Les Fiancés (Montémont)/Chapitre XIX

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 4p. 193-207).



CHAPITRE XIX.

le ménestrel et l’hymen différé.


C’était un ménestrel. Son caractère était un mélange de sagesse et de folie ; compagnon paisible près des hommes vertueux, sauvage et farouche parmi les méchants, et jovial avec les enfants de la joie.
Archibald Armstrong.


Les événements du jour précédent avaient été si intéressants, et en dernier lieu si fatigants, que le connétable se sentait aussi harassé qu’après une journée de bataille bien disputée ; et il dormit tranquillement jusqu’au moment où les premiers rayons du jour pénétrèrent à travers l’ouverture de sa tente. Ce fut alors qu’avec un sentiment mêlé de douleur et de satisfaction, il commença à passer en revue le changement opéré dans sa condition depuis la précédente matinée ; il s’était levé ardent époux, souhaitant paraître aimable aux yeux de sa belle fiancée, et plein de scrupules pour sa toilette et ses engagements, comme s’il eût été aussi jeune en années qu’il l’était en espérances et en désirs. C’en était fait, et il avait maintenant devant lui la tâche pénible de quitter son épouse pour quelques années, même avant que le mariage les unit d’une manière indissoluble ; il réfléchissait qu’elle était exposée à tous les dangers qui assiègent une femme dans une situation aussi critique. Dès qu’il n’eut plus une inquiétude aussi vive pour son neveu, il fut tenté de croire qu’il avait été trop prompt à écouter les raisons de l’archevêque, et à penser que la mort ou la guérison de Damien dépendait de l’accomplissement de son vœu pour la terre sainte. Combien de princes et de rois, pensa-t-il, après avoir pris la croix, ont obtenu un délai et même ont renoncé à leur vœu ; cependant ils sont morts au sein de la prospérité et de l’honneur, et sans éprouver un malheur semblable à celui dont me menaçait Baudouin ; en quoi de pareils hommes méritaient-ils plus d’indulgence que moi ? Mais le dé en est jeté, et il importe peu que je sache si mon obéissance aux ordres de l’Église a sauvé la vie de mon neveu, ou si je ne suis pas tombé, comme il arrive aux laïques quand il y a combat entre eux et ceux de la spiritualité ; plaise à Dieu qu’il en soit autrement ! puisque, ayant ceint l’épée en qualité de champion du ciel, j’ai le droit de compter sur sa protection pour celle que malheureusement je laisse ici.

Tandis qu’il était plongé dans ses réflexions, il entendit les gardes placés à l’entrée de sa tente parler haut à quelqu’un qui en approchait. La personne s’arrêta, et bientôt après on entendit le son d’une rote (espèce de luth), dont les cordes vibraient au moyen d’une petite roue. Après avoir préludé, une voix mâle, de bonne étendue, chanta des vers, qui, traduits en langue moderne, exprimeraient à peu près ce qui suit :


chant guerrier.

Debout, soldats, le jour commence à naître ;
Jamais l’honneur ne vient dans le sommeil ;
Jamais avant que les feux du soleil
Soient réfléchis sur l’asile champêtre :
C’est quand ils sont renvoyés par l’airain,
La hache d’arme, et la jaque et la lance.
Que ces rayons permettent au burin
D’éterniser la gloire et la vaillance.
Le bouclier, effroi du Sarrasin,
Sera toujours le miroir du matin.

Aux armes ! L’aube à son lourd attelage
A rappelé le pesant laboureur,
A rappelé le faucon sur la plage
Et dans les bois l’intrépide chasseur.
Le jeune élève exerçant sa mémoire,
Rêve déjà sur ses livres poudreux.
Debout, soldat ! ta moisson, c’est la gloire ;
Tes soins, de vaincre ; et la guerre tes jeux.
Va répétant, tout fier de la victoire :
Le bouclier, effroi du Sarrasin,
Sera toujours le miroir du matin.

Le pâtre vit d’un modique salaire ;
Un gain plus mince est le gain du chasseur ;
Plus vain sans doute est le triste labeur
Du sec élève, amant d’une chimère :
Et cependant chacun d’eux est debout
Depuis l’aspect de la nouvelle aurore,
Et vers son but bien plus tenace encore
Que le guerrier, dont la gloire est partout.
Lève-toi donc, et saisis la claymore.
Et que toujours ton armure d’airain
Soit le miroir éclatant du matin.

Quand la chanson fut achevée, le connétable entendit parler dehors, et bientôt Philippe Guarine entra dans le pavillon le prévenir que quelqu’un, venu, disait-il, d’après le consentement du connétable, attendait la permission d’entrer.

