Les Fiancés (Manzoni 1840)/Notice

Traduction par Jean-Baptiste de Montgrand.
Garnier (p. ix-xii).


PRÉFACE

d’une nouvelle édition de la traduction des Fiancés de Manzoni, par le marquis de Montgrand, ancien maire de Marseille.


Une figure noble et sympathique à la fois, c’est bien celle de M. le marquis de Montgrand, maire de Marseille pendant dix-huit ans, démissionnaire en 1830, consacrant aux lettres, au culte des plus intimes vertus chrétiennes, les loisirs que lui faisait, — non un Dieu, comme à Virgile, — mais une révolution. Marseille n’oubliera jamais sa longue magistrature, qui avait passé par quatre réélections successives ; souvenirs impérissables dont le peuple a gardé la mémoire, qui sont le guide le plus sûr dans la mission délicate et si difficile de servir ses concitoyens et de mériter leurs bénédictions.

Le marquis de Montgrand était issu d’une de nos plus anciennes familles : Guillaume, qualifié de damoiseau dans un titre de l’an 1275, était seigneur de la terre de son nom dans le Vivarais ; ses descendants donnèrent des officiers à nos armées, des chevaliers à l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem ; Simon, dont la branche s’éteignit, et Dominique s’établirent en Provence ; treize de leurs enfants moururent sur les champs de bataille ou des suites de leurs blessures à Rocoux, au Col-de-l’Assiette, à Laufeldt. Celui dont nous parlons était fils de Jean-Baptiste de Montgrand, seigneur de la Napoule, chevalier de Saint-Louis, mestre de camp de dragons d’Aubigné, maréchal des camps et armées du Roi, et de Marie-Philippine le Coigneux de Bélabre, qui comptait parmi ses aïeux Jacques le Coigneux, grand président au Parlement de Louis XIII, qui joua un rôle dans la Fronde, que nomment souvent le cardinal de Retz et Mme de Motteville. M. le comte Godefroy de Montgrand, Marseillais comme d’Hozier et, comme lui, profondément versé dans la science héraldique, a publié (1864) la Généalogie de la maison de Montgrand, depuis 1275 jusqu’à nos jours[1].

Le marquis de Montgrand (Jean-Baptiste-Jacques-Guy-Thérese), officier de la Légion d’honneur, chevalier de l’ordre royal de Constantin des Deux-Siciles, gentilhomme de la chambre de Charles X, naquit à Marseille le 9 septembre 1770. Il était orphelin déjà lorsque les personnes qui prenaient soin de son enfance le firent sortir de France, ce qui lui valut d’être, à treize ans, inscrit sur la liste des émigrés et dépouillé d’une partie de sa fortune. Il trouva, sur la terre d’exil, une puissante et douce consolation : il épousa (1790) la fille du comte Mosconi, de Vérone, pendant que les Français, chassés de la ville par les Autrichiens, les chassaient, à leur tour, dans la même journée. La vie était alors pleine de bruits et d’incertitudes ; on ne savait si le lendemain on trouverait une pierre pour reposer sa tête ; on marchait vers l’avenir, vers l’inconnu, le cœur agité, l’âme en proie à mille émotions toujours renaissantes.

Enfin, les Français purent revoir la France. Le marquis de Montgrand vivait dans une studieuse retraite, quand il fut appelé aux importantes fonctions de maire de Marseille.

La catastrophe de Juillet arriva : la révolution, en renvoyant dans la solitude tant d’hommes de talent et de haute probité, en privant le pays de leurs lumières et de leur dévouement, ouvrit à leur intelligence une voie nouvelle.

L’ancien maire de Marseille, après avoir si dignement rempli, pendant de longues années, de si pénibles devoirs, oublia, dans les joies intimes de l’étude, les jours d’un pouvoir qu’il ne regrettait pas. Lorsque la police fit chez lui, à la campagne de Saint-Menet, une visite domiciliaire, elle ne trouva, pour toute preuve de conspiration, que le manuscrit d’une traduction, non terminée, des Promessi Sposi. Le noble auteur ne conspirait que contre les traducteurs qui l’avaient précédé. Il ne conspirait pas autrement ! Un conspirateur se cache. M. de Montgrand ne se cacha jamais ; toute sa vie il eût pu prendre pour devise : DROIT EN AVANT ET LE FRONT DÉCOUVERT. Il avait longtemps vécu en Italie. Jeune encore, il avait étudié non-seulement en voyageur, mais en artiste, la langue de Dante, de l’Arioste, du Tasse, de Pindemonte, de Monti ; aussi sa traduction est-elle celle qui reproduit le mieux l’admirable et délicieux roman :

