Les Fiancés (Manzoni 1840)/Introduction

Traduction par Jean-Baptiste de Montgrand.
Garnier (p. xiii-xvi).


INTRODUCTION

(DE L’AUTEUR)


L’histoire sera vraiment bien définie si on la nomme une guerre illustre contre le temps, parce que, lui reprenant des mains les ans ses prisonniers, ou déjà même devenus cadavres, elle les rappelle à la vie, les passe en revue et les range de nouveau en bataille. Mais les illustres champions qui, dans une telle arène, font des moissons de palmes et de lauriers, n’enlèvent que les dépouilles les plus riches et les plus brillantes, en embaumant de leur encre les entreprises des princes, des potentats et des personnages titrés, et en conduisant avec la très-fine aiguille de l’esprit les fils d’or et de soie qui forment une perpétuelle broderie d’actions glorieuses. Il n’est pourtant pas permis à ma faiblesse de s’élever à de tels sujets, à des hauteurs si périlleuses, en parcourant les labyrinthes des intrigues politiques, non plus qu’en prenant pour guide le son retentissant des clairons belliqueux. J’entreprends seulement, ayant eu connaissance de faits dignes de mémoire, bien qu’arrivés à des gens de condition commune et de peu d’importance, j’entreprends de les transmettre à la postérité, en faisant du tout un récit, où soit une relation, sincère et véritable. On y verra, sur un théâtre de peu d’étendue, des tragédies où règnent le deuil et l’horreur, et des scènes d’éclatante méchanceté, avec des intermèdes d’entreprises vertueuses et des traits d’angélique bonté, opposés aux œuvres de la main du diable. Et vraiment, si l’on considère que nos contrées sont sous l’empire du roi catholique, notre seigneur, qui est ce soleil qui ne quitte jamais l’horizon, et que sur elles, par une lumière réfléchie, comme une lune qui ne décline jamais, brille le héros de noble race qui, pro tempore, le représente, et que les très-hauts sénateurs, tels que des étoiles fixes, et les autres respectables magistrats, tels que des planètes errantes, répandent partout la lumière, formant ainsi un très-noble ciel, on ne peut trouver de cause qui le transforme en un enfer d’actions ténébreuses, de méchancetés et de crimes que des hommes téméraires vont sans cesse multipliant, si ce n’est l’art et l’opération du diable, attendu que l’humaine malice, seule et par elle-même, ne devrait point résister à tant de héros qui, avec des yeux d’Argus et des bras de Briarée, travaillent au bien de la chose publique. C’est pourquoi, en écrivant ce récit de choses arrivées dans les temps de ma verte saison, quoique la plupart des personnes qui y jouent leurs rôles aient disparu de la scène du monde en se rendant tributaires des Parques, cependant par de justes égards on taira leurs noms, c’est-à-dire celui de leur famille, et on fera de même pour les lieux, indiquant seulement les territoires generaliter. Et nul ne dira que ce soit une imperfection dans le récit et une difformité de cette œuvre grossière que j’ai enfantée, à moins que l’auteur d’une semblable critique ne soit une personne tout à fait à jeun de philosophie ; car les hommes versés dans celle-ci verront bien que rien ne manque à la substance de ladite narration. C’est pourquoi, étant chose évidente et que personne ne nie, que les noms ne sont que de simples et très-simples accidents… »

Mais lorsque, luttant dans cet autographe contre son encre pâlie et son écriture griffonnée, je me serai donné l’héroïque peine de transcrire l’histoire qu’il rapporte, lorsque je l’aurai, comme on dit, mise au jour, se trouvera-t-il ensuite quelqu’un qui se donne la peine de la lire ?