« D’après mon consentement ! dit de Lacy ; qu’il vienne. »

Le messager du soir précédent entra dans la tente, tenant d’une main son petit bonnet à plumes, et de l’autre le luth sur lequel il venait de jouer. Son costume était fantasque, consistant en plusieurs soubrevestes de diverses couleurs, toutes des teintes les plus brillantes et les plus riches, et disposées de manière à faire contraste l’une avec l’autre. Le vêtement supérieur était un petit manteau normand d’un beau vert ; une ceinture brodée soutenait, en place d’armes offensives, un encrier et ses annexes d’un côté, et de l’autre un couteau pour la table. Ses cheveux étaient taillés à l’instar de la tonsure cléricale, afin d’indiquer qu’il était à un certain rang dans sa profession ; car la gaie science, ainsi qu’on nommait sa profession de ménestrel, avait ses divers rangs comme l’Église et la chevalerie. Les traits et les manières de l’homme semblaient différer de sa profession et de ses vêtements ; car, autant les derniers étaient joyeux et fantasques, autant les premiers avaient un air grave et presque sombre, qui, si ce n’est quand il était animé par l’enthousiasme de la profession poétique et musicale, semblaient plutôt indiquer une profonde réflexion que la vivacité étourdie qui caractérisait la plupart de ses confrères. Sa physionomie, sans être belle, avait quelque chose de frappant et d’expressif, surtout par son contraste avec les couleurs et la forme variée de ses vêtements, et le connétable se sentit assez disposée le protéger, en lui disant : « Bonjour, l’ami ; je te remercie de ta chanson de ce matin ; elle était bien chantée et bien dictée ; car, lorsque nous mandons quelqu’un pour lui rappeler comment passe le temps, nous devons supposer qu’il sait employer avec avantage ce trésor passager. »

L’homme, qui avait écouté en silence, sembla réfléchir et faire un effort avant de reprendre. « Mes intentions étaient bonnes au moins, quand je me hasardais à interrompre milord aussi matin ; et je suis bien aise d’apprendre qu’il n’est pas offensé de ma hardiesse.

— C’est vrai, dit le connétable ; vous aviez un don à me demander. Faites-le moi connaître promptement, car je suis pressé.

— C’est la permission de vous suivre en terre sainte, milord, dit l’homme.

— Tu demandes ce que je puis à peine accorder, mon ami, reprit de Lacy. Tu es un ménestrel, n’est-ce pas ?

— Un indigne gradué de la gaie science, milord, dit le musicien ; néanmoins permettez-moi de dire en ma faveur que je ne le céderais pas au roi des ménestrels, Geoffroi Rudel, quoique le roi d’Angleterre lui ait donné quatre manoirs pour une chanson. Je lutterai avec lui en romances, en lais ou en fables, quand nous devrions avoir pour juge le roi Henri lui-même.

— Je ne doute pas de ton talent, dit de Lacy ; néanmoins, sire ménestrel, tu n’iras pas avec moi. La croisade est déjà trop embarrassée par des hommes de ta profession ; et si tu en augmentes le nombre, cela ne sera pas sous ma conduite. Je suis trop vieux pour me laisser charmer par ton art, quelque parfait qu’il soit.

— Celui qui est assez jeune pour chercher et pour gagner l’amour de la beauté, » dit le ménestrel d’un ton soumis, comme s’il eût craint d’offenser par sa liberté, « ne devait pas se croire trop vieux pour être sensible au charme de la musique. »

Le connétable sourit : il était sensible à une flatterie qui l’assimilait à un jeune amant. « Tu es un bouffon, dit-il, j’en réponds ; tu ajoutes cela à tes autres qualités.

— Non, reprit le ménestrel, c’est une branche de notre profession à laquelle j’ai renoncé depuis quelque temps… Mes malheurs m’ont ôté l’envie de rire.

— Eh bien, camarade, dit le connétable, si tu as été maltraité dans le monde, et si tu peux te soumettre aux règles d’une famille aussi strictement gouvernée que la mienne, il est possible que nous puissions nous accorder mieux que je ne le pensais. Quel est ton nom et ton pays ?… Il me semble que ton accent est étranger.

— Je suis Armoricain, milord, des rives joyeuses du Morbihan ; et ma langue se ressent un peu de l’accent de mon pays. Mon nom est Renault Vidal.

— Puisqu’il en est ainsi, Renault, dit le connétable, tu me suivras, et je vais ordonner à mon intendant de te faire habiller selon ta fonction, mais plus convenablement que tu ne l’es maintenant. Sais-tu te servir d’une arme ?

