Les Fiancés (Montémont)/Chapitre VII

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 4p. 73-79).



CHAPITRE VII.

l’entrevue et la rupture.


Le soleil du matin, jetant ses rayons pâles et tristes sur les remparts du château assiégé, sur les bastions, les tours et les créneaux, semblait présager leur chute.
Vieille ballade.


Ferme dans sa résolution, et récitant son chapelet tout en marchant, afin de ne pas perdre des moments précieux, le père Aldrovand commença sa ronde dans le château dès que le soleil eut doré l’horizon. Un instinct naturel le conduisit d’abord aux étables qui, si la forteresse eût été convenablement approvisionnée, devaient être remplies de bétail. Quel fut son étonnement de voir plus de vingt génisses et taureaux dans un endroit qui la veille était tout à fait vide. Déjà on avait donné la mort à un de ces animaux, et un ou deux Flamands, remplissant alors les fonctions de bouchers, étaient occupés à le dépecer pour que le cuisinier pût en tirer parti. Le bon père était sur le point de crier au miracle ; mais il sut se modérer, et les transports qui l’agitaient se bornèrent à une secrète exclamation intérieure en l’honneur de Notre-Dame de Garde-Douloureuse.

« Qui ose dire que nous manquons de vivres ? Qui, maintenant, ose parler de se rendre ? s’écria-t-il. Ces provisions nous suffisent pour nous soutenir jusqu’à l’arrivée de Hugo de Lacy, vînt-il à notre secours des rivages de l’île de Chypre. Je me proposais de jeûner ce matin, tant pour épargner les vivres que par un motif de religion, mais les bienfaits des saints ne doivent pas être dédaignés. Sire cuisinier, préparez-moi sur-le-champ un morceau de bœuf grillé, dites au panetier de m’envoyer un pain tendre, et au sommelier de me tirer un verre de vin. Je déjeunerai à la hâte en parcourant les murs de l’est. »

Ce fut à cet endroit, qui était le point le plus faible de Garde-Douloureuse, que le bon père trouva Flammock, prenant toutes les mesures nécessaires pour mettre ce côté en état de défense. Il le salua d’un air affable, et le félicita sur l’immense quantité de provisions dont le château avait été pourvu pendant la nuit, lui demandant comment il avait pu être assez heureux pour introduire dans la place, malgré les assiégeants, un si grand nombre de bestiaux. Wilkin saisit la première occasion pour l’interrompre.

« Nous parlerons de cela une autre fois, mon père ; avant tout, je désire en ce moment vous consulter sur un point qui trouble ma conscience, et qui concerne mes affaires temporelles.

— Parlez, mon cher fils, » dit le père, pensant qu’il parviendrait ainsi à connaître les véritables intentions de Wilkin. « Oui, une conscience expansive est un trésor, et celui qui ne l’écoute pas lorsqu’elle dit : « Communique tes doutes à un prêtre, » verra un jour ses cris de douleurs étouffés par le soufre et le feu. Ta conscience fut toujours expansive, mon cher fils, quoique tu aies un abord dur et grossier.

— Eh bien, dit Wilkin, sachez donc, bon père, qu’après avoir eu quelques pourparlers avec mon voisin, Jean Vanwelt, au sujet de ma fille Rose, je me suis engagé, moyennant quelques florin, qu’il m’a remis, à la lui donner pour femme.

— Mon cher fils, » dit le moine désappointé, « à quoi pensez-vous donc ? Cette affaire peut se différer. Comment songez-vous à marier ou à donner en mariage, quand nous sommes tous à la veille d’être massacrés.

— Mais veuillez m’écouter, bon père, dit le Flamand ; car ce point de conscience a plus de rapport avec le siège que vous ne croyez. Sachez donc que je voudrais aujourd’hui me dispenser de donner Rose à ce Jean Vanwelt, qui est vieux et podagre ; et je désire savoir de vous si je puis, en conscience, la lui refuser.

— Sans doute, dit Aldrovand ; Rose est une jolie fille, quoique un peu colère ; et je pense que vous pouvez, sans blesser la probité, retirer votre consentement, en rendant toutefois les florins que vous avez reçus.

— Voilà la difficulté, bon père, dit le Flamand ; en rendant cet argent, je me trouve réduit à la misère. Les Gallois ont détruit mes biens, et avec l’argent que m’a remis Vanwelt, je pourrais, grâce à Dieu, me lancer de nouveau dans le monde.

