux, muni d’une commission royale pour soulever et commander tous les serfs de la famille qui désiraient ne pas prendre part à la trahison supposée du délégué du connétable. Dans les temps de trouble, on oublie les vices des hommes, pourvu qu’ils montrent de l’activité, du courage et de la prudence, vertus les plus essentielles dans ce moment ; aussi l’arrivée de Randal, qui n’était nullement dépourvu de ces dernières, fut regardée comme un heureux présage pour les serviteurs de son cousin. Ils se rassemblèrent promptement autour de lui, rendirent sur le mandat royal toutes les places fortes qu’ils possédaient, et, pour se disculper de toute participation aux crimes supposés de Damien, ils se distinguèrent, sous le commandement de Randal, contre les corps divisés de paysans qui se défendaient encore, ou qui erraient dans les montagnes et les défilés ; ils se conduisirent avec tant de sévérité après la victoire, que les troupes de Monthmerer semblaient pleines de douceur et de clémence en comparaison de celles de de Lacy. Enfin, déployant la bannière de son ancienne maison, et avec cinq cents hommes qui s’y étaient rassemblés, Randal parut devant Garde-Douloureuse, et là, se joignit à Henri.

Le château était vivement pressé, et le petit nombre de ses défenseurs, accablés par les blessures, les veilles et les privations, avaient maintenant le nouveau découragement de voir déployée devant leurs murs la seule bannière en Angleterre de laquelle ils avaient espéré recevoir des secours.

Les prières énergiques d’Éveline, que ni le malheur, ni le besoin n’abattaient, perdirent peu à peu leur influence sur les défenseurs du château ; et l’on agita ou discuta des projets de reddition dans un conseil tumultueux, où non-seulement les officiers inférieurs, mais plusieurs hommes de basse extraction s’étaient réunis ; car dans une détresse générale, tous les liens de la discipline sont brisés, et chaque homme reste libre de parler et d’agir pour lui-même. À leur surprise, au milieu de leur discussion, Damien de Lacy, quittant le lit de douleur sur lequel il était retenu depuis si long-temps, parut parmi eux, pâle et faible, les joues couvertes de cette couleur cadavéreuse que laisse une longue maladie. Il s’appuyait sur son page Amelot : « Gentilshommes et soldats, dit-il… cependant pourquoi vous nommerais-je ainsi ?… Des gentilshommes doivent toujours être prêts à mourir pour une dame ; des soldats méprisent la vie pour l’honneur.

— Qu’il sorte ! qu’il sorte ! » s’écrièrent quelques soldats en l’interrompant, « il voudrait que nous, qui sommes innocents, nous mourussions de la mort des traîtres, et que nous fussions pendus dans notre armure sur les murailles, plutôt que de nous séparer de sa maîtresse.

— Paix, esclave insolent ! » dit Damien d’une voix de tonnerre, « ou mon dernier coup sera avili en frappant un misérable comme toi !… Et vous, » continua-t-il en s’adressant aux autres, « vous qui reculez devant les devoirs de votre profession, parce que la mort peut les terminer quelques années plus tôt que vous ne le pensiez ; vous qui êtes aussi épouvantés que des enfants à la vue d’une tête de mort, ne supposez pas que Damien de Lacy veuille s’abriter aux dépens de ces vies qui vous sont si chères. Faites votre marché avec le roi Henri. Livrez-moi à sa justice ou à sa sévérité ; ou, si vous le préférez, coupez ma tête, et jetez-la des murs du château comme une offrande de paix. C’est Dieu qui justifiera mon honneur quand il le jugera convenable. En un mot, livrez-moi, mort ou vif, ou bien ouvrez vos portes, et permettez que je me livre moi-même. Seulement, si vous êtes des hommes, car je ne puis vous nommer autrement, veillez au moins à la sûreté de votre maîtresse, faites des conditions qui vous garantissent cette sûreté, et épargnez-vous le déshonneur d’être regardées, jusque dans la tombe, comme des lâches et des parjures.

— Il me semble que le jeune homme parle bien et raisonnablement, dit Wilkin Flammock. Faisons-nous un mérite de le livrer au roi, aux conditions les plus favorables que nous pourrons pour nous et pour notre maîtresse, avant que le dernier morceau de nos provisions soit consommé.

— J’aurais à peine osé faire cette proposition, » dit ou plutôt marmotta le père Aldrovand, qui avait récemment perdu quatre de ses dents de devant d’un coup de pierre lancée par une fronde « néanmoins, puisqu’il est si généreusement offert par le principal intéressé, je dis avec le savant écolier : Volenti non fit injuria.

— Prêtre et Flamand, dit le vieux porte-croix Ralph Genvil, je vois comment le vent vous fait tourner ; mais vous vous trompez si vous pensez faire de notre jeune maître, sir Damien, un bouc émissaire pour sauver votre coquette de maîtresse. Ne froncez pas le sourcil et ne vous fâchez pas, sir Damien ; si vous ne connaissez pas votre plus courte route, nous la connaîtrons pour vous. Serviteurs de de Lacy, à cheval, et deux hommes sur un s’il le faut ; nous prendrons ce jeune entêté au milieu de nous, et le gentil écuyer Amelot sera prisonnier aussi, s’il nous tourmente par une sotte résistance. Faisons une sortie franche sur les assiégeants : ceux qui pourront s’ouvrir un chemin seront sauvés ; ceux qui tomberont n’auront plus besoin de rien. »

Le soldats de de Lacy exprimèrent par des cris unanimes leur approbation. Les serviteurs de Berenger faisant des remontrances d’une voix élevée, Éveline, attirée par le tumulte, chercha en vain à l’apaiser ; la fureur et les supplications de Damien étaient également sans pouvoir sur l’esprit de ses serviteurs : l’un et l’autre reçurent même réponse.

« N’y pensez-vous donc pas ? Parce que vous aimez, est-il raisonnable que vous sacrifiiez ainsi votre vie et la nôtre ? » Ainsi parlait Genvil à de Lacy ; d’un ton plus doux mais aussi obstiné, les serviteurs de Raymond Berenger répondaient à sa fille qu’ils refusaient d’écouter ses ordres ou ses prières.

Wilkin Flammock s’était retiré quand il avait vu la tournure que prenaient les choses. Il quitta le château par une poterne dont on lui avait confié la clef, et sans aucun obstacle il se rendit au camp royal, où il demanda audience au roi. Il l’obtint facilement, et Wilkin se trouva bientôt en présence de Henri. Le monarque était dans son pavillon royal avec ses deux fils, Richard et Jean, qui gouvernèrent plus tard le royaume sous des auspices bien différents.

« Qu’y a-t-il ? qui es-tu ? » fut la question du roi.

« Un honnête homme venant du château de Garde-Douloureuse.

— Tu peux être honnête, reprit le souverain ; mais tu sors d’un nid de traîtres.

— Quels qu’ils soient, sire, mon intention est de les mettre à votre disposition royale ; car ils n’ont plus la sagesse de se conduire, et manquent également de prudence pour se défendre et de vertu pour se soumettre. Mais je voudrais d’abord savoir de Votre Grâce quelles conditions vous accorderez à cette garnison.

— Celles que les rois accordent aux traîtres, » dit Henri sévèrement : « des couteaux tranchants et de bonnes cordes.

— Non, mon bon seigneur, vous serez plus clément si le château vous est livré par mes soins ; sans quoi vos cordes et vos couteaux n’auront à travailler que sur mon pauvre corps, et vous serez aussi loin que jamais d’entrer dans le château de Garde-Douloureuse. »

Le roi regarda fixement. « Tu connais, dit-il, la loi des armes ? Tenez, maréchal prévôt, voici un traître, et voilà un arbre !

— Et voici un cou ! » dit le courageux Flamand, déboutonnant le col de son habit.

— Sur mon honneur, dit le prince Richard, voilà un brave et fidèle chevalier ! Il vaudrait mieux envoyer à de pareils gens un bon dîner, et se disputer ensuite à qui aura le château, plutôt que de les affamer comme ces mendiants de Français affament leurs chiens.

— Paix, Richard, dit son père ; ton esprit n’est pas assez mûr, et ton sang est trop vif pour être mon conseiller. Et vous, vassal, que vos conditions soient raisonnables, et nous ne serons pas trop sévère.

— Premièrement, dit Flammock, je demande plein et entier pardon, et assurance de la vie, des membres, du corps et des biens, pour moi Wilkin Flammock et ma fille Rose.

— C’est un vrai Famand, dit le prince Jean ; il pense d’abord à lui.

— Sa requête, dit le roi, est raisonnable. Ensuite ?

— Sûreté pour la vie, l’honneur et les biens de la demoiselle Éveline Berenger.

— Comment ! drôle, » dit le roi avec colère, « est-ce à tes pareils à vouloir guider notre jugement ou notre clémence quand il s’agit d’une noble dame normande. Borne-toi à traiter pour tes semblables, ou plutôt rends-nous ce château sans plus de délai, et sois persuadé que par là tu rendras plus service aux traîtres qui y sont enfermés que ne pourrais le faire des semaines d’une résistance inutile. »

Le Flamand gardait le silence, ne voulant pas se rendre sans quelques conditions positives, et cependant à moitié convaincu que, d’après la situation dans laquelle il avait laissé la garnison de Garde-Douloureuse, ce qu’il y aurait de mieux à faire pour lady Éveline serait d’y introduire les troupes du roi.

« J’aime ta fidélité, ami, » dit le roi, dont l’œil perçant devinait la lutte qui se passait dans le cœur du Flamand ; « mais ne pousse pas trop loin ton entêtement. N’avons-nous pas dit que nous serions aussi clément envers ces coupables que nous le permettrait notre devoir comme roi.

— Mon auguste père, » dit le prince Jean intervenant, « je vous prie de m’accorder la grâce d’être le premier à prendre possession de Garde-Douloureuse et de confier à ma garde la dame rebelle.

— Et moi, je vous prie, mon auguste père, d’accorder la demande de Jean, dit son frère Richard d’un ton moqueur. Considérez, mon père, que c’est la première fois qu’il témoigne le désir d’approcher des barrières du château, quoique nous l’ayons attaqué déjà plus de quarante fois. Mais l’arbalète et le mangonneau se faisaient entendre les autres fois, et il est probable qu’ils garderont le silence maintenant.

— Paix, Richard, dit le roi ; ces paroles, qui attentent à l’honneur de votre frère me percent le cœur. Jean, je t’accorde ta demande pour ce qui regarde le château ; quant à cette malheureuse jeune femme, nous nous en chargeons nous-même. Flamand, combien de soldats te charges-tu d’admettre ? »

Avant que Flammock eût pu répondre, un écuyer s’approcha du prince Richard et lui dit à l’oreille, quoique assez haut pour être entendu de tous ceux qui étaient présents : « Nous avons découvert que quelque trouble intérieur ou quelque autre cause inconnue a fait retirer des gardes des murs du château, et qu’une attaque subite pourrait…

— Entends-tu cela, Jean ? s’écria Richard. Des échelles, mon ami, prends des échelles, et vite à l’attaque. Combien je me réjouirais de te voir sur le plus haut échelon, tes genoux chancelants, tes mains tremblant convulsivement, comme si tu avais un accès de fièvre, perdu dans l’air, le fossé en bas, et une demi-douzaine de piques dirigées contre ta gorge.

— Paix, Richard, par honte, si ce n’est point par charité, » dit son père d’un ton de colère mêlé de chagrin. « Et toi, Jean, prépare-toi pour l’assaut.

— Dès que j’aurai mis mon armure, mon père, » reprit le prince, se retirant lentement et le visage couvert d’une pâleur qui ne promettait pas beaucoup d’empressement dans ses préparatifs.

Son frère se mit à rire en le voyant sortir, et dit à son écuyer : « La plaisanterie ne serait pas mauvaise, Alberick, si nous emportions la place avant que Jean eût quitté son habit de soie pour en revêtir un d’acier. »

En disant ces mots, il sortit avec précipitation, et son père s’écria avec une douleur paternelle : « Hélas ! autant il est bouillant, autant son frère est froid ; mais ce trop d’ardeur est pardonnable dans un homme. Glocester, » dit-il au célèbre comte de ce nom, « prends des troupes suffisantes et suis le prince Richard, pour le défendre et le soutenir. Si quelqu’un peut le gouverner, ce ne doit être qu’un chevalier de ta réputation. Hélas ! hélas ! par quel péché ai-je mérité le chagrin de ces cruelles guerres de famille !

— Consolez-vous, milord, » dit le chancelier qui était présent.