— Un peu, milord, » dit l’Armoricain ; et en même temps prenant une épée placée contre le mur, il poussa une botte si près du connétable qui était assis sur son lit, que celui-ci se releva subitement, en riant : » Misérable, arrête !

— Eh bien, noble sire, » reprit Vidal, baissant avec soumission la pointe de son arme, je vous ai donné un échantillon d’habileté qui a alarmé votre expérience ; j’en connais cent autres.

— C’est possible, dit de Lacy un peu honteux de s’être montré ému par l’action vive et subite du jongleur ; « mais je n’aime pas à plaisanter avec les instruments tranchants, et j’ai trop à démêler sérieusement avec les épées pour m’en jouer ; ainsi je vous prie qu’il n’en soit plus question. Mais appelez mon écuyer et mon chambellan, car il faut que je m’apprête pour aller à la messe. »

Une fois les devoirs religieux du matin remplis, le connétable avait intention de visiter l’abbesse, et de lui apprendre, avec toutes les précautions nécessaires, la position dans laquelle il se trouvait à l’égard de sa nièce, vu sa résolution forcée de partir pour la croisade avant de terminer son mariage, comme il avait été stipulé dans le contrat. Il sentait que ce changement déplairait à la bonne dame, et il fut quelque temps avant de pouvoir trouver un moyen convenable pour lui apprendre cette nouvelle désagréable. Il fut rendre aussi une visite à son neveu, dont la convalescence était aussi favorable que si réellement c’eut été une suite miraculeuse de sa condescendance à l’avis de l’archevêque.

Du logement de Damien le connétable se rendit au couvent de l’abbesse des Bénédictines ; mais elle avait déjà été instruite de ce qu’il avait à lui communiquer, par l’archevêque lui-même. Le primat s’était chargé de la tâche de médiateur, certain que sa victoire avait dû placer le connétable dans une situation fort délicate envers les parents de sa fiancée, et il espéra concilier, par sa présence et son autorité, les disputes qui devaient s’ensuivre. Peut-être eût-il mieux fait de laisser à Hugo de Lacy le soin de plaider sa propre cause ; car l’abbesse, quoiqu’elle écoutât cette nouvelle avec tout le respect dû au plus haut dignitaire de l’Église anglicane, tira de ce changement des conséquences auxquelles le primat ne s’attendait pas. Elle n’osa pas opposer des obstacles à l’accomplissement du vœu de de Lacy, mais elle insista fortement pour que le contrat avec sa nièce fût entièrement mis de côté, et que chaque partie fût libre de faire un nouveau choix.

Ce fut en vain que l’archevêque tenta d’éblouir l’abbesse par la vue des honneurs qu’acquerrait le connétable dans la terre sainte, dont la splendeur rejaillirait, non-seulement sur sa femme, mais sur tous ses parents les plus éloignés ; toute son éloquence ne servit à rien, quoiqu’il s’étendît longuement sur un sujet aussi favori. L’abbesse, il est vrai, garda le silence pendant quelque temps, mais ce n’était que pour considérer comment elle dirait d’une manière convenable, qu’on ne pouvait s’attendre à des enfants, suite ordinaire d’une heureuse union, et nécessaires pour la continuation de la maison de son père et de son frère, à moins que le contrat ne fût suivi du mariage et de la résidence des époux dans le pays. Elle ajouta que, puisque le connétable avait changé ses intentions sur ce point important, on ne devait plus parler de ses fiançailles, et elle dit au primat, qu’étant intervenu pour empêcher le fiancé d’accomplir sa première intention, il devait employer maintenant son influence pour dissoudre un engagement dont les conditions se trouvaient changées.

Le primat, qui sentait que c’était lui qui faisait manquer le contrat de de Lacy, se voyait obligé, pour son honneur et sa réputation, à prévenir les suites désagréables de la rupture d’un engagement si convenable aux intérêts et à l’inclination de son ami. Il reprocha à l’abbesse les vues charnelles et séculières qu’elle, dignitaire de l’Église, entretenait sur le mariage et l’intérêt de sa maison. Il lui reprocha même l’égoïsme de préférer la continuation de la ligne des Bérenger à la délivrance du saint sépulcre, et lui annonça que le ciel se vengerait de la politique humaine qui faisait préférer aux intérêts de la chrétienté ceux d’une famille.

Après cette sévère homélie, le prélat se retira, laissant l’abbesse mécontente quoiqu’elle eût la prudence de ne pas répondre avec irrévérence à son avis paternel.

Ce fut dans cette humeur que le connétable trouva la vénérable dame, quand avec quelque embarras, il voulut lui expliquer la nécessité de son départ pour la Palestine.

