Les Fiancés (Montémont)/Chapitre XI

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 4p. 107-117).




CHAPITRE XI.

l’entrevue d’éveline et du connétable.


Les mets préparés pour les funérailles seront servis indifféremment sur la table de mariage.
Shakspeare, Hamlet.


Les cérémonies religieuses qui suivirent les funérailles de Raymond Berenger durèrent six jours sans interruption ; pendant ce laps de temps des aumônes furent distribuées aux pauvres, des secours administrés par l’ordre de lady Éveline à tous ceux qui avaient eu à souffrir du dernier ravage causé par les Gallois. Un festin, appelé banquet funéraire, fut aussi donné en l’honneur du défunt ; mais la fille de Raymond et la plupart des gens de sa suite observèrent strictement le jeûne et les veilles, ce qui paraissait aux Normands plus noble et plus respectueux envers les morts que la coutume des Saxons et des Flamands, qui consistait à se livrer aux excès de la table.

Cependant le connétable de Lacy conservait sous les murs de Garde-Douloureuse un corps considérable de ses troupes pour le défendre contre quelque nouvelle irruption des Gallois ; avec ce qui lui restait de soldats il sut profiter de la victoire, et frappa de terreur les vaincus par des incursions, qui avaient pour résultat des ravages presque aussi funestes que ceux commis auparavant par les Gallois. Parmi ces derniers, les maux de la discorde s’étaient joints à ceux que leur avait causés leur défaite. Deux proches parents de Gwenwin se disputaient le trône laissé vacant par la mort de ce prince ; et dans cette occasion comme dans beaucoup d’autres, les Gallois souffraient autant de leurs dissensions intestines que du glaive des Normands. Un politique moins adroit, un capitaine moins illustre que le sage et heureux de Lacy, n’eût pas manqué, dans de telles conjonctures, de négocier une paix avantageuse, qui, privant la principauté de Powys d’une partie de ses frontières et de la possession de quelques passages importants où le connétable se proposait de faire bâtir des forts, aurait donné au château de Garde-Douloureuse les moyens de résister aux soudaines attaques de leurs voisins turbulents et belliqueux.

De Lacy s’occupa aussi de rétablir dans leur domicile tous ceux qui avaient fui leurs foyers, et de mettre toute la seigneurie, échue à une femme sans protecteur, dans un état de défense aussi parfait que pouvait le permettre sa situation sur une frontière ennemie.

Tandis qu’il veillait avec sollicitude aux intérêts de l’orpheline de Garde-Douloureuse, de Lacy ne chercha point à troubler sa douleur filiale. Mais chaque matin son neveu se rendait par ses ordres auprès d’elle, afin de présenter à Éveline, dans le langage ampoulé de l’époque, les devoirs du connétable, et lui faire connaître les diverses opérations qu’exigeait l’intérêt de ses domaines. En de telles circonstances, Damien était toujours admis près d’Éveline : les services éminents que lui rendait l’oncle lui ordonnait d’agir ainsi ; et l’entrevue terminée, le jeune chevalier retournait au camp, chargé des remercîments sincères de l’orpheline, et de son acquiescement implicite à tout ce que proposait le connétable.

Quand, au bout de quelques jours, la rigidité du deuil fut diminuée, le jeune de Lacy déclara de la part de son oncle que le traité avec les Gallois ayant été conclu, et toutes les affaires du district disposées aussi bien que les circonstances pouvaient le permettre, le connétable se proposait de retourner au milieu de ses États, afin de reprendre les préparatifs de son départ pour la terre sainte, et qu’il avait interrompus pour venir châtier les ennemis de la fille de Raymond.

« Eh quoi ! » dit Éveline le cœur pénétré de reconnaissance, « le noble connétable quittera-t-il ces lieux sans recevoir les remercîments personnels de celle qui allait périr lorsqu’il vint si vaillamment la délivrer ?

— C’était précisément sur ce sujet, répliqua Damien, que j’étais chargé de vous entretenir ; mais mon noble parent ose à peine vous demander ce qu’il désire avec tant d’ardeur ; c’est-à-dire, la faveur de vous parler en secret d’une affaire importante, et il ne pense pas qu’un tiers puisse être convenablement admis à entendre la confidence qu’il doit vous faire.