« J’aurais deviné, si vous ne m’aviez pas fait l’honneur de me l’apprendre, lui écrivait l’auteur, que vous avez habité ce pays-ci, car la simple connaissance littéraire, même la plus approfondie, de notre langue si éparpillée, si mêlée, si peu constatée dans les livres, ne saurait donner l’intelligence d’une foule de locutions dont vous avez parfaitement saisi le sens, quelquefois détourné par un caprice de l’auteur, de l’acception, capricieuse elle-même, mais convenue :

« Sic oculos, sic ille manus, sic ora gerebat. »

En effet, le style de Manzoni n’est point uniforme : tantôt d’une élégante et gracieuse simplicité, tantôt suave d’amour et d’onction, il s’élève tout à coup à une grande hauteur. Il fait, en outre, des emprunts aux mille dialectes des provinces italiennes ; le toscan, le milanais, le lombard, le romain, le vénitien même, lui prêtent leurs expressions fleuries, colorées, fortes, énergiques, familières, populaires, chaque fois que la pensée a besoin de leur secours. Le traducteur a lutté habilement avec les heureux caprices de l’original, il a triomphé des obstacles.

Manzoni ne tarit pas d’éloges ; il exprime, sous toutes les formes, ses sentiments de gratitude :

« Oui, monsieur, j’ai reçu, en son temps, l’exemplaire des Fiancés… Je les ai lus et relus avec ce plaisir qui fait qu’on s’arrête devant une glace, quand on se trouve bien mis. » (Milan, 23 novembre 1832.)

« … L’exemplaire que vous avez bien voulu parer, même extérieurement, reste dans ma famille comme une tentation d’orgueil, mais aussi comme un souvenir de reconnaissance… On trouve, comme moi, que vous avez parfaitement réussi à faire ce que vous aviez bien voulu vous proposer, c’est-à-dire de faire passer l’esprit de l’ouvrage dans votre heureuse langue… Si quelque chose pouvait me donner l’envie d’entreprendre un nouveau roman, ce serait la bonne et bienveillante disposition que vous montrez de lui donner une seconde vie, comme aux Fiancés. Mais, hélas ! ce n’est plus sur des fictions que je travaille, mais sur des vérités bien niaises qui ne peuvent avoir d’importance qu’en Italie, justement parce qu’elles y sont, ou me semblent y être, non pas contestées, mais méconnues… En un mot, c’est notre vieille et déplorable question de la langue qui m’occupe. Vous voyez d’avance que ce que la bonté d’un étranger pourra faire de plus héroïque pour l’ouvrage qui en résultera, sera de le lire… » (Milan, 22 décembre 1832.)

La famille du marquis de Montgrand garde précieusement les lettres du grand poëte milanais, trésor littéraire, preuve de la complète sympathie qui unissait ces nobles cœurs, ces esprits éminents.

Et cependant l’excellent traducteur nous parlait souvent de ce qu’il appelait l’imperfection de son œuvre ; il regrettait que sa santé affaiblie l’empêchât de la refaire sur la nouvelle édition italienne ; puis, ce travail avait été le bonheur de ses loisirs si dignement occupés :

« J’ai traduit les Promessi Sposi et les Inni sacri, nous disait-il un jour ; j’en ai du regret, parce que je n’ai plus à les traduire. Un de mes amis, ajoutait-il dans une ingénieuse allégorie, un de mes amis avait découvert, dans sa vigne, une caille ; tous les jours il la poursuivait à travers champs, mais si, par hasard, elle se trouvait au bout de son fusil, il relevait son fusil, et disait : À demain ! — C’était son occupation, sa préoccupation constantes. La caille, enfin, disparut : avait-elle été tuée par un autre ? Était-elle morte de vieillesse ? Quoi qu’il en soit, mon ami, désespéré, ne pouvait, comme Calypso, se consoler du départ de sa caille. — Ma traduction de Manzoni, concluait spirituellement M. de Montgrand, c’était ma caille ! »

Ces regrets, qu’aurait partagés le public lettré, n’ont plus de raison d’être ; la famille du noble solitaire a trouvé dans ses papiers le manuscrit d’une nouvelle traduction achevée quelques mois avant sa mort : c’est celle qu’on nous donne aujourd’hui ; revue, corrigée avec soin sur le texte revu et corrigé par Manzoni lui-même, l’œuvre est complète et ne laisse plus rien à désirer. Une correspondance s’établit, à ce sujet, entre l’auteur et le traducteur :

« Je vous dirai, écrivait le premier, que je m’occupe à préparer une édition illustrée, seul moyen qui me reste d’en donner une revue par moi, sans avoir à soutenir une lutte inégale avec les contrefacteurs. Cette édition aura une foule de corrections de détails, surtout pour la partie de la langue… » (23 octobre 1839.)