Elle apprit la nouvelle avec une sombre dignité ; les plis de son ample robe noire et de son scapulaire semblaient, pour ainsi dire, s’enfler d’orgueil tandis qu’elle écoutait le détail des raisons et des circonstances qui forçaient le connétable de Chester à différer le mariage qu’il avouait être le vœu le plus cher à son cœur, jusqu’après son retour de la croisade.

« Il me semble, » reprit l’abbesse avec beaucoup de froideur, « que cette nouvelle est sérieuse ; ce n’est pas une affaire risible : moi-même je ne serais pas une personne convenable à la plaisanterie ; il me semble que la résolution du connétable aurait du moins du être annoncée hier, avant ses fiançailles avec Éveline Bérenger, car nous en attendions un résultat bien différent de celui qu’il annonce aujourd’hui.

— Par l’honneur d’un chevalier et d’un gentilhomme, révérende dame, j’ignorais entièrement que l’on me forcerait à une démarche qui m’est aussi pénible qu’elle vous est désagréable, ainsi que je le vois malheureusement.

— Je ne puis concevoir, reprit l’abbesse, les puissantes raisons qui, existant hier, néanmoins ne sont objectées qu’aujourd’hui.

— J’avoue, » dit de Lacy avec répugnance, « que j’avais trop l’espoir d’obtenir la dispense de mon vœu, que milord de Cantorbéry a, dans son zèle pour le service du ciel, jugé à propos de me refuser.

— Au moins, » dit l’abbesse en voilant son ressentiment sous l’apparence d’une extrême froideur, « Votre Seigneurie nous fera la justice de nous replacer dans la même situation où nous étions hier matin ; et, en se joignant à ma nièce et à sa famille pour demander l’abrogation d’un contrat de mariage fait dans des vues différentes de celles que vous nous proposez maintenant, vous rendrez la liberté à une jeune personne qui en est privée par le contrat qu’elle a passé avec vous.

— Ah ! madame, dit le connétable, avec quelle froideur et quelle indifférence me demandez-vous d’abandonner les espérances les plus chères que mon cœur ait jamais entretenues.

— Je ne connais pas le langage qui appartient à de tels sentiments, milord, reprit l’abbesse ; mais il me semble que lorsqu’on peut ajourner à des années la perspective d’un bonheur, elle peut être entièrement abandonnée sans beaucoup d’efforts. »

Hugo de Lacy se promena dans la chambre avec agitation, et ne répondit qu’après une longue pause : « Si votre nièce, madame, partage vos sentiments, je ne pourrais vraiment pas en toute justice pour elle, ou peut-être pour moi-même, chercher à conserver des droits que mes fiançailles m’ont donnés sur elle. Mais il faut que j’entende mon sort de sa propre bouche ; et s’il est aussi sévère que j’ai à le craindre d’après vos expressions, je partirai pour la Palestine d’autant meilleur soldat du ciel, que sur la terre je laisserai peu de chose d’intéressant pour moi. »

L’abbesse, sans faire de réponse, appela sa précentrice, et la pria de faire venir sa nièce. La précentrice s’inclina avec respect et se retira.

« Pourrais-je demander, dit de Lacy, si lady Éveline connaît les circonstances qui ont causé ce malheureux changement dans mes intentions ?

— Je les lui ai dites de point en point, dit l’abbesse, comme milord de Cantorbéry me les a expliquées ce matin, car déjà nous avons eu un entretien semblable à celui d’à présent.

— Je suis peu obligé à l’archevêque, dit la connétable, d’avoir prévenu mes excuses, quand il était important pour moi de les détailler et de les faire recevoir favorablement.

— Cela ne regarde que vous et le prélat, dit l’abbesse.

— Oserais-je espérer, » continua de Lacy sans s’offenser du ton de l’abbesse, « que lady Éveline a appris ce malheureux changement sans émotion, je veux dire sans déplaisir ?