— Sans doute, » dit la jeune fille en rougissant, « rien ne s’oppose à ce que je puisse voir l’illustre de Lacy, quand il le jugera convenable.

— Mais son vœu, répliqua Damien, s’oppose à ce qu’il mette sa tête à l’abri d’un toit avant son départ pour la Palestine ; et pour le voir, madame, il faut que vous daigniez lui accorder la grâce de le visiter en son pavillon, condescendance que, comme chevalier et noble Normand, on a peine à solliciter d’une demoiselle de haut lignage.

— Est-ce là tout ce que demande le noble connétable ? » répondit Éveline, qui, élevée dans la solitude, était étrangère à l’étiquette que les demoiselles d’alors observaient strictement avec l’autre sexe. « Eh quoi donc, je n’irais pas rendre des actions de grâces à mon libérateur, lorsqu’il ne peut venir ici les recevoir ! Annoncez au noble Hugo de Lacy, qu’après Dieu, toute ma reconnaissance lui est acquise, à lui et à ses braves compagnons d’armes. Je me rendrai à sa tente comme à un saint pèlerinage ; j’irais même les pieds nus si un tel hommage pouvait lui plaire, dût le chemin être couvert d’épines et de pierres.

— Mon oncle sera honoré et charmé de votre résolution, madame ; mais il mettra ses soins à vous éviter une fatigue inutile, et dans cette vue un pavillon sera immédiatement élevé devant la porte du château, et là sera le lieu de l’entrevue tant désirée, s’il vous plaît de l’honorer de votre présence. »

Éveline consentit sans hésiter à ce que lui proposait Damien, désirant être agréable au noble de Lacy. Dans la simplicité de son cœur, elle ne voyait aucun motif plausible qui l’empêchât de traverser, sous la garde du jeune homme, et sans autre cérémonie, la plaine où, étant enfant, elle poursuivait les papillons et cueillait les fleurs des champs, et où, tout récemment encore, elle avait coutume d’exercer son palefroi ; car l’espace qui la séparait du camp du connétable avait peu d’étendue.

Le jeune chevalier, dont la présence alors lui était familière, retourna rendre compte à son parent et seigneur du succès de son message, et Éveline éprouva sur son sort le premier sentiment d’inquiétude qui eût agité son âme, depuis que la défaite et la mort de Gwenwyn lui avaient permis de consacrer exclusivement ses pensées au chagrin que lui avait causé la perte de son illustre père. Mais sa douleur, sans être apaisée, s’était affaiblie dans la solitude ; et maintenant qu’elle devait paraître devant un homme dont la renommée lui était si connue et qui venait de lui donner des preuves si récentes de sa puissante protection, son esprit se porta peu à peu sur la nature et les suites de cette importante entrevue. Sans doute elle avait vu Hugo de Lacy au célèbre tournoi de Chester, où sa valeur et son adresse étaient le sujet de tous les entretiens ; et en lui remettant le prix qu’avait remporté sa valeur, elle avait reçu de sa bouche, avec joie et orgueil, l’hommage dû à sa naissante beauté ; mais cependant elle n’avait de sa personne et de sa figure aucune idée précise ; si ce n’est qu’il était de taille moyenne, qu’il avait une armure d’une grande richesse, et qu’enfin, lorsqu’il avait levé la visière de son casque, il lui avait paru aussi âgé que son père. Cet homme, qu’elle ne se rappelait que si faiblement, avait été l’instrument choisi par sa divine protectrice pour la retirer de la captivité et pour venger la mort de son père ; elle se trouvait engagée par ses propres vœux à le considérer comme l’arbitre de sa destinée, si toutefois il jugeait à propos de le devenir. Elle fatiguait vainement sa mémoire, afin de se rappeler les traits de son visage pour se faire une idée de son humeur, et vainement elle se torturait l’esprit pour deviner les desseins qu’il pouvait avoir sur elle.