— Mais, mon fils, dit Aldrovand, il faut ou tenir ta parole, ou rendre les florins, car tu sais ce que dit la Sainte Écriture : Quis habitabit in tabernaculo, quis requiescet in monte sancto ? Qui montera au tabernacle, qui parviendra au sommet de la montagne sainte ? Et voici la réponse, Qui jurat proximo et non decipit. Allons, mon fils, ne viole point ta foi pour un vil et misérable lucre. Un estomac vide affamé, et une bonne conscience, sont préférables au parjure et à l’iniquité. Voyez ce qu’a fait feu notre noble lord (dont Dieu veuille avoir l’âme) : il a mieux aimé mourir en vrai chevalier, dans un combat inégal, que de vivre parjure, quoique sa téméraire promesse au prince gallois eût été faite le verre en main.

— Hélas ! dit alors Flammock, voilà précisément ce que je craignais. Il faut alors livrer la forteresse ou rendre au Gallois Jorworth les bestiaux dont j’avais approvisionné le château, pour nous mettre en état de le défendre.

— Comment ! comment ! que veux-tu dire ? » s’écria le moine étonné. « Je te parle de Rose Flammock et de Jean Van-Diable, son nom m’est échappé, et tu me réponds en parlant de vaches, de châteaux, que sais-je !

— Saint-père, excusez-moi, je vous parlais en paraboles. Ce château est la fille dont j’avais promis la main ; le Gallois est Jean Vanwelt, et les florins sont les bestiaux envoyés dans ces murs pour me payer d’avance le prix convenu entre nous.

— Des paraboles ! » dit le moine irrité du tour qu’on venait de lui jouer. « Est-ce qu’un rustre comme toi doit parler par paraboles ? Mais je te pardonne, je te pardonne.

— Il me faut donc rendre au Gallois ou ses bestiaux ou le château ? dit l’imperturbable Flamand.

— Rends plutôt ton âme à Satan ! répondit le moine.

— Je crains d’être en effet dans cette cruelle alternative, dit le Flamand, car l’exemple de votre honorable maître…

— L’exemple d’un honorable fou ; » puis, se reprenant : « Que Notre-Dame ait pitié de moi ! ce rustre de Belge me fait oublier ce que je veux dire.

— Mais, le texte saint que Votre Révérence vient de me citer ? continua le Flamand.

— Comment, dit le moine, qu’y a-t-il de commun entre le texte et toi ? Ne sais-tu pas que la lettre de l’Écriture tue et que l’esprit vivifie ? Ne ressembles-tu pas à un homme qui, se rendant chez un médecin, lui cache la moitié des symptômes de sa maladie ? Je te dis, mon pauvre Flammock, que le texte ne parle que des promesses faites aux chrétiens, et il y a dans la rubrique une exception spéciale pour celles qu’on a faites aux Gallois. » À ce commentaire, le Flamand se mit à rire et ouvrit la bouche d’une telle manière qu’il laissa voir les dents blanches et larges qui l’ornaient. Le père Aldrovand lui-même en fit autant par sympathie, et continuant : « Allons, allons, je vois ce que c’est. Tu as cherché à le venger des doutes que j’avais sur ta sincérité, et j’avouerai que tu as mis de l’esprit dans cet innocent artifice. Mais pourquoi ne m’as-tu pas fait part de tes secrets ? car tu m’as inspiré de violents soupçons.

— Quoi ! dit le Flamand, devais-je songera faire participer Votre Révérence à un petit acte de fourberie ? Je connais trop bien les convenances pour en agir ainsi. Mais, écoutez, j’entends le cor de Jorworth.

— Il sonne comme un porcher de village, » dit Aldrovand avec dédain.

« Ainsi donc Votre Révérence n’exige pas que je lui rende les bestiaux ? dit Flammock.

— Pas précisément ; mais, écoute : fais-lui jeter de dessus les murailles un tonneau d’eau tellement bouillante que les crins de sa peau de chèvre en puissent tomber. Pour t’assurer de la température de cette eau, plonges-y ton index. Telle est ta pénitence pour le tour que tu m’as joué. »

Wilkin lui répondit par un geste d’intelligence, et ils s’avancèrent vers la porte extérieure où Jorworth s’était rendu seul. Se plaçant au guichet, qu’il eut soin de tenir fermé, et lui parlant par une petite ouverture pratiquée à cet effet, Wilkin Flammock lui demanda ce qu’il voulait.