— Elle est la fille d’un Berenger, milord, et il est de notre coutume de punir un manque de foi, d’en mépriser l’auteur, mais jamais de nous en affliger. J’ignore ce que fera ma nièce à cette occasion. Je suis une religieuse séquestrée du monde, et je conseillerais la paix et le pardon chrétien avec le sentiment convenable au traitement indigne qu’elle a reçu. Elle a des serviteurs, des vassaux, des amis sans doute, et des conseillers, qui pourraient, par un zèle aveugle pour les honneurs mondains, lui recommander de ne point passer légèrement sur cette injure, mais d’en appeler au roi, ou aux armes des serviteurs de son père, à moins que sa liberté ne lui fût rendue par l’abolition de son contrat ; mais elle vient répondre elle-même. »

Éveline entra en ce moment, appuyée sur le bras de Rose. Elle avait quitté le deuil depuis la cérémonie des fiançailles, et était vêtue d’une jupe blanche et d’une robe de dessus d’un bleu pâle. Sa tête était recouverte d’un voile de gaze si léger, qu’il flottait autour d’elle comme le nuage vaporeux qui entoure ordinairement la figure d’un séraphin. Mais le visage d’Éveline, quoiqu’il ne fût pas par sa beauté au-dessous de cet ordre angélique, était dans ce moment loin de ressembler à celui d’un séraphin pour la tranquillité d’expression. Ses membres tremblaient, ses joues étaient pâles, et la teinte rouge qui entourait ses paupières annonçait des larmes récentes ; néanmoins, au milieu de ces signes naturels de douleur et d’incertitude, il y avait un air de profonde résignation ; la résolution de remplir son devoir en toutes circonstances régnait dans l’expression solennelle de son œil et de son sourcil, et montrait qu’elle était préparée à gouverner l’agitation qu’elle ne pouvait pas vaincre entièrement. Ces qualités opposées de timidité et de résolution étaient si bien marquées sur son visage, qu’Éveline, dans le plus grand éclat de sa beauté, n’avait jamais eu un air plus enchanteur qu’en ce moment. De son côté, Hugo de Lacy, qui jusqu’alors avait été un amant peu passionné, croyait, en la voyant, que toutes les exagérations romanesques s’étaient réalisées dans elle, et que sa maîtresse fut un être d’une sphère plus élevée, de qui il devait recevoir le bonheur on le malheur, la vie ou la mort.

Ce fut sous l’influence d’un pareil sentiment que le guerrier mit un genou en terre devant Éveline, prit sa main, qu’elle lui abandonna plutôt qu’elle ne la donna, la pressa avec ardeur contre ses lèvres, et avant de s’en séparer la mouilla de quelques larmes, les premières qu’on lui eût jamais vu répandre. Mais, quoique surpris et entraîné hors de son caractère par un sentiment subit, il reprit son maintien calme en observant que l’abbesse regardait son humiliation, si on peut l’appeler ainsi, avec un air de triomphe ; et il se défendit devant Éveline avec une fermeté mâle qui n’était pas dépourvue d’affection, ni exempte d’agitation ; cependant son ton d’assurance et d’orgueil semblait combattre celui de l’abbesse offensée.

« Milady, » dit-il en s’adressant à Éveline, « vous avez appris par la vénérable abbesse dans quelle malheureuse position je me trouve placé depuis hier par la rigueur de l’archevêque ; peut-être devrais-je dire par son interprétation juste mais sévère de mon engagement pour la croisade. Je ne puis douter que tout ceci n’ait été rapporté avec la plus exacte vérité par la vénérable dame ; mais comme je ne puis plus l’appeler mon amie, permettez que je m’assure si elle m’a rendu justice dans le récit qu’elle vous a fait sur ma malheureuse obligation de quitter mon pays, et en même temps d’abandonner ou au moins de reculer les plus belles espérances que l’homme puisse jamais avoir. La vénérable dame m’a reproché qu’ayant moi-même causé le retard de l’exécution du contrat d’hier, je voudrais le tenir suspendu sur votre tête pour un nombre indéfini d’années. Nul ne résigne volontairement des droits semblables à ceux qui m’ont été donnés ; et permettez-moi de dire que, plutôt que de les céder à aucun homme né d’une femme, je voudrais combattre tous venants, avec l’épée tranchante ou la lance aiguë, depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, pendant trois jours. Mais ce que je conserverais au prix de mille vies, j’y renoncerai volontiers s’il doit vous en coûter un seul soupir. Si donc vous pensez ne pouvoir être heureuse comme fiancée de de Lacy, ordonnez, et je coopère à faire annuler le contrat, et à rendre heureux quelque mortel plus fortuné. »

Il aurait continué, mais il sentit le danger de se voir encore accablé par ces sentiments de tendresse si nouveaux pour son caractère, qu’il rougissait d’y céder.

Éveline gardait le silence. L’abbesse prit la parole. « Ma nièce, dit-elle, vous entendez que la générosité ou la justice du connétable de Chester propose, par suite de son départ pour une expédition éloignée et périlleuse, d’annuler un contrat fait d’après la promesse précise de rester en Angleterre pour l’accomplir. Vous ne pouvez, ce me semble, hésiter à accepter la liberté qu’il vous offre, en le remerciant de sa bonté. Quant à moi, je réserve mes remercîments jusqu’à ce que j’aie vu que vos sollicitations réunies suffisent pour obtenir de Cantorbéry la nullité de votre contrat, car il pourrait bien encore se mêler des actions de son ami le lord connétable, sur lequel il a exercé tant d’influence, pour le bien sans doute de sa conduite spirituelle.