« Ne parlez pas de consolation à un père dont les fils sont toujours en discorde, et qui ne s’entendent jamais que pour lui désobéir ! »

Ainsi parla Henri II, monarque le plus sage, ou pour parler en général, le plus heureux qui ait jamais monté sur le trône d’Angleterre ; cependant sa vie prouve d’une manière frappante combien les dissensions de famille peuvent ternir le sort le plus brillant auquel le ciel a permis à l’humanité d’aspirer, et combien peu l’ambition satisfaite, un pouvoir sans bornes, et la plus haute renommée en paix et en guerre, peuvent soulager les blessures que les chagrins domestiques ont ouvertes.

L’attaque subite et vigoureuse de Richard, qui s’empressa de monter à l’assaut à la tête d’une vingtaine d’hommes rassemblés au hasard, eut l’effet complet de la surprise ; ayant franchi les murailles avec leurs échelles, les assaillants ouvrirent les portes et firent entrer le comte de Glocester, qui avait suivi à la hâte avec une forte troupe de soldats. La garnison, dans sa surprise, sa confusion et ses dissensions, offrit peu de résistance, et aurait été passée au fil de l’épée, et le château livré au pillage, si Henri n’y fût entré, et si, par son autorité et ses efforts personnels, il n’eût arrêté les excès de la soldatesque effrénée.

Le roi se conduisit, vu l’époque et l’offense qu’il avait reçue, avec une modération digne de louange. Il se contenta de désarmer et de renvoyer les soldats, en leur donnant un léger secours pour se transporter hors du pays, dans la crainte que le besoin ne les portât à former des bandes de voleurs. On traita plus sévèrement les officiers, qui furent la plupart jetés dans des cachots pour y attendre leur jugement. Surtout, l’emprisonnement fut le partage de Damien de Lacy. Henri ajoutant foi aux accusations portées contre lui, était tellement indigné, qu’il résolut d’en faire un exemple pour tout faux chevalier et tout sujet déloyal. Quant à lady Éveline Bérenger, il lui assigna son propre appartement pour prison ; elle y était servie par Rose et Alice, mais gardée avec la plus grande sévérité. Le bruit se répandit que ses domaines seraient confisqués au profit de la couronne, et donnés, au moins en partie, à Randal de Lacy, qui avait rendu de bons services pendant le siège. On pensa qu’elle-même serait cloîtrée dans quelque couvent de France, où elle pourrait à loisir se repentir de ses folies et de sa témérité.

Le père Aldrovand fut envoyé à la discipline de son couvent, une longue expérience n’ayant que trop bien appris à Henri combien il était imprudent d’empiéter sur les privilèges de l’Église ; cependant lorsque le roi le vit pour la première fois avec une cotte d’armes rouillée par-dessus sa robe, il eut peine à réprimer son envie de le faire pendre en haut des batteries, pour y prêcher aux corbeaux.

Henri eut une longue conférence avec Wilkin Flammock, particulièrement au sujet des manufactures et du commerce, et le Flamand instruit, quoiqu’un peu grossier, était bien en état de parler sur ce sujet à un monarque intelligent. « Tes intentions, dit-il, ne seront pas oubliées, brave homme, quoiqu’elles aient été prévenues par la valeur immodérée de mon fils Richard, qui a coûté la vie à quelques pauvres diables. Richard n’aime pas rengainer son épée avant qu’elle n’ait été ensanglantée. Mais toi et tes compatriotes vous retournerez à vos moulins, avec un plein pardon des offenses passées, pourvu que vous ne commettiez plus de trahison.

— Et nos privilèges et nos devoirs, mon souverain ? dit Flammock. Votre Majesté sait bien que nous sommes vassaux du seigneur de ce château, et qu’il faut que nous le suivions au combat.

— Il n’en sera plus ainsi, dit Henri ; je formerai une communauté de Flamands ici, et toi, Flammock, tu seras maire, afin que tu ne puisses plus alléguer ton obéissance féodale pour excuser ta trahison.

— Ma trahison, sire ! » dit Flammock, qui désirait, mais qui osait à peine placer un mot en faveur de lady Éveline, pour qui, malgré la froideur naturelle de son caractère, il se sentait beaucoup d’affection : « je voudrais que Votre Grâce reconnût au juste tous les fils qui ourdirent cette trame.

— Paix, maraud ! mêle-toi de ton métier, dit Henri ; et si nous daignons te parler sur les arts mécaniques que tu professes, n’en profite pas pour me parler d’autre chose. »

Le Flamand se retira en silence, après avoir été ainsi réprimandé, et le sort des malheureux prisonniers resta enfermé dans le cœur du roi. Lui-même fit sa résidence au château de Garde-Douloureuse, comme une situation commode pour envoyer des troupes qui devaient réprimer et éteindre les étincelles de la rébellion ; Randal de Lacy fut si zélé dans ces occasions, que sa faveur auprès du roi parut s’accroître de jour en jour, et qu’il reçut des gratifications considérables prises sur les domaines de Berenger et de Lacy, que le roi semblait déjà traiter en propriétés confisquées. Quelques-uns considérèrent cette faveur croissante de Randal comme un présage dangereux, tant pour la vie du jeune Lacy que pour le sort de l’infortunée Éveline.



CHAPITRE XXX.

révélations.


Un vœu, un vœu ; j’ai fait un vœu au ciel Amènerai-je le parjure sur mon âme ? Non, pas pour l’amour de Venise.
Shakspeare. Le Marchand de Venise.


La conclusion du dernier chapitre contient les nouvelles que le ménestrel annonça à son malheureux maître Hugo de Lacy, non pas, il est vrai, avec les mêmes détails que nous avons donnés dans ce récit, mais de manière à lui faire douloureusement penser que sa fiancée et son parent chéri, en qui il avait confiance, s’étaient ligués pour son déshonneur, avaient déployé l’étendard de la rébellion contre leur souverain légitime, et, échouant dans leur tentative audacieuse, avaient mis la vie de l’un d’eux au moins en grand danger, et la maison de de Lacy sur le bord du précipice, si on n’y trouvait un prompt remède.

Vidal épiait la physionomie de son maître, pendant qu’il parlait, avec la même attention pénétrante que le chirurgien suivant le progrès de son scalpel. Les traits du connétable exprimaient la douleur, un profond chagrin, mais sans cet abattement et ce découragement qui l’accompagnent souvent : il y avait de la colère et de la honte ; mais l’une et l’autre étaient d’un caractère noble, excitées plutôt par l’oubli de l’honneur et de la vertu, dans la conduite de sa fiancée et de son neveu, que par la disgrâce et le tort que leur crime pouvait lui faire éprouver.

Le ménestrel fut tellement étonné de ce changement, surtout d’après l’angoisse que Hugo avait témoignée au commencement du récit, qu’il recula ; et, considérant le connétable avec un étonnement mêlé d’admiration, il s’écria : « Nous avons entendu parler de martyrs dans la Palestine, celui-ci les surpasse.

— Ne t’étonne pas tant, mon bon ami, » dit le connétable avec résignation ; « c’est le premier coup de la lance qui perce ou étourdit ; ceux qui suivent se sentent à peine.

— Songez, milord, dit Vidal, que tout est perdu, l’amour, l’autorité, la puissance, une brillante renommée ; vous, si récemment principal chef de nobles, n’êtes plus maintenant qu’un pauvre pèlerin.

— Voudrais-tu te faire un jeu de mes malheurs ? » dit Hugo avec sévérité ; « mais enfin puisque cela doit se dire derrière moi, pourquoi ne pourrais-je pas l’entendre dire devant moi ? Sache donc, ménestrel, et mets-le en chanson si tu veux, que Hugo de Lacy, ayant perdu tout ce qu’il avait emporté en Palestine et tout ce qu’il avait laissé chez lui, est encore maître de lui-même, et que l’adversité ne peut pas plus l’ébranler que le zéphyr qui dépouille le chêne de ses feuilles n’en peut séparer le tronc de ses racines.

— « Par la tombe de mon père, » dit le ménestrel, dans un transport de joie, « la noblesse de cet homme l’emporte sur ma résolution ! » Et s’avançant rapidement vers le connétable, il mit un genou en terre, et saisit sa main avec plus de liberté que l’étiquette maintenue par des hommes du rang de de Lacy ne le permettait ordinairement.

« Ici, dit Vidal, sur cette main, cette noble main, je renonce… »

Mais avant qu’il pût achever, Hugo de Lacy, qui peut-être regarda la liberté de cette action comme une insulte à son malheur, retira sa main, et pria le ménestrel, avec un regard sévère, de se lever, et de se rappeler que le malheur n’avait pas fait de de Lacy un personnage convenable pour une parade.

Renault Vidal se leva mortifié. « J’avais oublié, dit-il, la distance qu’il y a entre un joueur de viole armorique et le haut baron normand. Je pensais que le même chagrin, le même élan de joie, égalisait, pour un moment au moins, ces barrières artificielles qui divisent les hommes. Soit : vivez dans les limites de votre rang, comme auparavant vous viviez dans votre tour entourée de fossés, milord, sans y être importuné par la compassion d’un homme d’une aussi basse extraction que la mienne… Moi aussi j’ai mes devoirs à remplir.

— Maintenant allons à Garde-Douloureuse, » dit le baron se tournant vers Philippe Guarine (Dieu sait combien son nom est mérité !), nous y verrons de nos propres yeux et entendrons de nos propres oreilles la vérité de ces tristes nouvelles. Descends, ménestrel, et donne-moi ton palefroi. Je voudrais, Guarine, en avoir un pour toi, quant à Vidal, sa présence est moins nécessaire. J’envisagerai mes ennemis ou mes malheurs en homme ; sois sûr de cela, joueur de viole ; et n’aie pas l’air si sombre, je n’oublierai pas les vieilles connaissances.

— Une, au moins, ne nous oubliera pas, milord, » reprit le ménestrel avec son ton équivoque et emphatique et son regard ordinaire.

Mais au moment où le connétable était prêt à partir, deux personnes parurent dans le sentier ; elles étaient montées sur un cheval, et, cachées par des bois nains, s’étaient approchées très-près d’eux sans être aperçues. C’était un homme et une femme ; l’homme, qui était en avant, offrait le portrait de la famine, tel que nos pèlerins avaient pu le voir dans tous les pays dévastés qu’ils avaient traversés. Ses traits, naturellement aigus et maigres, avaient disparu parmi les cheveux et la barbe grise qui les couvraient ; et ce n’était que la saillie d’un long nez qui semblait aussi affilé que le tranchant d’un couteau, et l’éclat de ses yeux gris qui donnaient quelque idée de sa physionomie. Sa jambe, dans l’énorme botte qui la recouvrait, ressemblait à un manche à balai qu’on aurait laissé par hasard dans un seau ; ses bras avaient à peu près la grosseur d’une cravache, et les parties de son corps qui n’étaient pas cachées par les lambeaux d’une casaque de chasseur semblaient plutôt appartenir à une momie qu’à un homme vivant.

La femme qui était assise derrière ce spectre, offrait aussi quelques symptômes d’épuisement ; mais comme elle était naturellement rebondie, la famine n’avait pas pu en faire un spectacle aussi piteux que du squelette derrière lequel elle se trouvait. La dame Gillian (car c’est cette vieille connaissance de notre lecteur) avait effectivement perdu la couleur rose que la bonne chère, l’art et une vie douce avaient substitué à la fraîcheur délicate de la jeunesse ; ses yeux étaient enfoncés, et avaient perdu beaucoup de leur regard hardi et agaçant ; mais elle était toujours en quelque sorte elle-même, et les restes d’une ancienne parure, joints à un bas bien tiré en écarlate fanée, montraient encore un reste de prétention à la coquetterie.

Dès qu’elle fut en vue des pèlerins, elle commença à pousser Raoul du bout de sa cravache. « Essaye ton nouveau métier, puisque tu n’es pas capable d’en faire un autre ; avance vers ces saints hommes, avance donc, et demande-leur la charité.

— Demander l’aumône à des mendiants ! murmura Raoul ; ce serait lancer un faucon sur des moineaux, femme.

— Cela nous y formera la main, » dit dame Gillian, et elle commença d’un ton larmoyant : » Que Dieu vous bénisse, saints hommes, qui avez eu la grâce d’aller en terre sainte, et qui plus est, avez eu celle d’en revenir ; je vous en prie, faites quelques aumônes à mon pauvre vieux mari qui est très misérable, comme vous voyez, et à celle qui a le malheur d’être sa femme : que le ciel ait pitié de moi !

— Paix, femme ! écoutez ce que j’ai à dire, » s’écria le connétable en posant la main sur la bride du cheval ; » j’ai besoin dans ce moment de ce cheval, et…

— De par le cor de saint Hubert, tu ne l’auras pas sans quelques coups ! répondit le vieux chasseur. Un joli temps que celui-ci, où les pèlerins s’amusent à voler les chevaux.