« Recevoir de ta main les clefs de ce château, ainsi que tu l’as promis, dit Jorworth.

— Comment ! et tu viens seul pour une telle commission, répondit Wilkin.

— Non pas, j’ai quarante hommes cachés derrière les buissons.

— Eh bien, ce que tu as de mieux à faire, c’est de les emmener promptement avant que nos archers ne fassent pleuvoir une grêle de traits sur leurs têtes.

— Comment, scélérat, ne veux-tu pas tenir ta promesse ?

— Je ne t’en ai donné aucune, dit le Flamand. Je t’avais promis seulement de penser à tes propositions. Je l’ai fait, je les ai même communiquées à mon père spirituel, qui me défend expressément d’y adhérer.

— Et veux-tu, dit Jorworth, garder les bestiaux que j’ai eu la sottise d’envoyer au château sur la foi de tes serments ?

— Je l’excommunierais et le livrerais à Satan, » dit le moine, ne pouvant attendre la réponse tardive et flegmatique du Flamand, « s’il rendait cornes, cuir ou poil de ces bestiaux à des Philistins incirconcis comme ton maître et toi.

— Bien, bien, prêtre tondu, » répondit Jorworth en courroux ; « mais, crois-moi, ne compte pas sur ton froc pour ta rançon. Dès que Gwenwyn aura pris ce château, qui ne servira pas longtemps d’asile à deux traîtres comme vous, je vous ferai coudre l’un et l’autre dans la carcasse d’une de ces vaches pour lesquelles ton pénitent s’est parjuré, et je vous mettrai dans un endroit où le loup et l’aigle seront vos seuls compagnons.

— Tu feras ce que tu voudras à cet égard, dès que tu en auras le pouvoir, dit l’impassible Flamand.

— Misérable Gallois, nous te défions en face, » répondit aussitôt le moine plus irascible. « J’espère bien que je verrai les chiens te ronger les membres avant le jour dont tu parles avec tant d’assurance. »

Pour répondre à ce défi, Jorworth tira sa javeline, et l’agitant en l’air jusqu’à ce qu’elle acquît un certain mouvement de vibration, il la lança avec autant de dextérité que de force dans l’ouverture du guichet. Elle passa en sifflant au milieu du but ; et vola (sans les blesser toutefois) entre la tête du moine et celle du Flamand. Le premier tressaillit en se rejetant en arrière, tandis que l’autre, regardant la javeline qui, tremblante encore, s’était enfoncée dans la porte de la chambre des gardes, prononça seulement ces paroles : « Bien visé et fort heureusement manqué. »

Jorworth eut à peine lancé son dard qu’il se hâta de se rendre vers l’embuscade qu’il avait préparée, et descendant la colline, il donna à ceux de sa troupe le signal et l’exemple d’une retraite rapide. Le père Aldrovand eût désiré qu’une nuée de flèches leur fût lancée ; mais le Flamand fit remarquer que les munitions étaient trop précieuses pour en user ainsi contre les fuyards. Peut-être il se rappela qu’ils n’avaient couru le danger d’une telle salutation que d’après ce qu’il leur avait promis.

Le bruit de la prompte retraite de Jorworth et de ses compagnons ayant peu à peu cessé, un silence de mort régna dans le château, et ce silence était bien en harmonie avec la fraîcheur et le calme que l’on remarque d’ordinaire à cette heure de la matinée.

« Cela ne durera pas long-temps, » dit Wilkin au moine d’un ton de voix triste qui trouva un écho dans le cœur du bon père. »

— « Non certes, répondit Aldrovand, cela ne peut être ; il faut nous attendre à une rude attaque, que je redouterais fort peu si leur nombre n’était considérable et notre garnison réduite à peu de soldats. L’étendue de nos murs est immense, et l’opiniâtreté de ces barbares est presque égale à leur furie ; mais nous ferons notre devoir. Je vais me rendre près de lady Éveline ; il faut qu’elle se montre sur les remparts. Sa beauté est plus remarquable qu’il ne convient à un homme de mon ordre de le dire, et elle possède un peu du courage de son auguste père. Les regards et les paroles d’une telle femme doubleront la force des soldats à l’heure du danger.

— Cela peut être, dit Flammock. Quant à moi, j’irai voir si le déjeuner solide que j’ai fait préparer peut être servi ; il donnera, certes, à mes Flamands plus de force que la vue de dix mille vierges, fussent-elles toutes rangées en ordre de bataille ! Puissent-elles cependant nous aider de leurs prières ! »