— Si vos paroles signifient, vénérable dame, que j’ai l’intention d’employer l’autorité du prélat pour éviter de faire ce que j’ai promis, quoique avec peine, je puis dire que vous êtes la première qui ayez douté de la foi de Hugo de Lacy. » Et tandis que le fier baron s’adressait ainsi à une femme et même à une recluse, ses yeux étincelaient et son visage se colorait.

« Ma bonne et vénérable parente, » dit Éveline en s’armant de tout son courage ; « et vous, mon bon seigneur, ne vous offensez point si je vous prie de ne pas augmenter par des soupçons sans fondement, et par de prompts ressentiments, vos difficultés et les miennes. Milord, les obligations que j’ai contractées envers vous sont telles, que je ne pourrai jamais m’en dégager, puisqu’elles ont sauvé ma fortune, ma vie, et mon honneur. Sachez donc que dans l’angoisse où j’étais, quand les Gallois m’assiégeaient dans mon château de Garde-Douloureuse, je fis vœu à la Vierge, que (mon honneur en sûreté) je me mettrais à la disposition de celui que Notre-Dame choisirait pour me délivrer ; en me donnant un libérateur, elle me donnait un maître, et je ne pouvais en désirer un plus noble que Hugo de Lacy.

— À Dieu ne plaise, milady, » repartit le connétable avec empressement, comme s’il eût craint que sa résolution ne l’abandonnât avant qu’il eut prononcé sa renonciation, « que je vous force, par un lien auquel vous vous soumîtes en votre extrême détresse, à accomplir une résolution qui, bien qu’en ma faveur, contraindrait vos inclinations ! »

L’abbesse elle-même ne put s’empêcher d’applaudir à ce sentiment, avouant que c’était parler en vrai gentilhomme normand ; mais en même temps, ses yeux tournés vers sa nièce semblaient l’exhorter vivement à profiter de la candeur de de Lacy.

Mais Éveline, les yeux baissés et les joues un peu colorées, détailla ses sentiments, sans écouter les suggestions de sa tante. « J’avouerai, dit-elle, que quand votre valeur m’eut sauvée de la mort qui m’attendait, j’aurais désiré qu’en vous honorant et respectant comme mon excellent père, vous eussiez pu recevoir mes services comme ceux d’une fille. Je ne prétends pas avoir surmonté entièrement cette idée, quoique je l’aie combattue comme indigne de moi et ingrate envers vous ; mais depuis le moment où il vous plut de m’honorer en réclamant ma main, j’ai examiné avec soin mes sentiments pour vous, et je me suis appliquée à les faire accorder avec mon devoir, au point d’espérer que de Lacy ne trouverait pas dans Éveline Berenger une épouse indifférente et indigne de lui. Vous pouvez, milord, croire à cette promesse, soit que l’union ait lieu tout de suite, ou qu’elle soit différée. De plus, j’avoue que ce retard me sera agréable, étant bien jeune encore et sans expérience deux ou trois ans me rendront, je crois, plus digne des égards d’un homme d’honneur. »

À cet aveu favorable, quoique froid et circonstancié, de Lacy eut autant de difficulté à contenir ses transports qu’il en avait eu auparavant à modérer son agitation.

« Ange de bonté et de douceur, » dit-il en s’agenouillant encore une fois, et en se ressaisissant de sa main, « peut-être je devrais en tout honneur abandonner volontairement ces espérances que vous refusez de me ravir. Mais qui serait capable de tant de magnanimité ? Laissez-moi espérer que mon attachement dévoué, ce que vous entendrez dire de moi quand je serai éloigné, ce que je vous apprendrai quand je serai près de vous, donneront à vos sentiments une chaleur plus tendre que celle que vous exprimez maintenant ; en attendant, ne me blâmez pas si j’accepte de nouveau votre foi aux conditions que vous y attachez. Je sens que mon amour s’est fait sentir trop tard pour espérer en retour une affection que la jeunesse peut seule obtenir. Ne me blâmez pas si je suis satisfait de ces sentiments calmes qui rendent la vie heureuse, quoiqu’ils ne donnent pas d’élan à la passion. Votre main reste immobile dans celle qui la presse : refuse-t-elle de confirmer ce que votre bouche a prononcé ?