— Paix, drôle ! » dit le connétable sévèrement ; je te dis que j’ai besoin tout de suite de ton cheval. Je le loue pour la journée, et voici deux besants d’or : c’est bien, je crois, ce qu’il vaut, quand même on ne le rendrait jamais.

— Mais le cheval est une vieille connaissance, maître, dit Raoul ; et si par hasard…

— Vas donc avec tes si et tes par hasard, dit la dame en poussant son mari si vigoureusement qu’elle lui fit perdre la selle. Descends et remercie Dieu et ce digne homme du secours que nous venons de recevoir dans notre extrémité. À quoi sert un palefroi, quand nous n’avons pas de quoi nourrir l’animal et nous, quand nous voudrions manger de l’herbe et du blé avec lui, comme le roi Somebody[54] dont le bon père nous lisait l’histoire pour nous endormir.

— Trêve de bavardage, femme, » dit Raoul, venant l’aider à descendre de cheval ; mais elle préféra le secours de Guarine, qui, quoique âgé, avait encore l’avantage d’une tournure militaire.

« Je vous remercie de votre bonté, » dit-elle, quand, après l’avoir d’abord embrassée, l’écuyer la mit à terre ; « mais dites-moi, je vous prie, monsieur, venez-vous de la terre sainte ? avez-vous eu par là quelques nouvelles du connétable de Chester ? »

De Lacy, occupé à enlever le coussinet placé derrière la selle, s’arrêta tout court dans sa tâche, et lui dit : « Ha ! voudriez-vous bien lui dire quelque chose ?

— Beaucoup de choses, bon pèlerin, si je pouvais le rencontrer ; car ses biens et ses titres vont être donnés, à ce qu’il paraît, à ce traître de voleur, son parent.

— Quoi ! à Damien, son neveu ? » s’écria le connétable avec dureté et colère.

« Mon Dieu comme vous me faites trembler, monsieur ! dit Gillian ; puis se tournant vers Philippe Guarine, elle lui dit :

« Votre ami est un homme emporté, à ce qu’il paraît.

— C’est la faute du soleil sous lequel il a vécu si long-temps, dit l’écuyer ; mais tâchez de répondre véridiquement à ses questions, et vous vous en trouverez bien. »

Gillian profita de l’avis aussitôt. « Était-ce Damien de Lacy que vous vouliez dire ? Hélas ! pauvre jeune homme ! pas de place ni de biens pour lui ; il est plus que probable qu’il aura un gibet ; pauvre garçon ! et tout cela pour rien, aussi vrai que je suis une honnête dame. Damien ? non, non, ce n’est pas Damien, ni Damas non plus, mais Randal de Lacy qui tourne le rôti, et qui aura tous les biens du vieillard, ses revenus, et sa seigneurie.

— Quoi ! dit le connétable, avant qu’on ne sache si le vieillard est mort ou non ? Il me semble que cela est contre la loi et la raison.

— Oui, mais Randal de Lacy peut finir des choses encore plus difficiles. Voyez-vous, il a juré au roi qu’ils avaient des nouvelles certaines de la mort du connétable ; et allez, il saurait les rendre vraies si le connétable se trouvait à sa portée.

— En vérité ? dit le connétable. Mais vous nous faites des contes sur ce noble gentilhomme. Allons, allons, femme, vous dites cela parce que vous n’aimez pas Randal de Lacy.

— Je ne l’aime pas ! et quelle raison aurais-je pour l’aimer, je voudrais bien savoir ? reprit Gillian. Est-ce parce qu’il profita de ma simplicité pour entrer dans le château de Garde-Douloureuse ? oui, une fois et même deux, quand il était déguisé en colporteur et que je lui ai dit tous les secrets de la famille, et comment le jeune Damien et la jeune Éveline se mouraient d’amour l’un pour l’autre, mais n’avaient pas le courage de se le dire, de peur du connétable, quoiqu’il fût à mille lieues de là ? Vous paraissez malade, mon digne monsieur ; puis-je offrir à Votre Révérence un petit coup de ma bouteille, qui est souveraine pour tous les tremor cordis et le spleen ?

— Non, non, s’écria de Lacy ; ce n’était qu’un élancement causé par une ancienne blessure. Mais, je répondrais que ce Damien et cette Éveline, comme vous les appelez, devinrent meilleurs amis avec le temps.

— Eux ! non pas, vraiment, pauvres innocents ! Ils auraient eu besoin de quelque sage conseiller qui put leur donner des avis ; car, voyez-vous, monsieur, si le vieux Hugo est mort, comme il est probable, il serait plus naturel que sa fiancée et son neveu héritassent de ses biens, plutôt que ce Randal, qui n’est qu’un parent éloigné et un misérable vaurien. Le croiriez-vous, révérend pèlerin ? après les montagnes d’or qu’il m’avait promises, quand le château fut pris, et qu’il vit que je ne pouvais plus le servir, il me traita de vieille sorcière et me menaça du bedeau et du cucking-stool[55]. Oui, monsieur, vieille sorcière et cucking-stool furent ses paroles les plus honnêtes quand il sut que je n’avais personne pour me défendre, sauf le vieux Raoul, qui ne peut se défendre lui-même. Mais si le vieux Hugo rapporte sa vieille carcasse de la Palestine, et s’il est la moitié aussi diable qu’il l’était quand il fut assez bête pour s’en aller, sainte Marie ! je lui ferai compliment de son parent ! »

Il y eut un moment de silence quand elle eut fini de parler.

« Tu dis, s’écria enfin le connétable, que Damien de Lacy et Éveline s’aiment, et cependant qu’ils n’ont commis ni crime, ni trahison, et n’ont à se reprocher aucun trait d’ingratitude envers moi… je veux dire envers leur parent qui est en Palestine ?

— S’ils s’aiment, monsieur ! En vérité, c’est bien comme vous le dites. Ils s’aiment, dit Gillian, mais comme des anges, ou comme des agneaux, ou comme des imbéciles, comme vous le voudrez ; et ils ne se seraient même jamais parlé sans une fredaine de ce même Randal de Lacy.

— Comment ! demanda le connétable, une fredaine de Randal ? Quel motif avait-il pour les faire rencontrer ?

— Bah ! il ne cherchait pas à les faire rencontrer ; mais il avait formé le projet d’enlever lady Éveline lui-même, car c’était un fier maraudeur, ce Randal, et il vint déguisé en marchand de faucons et entraîna mon vieux stupide Raoul et lady Éveline, et nous tous, pour nous faire chasser le héron. Mais il avait une bande de milans gallois tout prêts à fondre sur nous ; et sans l’arrivée subite de Damien, il est impossible de deviner ce qui nous serait arrivé : Damien, ayant été blessé dans le combat, fut transporté à Garde-Douloureuse par pure nécessité ; mais, si ce n’eût été pour lui sauver la vie, je crois que milady ne lui aurait jamais permis de traverser le pont-levis, quand même il le lui aurait demandé.

— Femme, dit le connétable, songe à ce que tu dis. Si tu as mal agi dans cette affaire, comme je le suppose d’après ton histoire, ne crois pas pouvoir te justifier par une série de nouveaux mensonges faits par dépit de n’avoir pas été récompensée.

— Pèlerin, » dit le vieux Raoul avec sa voix cassée, « j’ai l’habitude de laisser raconter ma femme Gillian, qui l’emporte sur toutes les commères de la chrétienté ; mais tu parles comme un homme qui est intéressé dans toutes ces affaires, et alors je dois te dire franchement que cette femme a publié sa propre honte en avouant ses relations avec ce Randal de Lacy ; cependant ce qu’elle a dit est vrai comme l’Évangile, et fût-ce avec mon dernier mot, je dirai que Damien et lady Éveline sont innocents de toute trahison et de tout déshonneur, comme l’enfant nouveau-né. Mais à quoi sert ce que disent des gens comme nous, qui sommes réduits même à mendier pour nous soutenir, après avoir vécu dans une grande maison et au service d’un bon lord ? Que le ciel le bénisse !

— Mais, écoutez, continua le connétable, ne reste-t-il pas d’anciens serviteurs de la maison qui pourraient appuyer ce que vous venez de dire ?

— Diable ! reprit le chasseur, les hommes ne se soucient pas de babiller quand Randal de Lacy fait claquer son fouet au-dessus de leur tête. Plusieurs sont tués ou morts de faim ; on a disposé de quelques-uns, et les autres sont partis. Mais il y a encore le tisserand Flammock et sa fille Rose qui en savent autant que nous à ce sujet.

— Quoi ! Wilkin Flammock, le vigoureux Flamand ? dit le connétable, et sa fille Rose, si brusque, mais si franche ? Je garantirais sur ma vie leur fidélité. Où demeurent-ils ? quel a été leur sort dans tous ces changements ?

— Au nom de Dieu, qui êtes-vous donc, vous qui nous faites ces questions ? dit dame Gillian. Mon mari, nous avons été trop libres ; il y a quelque chose dans ce regard et dans cette voix que je devrais me rappeler.

— Oui, regardez-moi plus fixement, » dit le connétable en rejetant en arrière le capuchon qui avait jusqu’alors caché ses traits.

« À genoux, à genoux, Raoul ! » s’écria Gillian en s’y jetant en même temps, « c’est le connétable lui-même que j’ai appelé le vieil Hugo !

— C’est tout ce qui reste de celui qui était le connétable, au moins, reprit de Lacy ; et le vieil Hugo vous pardonne volontiers en considération de vos bonnes nouvelles. Où est Flammock ? où est sa fille ?

— Rose est avec lady Éveline, dit dame Gillian. Il paraît que Sa Seigneurie l’a choisie pour dame d’atours à ma place, quoique Rose n’ait jamais su arranger une poupée de Hollande.

— Fidèle fille ! dit le connétable ; et où est Flammock ?

— Oh ! quant à lui, il est pardonné et est en faveur, dit Raoul ; il est chez lui dans sa maison, avec sa troupe de tisserands, tout près du pont du combat, ainsi qu’on appelle maintenant l’endroit où Votre Seigneurie repoussa les Gallois.

— Je vais m’y rendre, dit le connétable ; et nous verrons quel accueil le roi Henri d’Anjou fera à son ancien serviteur. Il faut que vous m’accompagniez tous deux.

— Milord, » dit Gillian avec hésitation, « vous savez que quelquefois on remercie mal les pauvres gens qui se mêlent des affaires des grands. J’espère que Votre Seigneurie pourra nous protéger si nous disons la vérité, et que vous ne regarderez pas avec déplaisir ce que j’ai fait, ayant agi pour le mieux.

— Paix ! femme, et trêve à vos billevesées, dit Raoul ; pensez-vous à votre vieille carcasse, quand vous devriez songer à sauver votre aimable jeune maîtresse de la honte et de l’oppression. Et quant à ta mauvaise langue et à les mauvaises actions, Sa Seigneurie sait que tout cela est né avec toi.

— Paix ! brave homme, dit le connétable ; nous ne penserons pas aux erreurs de ta femme, et ta fidélité sera récompensée. Quant à vous aussi, fidèles serviteurs, » dit-il en se retournant vers Guarine et Vidal, « lorsque de Lacy rentrera dans ses biens, ce dont il ne doute pas, son premier soin sera de récompenser votre fidélité.

— La mienne, telle qu’elle est, a été et sera sa récompense, dit Vidal. Je n’accepte pas de faveurs de celui qui est dans la prospérité, quand, dans l’adversité, il m’a refusé sa main.

— Va, va, tu es un sot ; mais ta profession te donne le privilège d’être capricieux, » dit le connétable, dont les traits simples et battus par maint orage s’embellissaient quand ils étaient animés par la reconnaissance envers le ciel et la bienveillance envers le genre humain. « Nous nous rencontrerons, dit-il, au pont du combat, une heure avant vêpres ; j’aurai fait beaucoup d’ici là.

— Le temps est court, dit son écuyer.

— J’ai gagné une bataille en moins de temps encore, reprit le connétable.

— Et dans cette bataille, dit le ménestrel, il périt plus d’un homme qui se croyait bien sûr de la vie et de la victoire.

— C’est ainsi que mon dangereux cousin Randal verra tomber ses projets d’ambition, » reprit le connétable ; et il partit accompagné de Raoul et de sa femme, qui étaient remontés sur leur cheval, tandis que le ménestrel et l’écuyer suivirent à pied, et par conséquent bien plus lentement.







CHAPITRE XXXI.

le retour.


Ah ! ne craignez pas, ne craignez pas, bon seigneur Jean, que je vous trahisse ou que je vienne réclamer l’acquit d’une dette que la nature ne saurait payer. Soyez témoins, puissances sacrées, et vous, lumières qui commencez à luire, cette nuit prouvera le lien secret qui unit votre foi et la mienne.
Ancienne ballade écossaise.