« J’ai l’honneur de vous envoyer le prospectus de ma nouvelle édition, et je prendrai des informations sur le plus sûr et plus court moyen de vous faire parvenir les livraisons, à mesure qu’elles seront imprimées… Quant à la Colonna infame, qui fera suite au vieux ouvrage, je vous l’adresserai le plus tôt possible, avant la publication ; mais j’ose vous répéter que ma condition est que vous ne vous croyiez engagé qu’à lire, ce qui, au moins, ne fera qu’un court exercice de patience. » (16 septembre 1840.)

« Quant à des traductions qui pourraient devancer la vôtre et qu’une bonté, dont je suis confus, vous fait craindre, il n’y a que trop de motifs de ne pas s’en inquiéter. La plupart des corrections ne tombent que sur des mots ou sur des phrases, sans toucher au sens ; les autres sont en trop petit nombre et de trop peu d’importance ; tout cela ne peut avoir de chance de traduction que dans une indulgence aussi obstinée que la vôtre. » (2 octobre 1840.)

« Je fais partir aujourd’hui pour Marseille, par un expéditionnaire, un petit paquet renfermant les épreuves corrigées des cinq premières feuilles, et je continuerai à fur et à mesure… Vous savez que je ne partage pas vos craintes, mais elles sont trop bienveillantes et trop honorables pour moi pour que je ne m’associe pas aux précautions que vous jugerez nécessaires. » (Milan, 14 novembre 1840.)

Dans l’intervalle de ces deux travaux, le marquis de Montgrand était revenu une fois encore à son auteur de prédilection : il voulut faire connaître aux personnes peu familiarisées avec la langue italienne les Inni sacri, ces chefs-d’œuvre lyriques où rayonnent tout à la fois, et sans confusion, les élans les plus sublimes de l’âme et les pensées les plus touchantes du cœur, les figures les plus hardies et les expressions les plus simples, les souvenirs bibliques et les trésors de la plus féconde imagination. Ces richesses empruntées aux Écritures ou qu’il a tirées de lui-même, ces images étincelantes ou suaves, pleines d’onction et de magie ; la foi surtout, la foi vive, entière, sans restriction aucune, qui plane sur ces grandes poésies et les embrase de ses feux, tout cela fait de chacun de ces hymnes une prière ravissante.

Dans cette étude de bien moindre étendue, il y avait plus de difficultés à vaincre : des six odes du pieux poëte de Milan, le traducteur a fait pourtant une richesse nationale : le lecteur n’est plus soutenu par l’intérêt de la narration, par la variété des caractères de Lucia, de Renzo, d’Agnese, d’Abbondio, de Cristoforo, de l’Innomé, de Borromée ; par ces admirables tableaux de l’émeute, de la famine, de la peste. Il fallait que tout vînt de l’imitateur, qu’il sût captiver l’attention par l’énergie et la grâce de la forme, qu’il épuisât la magie des mots et qu’il conservât en même temps la pensée de l’original dans toute sa profondeur et sa magnificence. Il n’a point faibli dans sa tâche. Sa prose harmonieuse et cadencée rend merveilleusement la cadence et l’harmonie de ces beaux vers. Elle est, dans Noël, empreinte de joie et de reconnaissance ; — dans la Passion, elle devient grave et mélancolique, douce et suave dans Marie ; — dans le Cinq Mai, dont Lamartine a su si bien, dans son Bonaparte, reproduire quelques-unes des plus belles images, elle s’élève à la hauteur du texte. — Elle ferait presque trouver moins ridicule le système de la Motte qui voulait qu’on essayât des odes en prose. — Je ne crois pas, en effet, que la poésie imitatrice nous eut initiés plus heureusement au génie si varié, si flexible, si élevé de Manzoni ; je ne crois pas que cette sorte de lutte avec l’original nous l’eût fait mieux connaître : la prose s’est pliée à la fidélité la plus scrupuleuse, n’a rien omis, pas une pensée, pas une image, pas un effet d’harmonie.

Certes, ceci n’est point le développement d’un système toujours débattu : Faut-il traduire les poëtes en vers ou en prose ? Non ; c’est une exception ; il s’agit seulement du poëte des Inni sacri et de son éminent traducteur.

« Tout comme pour les Fiancés, écrivait le poëte, je me suis surpris à me relire avec plaisir dans votre belle traduction. Vous avez la modestie de vouloir être jugé par moi ; en pareil cas, exprimer sa vive reconnaissance, c’est une forme de jugement. Je ne pouvais vous obéir que de cette manière. » (7 juin 1838.)