Cependant les préparatifs que l’on faisait annonçaient que le célèbre baron semblait attacher à cette entrevue un certain degré d’importance. Éveline s’était imaginé que le connétable pouvait en cinq minutes se rendre aux portes du château, et que si le décorum exigeait qu’un pavillon fût dressé pour les recevoir l’un et l’autre, une tente pouvait être transportée du camp aux portes du château, et préparée en dix minutes au plus. Mais on vit clairement que le connétable regardait l’étiquette et la cérémonie comme essentielles à leur entrevue, car une demi-heure après le retour de Damien, au moins vingt soldats et ouvriers, sous la direction d’un sergent, dont la cotte d’armes était ornée des armoiries de Lacy, commencèrent à élever à la porte du château un de ces pavillons splendides employés dans les tournois et autres circonstances pareilles. Il était en soie pourpre brochée en or, avec des cordons semblables. La porte était formée par six lances, dont le bois était recouvert d’argent et la pointe du même métal. Elles étaient enfoncées dans la terre deux par deux, et croisées au sommet, de manière à représenter une espèce de voûte couverte d’une soie verte en forme de draperie, qui contrastait agréablement avec la pourpre et l’or.

L’intérieur de la tente, d’après la déclaration de dame Gillian et autres commères qui n’avaient pu résister au désir de la visiter, était d’une magnificence qui répondait à la richesse de l’extérieur. On y voyait des tapis d’Orient, ainsi que des tapisseries de Cassel et de Bruges. Le plafond, couvert d’une soie bleu de ciel, imitait le firmament ; le soleil, la lune et les étoiles y étaient représentés en argent massif. Ce célèbre pavillon avait été fait pour le fameux Guillaume d’Ipres, qui avait acquis tant de richesses comme général des troupes mercenaires du roi Étienne, qui l’avait créé comte d’Albemarle. Mais les hasards de la guerre l’avaient fait tomber dans les mains de Lacy, après un de ces sanglants combats comme il s’en livra pendant les guerres civiles entre Étienne et l’impératrice Maude ou Mathilde. On ne se rappelait pas que le connétable en eût jamais fait usage, car, quoique riche et puissant, Hugo de Lacy était, dans bien des occasions, simple et sans ostentation ; circonstance qui rendait alors sa conduite plus extraordinaire aux yeux de ceux qui le connaissaient. À midi, il arriva à la porte du château, monté sur un coursier fougueux, et, rangeant en bataille un petit corps de vassaux, de pages et d’écuyers qui le suivaient, vêtus des plus riches livrées, il se mit à leur tête, et envoya son neveu vers l’héritière de Garde-Douloureuse pour lui annoncer que le plus humble de ses serviteurs attendait l’honneur de sa présence à la porte du château.

Parmi les spectateurs qui voyaient arriver le connétable, il y en avait qui pensaient qu’il eut été plus convenable de réserver pour lui-même une partie de la splendeur répandue sur son pavillon et sur sa suite, car la simplicité de ses vêtements allait jusqu’à la négligence, et l’ensemble de sa personne n’avait point assez d’élégance et de noblesse pour qu’il pût se dispenser de recourir aux avantages du luxe et de la parure. Cette opinion acquit encore bien plus de force lorsqu’il fut descendu de cheval, car jusqu’à ce moment la manière admirable avec laquelle il gouvernait son noble coursier avait répandu sur sa figure et sur sa personne un air d’aisance, qu’il perdit dès qu’il eut quitté sa selle d’acier. En hauteur, le célèbre connétable atteignait à peine la moyenne taille, et ses membres, quoique robustes et bien pris, manquaient de grâce et d’aisance dans le mouvement. Ses jambes étaient légèrement arquées, ce qui lui donnait un avantage comme cavalier, mais cet avantage était un défaut choquant lorsqu’il était à pied ; il boitait un peu : cette infirmité venait de ce qu’en tombant de cheval il s’était cassé une jambe, qu’un chirurgien inexpérimenté lui avait mal remise. Cela nuisait à sa démarche ; et quoique ses épaules carrées, ses bras nerveux, sa large poitrine annonçassent la force qu’il déployait si souvent, cette force était dépourvue de grâce et d’adresse. Son langage et ses gestes étaient ceux d’un homme peu habitué à converser avec ses égaux, et encore moins avec ses supérieurs ; ils étaient concis, tranchants et brusques, allant presque jusqu’à la dureté. Si l’on s’en rapportait au jugement de ceux qui étaient dans l’intimité du connétable, il y avait dans son regard vif et ouvert de la bienveillance et de la dignité ; mais ceux qui le voyaient pour la première fois le jugeaient moins favorablement, et prétendaient découvrir dans ce regard une expression de dureté et de colère, quoiqu’ils trouvassent cependant dans l’ensemble de son air quelque chose de martial et de hardi. Il n’avait pas plus de quarante-cinq ans ; mais les fatigues de la guerre et l’intempérie des climats le faisaient paraître de dix ans plus vieux. Aucune des personnes de sa suite n’était aussi simplement habillée que lui. Il portait, selon l’usage des Normands, un manteau court, jeté sur un justaucorps en peau de chamois, qui, presque toujours couvert par son armure, se trouvait aussi dans quelques endroits taché par le frottement continuel de l’acier. Sa tête était couverte d’une toque brune à laquelle était attachée une branche de romarin en mémoire de son vœu. Son épée et son poignard étaient suspendus à une ceinture de peau de veau marin.