Restés derrière leur maître, les deux serviteurs de Hugo de Lacy marchaient en gardant un silence profond, en hommes qui ne s’aiment pas et qui se défient l’un de l’autre, quoique réunis par le même service et partageant par conséquent les mêmes craintes et les mêmes espérances. La haine, à la vérité, était toute du côté de Guarine ; car Renault Vidal n’éprouvait que la plus grande indifférence pour son compagnon. Seulement il savait que Philippe ne l’aimait pas, et que tant qu’il serait en son pouvoir, il traverserait les projets qu’il avait à cœur. Il faisait peu attention à son compagnon, mais fredonnait, comme pour se rafraîchir la mémoire, des romances et des chansons, dont plusieurs étaient composées dans des langues que Guarine, qui n’entendait que sa langue natale, ne comprenait pas.

Il y avait deux heures qu’ils marchaient de cette manière ennuyeuse, quand ils furent rencontrés par un homme à cheval, menant en laisse un palefroi tout sellé. « Pèlerins, » dit l’homme après les avoir regardés avec attention, « lequel de vous se nomme Philippe Guarine ?

— Je réponds à ce nom, à défaut d’un meilleur, dit l’écuyer.

— En ce cas votre maître vous salue, dit l’envoyé, et il m’a chargé de vous montrer ceci afin que vous sachiez que je viens réellement de sa part. »

Il montra un rosaire que Philippe reconnut aussitôt pour celui du connétable.

« Je reconnais ce gage, dit-il ; annonce-moi la volonté de mon maître.

— Il me charge de te dire, reprit le cavalier, que sa visite a réussi aussi bien que possible, et que ce soir même, au coucher du soleil, il possédera ce qui lui appartient. Il désire donc que tu montes sur ce palefroi, et que tu viennes avec moi à Garde-Douloureuse, où ta présence sera nécessaire.

— C’est bien, je vais lui obéir, » dit l’écuyer, très-satisfait de cette nouvelle, et non moins content de quitter son compagnon de voyage.

« Et quelle commission avez-vous pour moi ? » dit le ménestrel s’adressant au messager.

« Si vous êtes, comme je le pense, le ménestrel Renault Vidal, vous devez attendre votre maître au pont du combat, comme il vous l’a déjà recommandé.

— J’y serai comme mon devoir me l’ordonne, » répondit Vidal ; et à peine eut-il achevé, que les deux cavaliers lui tournèrent le dos, partirent au grand galop, et furent bientôt hors de vue.

Il était en ce moment quatre heures du soir, et le soleil baissait ; cependant trois heures devaient encore s’écouler avant celle du rendez-vous, et le lieu n’était éloigné que d’environ quatre milles. Aussi, Vidal, soit pour se reposer, soit pour réfléchir, quitta le sentier et entra dans un petit taillis à gauche, d’où coulaient les eaux d’un ruisseau, alimenté par une petite fontaine qui bouillonnait parmi les arbres. Là, le voyageur s’assit, et d’un air qui dénotait qu’il ne pensait guère à ce qu’il faisait, il regarda fixement la petite fontaine pendant plus d’une demi-heure, sans changer de position, de sorte qu’il aurait pu, dans les temps du paganisme, représenter la statue d’un dieu des ondes penché sur son urne, et uniquement occupé à regarder l’eau qu’elle versait.

Enfin il sortit de cette profonde rêverie, se releva et tira de sa valise de pèlerin quelque nourriture grossière, comme s’il se fût tout à coup rappelé que la vie ne se soutenait pas sans aliments. Mais il avait probablement quelque chose sur le cœur qui lui fermait le gosier ou l’appétit. Après une vaine tentative pour avaler un morceau de pain, il le jeta loin de lui avec dégoût, et recourut à une petite gourde dans laquelle était du vin ou une autre liqueur ; mais apparemment ceci non plus n’était pas de son goût, car il jeta au loin sa valise et la bouteille ; et se penchant vers la source, y but à longs traits, y baigna ses mains et son visage ; et quittant la fontaine avec l’air d’être rafraîchi, il reprit lentement son chemin, chantant, d’un ton bas et mélancolique, des fragments de vieille poésie dans une ancienne langue. Tout en voyageant avec cet air triste, il arriva enfin près du pont du combat, à côté duquel s’élevaient avec orgueil les tours du célèbre château de Garde-Douloureuse. « C’est donc ici, dit-il… ici que je dois attendre le fier de Lacy. Qu’il en soit ainsi, mon Dieu !… Il me connaîtra mieux avant que nous nous séparions. »

En disant ces mots, il traversa le pont d’un pas allongé et résolu ; et, gravissant un monticule qui s’élevait à quelque distance sur la rive opposée, il contempla pendant quelque temps la scène placée au-dessous de lui, la magnifique rivière, riche des teintes du couchant qu’elle réfléchissait, les arbres qui se dépouillaient déjà, et que l’approche de l’automne faisait paraître plus sombres à l’imagination, les murs et les tours noirâtres du château féodal, d’où parfois partait un éclair de lumière à mesure que les armes de quelque sentinelle recevaient un rayon passager du soleil couchant.

La figure du ménestrel, qui avait jusqu’alors été sombre et troublée, sembla s’adoucir par la tranquillité de cette scène. Il détacha son vêtement de pèlerin, et laissa une partie de ses longs plis retomber autour de lui comme un manteau, sous lequel on voyait sa cotte de ménestrel. Il prit à son côté une rote (espèce de viole dont on jouait au moyen d’une petite roue), et faisant entendre de temps en temps un air gallois, il chanta un lai dont nous ne pouvons offrir que quelques fragments traduits littéralement de l’ancienne langue dans laquelle il le composait ; nous dirons que ces vers sont dans ce genre de poésie symbolique que Taliessin, Klewarch Hen, et autres bardes, avaient peut-être

emprunté des anciens druides.
chant druidique.


À ma lyre j’ai dit : « Qui troubla tes accents ?
— C’est, dit-elle, celui dont se moquaient mes chants. »
La lame d’argent plie, et l’acier seul résiste.
La bonté perd courage, et la haine persiste.

Du miel le doux parfum flatte un moment nos sens,
De l’absinthe le goût se fait sentir long-temps.
L’agneau suit le boucher, sur les monts le loup veille ;
Quand la bonté s’endort, la vengeance s’éveille.

J’ai dit au fer : « Pourquoi brilles-tu plus long-temps
Sur l’enclume rougi, que le tison des champs ?
— Je viens, dit-il, d’un gouffre, et lui d’un frais bocage. »
La clémence est muette, et la vengeance outrage.

« Chêne, aux rameaux de cerf ressemblent tes rameaux.
— Hélas ! je périssais rongé des vermisseaux. »
La nuit l’enfant puni sait ouvrir la tourelle :
La bonté n’a qu’un jour, la haine est éternelle.

L’éclair détruit la flèche où la cloche sonnait ;
L’orage, les vaisseaux qu’un doux zéphyr berçait ;
Point de vaillant héros sans un fort adversaire ;
La bonté dure peu, la vengeance est colère.

Plusieurs autres descriptions sauvages y étaient mêlées, chacune ayant quelque analogie, quoique fantasque et éloignée, avec le sujet qui revenait comme un refrain à la fin de chaque stance ; de sorte que ce lai ressemblait à un morceau de musique qui, après des variations bizarres, revient toujours à la simple mélodie à laquelle on voulait joindre des ornements.

Tandis que le ménestrel chantait, ses yeux étaient fixés sur le pont et sur ce qui l’entourait ; mais quand il eut fini, regardant les portes éloignées de Garde-Douloureuse, il vit qu’elles étaient ouvertes, et que les gardes et les serviteurs se rassemblaient hors des barrières, comme pour partir pour quelque expédition, ou pour recevoir quelque haut personnage. En même temps, jetant les yeux autour de lui, il s’aperçut que les environs, si solitaires quand il s’était assis sur la pierre d’où il pouvait les contempler, se couvraient d’une foule considérable.

Pendant sa rêverie, plusieurs personnes, les unes seules, les autres en groupes, des hommes, des femmes et des enfants, avaient commencé à s’assembler sur les deux rives, et s’y promenaient tous en attendant quelque spectacle. Il y avait aussi beaucoup de rumeur du côté des moulins flamands, qui, quoique à une assez grande distance, étaient entièrement à la portée de sa vue. Une procession paraissait s’y former : elle avança bientôt au son des pipeaux, du tambourin, et de divers autres instruments, et bientôt elle s’approcha, en bon ordre, du lien où Vidal était assis.

La cérémonie paraissait d’une nature pacifique ; car les vieillards du petit établissement, vêtus de leurs simples robes rousses, marchaient trois de front, après les musiciens ; ils étaient appuyés sur leurs bâtons, et réglaient le mouvement de toute la procession par leurs pas réguliers. Après ces pères de l’établissement venait Wilkin Flammock, monté sur son énorme cheval de guerre, et armé complètement, à l’exception de sa tête qui était nue, comme un vassal prêt à rendre hommage militaire à son maître. Après lui marchait, en rang de bataille, l’élite de la petite colonie, consistant en trente hommes bien armés et bien équipés, dont les membres vigoureux et l’armure brillante montraient l’ordre et la discipline ; cependant ils n’avaient pas le coup-d’œil plein de feu du soldat français, ou le regard fier qui caractérise l’Anglais, ou l’impétuosité sauvage et la vivacité qui distingue les Gallois. Les mères et les jeunes filles de la colonie venaient ensuite, puis les enfants avec des visages aussi arrondis, des traits aussi sérieux, et une marche aussi graves que celle de leurs parents ; et enfin, comme arrière-garde, on voyait les jeunes gens depuis l’âge de quatorze à vingt ans, armés de lances légères, d’arcs et autres armes convenables à leur âge.

Cette procession tourna autour du petit monticule sur lequel était assis le ménestrel, traversa le pont du même pas lent et régulier, forma une double ligne, ayant le visage tourné les uns vers les autres, comme pour recevoir quelque personne de distinction, ou pour être témoin de quelque cérémonie ; Flammock resta à l’extrémité de l’avenue que formaient ses compatriotes, et s’occupa tranquillement, mais attentivement, à faire tous les préparatifs nécessaires.

Pendant ce temps, des badauds des pays voisins, conduits probablement par la simple curiosité, commencèrent à se grouper, et faisaient un rassemblement près de la tête du pont qui se trouvait vis-à-vis le château. Deux paysans anglais passèrent près de la pierre où était assis Vidal… « Veux-tu nous chanter une chanson, ménestrel ? dit l’un d’eux, et voilà une pièce de six sous pour toi, » ajouta-t-il en jetant dans son chapeau une petite pièce d’argent.

« Un vœu me lie, reprit le ménestrel, et je ne puis pratiquer la gaie science maintenant.

— Ou vous êtes trop fier pour chanter pour des paysans anglais, dit le plus gai, car votre langue a l’accent normand.

— Gardez toujours l’argent, dit le plus jeune, le pèlerin aura ce que le ménestrel ne veut pas gagner.

— Je vous prie de reprendre votre don, mon ami, dit Vidal, je n’en ai pas besoin… mais ayez la bonté de me dire, à la place, ce qu’on doit faire ici.

— Quoi ! ne savez-vous pas que nous avons retrouvé notre connétable de Lacy, et qu’il doit investir solennellement les tisserands flamands de tout ce que Henri d’Anjou leur a donné ?… Si Édouard le Confesseur vivait encore, ces coquins de Flamands n’auraient pour tout don que le gibet. Mais venez, voisin, ou nous ne pourrons jouir du coup d’œil. »

En disant ces mots, ils descendirent précipitamment la colline.

Vidal regarda la porte du château ; le mouvement éloigné des bannières, et l’essaim de cavaliers qu’il vit imparfaitement à une telle distance, lui apprirent que quelque personnage important allait sortir à la tête d’une troupe considérable. Le son faible mais distinct des trompettes éloignées le confirmait dans cette opinion. Bientôt il aperçut, par les nuages de poussière qui s’élevèrent entre le pont et le château, et par le son plus rapproché des clairons, que la troupe s’avançait vers lui.

Vidal semblait irrésolu s’il resterait à cette place, d’où il avait une vue complète, mais éloignée, de toute la scène, ou si, pour la voir de plus près, quoique moins en détail, il se mêlerait à la foule qui entourait maintenant le pont jusqu’à l’avenue qui était tenue ouverte par les Flamands armés et rangés en bon ordre.

Un moine passa rapidement près de Vidal, qui lui demanda, comme au paysan, la cause de ce rassemblement : le prêtre marmotta de dessous son capuchon, que le connétable de Lacy, pour premier acte d’autorité, devait présentement remettre aux Flamands la charte royale de leurs privilèges.