— Jamais ! noble de Lacy, » dit Éveline avec plus de vivacité qu’elle n’en avait encore montrée ; et il paraît que le ton fut enfin encourageant, puisque son amant fut assez hardi pour en prendre un garant sur ses lèvres.

Ce fut avec un air d’orgueil mêlé de respect qu’après avoir reçu ces gages de fidélité il se retourna pour apaiser l’abbesse offensée. « J’espère, vénérable mère, dit-il, que vous me traiterez avec cette même bonté qui, je le pense, n’a été interrompue que par votre tendre intérêt pour celle qui doit nous être bien chère à tous deux. J’espère pouvoir laisser cette belle fleur sous la protection de l’honorable dame qui est sa plus proche parente, heureuse et en sûreté comme elle le sera toujours tant qu’elle recevra vos conseils et demeurera dans ce saint lieu.

Mais l’abbesse était trop mécontente pour être touchée par un compliment que peut-être il eût mieux valu remettre à un moment plus calme. « Milord, dit-elle, et vous, belle parente, vous devriez savoir que mes conseils sont inutiles aux personnes mondaines, et surtout que je ne les prodigue point quand on ne les écoute pas… Je suis vouée à la religion, à la solitude et à la réclusion, au service, en un mot, de Notre-Dame et de saint Benoît ; et la supérieure m’a déjà réprimandée de ce que j’avais été plus occupée des affaires séculières qu’il ne convenait au chef d’un couvent de recluses ; et cela pour l’amour de vous, belle nièce : je ne veux plus m’exposer au blâme. La fille de mon frère, dégagée des liens mondains, eût été la compagne bienvenue de ma triste solitude ; mais cette maison est indigne de la fiancée d’un puissant baron ; et moi, dans mon humilité et mon inexpérience, je ne me sens pas capable d’exercer envers elle l’autorité que je possède sur celles que protège ce toit. La rigidité de nos dévotions, et les contemplations pures auxquelles sont assujetties les femmes de cette maison, » continua l’abbesse avec une chaleur et une véhémence toujours croissantes, ne seront pas, pour l’amour de ma parente, interrompues par l’arrivée d’une personne dont les pensées doivent se porter sur les bagatelles mondaines de l’amour et du mariage.

— Je crois effectivement, révérende mère, » dit le connétable mécontent à son tour, « qu’une jeune fille riche et renonçant à tout engagement serait une habitante plus convenable et mieux accueillie dans le couvent, que celle qui ne peut se séparer du monde et dont les richesses probablement n’augmenteront pas les revenus de cette maison. »

En pensant ainsi, le connétable était injuste envers l’abbesse, et il ne fit que confirmer son intention de ne point se charger de sa nièce pendant son absence. Elle était aussi désintéressée que hautaine, et la seule raison de sa colère était que son avis n’avait pas été adopté sans hésitation, quoique l’affaire regardât exclusivement le bonheur d’Éveline.

La réflexion mal placée du connétable raffermit dans la résolution qu’elle avait si précipitamment adoptée. « Veuille le ciel vous pardonner, milord, reprit-elle, votre opinion injurieuse sur ses servantes ! Il est effectivement temps, pour le salut de votre âme, que vous alliez faire pénitence dans la terre sainte, pour vos jugements téméraires. Quant à vous, ma nièce, vous ne pouvez avoir besoin de cette hospitalité, que je ne puis vous accorder sans paraître vérifier d’injustes soupçons ; mais vous avez dans la dame de Baldringham une parente aussi proche que moi, et qui peut vous ouvrir ses portes sans encourir l’indigne reproche de vouloir s’enrichir à vos dépens. »

Le connétable vit la pâleur mortelle qui couvrit les joues d’Éveline à cette proposition, et, sans connaître la cause de sa répugnance, il se hâta de la débarrasser de la crainte qu’elle paraissait éprouver. « Non, révérende mère, dit-il, puisque vous refusez si durement le soin de votre nièce, elle ne sera à charge à aucune autre de ses parentes : tant que Hugo de Lacy aura six beaux châteaux et plusieurs autres manoirs dont les foyers peuvent brûler du bois, sa fiancée n’embarrassera personne qui ne se trouvera pas honoré de sa présence ; et il me semble qu’il faudrait que je fusse bien plus pauvre que le ciel ne m’a fait, pour ne pas pouvoir lui fournir des amis et des serviteurs en assez grand nombre pour la servir, lui obéir et la protéger.