Ainsi vêtu et marchant à la tête d’une troupe brillante de vassaux attentifs au moindre signal, le connétable de Chester attendit aux portes du château de Garde-Douloureuse l’arrivée de lady Éveline Berenger.

À l’intérieur du château, le son des trompettes annonça sa présence ; le pont-levis se baissa, et elle parut conduite par Damien de Lacy en costume de cérémonie, et suivie de ses femmes et de ses serfs ou vassaux. Elle passa sous le portail massif et antique du château de ses pères. On ne remarquait sur elle aucun ornement ; elle ne portait que des habits de deuil, les seuls qui convinssent à la perte douloureuse qu’elle venait de faire : aussi son costume simple formait un contraste frappant avec le riche attirail de son jeune cavalier tout resplendissant d’or et de broderies ; mais, d’un autre côté, leur âge et leur beauté se ressemblaient tellement, que parmi les spectateurs il s’éleva un murmure, un bruit sourd d’admiration, qui eût sans doute éclaté en un concert unanime d’applaudissements, si les spectateurs n’eussent été retenus par le respect dû au grand deuil d’Éveline.

À peine la jeune orpheline avait-elle fait un pas hors des palissades qui formaient la barrière extérieure du château, que le connétable de Lacy s’avança vers elle, et ployant son genou droit jusqu’à terre, il la pria d’excuser l’acte incivil auquel son vœu l’avait forcé, lui exprima tout le plaisir que lui procurait l’honneur qu’elle daignait lui faire, honneur qu’il ne pourrait jamais assez reconnaître, quoiqu’il jurât de lui consacrer sa vie entière.

Cet acte de courtoisie, ces protestations de dévouement, quoique tout à fait conformes à la galanterie romanesque du temps, causèrent à Éveline quelque embarras, d’autant plus que ces hommages lui étaient rendus publiquement. Elle supplia le connétable de se relever et de ne pas augmenter la confusion d’une personne qui se voyait déjà dans l’impossibilité d’acquitter envers lui sa dette de reconnaissance. Le connétable se releva, et après avoir baisé la main qu’elle lui offrait, il la pria, puisqu’elle avait eu la condescendance de se rendre en ces lieux, de daigner entrer dans la modeste tente qu’il avait préparée pour la recevoir, et de lui accorder l’audience qu’il avait sollicitée. Éveline ne répondant que par un salut, lui présenta sa main, et, commandant à sa suite de s’arrêter, elle ordonna à Rose Flammock de la suivre.

« Milady, dit le connétable, l’affaire dont je suis obligé de vous parler à la hâte exige le secret.

— Cette jeune fille, milord, est ma suivante, répondit Éveline ; mes plus secrètes pensées lui sont connues : je vous prie donc de permettre qu’elle soit présente à notre entretien.