Cette réflexion dubitative m’arrivant au milieu de ma laborieuse étude à déchiffrer sous un large pâté ce qui venait à la suite du mot accidents, me fit suspendre la copie et penser plus sérieusement à ce qu’il convenait de faire. — Il est bien vrai, disais-je en moi-même, en feuilletant le manuscrit, il est bien vrai que cette grêle de concetti et de figures ne continue pas ainsi tout le long de l’ouvrage. Le bon secentista[1] a voulu, au début, faire montre de son talent ; mais ensuite, dans le cours de la narration, et parfois dans de longs passages, le style est bien plus naturel et plus uni. Oui, mais comme il est commun ! Comme il est lâche ! Comme il est incorrect ! Idiotismes lombards à foison, locutions employées à contresens, grammaire arbitraire, périodes décousues. Et puis quelques traits d’élégance espagnole semés ça et là[2], et puis encore, ce qui est pire, dans les endroits de l’histoire les plus propres à inspirer ou la terreur ou la pitié, à chaque occasion d’exciter l’étonnement ou de faire penser, à tous ces passages, en un mot, qui demandent un peu de rhétorique, il est vrai, mais une rhétorique mesurée, fine, de bon goût, cet homme ne manque jamais de mettre de celle dont son préambule nous a fourni l’échantillon. Et alors, accolant avec une admirable habileté les qualités les plus disparates, il trouve le moyen d’être tout à la fois trivial et affecté dans la même page, dans la même période, dans le même mot. En somme, déclamations ampoulées composées à force de solécismes de bas lieu, et partout cette gaucherie prétentieuse qui est le caractère propre des écrits de ce siècle dans nos contrées, voilà ce que vous offre cette œuvre. En vérité, ce n’est pas chose à présenter aux lecteurs de nos jours ; ils sont trop avisés, trop dégoûtés de ce genre d’extravagances. Il est encore heureux que cette bonne pensée me soit venue au commencement de ce disgracieux travail, et je m’en lave les mains. — Tandis, cependant, que je refermai la vieille paperasse pour la laisser là, je ne pouvais m’empêcher de regretter qu’une histoire aussi belle fût destinée à demeurer inconnue ; car, comme histoire, et sans que j’ose affirmer que le lecteur n’en jugera pas autrement, elle m’avait effectivement paru belle, fort belle. — Mais, pensai-je alors, ne pourrait-on pas prendre de ce manuscrit la série des faits et en refaire la diction ? — Aucune objection plausible ne s’étant présentée, le parti fut aussitôt embrassé. Et voilà l’origine du présent livre exposée avec une sincérité égale à l’importance du livre même.

Quelques-uns de ces faits cependant, certains détails de mœurs décrits par notre auteur étaient pour nous si nouveaux, nous semblaient si étranges, pour ne rien dire de plus, qu’avant d’y ajouter foi, nous avons voulu interroger d’autres témoins ; et nous nous sommes mis à fouiller dans les mémoires du temps pour nous assurer si réellement le monde marchait alors de cette manière. Cette recherche a dissipé tous nos doutes. À tous les pas, nous rencontrions des choses semblables ou même plus surprenantes ; et, ce qui nous a paru plus décisif, nous avons même retrouvé quelques personnages dont, jusque-là, n’en ayant eu connaissance que par notre manuscrit, nous avions mis en doute l’existence. Dans l’occasion, nous citerons quelques-uns de ces témoignages, pour déterminer la foi du lecteur là où, par l’étrangeté des faits, il pourrait être le plus tenté de la refuser.

Mais, en rejetant comme intolérable la diction de notre auteur, quelle diction y avons-nous substituée ? Ici réside la question.

Quiconque, sans en être prié, se mêle de refaire l’œuvre d’autrui, s’expose à rendre de la sienne un compte sévère, et en contracte en quelque sorte l’obligation. C’est là une règle de fait et de droit à laquelle nous ne prétendons point nous soustraire ; et même, pour nous y conformer de bonne grâce, nous nous étions proposé de rendre ici raison en détail de la manière d’écrire que nous avons adoptée ; et dans ce but nous avons, pendant tout le temps de notre travail, cherché à deviner les critiques dont il pourrait être l’objet, avec l’intention de les réfuter toutes par anticipation. Ce n’est point là qu’eût été la difficulté ; car (nous devons le dire pour l’honneur de la vérité) il ne s’est pas présenté à notre esprit une critique sans qu’il n’y vînt en même temps une réponse victorieuse, je ne dis pas de ces réponses qui résolvent les questions, mais de celles qui les changent. Souvent aussi, mettant deux critiques aux prises entre elles, nous les faisions battre l’une par l’autre ; ou, les examinant bien à fond, les rapprochant attentivement, nous parvenions à découvrir et à démontrer que, bien qu’opposées en apparence, elles étaient pourtant du même genre, qu’elles naissaient l’une et l’autre d’un défaut d’attention aux faits et aux principes sur lesquels le jugement devait être fondé ; et après les avoir, à leur grande surprise, mises ensemble, nous les envoyions ensemble se promener. Jamais auteur n’eût prouvé avec une telle évidence qu’il avait bien fait. Mais quoi ! lorsque nous en sommes venus à ramasser toutes ces objections et ces réponses pour les ranger en un certain ordre, miséricorde ! elles faisaient un livre. Ce qu’ayant vu, nous avons renoncé à notre idée pour deux raisons que le lecteur trouvera sûrement bonnes : la première, qu’un livre composé pour en justifier un autre, ou plutôt pour en justifier le style, pourrait paraître une chose ridicule ; la seconde, qu’en fait de livres, un à la fois suffit, lorsqu’il n’est pas de trop.


  1. Nom que l’on donne en Italie aux écrivains du dix-septième siècle. (N. du T.)
  2. L’Espagne gouvernait alors cette partie de l’Italie. (N. du T.)