— Non, milord, » dit Éveline se remettant de l’abattement où l’avait jetée la dureté de sa parente, puisqu’un malheureux sort m’ôte la protection de la sœur de mon père, à qui je me serais confiée avec tant d’abandon, je ne demanderai asile à aucune autre parente, ni je n’accepterai celle que vous, milord, m’offrez si généreusement, puisque en agissant ainsi j’attirerais des reproches sévères et, j’en suis sûre, non mérités sur celle par qui j’aurais été forcée de choisir une demeure moins convenable. Il ne me reste, à la vérité, qu’une seule amie, mais elle est puissante, et peut me protéger contre le triste sort qui semble me suivre, ainsi que contre les événements de la vie humaine.

— La reine, sûrement ? » demanda l’abbesse en l’interrompant avec impatience.

« La reine du ciel ! vénérable tante, répondit Éveline, Notre-Dame de Garde-Douloureuse, elle qui a toujours été si favorable pour notre maison, et récemment ma seule gardienne et ma seule protectrice. Il me semble que, puisque la servante dévouée de la Vierge me rejette, ce n’est plus qu’à sa sainte protectrice que je dois recourir. »

La vénérable dame, prise à l’improviste par cette réponse, prononça l’interjection « Umph ! » d’un ton qui convenait plutôt à un Lollard ou à un iconoclaste[1] qu’à une abbesse catholique et à une fille de la maison de Berenger. Il est vrai que la dévotion héréditaire de l’abbesse pour la dame de Garde-Douloureuse était bien diminuée depuis qu’elle avait connu tout le mérite d’une autre image qui appartenait à son couvent.

Se remettant néanmoins, elle garda le silence, tandis que le connétable alléguait le voisinage des Gallois, ce qui pourrait bien encore rendre le séjour de sa fiancée à Garde-Douloureuse aussi périlleux qu’il l’avait déjà été. Éveline ne lui répondit qu’en rappelant la force remarquable de son château, les divers sièges qu’il avait soutenus, et ajouta qu’en dernier lieu, il n’avait été en danger que parce que, pour satisfaire à un point d’honneur, son père Raymond était sorti avec la garnison et avait livré avec désavantage une bataille sous ses murs. Elle ajouta qu’il serait utile que le connétable nommât, parmi ses vassaux ou les siens, un sénéchal d’une prudence et d’une valeur assez éprouvées pour garantir la sûreté de la place et de son habitante.

Avant que de Lacy eût pu répondre à ses arguments, l’abbesse se leva, et plaidant son inhabileté lorsqu’il s’agissait de donner conseil dans des affaires séculières, et les règles de son ordre qui l’appelaient, comme elle le dit en élevant la voix tandis que son visage se colora, « aux saints et paisibles devoirs de son couvent, » elle laissa les fiancés dans le parloir, sans autre compagnie que Rose, qui resta prudemment à quelque distance.

L’issue de cette conférence parut convenir aux deux parties et quand Éveline annonça à Rose qu’elles allaient retourner immédiatement à Garde-Douloureuse avec une escorte suffisante, et qu’elles y resteraient pendant la croisade, elle avait un air de satisfaction que sa suivante n’avait pas remarqué en elle depuis bien long-temps. Elle fit éloge de la condescendance du connétable à ses désirs, et de toute sa conduite, avec une chaleur qui approchait d’un sentiment plus tendre.

« Et cependant, ma chère maîtresse, répliqua Rose, si vous voulez parler franchement, vous conviendrez, j’en suis sûre, que vous considérez cet intervalle entre votre contrat et votre mariage plutôt comme un répit que sous tout autre point de vue.

« Je l’avoue, dit Éveline, et je n’ai pas caché à milord que tels étaient mes sentiments, tout peu gracieux qu’ils paraissent. Mais c’est ma jeunesse, Rose, mon extrême jeunesse qui me fait redouter les devoirs d’épouse de de Lacy. Puis ces mauvais augures me tourmentent étrangement. Dévouée à l’infortune par une parente, presque chassée par une autre, il me semble que je suis, jusqu’à présent, une créature destinée à porter le malheur avec moi. Ces mauvais présages, et, qui plus est, l’appréhension qu’ils me causent, céderont au temps. Quand j’aurai atteint vingt ans, Rose, je serai une femme, l’esprit des Berenger sera assez fort en moi pour vaincre ces doutes et ces frayeurs de jeune fille.

— Ah ! ma bonne maîtresse, dit Rose, puissent Dieu et Notre-Dame de Garde-Douloureuse veiller sur nous ! Mais j’aurais préféré que ce contrat n’eût pas lieu, ou qu’au moins il eût été suivi de votre union.





  1. Lollard ou Lothard, un des premiers réformateurs de l’Angleterre ; iconoclaste ennemi du culte des images. a. m.