« Il s’empresse d’exercer son autorité, à ce qu’il me paraît, dit le ménestrel.

— Celui qui vient d’obtenir une épée est impatient de la sortir du fourreau. » reprit le moine, et il ajouta encore quelques phrases que le ménestrel n’entendit qu’imparfaitement, car le père Aldrovand n’était pas rétabli de la blessure qu’il avait reçue pendant le siège.

Vidal néanmoins comprit qu’il allait trouver le connétable pour solliciter son intercession en sa faveur.

« Moi aussi je veux aller le rejoindre, » dit Renault Vidal, quittant tout à coup la pierre qu’il occupait.

« Suivez-moi donc, marmotta le prêtre ; les Flamands me connaissent et me laisseront passer. »

Mais le père Aldrovand étant en disgrâce, son influence ne fut pas si puissante qu’il s’en était flatté, et lui et le ménestrel furent portés çà et là par la foule, et séparés l’un de l’autre.

Vidal, néanmoins, fut reconnu par les paysans anglais qui lui avaient déjà parlé. « Sais-tu faire des tours de jongleur, ménestrel ? dit l’un ; tu pourrais beaucoup gagner, car nos maîtres normands aiment la jonglerie.

— J’en connais un, dit Vidal ; et je pourrai vous le montrer si vous voulez me faire place. »

Ils s’éloignèrent un peu, et il eut le temps de jeter son bonnet, d’ôter les bottines de cuir qui recouvraient ses jambes et ses genoux, ne gardant que ses sandales. Il attacha ensuite un mouchoir de couleur autour de ses cheveux noirs et brûlés par le soleil, et, se débarrassant de sa casaque, il montra des bras nerveux et basanés.

Mais, tandis qu’il amusait par ces préparatifs ceux qui l’entouraient, il se fit un mouvement dans la foule, et l’on entendit le son voisin des trompettes, auxquelles répondit toute la musique flamande, accompagnée des cris, en normand et en anglais, de « Vive le brave connétable ! que Notre-Dame protège le brave de Lacy ! »

Vidal fit des efforts inouïs pour s’approcher du chef de la procession, dont il ne pouvait voir que le panache, et sa main droite tenant le bâton de commandement, tant il était entouré d’officiers et de soldats. Enfin ses efforts réussirent, et bientôt il ne fut éloigné du connétable que de trois pas ; il était alors dans un petit cercle dont on avait eu bien de la peine à éloigner les curieux, afin que la cérémonie pût s’y accomplir. Il avait le dos tourné vers le ménestrel, et il se baissait sur son cheval pour délivrer la charte royale à Wilkin Flammock, qui avait mis un genou en terre, afin de la recevoir avec plus de respect. Sa posture obligeait le connétable de se baisser si bas, que ses plumes semblaient se mêler à la crinière flottante de son noble coursier.

À ce moment, Vidal sauta avec une agilité singulière par-dessus les têtes des Flamands qui gardaient le cercle, et en un clin d’œil son genou droit était sur la croupe du cheval du connétable, sa main gauche avait saisi le collet de son habit de buffle ; puis, s’attachant à sa victime, comme le tigre à sa proie, il tira promptement un poignard court, aigu, et l’enfonça derrière le cou, précisément à l’endroit où l’épine, qui fut divisée par le coup, sert à transmettre au corps humain l’influence mystérieuse du cerveau. Le coup fut porté avec fermeté et la plus grande justesse de coup d’œil. L’infortuné cavalier tomba de sa selle, sans pousser un seul gémissement et sans se débattre, comme le taureau tombe dans l’arène sous le fer du taureador ; le meurtrier s’assit sur la même selle, brandissant son poignard sanglant et pressant le cheval afin de prendre la fuite.

Il aurait pu effectivement s’échapper, tant ceux qui l’entouraient étaient étourdis par la promptitude et l’audace de l’entreprise ; mais la présence d’esprit de Flammock ne l’abandonna pas : il saisit le cheval par la bride, et, aidé de ceux qui n’avaient besoin que d’un exemple, il fit prisonnier le cavalier, lui lia les bras, et s’écria à haute voix qu’il fallait le conduire devant le roi Henri. Tette résolution, annoncée par la voix sonore et décidée de Flammock, fit taire les cris d’assassin et de trahison qui s’étaient élevés, tandis que les habitants des pays ennemis les uns des autres, et qui composaient la foule, s’accusaient réciproquement de ce crime.

Tous, cependant, se dirigèrent vers Garde-Douloureuse, excepté quelques-uns de la suite de la noble victime, qui restèrent pour emporter le corps de leur maître, avec toute la solennité du deuil, du lieu où il était arrivé avec tant de pompe triomphale.

Quand Flammock arriva à Garde-Douloureuse, il entra facilement avec son prisonnier et les témoins qu’il avait choisis pour prouver l’exécution du crime. Quand il demanda une audience, on lui répondit que le roi avait recommandé que personne ne fût admis avant son ordre. Cependant les nouvelles du meurtre du connétable étaient si étranges, que le capitaine de Garde-Douloureuse se hasarda à interrompre la solitude de Henri pour lui apprendre l’événement. Il revint avec l’ordre que Flammock et son prisonnier fussent admis tout de suite dans l’appartement royal. Ils y trouvèrent Henri, entouré de plusieurs personnes qui se tenaient respectueusement derrière le siège du roi, dans l’endroit le plus obscur de la salle.

Quand Flammock entra, son embonpoint et ses membres contrastaient singulièrement avec son visage, que la scène dont il avait été témoin et le trouble qu’il éprouvait de se trouver dans la chambre du roi avaient couvert d’une grande pâleur. À côté de lui était son prisonnier, intrépide malgré sa situation. Le sang qui avait jailli de la blessure de sa victime couvrait ses membres nus et ses légers vêtements ; mais son front et son mouchoir en étaient surtout souillés.

Henri le regarda sévèrement ; mais Vidal non-seulement soutint ce regard sans crainte, mais parut y répondre par un autre de défi.

« Quelqu’un connaît-il ce misérable ? » dit Henri regardant autour de lui.

Personne ne répondit tout de suite ; mais Philippe Guarine, sortant du groupe qui se tenait derrière le fauteuil du roi, dit, quoique avec hésitation : « Avec votre permission, sire, sans l’étrange manière dont il est vêtu, je dirais que c’est un ménestrel de la maison de mon maître, nommé Renault Vidal.

— Tu te trompes, Normand, reprit le ménestrel ; ma servitude et ma basse extraction n’étaient que supposées : je suis Cadwallon le Breton, Cadwallon des neufs lais, Cadwallon le premier barde de Gwenwyn de Powysland et son vengeur ! »

Comme il prononçait le dernier mot, ses regards rencontrèrent ceux d’un pèlerin qui s’était peu à peu avancé de l’endroit où était placée la suite, et qui maintenant était en face de lui.

Les yeux du Gallois exprimèrent tellement l’effroi, qu’on aurait dit qu’ils allaient sortir de leur orbite ; puis il s’écria d’un ton de surprise et d’horreur : « Les morts reviennent-ils devant les monarques ? ou, si tu es vivant, qui donc ai-je tué ?… Ce n’est pas un rêve, pourtant, cette attaque et ce coup que j’ai porté !… Cependant ma victime est devant moi !… N’ai-je pas tué le connétable de Chester ?

— Tu as effectivement tué le connétable, reprit le roi ; mais apprends, Gallois, que c’était Randal de Lacy, à qui nous avions donné cette charge ce matin, pensant que notre loyal et fidèle Hugo de Lacy avait été perdu à son retour de la terre sainte, ayant entendu dire que son vaisseau avait fait naufrage. D’ailleurs, tu n’as abrégé que de quelques heures l’élévation momentanée de Randal ; car le soleil de demain l’aurait encore retrouvé sans biens et sans seigneurie. »

Le prisonnier laissa retomber avec désespoir sa tête sur son sein. « Je pensais, dit-il, qu’il avait changé son coursier et s’était empressé de montrer son triomphe. Puissent se fermer ces yeux qui se sont laissé tromper par des hochets, un beau panache et un bâton verni !

— J’aurai soin, Gallois, que tes yeux ne te trompent plus, » dit le roi sévèrement ; « avant onze heures ils seront fermés pour tout ce qui est terrestre.

— Puis-je prier Votre Majesté, dit le connétable, de me permettre de faire quelques questions à ce malheureux ?

— Quand je lui aurai demandé, dit le roi, pourquoi il a trempé ses mains dans le sang d’un noble Normand.

— Parce que celui que je voulais tuer, » dit le Breton, ses yeux féroces regardant alternativement le roi et de Lacy, « avait versé le sang du descendant de mille rois, auprès duquel le sien ou le tien, fier comte d’Anjou, n’était que comme le bourbier du grand chemin auprès de la fontaine argentée. »

L’œil de Henri menaçait le barde audacieux ; mais il retint son courroux quand il vit le regard suppliant du connétable. « Que veux-tu lui demander ? dit-il ; va vite, car son temps est compté.

— Avec votre permission, sire, je lui demanderai pourquoi, pendant des années, il n’a pas pris une vie à laquelle il en voulait, et qui était en son pouvoir, et que même ses services fidèles en apparence ont sauvée.

— Normand, dit Cadwallon, je vais te répondre : quand je me mis à ton service, c’était bien mon intention de te tuer cette même nuit. Voilà l’homme, » montrant Philippe Guarine, « à qui tu dus ta sûreté.

— En effet, dit de Lacy, je me rappelle quelques circonstances qui dénotaient une pareille intention ; mais pourquoi l’as-tu négligée, quand d’autres occasions t’en donnaient la possibilité ?

— Quand le meurtrier de mon souverain devint le soldat de Dieu, reprit Cadwallon, et servit sa cause en Palestine, il n’avait rien à craindre de ma vengeance terrestre.

— Étonnante modération de la part d’un assassin gallois ! » dit le roi avec mépris.

« Et que n’ont pas eue, reprit Cadwallon, certains princes chrétiens qui n’ont jamais négligé les occasions de pillage ou de conquête que leur offrait l’absence d’un rival parti pour la sainte croisade.

— Par la sainte croix ! » dit Henri, sur le point d’éclater, car ceci l’attaquait particulièrement, mais, s’arrêtant tout à coup, il dit, d’un air de mépris : « Conduisez ce misérable au gibet.

— Encore une question, dit de Lacy : Renault, ou quel que soit ton autre nom, depuis mon retour tu m’as rendu des services qui ne s’accordent nullement avec la résolution que tu avais prise contre ma vie : tu m’as aidé dans mon naufrage, et m’as guidé en sûreté dans le pays de Galles, où mon nom seul m’eût voué à la mort ; et pourtant la croisade était finie.

— J’éclaircirais bien tes doutes, dit le barde, mais on penserait que je sollicite pour ma vie.

— N’hésite pas, dit le roi ; notre saint-père intercéderait pour toi, que ses prières seraient vaines.

— Eh bien donc, dit le barde, apprends la vérité : j’étais trop fier pour permettre aux vagues et aux Gallois d’accomplir ma vengeance. Apprends aussi, ce qui peut-être était une faiblesse de Cadwallon, que l’habitude de vivre avec toi avait divisé mes sentiments entre la haine et l’admiration. Je pensais toujours à ma vengeance, mais comme à une chose que je ne pourrais jamais terminer, et qui me paraissait plutôt une image dans les cieux qu’un but que je pouvais jamais atteindre ; et quand je te vis aujourd’hui même si déterminé, si fermement résolu à supporter en homme le sort qui te menaçait, tu me parus ressembler à la dernière tour d’un palais ruiné, qui élève encore sa tête vers le ciel malgré qu’il soit entouré des débris de ses murs splendides ; puissé-je périr, me dis-je, avant d’achever sa destruction ! Alors, oui, même alors, il n’y a que quelques heures, si tu avais accepté ma main, je t’aurais servi comme jamais serviteur n’a servi son maître. Tu la rejetas avec mépris. Et encore il fallait que je te visse, comme je me le figurais, foulant aux pieds avec tout l’orgueil normand ce terrain où tu tuas mon maître, pour que je prisse la résolution de frapper ce coup que je te destinais, mais qui a tué au moins un homme de ta race usurpatrice. Je ne répondrai plus à d’autres questions. Conduisez-moi à la hache ou au gibet, c’est indifférent à Cadwallon : mon âme sera bientôt avec mes libres et nobles ancêtres.

— Mon souverain et mon prince, » dit de Lacy en ployant un genou devant Henri, « pouvez-vous entendre ces paroles et refuser une grâce à votre ancien serviteur ?… Épargnez cet homme ! N’éteignez pas une telle lumière parce qu’elle est égarée !