— C’eut été mieux autrement, répliqua Hugo de Lacy avec embarras ; mais vos désirs seront remplis. »

Il conduisit lady Éveline dans sa tente, et la supplia de s’asseoir sur des coussins en riche soie de Venise. Rose se plaça derrière sa maîtresse, à demi agenouillée sur les mêmes coussins, étudiant les moindres mouvements de l’illustre guerrier politique dont la renommée avait tant de fois parlé ; jouissant de son embarras comme d’un triomphe de son sexe, et croyant avec peine que son pourpoint de chamois et sa forme carrée s’accordassent avec la splendeur de la scène et la beauté presque angélique d’Éveline.

« Milady, » dit le connétable avec hésitation, « pour m’expliquer, je voudrais employer ces phrases que les dames aiment à entendre, et que mérite si bien votre admirable beauté ; mais, élevé dans les camps et dans les conseils, je ne puis parler qu’avec simplicité et franchise.

— Je ne vous comprendrai que plus facilement, » dit Éveline, qui ne pouvait se rendre compte du tremblement qu’elle éprouvait.

« Je parlerai donc franchement. Une espèce d’engagement, ayant pour but une union entre nos deux maisons, a été conclu entre votre père et moi. » Là il s’arrêta, comme s’il eut désiré ou attendu une réponse de la part d’Éveline ; mais comme elle gardait le silence, il continua. « Plût au ciel qu’ayant assisté au commencement de ce traité, il eût assez vécu pour le conduire et le conclure avec sa sagesse ordinaire ! mais il n’est plus ; il a pris le sentier que nous devons tous parcourir.

— Votre Seigneurie, dit Éveline, a noblement vengé son digne ami.

— Je n’ai fait que mon devoir, milady, en défendant comme chevalier une femme dont les jours étaient en péril, en protégeant comme seigneur les frontières attaquées, et, comme ami, en vengeant un ami. Mais je reviens au fait. Mon antique et noble race est sur le point de s’éteindre, car je ne parle point de Randal Lacy, mon parent éloigné : je ne connais en lui rien de bon, ou rien qui puisse faire espérer quelque chose de bon : il y a quelques années d’ailleurs que nous sommes brouillés. Mon neveu, Damien, promet de se montrer digne rejeton de notre antique race ; mais il n’a pas encore vingt ans, et doit parcourir une longue carrière d’aventures et de périls avant de remplir honorablement les devoirs de la vie domestique et ceux d’une union conjugale. Sa mère est Anglaise ; circonstance fâcheuse peut-être pour l’écusson de ses armes : cependant, s’il avait dix ans de plus et s’il était reçu chevalier, j’aurais demandé que Damien de Lacy jouît du bonheur auquel j’aspire.

— Vous, vous, milord ! c’est impossible ! » dit Éveline s’efforçant de réprimer tout ce qu’il pouvait y avoir d’offensif dans l’étonnement qu’elle n’avait pu s’empêcher de manifester.

« La surprise que vous cause cette proposition téméraire ne m’étonne nullement, » répliqua le connétable avec calme ; car la glace était rompue, il avait repris son sang-froid ordinaire. « Je ne suis pas doué d’un extérieur agréable aux yeux d’une dame, et j’ai oublié, si toutefois je les connus, les phrases et les expressions que ses oreilles aiment à entendre ; mais, noble Éveline, l’épouse de Hugo de Lacy sera par son rang une des premières dames de l’Angleterre.

— Alors, dit Éveline, celle à qui un honneur si insigne est réservé doit examiner jusqu’à quel point elle peut remplir les devoirs importants qui lui sont imposés.

— De ce côté, je ne crains rien, répliqua de Lacy. Celle qui a été une fille si accomplie ne saurait être moins estimable dans les autres devoirs qu’elle aurait à remplir.

— Je n’ai pas en moi une telle confiance, milord, vous vous abusez à mon égard, » répliqua la jeune orpheline avec embarras. « Et je… Mais veuillez me pardonner et m’accorder le temps pour me recueillir ; je ne puis me décider immédiatement.

— Votre père, milady, avait cette union fort à cœur. Cet écrit signé de sa main le prouve assez. » Il plia alors le genou pour lui présenter le papier. « L’épouse de Lacy aura, comme le mérite la fille de Raymond, le rang d’une princesse ; sa veuve aura le douaire d’une reine.