« Si je ne songeais qu’à mes intérêts, je devrais remercier celui qui, le premier, a rêvé un nouveau roman de ma façon, puisque ce rêve m’a valu un nouveau témoignage, bien précieux, de votre inépuisable bonté pour moi. Mais, hélas ! ou plutôt heureusement, ce roman n’existe pas même en projet. Je sens même, dans cette occasion plus que jamais, combien la pensée de tenter une seconde fois le public par un ouvrage de ce genre est loin de moi, puisque si quelque chose pouvait me la donner, certes, ce serait la perspective d’avoir une fois encore un aussi sûr et aussi élégant interprète. » (Milan, 3 avril 1839.)

Le marquis de Montgrand mourut le 19 août 1847, à sa terre de St-Menet : « Ses vertus privées et les services qu’il avait rendus dans ses fonctions publiques, dit l’Encyclopédie biographique du XIXe siècle, lui avaient valu un grand nombre d’amis sincères et une foule d’appréciateurs dans toutes les classes de la société ; aussi ses funérailles ont-elles donné lieu aux manifestations les plus émouvantes. Les personnages les plus considérables de Marseille, à quelque opinion qu’ils appartinssent, assistaient à ses funérailles. C’est là le plus grand éloge que l’on puisse donner à un magistrat qui a occupé, pendant dix-huit ans, des fonctions aussi pénibles… » Tout cela est vrai ; nous y étions.

La population des campagnes se pressait autour du cercueil ; une députation des portefaix, qui se souvenaient du bien fait à leur ville par l’ancien maire, les paysans se pressaient dans l’église sur la place, au cimetière : on éclatait en sanglots. — Un article de son testament fut lu en face du cercueil : « Peut-être dans ma longue administration ai-je causé, par d’involontaires erreurs, quelque préjudice à autrui ; ne connaissant pas ceux qui auraient pu en souffrir, que les pauvres, du moins profitent de l’expiation. » — « Allez, ne craignez rien, s’écria l’orateur d’une voix émue, ne craignez rien ! Jamais homme ne s’est présenté devant Dieu avec des mains plus nettes et une conscience plus irréprochable ; entré dans cette haute et longue magistrature avec une fortune modeste, vous en êtes sorti plus pauvre que vous n’y étiez entré !… »

Tel fut le marquis de Montgrand. Ses inclinations étaient douces, son caractère affable et digne, ses plaisirs ceux de l’esprit et du cœur ; l’étude des lettres, les affections de famille, les jouissances de la campagne, les relations avec ses amis, voilà tout son bonheur, dans cette longue retraite dont il ne sortit plus.

........La douce solitude,
Le jour semblable au jour lié par l’habitude.

Lamartine.

« Ce régime n’est bon qu’aux faibles. » dit Rousseau.

Il a tort : les forts seuls peuvent le supporter et savent en jouir ; il faut seulement que l’habitude soit pure, noble, digne. Rousseau, qu’a-t-il donc gagné en bonheur dans ses pérégrinations vagabondes, dans ces caprices, dans ces inquiétudes qui le faisaient sans cesse changer d’horizons ?

Homme de probité scrupuleuse, notre si regretté maire fut suivi dans sa retraite par les vœux, les affections, les respects de ses concitoyens ; — homme de cœur, il aima, il fut aimé ; — homme d’intelligence, il dut à son amour pour les arts de nobles et douces jouissances ; homme de foi, il est mort en philosophe chrétien et résigné, donnant à la prière les moments que lui laissaient d’intolérables souffrances. — Nous, penché vers le chevet de son lit de douleurs, témoin de sa longue et cruelle agonie, nous l’avons vu conserver jusqu’au dernier soupir son esprit sain et lucide, son calme admirable, son énergique sensibilité ; nous l’avons vu, au milieu de ses ferventes et religieuses aspirations, s’entretenir de sa fin avec une touchante sérénité, ne regrettant de ce monde que sa famille et ses amis !

L’unanimité des louanges, surtout de la part des hommes que, en politique, un abîme séparait de lui, honore à la fois sa mémoire et ceux qui ont compris qu’une telle vie, admirée de tous, supprime les partis.

Memoria justi cum laudibus.
(Prov., cap. X., vers. 7.)

De telles existences laissent un long souvenir : — elles laissent surtout de grandes leçons !


Baron Gaston de Flotte

Saint-Jean-du-Désert (près Marseille) 1870.


  1. C’est à M. le comte Godefroy de Montgrand, neveu du traducteur, qu’est due l’initiative de cette édition des Fiancés. (Note des éditeurs)