« Lève-toi, lève-toi, de Lacy, et rougis de ta demande, dit le roi. Le sang de ton parent, le sang d’un noble Normand teint les mains et le front d’un Gallois. Aussi sûr que je suis roi, il mourra avant qu’il soit essuyé ; allons ! qu’on le conduise promptement au supplice. »

Cadwallon fut aussitôt emmené sous escorte. Le connétable paraissait intercéder pour lui plutôt par ses gestes que par ses paroles.

« Tu es fou, de Lacy, tu es fou, mon ancien et véritable ami, de me presser comme tu le fais, dit le roi en le forçant à se lever ; ne vois-tu pas que ma sévérité, dans cette affaire, n’est que pour toi ?… Ce Randal, par des largesses et des promesses, s’est fait beaucoup d’amis qui ne seront pas peut-être faciles à ramener sous tes ordres, te voyant revenir sans puissance, sans richesses. S’il eût vécu, nous aurions eu bien de la peine à le priver entièrement du pouvoir qu’il avait acquis. Nous devons remercier l’assassin gallois qui nous a débarrassés de lui ; mais ses partisans se plaindraient si l’on épargnait l’assassin. Quand le sang aura payé le sang, tout sera oublié, et leur loyauté reprendra son cours naturel, en te reconnaissant leur lord légitime. »

Hugo de Lacy se releva et chercha à combattre respectueusement les raisons politiques de son adroit souverain, car il voyait bien qu’il y tenait, moins par rapport à lui, que pour effectuer le changement d’autorité féodale, avec le moins d’embarras possible pour le pays ou pour le souverain.

Henri écouta patiemment ses arguments, et les combattit avec calme, jusqu’à ce que les sons funèbres du tambour et de la cloche se firent entendre. Il conduisit alors de Lacy à une croisée, qu’une forte lueur rougeâtre commençait à éclairer. Un corps de soldats, chacun tenant en main une torche allumée, passa le long de la terrasse en revenant de faire exécuter le sauvage mais intrépide Breton ; ils criaient : « Vive notre roi Henri ! et périssent ainsi tous les ennemis des bons Normands !



CHAPITRE XXXII.

conclusion.


Un soleil s’est couché, une étoile s’est levée, ô Géraldine ! depuis que tes bras ont été la prison de la belle dame.
Coleridge.


La renommée s’était trompée en assignant à Éveline Berenger, après la prise de son château, une réclusion plus sévère que celle du couvent de sa tante abbesse. Elle était déjà assez ennuyeuse, car les tantes célibataires, abbesses ou non, ne tolèrent pas les erreurs du genre de celles que l’on reprochait à Éveline ; et l’innocente jeune fille fut forcée de dévorer sa honte et ses chagrins. Chaque jour on rendait sa prison de plus en plus insupportable, par les brocards lancés sous les formes de la sympathie, de la pitié et des exhortations, mais qui, dans le fond, n’étaient que de la colère et de l’insulte. La compagnie de Rose était tout ce qu’Éveline avait pour résister à ces afflictions, mais enfin elle lui fut retirée le matin même où tant d’événements importants arrivèrent à Garde-Douloureuse.

L’infortunée Éveline demanda vainement à une nonne revêche qui parut à la place de Rose pour l’aider à s’habiller, pourquoi sa compagne et son amie n’avait pas la permission de la servir. La nonne garda sur ce sujet un silence obstiné, mais prononça quelques phrases sur l’importance qu’on mettait à orner un être d’argile, et sur le désagrément de ce qu’il fallait qu’une épouse du ciel détournât ses pensées de devoirs plus élevés, et daignât attacher des agrafes et ajuster des voiles.

L’abbesse, cependant, dit à sa nièce, après matines, que sa suivante ne lui était ôtée que pour quelque temps, mais qu’il était probable qu’elle serait renfermée dans le plus sévère couvent, pour avoir aidé sa maîtresse à recevoir Damien de Lacy dans sa chambre à coucher au château de Baldringham.

Un soldat de Lacy, qui avait jusqu’alors gardé le secret sur ce qu’il avait observé cette nuit hors de son poste, avait pensé que, dans la disgrâce de Damien, il trouverait son profit à raconter cette histoire. Ce nouveau coup, si inattendu, si affligeant… cette nouvelle accusation, qu’il était si difficile et si impossible de nier entièrement, parut à Éveline décider du sort de son amant et du sien ; mais l’idée d’avoir conduit à sa perte son affectionnée et courageuse suivante était tout ce qu’il lui fallait pour lui donner l’apathie du désespoir. « Pensez de moi tout ce qu’il vous plaira, dit-elle à sa tante, je ne me défendrai plus… dites ce qu’il vous plaira, je ne vous répondrai plus… emmenez-moi où vous voudrez, je ne résisterai plus… Dieu disculpera mon honneur quand il le jugera à propos : puisse-t-il alors pardonner à mes persécuteurs ! »

Après cela, et pendant plusieurs heures de cette malheureuse journée, lady Éveline, pâle, froide, silencieuse, alla de la chapelle au réfectoire et du réfectoire à la chapelle, au moindre signe de l’abbesse et de ses sœurs, et parut regarder les diverses privations, pénitences, remontrances et reproches, auxquels elle fut assujettie toute la journée, avec la même indifférence qu’une statue de marbre supporte l’inclémence de l’air ou les gouttes de pluie qui doivent, avec le temps, l’user et la détruire.

L’abbesse, qui aimait sa nièce, quoique son affection se montrât parfois d’une manière peu agréable, finit par s’alarmer ; elle révoqua l’ordre de conduire Éveline dans une cellule inférieure, elle assista même à son coucher, attention que la jeune fille regarda, comme tout le reste, avec la même indifférence, et avec une tendresse qui se ranimait, la baisa et la bénit en quittant l’appartement. Toute légère qu’était cette marque d’affection, elle était inattendue, et, semblable à la baguette de Moïse, elle ouvrit les sources cachées. Éveline pleura, ressource qui lui avait été refusée tout ce jour… elle pria, et enfin s’endormit en sanglotant comme un enfant, avec l’esprit un peu calmé par cette émotion naturelle.

Elle s’éveilla plus d’une fois dans la nuit, au milieu de sombres rêves qui lui montraient confusément des cellules et des châteaux, des funérailles et des noces, des couronnements et des gibets ; mais vers le matin elle tomba dans un sommeil plus profond, et ses visions se ressentirent de son esprit plus calme. La dame de Garde-Douloureuse semblait lui sourire dans ses rêves, et lui promettre sa protection. L’ombre de son père y était aussi ; et, avec la hardiesse que donnent les rêves, elle le regarda tranquillement et sans crainte ; ses lèvres remuèrent, et elle entendit des paroles qu’elle ne pouvait comprendre, mais qui paraissaient lui annoncer l’espérance, la consolation et son bonheur prochain. Il s’y glissa aussi une femme, dont les yeux bleus se fixaient sur les siens ; elle était vêtue d’une tunique de soie couleur de safran, avec un manteau bleu de ciel et de forme gothique ; elle était resplendissante de cette beauté délicate qui est le partage des blondes. Il lui sembla que c’était la Bretonne Vanda ; mais sa physionomie n’exprimait plus le ressentiment ; ses longs cheveux ne tombaient plus sur ses épaules, mais étaient mystérieusement ornés de chêne et de gui ; sa main droite était gracieusement cachée sous son manteau, et ce fut une main blanche et charmante qui pressa celle d’Éveline. Malgré ces apparences de faveur, un frisson de crainte s’empara d’Éveline quand la vision sembla répéter ou chanter :

Épouse veuve et vierge à l’hymen consacrée,
Fiancée à la fois trahie en trahissant :
La prophétie est avérée,
Et de Vanda l’injure est réparée.
Recevez son pardon par ce simple présent.

Elle se baissa comme pour embrasser Éveline, qui tressaillit et s’éveilla aussitôt. Sa main était effectivement serrée par une autre main aussi pure, aussi blanche que la sienne. Les yeux bleus, les cheveux blonds, et le sein à demi voilé d’une femme charmante, dont les lèvres touchaient celles de la charmante dormeuse, s’offrirent à son réveil ; mais c’était Rose, dont les bras serraient sa maîtresse, et qui mouillait son visage de ses larmes, tandis que dans l’élan de son affection elle le couvrait aussi de baisers.

« Que signifie ceci, Rose ? dit Éveline ; grâce au ciel, vous m’êtes donc rendue ! Mais que veulent dire ces transports et ces larmes !

— Laissez-moi pleurer, laissez-moi pleurer, dit Rose ; il y a long-temps que je n’ai pleuré de joie, et il se passera du temps, je l’espère, avant que nous pleurions de chagrin. Il y a eu des nouvelles de Garde-Douloureuse. C’est Amelot qui les a apportées. Il est libre, son maître aussi, et en grande faveur près de Henri. Écoutez ensuite ; mais il ne faut pas que je vous l’annonce trop vite, car vous pâlissez.

— Non, non, dit Éveline ; continuez, continuez ; je crois vous comprendre.

— Le scélérat Randal de Lacy, la première cause de tous nos chagrins, ne nous tourmentera plus ; il a été tué par un honnête Gallois, et je suis bien fâchée qu’on ait pendu ce pauvre homme pour le bon service qu’il nous a rendu. Et puis, le bon vieux connétable est revenu de la Palestine, aussi respectable, mais plus sage qu’auparavant ; car on pense qu’il renoncera à son mariage avec vous.

— Jeune folle, » dit Éveline, rougissant autant qu’elle avait pâli, « ne plaisante pas là-dessus. Mais se peut-il que tout cela soit vrai ? Randal est-il réellement tué ? et le connétable de retour ? »

Les questions et les réponses étaient précipitées et confuses, et on les interrompait par des exclamations de surprise et de remercîments au ciel et à Notre-Dame, jusqu’à ce que l’extase de la joie se changeât en un étonnement tranquille.

Damien de Lacy avait aussi ses explications à recevoir, et la manière dont on les lui donna avait quelque chose d’étrange. Damien depuis quelque temps habitait ce que dans notre siècle on appellerait un cachot, mais qui alors se nommait une prison. Nous sommes peut-être blâmables d’accorder au criminel convaincu une demeure et une nourriture plus agréables que celles qu’il aurait peut-être pu se procurer lors de sa liberté, et quand il ne vivait que par un travail honnête ; mais cette erreur n’est que vénielle comparée à celle de nos ancêtres, qui, regardant l’accusation et la conviction comme synonymes, traitaient l’accusé, avant le jugement, d’une manière qui aurait pu être une punition sévère après que le crime eût été prouvé. Damien, malgré sa haute naissance et son rang distingué, était renfermé comme le plus grand criminel ; il était chargé de chaînes pesantes, nourri grossièrement, et n’éprouvait d’autre soulagement que la permission de penser à son malheur dans une cellule solitaire et séparée, dont le misérable ameublement consistait en un grabat, une chaise et une table cassée. Dans un coin était placé un cercueil, où ses armes et ses initiales étaient peintes, pour lui rappeler le sort qui l’attendait ; et dans l’autre un crucifix, pour l’avertir qu’il y avait un monde au-dessus de celui qu’il devait bientôt quitter. Aucun bruit ne pouvait interrompre le silence de sa prison, ni aucune rumeur touchant son sort et celui de ses amis. Accusé d’avoir porté les armes contre son roi, il était soumis à la loi militaire et devait être condamné à mort, même sans le privilège d’être entendu ; et il ne prévoyait pas d’autre fin à son emprisonnement.

Il y avait environ un mois que Damien habitait cette demeure ténébreuse, quand, tout étrange que cela puisse paraître, sa santé, qui avait souffert beaucoup de ses blessures, commença à s’améliorer peu à peu, soit qu’il se trouvât bien du régime sévère auquel il était réduit, ou qu’une fatale certitude, avec toute la mélancolie qui l’accompagne, soit un mal que bien des personnes supportent mieux qu’une lutte pénible entre la passion et le devoir. Mais la fin de son emprisonnement semblait s’approcher rapidement ; son geôlier, Saxon maussade de la plus belle classe, l’avertit, en plus de mots qu’il ne lui en avait encore fait entendre, de penser à changer bientôt d’habitation ; et, à la manière dont il parla, le prisonnier jugea qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Il demanda un confesseur, et le geôlier, quoiqu’il se retirât sans répondre, sembla indiquer par un geste qu’on lui accorderait sa demande.

Le lendemain, de très-grand matin, les chaînes et les verrous de la cellule firent entendre leur bruit et leur gémissement, et tirèrent Damien d’un sommeil interrompu, qui ne durait que depuis environ deux heures. Ses yeux se fixaient sur la porte qui s’ouvrait lentement, comme s’il eût attendu le bourreau et ses valets ; mais le geôlier fit entrer un homme robuste vêtu d’un habit de pèlerin.