— Relevez-vous, milord ; cette attitude est inutile ; car vous me présentez les ordres de mon père, qui, joints à d’autres circonstances… » Elle s’arrêta, et poussant un profond soupir, elle ajouta : « Ils me laissent à peine maîtresse de ma volonté. »

Enhardi par cette réponse, de Lacy, qui était resté jusqu’alors agenouillé, se releva avec courtoisie, et s’asseyant à côte d’Éveline, il continua ses instances, non avec le langage d’un amour passionné, mais avec la franchise d’un homme qui fait dépendre son bonheur de la réponse qu’il sollicite. La vision de l’image miraculeuse était, comme on le pense bien, l’idée qui occupait entièrement l’esprit d’Éveline ; engagée par le vœu solennel qu’elle avait fait en cette occasion, elle se vit contrainte de recourir à des réponses évasives, et peut-être elle aurait donné une réponse négative si elle n’avait écouté que la voix de son cœur.

« Milord, dit-elle, après la perte récente de mon père, je ne puis prendre une détermination précipitée dans une affaire de telle importance. Donnez-moi le temps de réfléchir et de consultes mes amis.

— Hélas ! belle Éveline, dit le baron, que mes instances ne vous offensent point. Bientôt je dois partir pour une expédition dangereuse et éloignée ; et le peu de temps qui me reste pour solliciter votre bienveillance doit excuser à vos yeux mes importunité.

— Eh quoi ! noble de Lacy, voudriez-vous, dans de telles circonstances, contracter des liens indissolubles ?

— Je suis soldat de Dieu, dit le connétable, et celui pour qui je combattrai en Palestine défendra mon épouse en Angleterre.

— Maintenant, milord, écoutez donc ma réponse, » dit Éveline Bérenger en se levant : Je me rendrai demain au couvent des Bénédictines de Gloucester, dont l’abbesse est la sœur de mon vénérable père, et je me conformerai aux conseils qu’elle voudra bien me donner.

— Votre résolution est digne de louanges, » répondit de Lacy, satisfait de voir la conférence se terminer ; » et je la crois même favorable à mon humble prière, puisque la bonne abbesse est depuis long-temps mon amie. » Il se retourna alors vers Rose, qui se préparait à suivre sa maîtresse. « Aimable fille, » dit-il, lui offrant une chaîne d’or, « que ce collier entoure ton cou, et qu’il m’assure tes bonnes grâces.

— Mes bonnes grâces ne sauraient être achetées, milord, » dit Rose, repoussant le don qu’on lui offrait.

« Au moins, quelques paroles favorables, » dit le connétable, le lui présentant derechef.

« On achète facilement des paroles, » dit Rose, repoussant encore la chaîne ; « mais elles valent rarement le prix qu’on en donne…

— Méprisez-vous mes présents, demoiselle ? répondit de Lacy ; sachez que cette chaîne a orné le cou d’un comte normand.

— Eh bien, donnez-la à une comtesse normande, répliqua la jeune fille ; je suis simplement Rose Flammock, la fille du tisserand ; mes bonnes grâces suivent ma volonté, et une chaîne en cuivre me convient aussi bien qu’une en or.

— Paix ! Rose, dit Éveline ; quelle insolence d’oser parler ainsi au connétable ; et vous, milord, continua-t-elle, permettez-moi de prendre congé de vous, maintenant que j’ai répondu à la proposition que vous venez de me faire. Je suis fâchée qu’elle soit d’une nature aussi délicate ; en vous l’accordant sans délai, j’aurais pu vous donner des preuves de la reconnaissance profonde que m’ont inspirée vos bienfaits. »

Le connétable lui présenta la main, et elle sortit du pavillon avec la même cérémonie qu’à son entrée. Elle retourna à son château ; mais cette conférence importante avait jeté dans son esprit de l’inquiétude et de la tristesse. Elle laissa tomber sur son visage son voile de deuil, afin que l’altération de ses traits ne pût être observée ; et, sans même converser avec le père Aldrovand, elle se retira sur-le-champ dans la partie la plus solitaire de son appartement.