« Est-ce un prêtre que vous m’amenez, geôlier ? dit l’infortuné prisonnier.

— Il répondra mieux que moi à cette question, » reprit le brusque Saxon en se retirant aussitôt.

Le pèlerin resta debout, le dos tourné vers la petite fenêtre, ou plutôt l’ouverture par laquelle la cellule était imparfaitement éclairée, et regarda fixement Damien, qui était assis sur le bord de son lit ; ses joues pâles et ses cheveux en désordre formaient un triste mais parfait accord avec ses fers pesants. Il examina à son tour le pèlerin ; mais la lumière lui laissa seulement voir que son visiteur était un robuste vieillard ayant des coquilles sur son chapeau, signe qu’il avait passé la mer, et il avait une branche de palmier à la main pour montrer qu’il avait visité la terre sainte.

« Benedicite, révérend père, dit l’infortuné jeune homme : êtes-vous un prêtre venu pour décharger ma conscience ?

— Je ne suis pas prêtre, reprit le pèlerin, mais un homme qui vous apporte de tristes nouvelles.

— Vous les apportez à un homme à qui le bonheur est depuis long-temps étranger, et dans un lieu qui ne l’a jamais connu, reprit Damien.

— Je n’en aurai aussi que plus de courage pour vous les apprendre, dit le pèlerin : ceux qui sont dans la douleur peuvent mieux supporter les mauvaises nouvelles que ceux qu’elles viennent frapper au milieu de la joie et du bonheur.

— Quoi qu’il en soit, la situation du malheureux, dit Damien, peut devenir encore plus misérable par l’attente ; je vous prie donc, mon révérend père, de me dire tout de suite le plus terrible ; si vous venez m’annoncer le sort de ce pauvre corps, puisse Dieu avoir pitié de l’âme qu’on en chassera violemment !

— Je n’ai pas cette commission, dit le pèlerin. Je viens de la terre sainte, et j’ai d’autant plus de douleur de vous trouver dans cette position, que mon message s’adressait à un homme libre et riche.

— Quant à ma liberté et à ma fortune, dit Damien, ces fers et cet appartement vous répondent ; mais, annonce tes nouvelles. Si mon oncle, car je crains qu’il ne soit question de lui, a besoin de mon bras ou de ma fortune, ce cachot et ma dégradation m’occasionnent plus de tourments que je ne l’avais encore supposé.

— Votre oncle, jeune homme, dit le pèlerin, est prisonnier, je devrais plutôt dire esclave du grand soudan ; il fut pris dans une bataille où il se distingua beaucoup, quoiqu’il lui fût impossible de prévenir la défaite des chrétiens, qui la termina. Il fut fait prisonnier tandis qu’il couvrait la retraite, après avoir tué, pour son malheur, ainsi que la suite l’a prouvé, Hassan Ali, favori du Soudan. Le cruel païen a fait charger le digne chevalier de fers plus pesants que ceux que vous portez, et, en comparaison du cachot où il est renfermé, celui-ci semblerait un palais. L’intention de l’infidèle était de faire souffrir au vaillant connétable la mort la plus affreuse que ses bourreaux pourraient inventer ; mais la renommée lui apprit que c’était un homme puissant et très-riche : alors il a demandé une rançon de dix mille besants d’or. Votre oncle répondit que ce paiement le ruinerait entièrement, et l’obligerait à se défaire de toutes ses propriétés ; de plus, il exposa qu’il lui faudrait du temps pour les changer en argent. Le soudan répondit qu’il lui importait peu qu’un chien comme le connétable fût gras ou maigre ; par conséquent il insista pour avoir la rançon entière. Mais il consentit enfin à la laisser payer en trois fois, à condition que, la première, le plus proche parent et héritier de de Lacy serait livré entre ses mains comme otage de ce qui resterait dû. À ces conditions il consentait à ce que votre oncle fût mis en liberté aussitôt votre arrivée en Palestine avec l’argent.

— C’est maintenant que je puis me dire malheureux, s’écria Damien, puisque je ne puis montrer mon amour et mon respect pour mon oncle, qui a toujours été un père pour moi, pauvre orphelin.

— Ce sera un grand désappointement pour le connétable, dit le pèlerin, car il était empressé de revenir dans cet heureux pays, pour y accomplir un mariage avec une lady de grande beauté et de grande fortune. »

Damien tressaillit au point que ses fers s’entre-choquèrent ; mais il ne répondit rien.

« S’il n’était pas votre oncle, continua le pèlerin, et s’il n’était pas connu pour un homme sage, je dirais qu’il n’est pas tout à fait prudent dans cette affaire. Quel qu’il fût avant son départ d’Angleterre, deux années dans les guerres de la Palestine, et une autre dans les tortures et les privations d’une prison païenne, en ont fait un triste époux.

— Silence, pèlerin ! » dit de Lacy d’une voix sévère ; « il ne t’appartient pas de blâmer un aussi noble chevalier que mon oncle, et il ne me convient pas d’écouter tes critiques.

— Je vous demande pardon, jeune homme, dit le pèlerin. Je n’avais en vue que votre intérêt, qui, ce me semble, n’est pas que votre oncle laisse un héritier.

— Paix ! homme vil, dit Damien ; par le ciel je déteste encore plus ma prison qu’auparavant, puisque ses portes se sont ouvertes à un tel conseiller, et mes chaînes, puisqu’elles m’empêchent de te châtier ; retire-toi, je t’en prie.

— Pas avant d’avoir réponse pour ton oncle, reprit le pèlerin. Ma vieillesse méprise la colère de ta jeunesse autant que le rocher méprise l’écume du petit ruisseau qui s’y précipite.

— Alors dis à mon oncle, reprit Damien, que je suis prisonnier, autrement j’aurais volé près de lui ; que je suis un mendiant séquestré, car sans cela je lui aurais envoyé tout ce que je possède.

— Des intentions aussi vertueuses peuvent s’annoncer aisément et hardiment, dit le pèlerin, quand celui qui les affiche sait qu’il ne pourra pas être appelé à remplir ses vaines promesses. Mais si je t’apprenais que ta liberté et tes richesses te sont rendues ; je crois que tu réfléchirais deux fois avant d’accomplir le sacrifice que tu proposes maintenant si aisément.

— Laisse-moi, je te prie, vieillard, dit Damien ; ton âme ne peut comprendre la mienne. Va, et n’ajoute pas à ma douleur par des insultes qu’il m’est impossible de venger.

— Mais si j’avais le pouvoir de te rendre ta liberté et tes richesses, te rappellerais-tu avec plaisir la promesse que tu viens de faire ? Dans ce cas, tu peux être sûr que jamais je ne parlerai de la différence qui existe entre les sentiments de Damien prisonnier et ceux de Damien libre.

— Que veux-tu dire ? ou as-tu quelque autre intention que celle de me tourmenter ? dit le jeune homme.

— Non, » répondit le vieux pèlerin, en tirant de son sein un rouleau de parchemin sur lequel était attaché un lourd cachet. Apprends que ton cousin Randal a été assassiné d’une manière étrange, que ses trahisons envers le connétable et toi ont été découvertes d’une manière aussi étrange, et que le roi, pour te dédommager de tes souffrances, t’envoie ce plein pardon, et te donne le tiers de ces immenses biens, qui, par sa mort, reviennent à la couronne.

— Et le roi m’accorde-il aussi ma liberté ? s’écria Damien.

— Dès ce moment, par conséquent, dit le pèlerin. Regarde ce parchemin, vois la signature et le cachet royal.

— Il faut que j’en aie une meilleur preuve. Ici, » s’écria-t-il en secouant fortement ses fers ; « ici, dogget geôlier, fils d’un chien-loup saxon ! »

Le pèlerin, en frappant à la porte, seconda ses efforts pour appeler le geôlier qui entra enfin.

« Gardien, » dit Damien de Lacy d’un ton sévère, « suis-je ou ne suis-je pas encore ton prisonnier ? »

Le geôlier consulta le pèlerin par un regard, et répondit ensuite à Damien qu’il était libre.

« Alors donc, misérable esclave, » dit Damien avec impatience, « pourquoi ces fers enchaînent-ils les membres libres d’un noble Normand ? Chaque moment qui s’écoule vaut toute la vie d’esclavage d’un serf comme toi.

— Ils seront ôtés bientôt, sir Damien, dit le geôlier ; et je vous prie de prendre patience, en vous rappelant qu’il y a dix minutes vous ne deviez pas penser que ces bracelets vous seraient ôtés pour tout autre motif que pour monter à l’échafaud.

— Paix ! chien, dit Damien, dépêche-toi ! Et toi, qui m’as apporté ces bonnes nouvelles, je te pardonne ta première intention ; tu pensais sans doute qu’il était important de m’arracher, pendant mon esclavage, des promesses que l’honneur me forcerait de tenir quand je serais libre. Ton soupçon avait quelque chose d’offensant, mais tu avais pour but la sûreté de mon oncle.

— Et avez-vous réellement l’intention, dit le pèlerin, d’employer votre liberté nouvellement acquise à faire le voyage de Syrie, et d’échanger votre prison anglaise contre le cachot du Soudan ?

— Si tu veux me servir de guide, tu n’auras pas à dire que je m’arrête en chemin.

— Et la rançon, dit le pèlerin, comment vous la procurerez-vous ?

— Comment ? les propriétés qui me sont rendues appartiennent vraiment et justement à mon oncle, et doivent servir pour lui avant tout. Si je ne me trompe pas, il n’y a pas un Juif ou un Lombard qui n’avancerait volontiers les sommes nécessaires sur une telle assurance. Aussi, chien, » continua-t-il en s’adressant au geôlier, « hâte-toi de défaire tes rivets, et ne crains pas de me faire un peu de mal pourvu que tu ne me casses pas un membre. »

Le pèlerin le regarda un instant, comme surpris de la détermination de Damien ; puis il s’écria : « Je ne puis garder plus long-temps le secret du vieillard. Il ne faut pas sacrifier une générosité si grande. Écoute, brave Damien, j’ai encore un grand secret à te confier, et comme ce rustre Saxon n’entend pas le français, l’occasion est favorable pour te le conter. Apprends que le caractère de ton oncle est aussi changé que son corps est cassé et débile ; l’humeur et la jalousie se sont emparées d’un cœur qui fut jadis grand et généreux ; sa vie touche maintenant à sa fin, et la fin en est désagréable et amère.

— Est-ce là ton grand secret ? dit Damien. Que les hommes vieillissent, je le sais ; et si, avec l’infirmité du corps vient celle du caractère et de l’esprit, leur état exige encore plus l’accomplissement des devoirs de ceux qui leur sont liés par le sang et l’affection.

— Oui ; mais l’esprit du connétable a été aigri contre toi par les bruits qui d’Angleterre ont frappé son oreille ; il a été question d’amour entre toi et son épouse fiancée, Éveline Berenger. Hein ! t’ai-je touché maintenant ?

— Pas le moins du monde, » dit Damien, appelant à son secours la plus forte résolution que pût lui fournir sa vertu. « C’est ce drôle qui m’a frappé un peu fort avec son marteau. Continuez. Mon oncle apprit ces bruits et les crut ?

— Oui, dit le pèlerin ; je puis l’affirmer, puisqu’il ne me cachait aucune pensée. Mais il me pria de vous cacher soigneusement ses soupçons ; sans quoi, dit-il, le jeune loup ne viendrait jamais dans le piège pour en délivrer le vieux. S’il était une fois dans ma prison, » continua votre oncle en parlant de vous, « il y pourrirait et y mourrait avant que j’envoyasse un sou pour libérer l’amant de ma fiancée.

— Mon oncle parlait-il sérieusement ? » dit Damien effrayé. Pouvait-il former un plan aussi perfide que celui de me laisser dans la captivité où je me serais jeté pour le racheter ? Non ! cela ne peut être.

— Ne vous flattez pas d’une aussi vaine idée, dit le pèlerin. Si vous allez en Syrie, vous courez à une éternelle captivité, tandis que votre oncle reviendra posséder une fortune aussi considérable qu’auparavant et Éveline Berenger.

— Ah ! » s’écria Damien ; et baissant les yeux un instant, il demanda au pèlerin, d’une voix plus soumise, ce qu’il lui conseillait en pareille circonstance.

« Le cas est simple, selon mon pauvre jugement, reprit le pèlerin. Nul n’est tenu d’être fidèle envers celui qui a l’intention de ne pas l’être envers l’autre. Prévenez la trahison de votre oncle, et que son existence, maintenant courte et frêle, périsse dans la cellule pestiférée à laquelle il voudrait condamner votre jeunesse vigoureuse. La faveur royale vous a donné assez de biens pour vivre honorablement ; et pourquoi ne pas y réunir ceux de Garde-Douloureuse ? Éveline Berenger, si je ne me trompe, ne dira pas non, et bien mieux, je réponds qu’elle dira oui, car je connais bien ses sentiments ; et quant à son premier contrat, un mot de Henri à Sa Sainteté, maintenant qu’ils sont presque réconciliés, effacera du parchemin le nom de Hugo, et y substituera celui de Damien.

— Ma foi ! » dit Damien en se levant et en plaçant son pied sur le tabouret, afin que le geôlier pût enlever avec plus de facilité le dernier anneau qui renchaînait, « j’ai entendu dire pareille chose ; j’ai ouï parler d’êtres qui, sous une apparence de gravité, mais pleins de conseils subtils qu’ils donnent avec art aux faiblesses humaines, hantent les cellules des hommes désespérés, et leur font plus d’une belle promesse, à condition qu’ils quitteront pour leurs voies détournées le sentier du salut. Tels sont les agents les plus chers du démon, et c’est sous ce déguisement que le démon lui-même s’est montré au nom de Dieu. Vieillard, si tu es un être humain, retire-toi ! Je n’aime ni tes paroles ni ta présence ; je méprise tes conseils, et fais bien attention, » ajouta-t-il en le menaçant, « je serai libre tout à l’heure.

— Jeune homme, reprit le pèlerin en croisant ses bras sous son manteau d’un air dédaigneux, « je méprise tes menaces ; je ne te quitterai que lorsque nous nous connaîtrons mieux.

— Et moi aussi, dit Damien, je veux savoir si tu es homme ou démon ; et à l’épreuve maintenant ! » Comme il parlait, le dernier fer tomba de sa jambe et résonna sur le pavé ; et au même moment il s’élança sur le pèlerin, le saisit par le corps, et s’écria, en faisant trois efforts désespérés pour l’enlever et le jeter par terre la tête la première : « Voici pour avoir calomnié un noble gentilhomme, ceci pour avoir douté de l’honneur d’un chevalier, et ceci (en faisant un effort encore plus violent) pour avoir mal parlé d’une dame ! »

Chaque tentative de Damien semblait assez forte pour déraciner un arbre ; elles ébranlèrent le vieillard, mais ne purent le renverser ; et tandis que Damien reprenait haleine après son dernier effort, le pèlerin s’écria : « Et toi, reçois ceci pour avoir si rudement secoué le frère de ton père. »

Comme il parlait, Damien de Lacy, le meilleur lutteur des jeunes gens du Cheshire, fit une chute violente sur le carreau du cachot.

Il se releva lentement et tout étourdi ; mais le pèlerin avait jeté bas son capuchon et sa dalmatique, et ses traits, quoique changés par l’âge et le climat, étaient ceux de son oncle le connétable, qui dit avec calme : « Je crois, Damien, que tu es devenu plus fort, ou moi plus faible, depuis que nous nous sommes essayés l’un contre l’autre dans le jeu célèbre de notre pays. Ton dernier coup m’a presque renversé ; heureusement je connaissais le croc-en-jambe des de Lacy aussi bien que toi. Mais pourquoi t’agenouiller, mon ami ? » Il le releva avec beaucoup de bonté, l’embrassa, et continua : « Ne crois pas, mon cher neveu, que j’aie eu l’intention par ce déguisement d’éprouver ton amitié dont je n’ai jamais douté ; mais les mauvaises langues avaient causé, et c’est ce qui m’a décidé à cette épreuve dont le résultat, ainsi que je m’y attendais, a été des plus honorables pour toi, et sache (car ces murs ont quelquefois des oreilles c’est à la lettre) qu’il y a des oreilles et des yeux peu éloignés qui ont tout vu et tout entendu. Néanmoins je voudrais que ton dernier coup n’eût pas été si fort : mes côtes sentent encore l’empreinte de tes doigts.

— Mon cher et digne oncle, dit Damien, excusez…

— Il n’y a rien à excuser, » reprit son oncle en l’interrompant ; « n’avions-nous pas déjà lutté ensemble ? Mais tu as encore une épreuve à subir. Sors de ce trou promptement ; habille-toi de ton mieux pour me suivre à l’église, car il faut que tu sois présent au mariage de lady Éveline Berenger. »

Cette proposition foudroya l’infortuné jeune homme. « Par miséricorde, s’écria-t-il, excusez-moi, mon cher oncle ! J’ai été sérieusement blessé dernièrement, et je suis encore très faible.

— Comme mes côtes le prouvent, dit son oncle. Comment ! drôle, tu es aussi fort qu’un ours de Norwége.

— La colère, reprit Damien, pouvait me donner de la force pour le moment ; mais, mon cher oncle, demandez-moi toute autre chose que celle-ci. Il me semble que si j’ai commis quelque faute, quelque autre punition suffirait.

— Je te dis, reprit le connétable, que ta présence est nécessaire ; indispensablement nécessaire. D’étranges bruits ont couru, et ton absence en ce moment les confirmerait. L’honneur d’Éveline y est intéressé.

— S’il en est ainsi, dit Damien, s’il en est vraiment ainsi, aucune tâche ne me sera pénible ; mais j’espère que, dès que la cérémonie sera finie, vous ne me refuserez pas la permission de prendre la croix, à moins que vous ne préfériez que j’aille rejoindre les troupes destinées, comme je l’ai entendu dire, à conquérir l’Irlande.

— Oui, oui, dit le connétable ; si Éveline t’en donne la permission, je ne te refuserai pas la mienne.

— Mon oncle, » dit Damien un peu sévèrement, « vous ne connaissez pas les sentiments dont vous plaisantez.

— Mais, dit le connétable, je ne te force en rien ; car si tu vas à l’église et que le mariage ne te convienne pas, tu peux l’empêcher si tu veux ; le sacrement ne peut s’achever sans la volonté de l’époux.

— Je ne vous comprends pas, mon oncle, dit Damien ; vous avez déjà consenti…

— Oui, Damien, répondit le connétable, j’ai consenti à renoncer à mon droit en ta faveur ; car si Éveline Berenger se marié aujourd’hui, c’est toi qui es l’époux. L’Église a donné sa permission, et le roi son approbation… la demoiselle ne dit pas non… et il ne reste plus qu’à demander si l’époux dira oui. »

La réponse se devine aisément, et il n’est pas nécessaire de nous arrêter à détailler la splendeur de la cérémonie, que Henri honora de sa présence pour expier sa sévérité injuste. Amelot et Rose furent unis peu de temps après. Le vieux Flammock fut auparavant créé gentilhomme et reçut des armoiries, afin que le noble sang normand pût, sans déroger, se mêler à celui qui colorait les joues, le cou et le sein de la belle Flamande. Il n’y eut rien dans les manières du connétable envers son neveu et son épouse qui exprimât un seul regret de la privation qu’il s’était imposée en faveur de leur jeune passion. Mais bientôt après il accepta un haut grade dans les troupes destinées à envahir l’Irlande, et son nom se trouve parmi les plus illustres des chevaliers normands qui réunirent les premiers cette belle île à la couronne d’Angleterre.

Éveline, rendue à son château et à ses domaines, ne manqua pas de pourvoir au sort de son confesseur et de ses vieux soldats, serviteurs et domestiques, oubliant leurs erreurs pour ne se rappeler que leur fidélité. Le confesseur fut admis à la chère d’Égypte, plus convenable à ses habitudes que le maigre régime de son couvent. Gillian même reçut d’abondants moyens de subsistance, puisque la punir c’eût été affliger le fidèle Raoul. Ils se querellèrent le reste de leur vie dans l’abondance, tout autant qu’ils s’étaient querellés dans la pauvreté ; car les chiens hargneux se battent aussi bien pour un bon repas que pour un os.

La seule cause de contrariété sérieuse que nous connaissions à lady Éveline provint d’une visite de sa parente saxonne, rendue avec une grande pompe, mais malheureusement au moment où la dame abbesse rendait la sienne. La discorde qui exista entre ces deux personnes venait d’une double cause, car l’une était Normande et l’autre Saxonne, et de plus, elles différaient d’opinion sur le temps de Pâques. Néanmoins ce ne fut qu’un léger vent qui dérangea la sérénité habituelle d’Éveline, car son union inespérée avec Damien termina les épreuves et les chagrins des fiancés.



fin des fiancés.

  1. Le roman des Fiancés (the Betrothed) a été traduit par M. Defauconpret sous le titre de Connétable de Chester. a. m.
  2. On veut désigner ici Walter Scott. a. m.
  3. Personnage du roman de l’Antiquaire. a. m.
  4. Pouding anglais. a. m.
  5. Personnage du roman de Guy Mannering. a. m.
  6. Personnage du roman de Guy Mannering, où il joue le rôle de charlatan. a. m.
  7. Voyages de Gulliver. a. m.
  8. Nom sous lequel Walter Scott a primitivement signé l’épître dédicatoire ou le discours préliminaire du roman d’Ivanohe. a. m.
  9. Sorte d’eau-de-vie assez recherchée parmi le peuple anglais. a. m.
  10. Celui auquel est dédié le roman d’Ivanohe. a. m.
  11. Auteur gallois. a. m.
  12. Annotateur et éditeur de Lhhuyd, auteur précité. a. m.
  13. Antiquaire anglais. a. m.
  14. Celui auquel est adressé le roman du Monastère. a. m.
  15. C’est-à-dire, parlez au président, parce qu’en Angleterre les orateurs du parlement ne s’adressant pas à l’assemblée, mais au président de chaque chambre : c’est le contraire en France. a. m.
  16. Montagne au pays de Galles. a. m.
  17. Saint-Ronan’s Well, roman de Walter Scott. a. m.
  18. Mot à mot, la force unie rend plus fort. a. m.
  19. Société, mère des discordes. a. m.
  20. Without an association, we are a rope of sand, la force se fortifie par l’union. a. m.
  21. L’odeur du gain. a. m.
  22. De là les larmes. a. m.
  23. Par ruses. a. m.
  24. C’est-à-dire le lord des marches ou lord des frontières. a. m.
  25. La forme anglaise est Baldwin pour Baudouin. a. m.
  26. Expression du texte que l’on peut remplacer par celle de géants. a. m.
  27. La plus haute montagne du pays de Galles. a. m.
  28. The teeth which bide hardest are those waich are out of sight. a. m.
  29. Mot à mot porte-pieds. a. m.
  30. Mot qui proprement signifie présage. a. m.
  31. Deux points extrêmes du pays de Galles. a. m.
  32. Patron des Gallois. a. m.
  33. Le vieux lord est devenu fou. a. m.
  34. Wine is, like fire and water, an excellent servant, but a very bad master.
  35. C’est-à-dire, infâme.
  36. Woe to him that will trust a stranger.
  37. Nom qu’on donnait alors aux propriétaires qui faisaient valoir leurs terres.
  38. Éphialtes, ou le cauchemar. a. m.
  39. Ce mot est dans le texte anglais.
  40. The most inveterate wars have their occasional terms of truee ; the most bitter and boisterous weather its hours of warmth and calmness.
  41. The best hound will hunt counter.
  42. Pour parler il faut savoir ; c’est aux médecins seuls à ordonner des médecines ; chaque artisan doit s’occuper de son métier. a. m.
  43. It is our own fears that are prophets.
  44. C’est assez mon fils. a. m.
  45. Je permets. a. m.
  46. Lollard ou Lothard, un des premiers réformateurs de l’Angleterre ; iconoclaste ennemi du culte des images. a. m.
  47. Reine des fées. a. m.
  48. On awaking from such dreams.
  49. A look of verjuice, dit en effet le texte ; ce que d’autres pourront traduire par des yeux aigres. a. m.
  50. Nom celtique d’une espèce de bière fabriquée dans le pays de Galles. a. m.
  51. Amas de pierres en forme de mausolée, qu’élevaient les anciens habitants de la Calédonie au guerrier mort sur le champ de bataille. Plus le guerrier était illustre, plus le tas de pierres était considérable. a. m.
  52. Le texte écrit Dafyd ; mais le flamand écrit comme il prononce, Dawfyd. a. m.
  53. Expression technique dans la chasse du sanglier. a. m.
  54. Mot qui veut dire quelqu’un.
  55. Cucking-stool, dit le texte ; ce qui est par erreur pour duckinq-stool, mot composé signifiant tabouret à plongeon ; c’était l’épreuve que l’on faisait subir autrefois en Écosse aux femmes accusées de sorcellerie, en les attachant avec des cordes à un tabouret et les plongeant dans une rivière. a. m.