Traduction par Jean-Baptiste de Montgrand.
Garnier (p. 468-485).


CHAPITRE XXXIII.


Une nuit, vers la fin du mois d’août, au plus fort de la peste, don Rodrigo rentrait chez lui à Milan, accompagné du fidèle Griso, l’un des trois ou quatre domestiques encore en vie parmi tous ceux qu’il avait précédemment à son service. Il revenait d’une maison où une société d’amis se réunissait habituellement en parties de débauche pour chasser la tristesse du temps, et il en manquait chaque fois quelques-uns qui étaient remplacés par d’autres. Ce jour-là, don Rodrigo s’était signalé parmi les plus gais, et avait, entre autres choses, beaucoup fait rire la compagnie par une espèce d’éloge funèbre du comte Attilio, emporté par la peste deux jours auparavant.

Mais, pendant qu’il marchait, il se sentit un malaise, un abattement, une faiblesse dans les jambes, une gêne dans la respiration, une chaleur intérieure, qu’il aurait voulu n’attribuer qu’au vin, au besoin de sommeil, à la saison. Durant tout le chemin il n’ouvrit pas la bouche ; et son premier mot, en arrivant à sa porte, fut pour ordonner au Griso de l’éclairer vers sa chambre à coucher. Quand ils y furent, le Griso jeta les yeux sur la figure de son maître, et la vit toute bouleversée, colorée outre mesure, les yeux saillants et luisants d’une manière extraordinaire, et il se tint à distance ; car, avec ce qui se passait, tout va-nu-pieds du coin des rues avait appris à se faire, comme on dit, l’œil médecin.

« Ne va pas me croire malade, dit don Rodrigo, qui lut dans la manière de faire du Griso la pensée qui lui passait par l’esprit. Je me porte on ne peut mieux ; mais j’ai bu, j’ai bu peut-être un peu trop. Il y avait un certain vin de Vernaccia !… Mais un bon somme va faire passer cela. Je me sens grand besoin de dormir… Ôte-moi de devant les yeux cette lumière qui m’aveugle… c’est singulier comme elle me fatigue.

— Ce sont des tours de la Vernaccia, dit le Griso, en s’écartant toujours plus. Mais couchez-vous tout de suite, le sommeil vous fera du bien.

— Tu as raison : si je peux dormir… Du reste, je me porte bien. Mets toujours ici cette sonnette, afin que si par hasard cette nuit, j’avais besoin de quelque chose… Et fais bien attention de m’entendre, s’il m’arrivait de sonner. Mais je n’aurai besoin de rien… Emporte-donc vite cette maudite lumière, reprit-il ensuite, tandis que le Griso exécutait l’ordre en s’approchant le moins possible. Diable ! d’où vient donc qu’elle m’incommode à ce point ? »

Le Griso prit la lampe, et, après avoir souhaité bonne nuit à son maître, il s’empressa de sortir, pendant que celui-ci s’enfonçait sous la couverture.

Mais la couverture lui sembla une montagne. Il la jeta au loin, et se blottit en rond pour dormir ; car, en effet, il mourait de sommeil. À peine cependant avait-il fermé l’œil qu’il se réveillait en sursaut, comme si on l’eût brusquement secoué ; et il sentait sa chaleur augmentée, son agitation devenue plus grande. Il recourait par la pensée au mois d’août, à la Vernaccia, à la débauche du soir ; il aurait voulu pouvoir s’en prendre à tout cela de ce qu’il éprouvait ; mais à ces idées se substituait toujours d’elle-même l’idée qui alors se liait à toutes les autres, qui entrait, pour ainsi dire, par tous les sens, qui s’était introduite dans tous les joyeux propos de la soirée, parce qu’il était encore plus facile d’en plaisanter que de la passer sous silence : la peste.

Après s’être longtemps tourné et retourné sur sa couche, il s’endormit enfin, et bientôt les songes les plus incohérents et les plus sombres vinrent l’assaillir. Après l’un c’était l’autre, jusqu’à celui où il crut se trouver dans une grande église, bien en avant, bien en avant, au milieu d’une foule de peuple ; il se trouvait là sans savoir comment il y était allé, comment l’idée d’y aller lui était venue, surtout dans un temps pareil ; et il enrageait de s’y voir. Il regardait ceux qui l’environnaient ; ce n’étaient que des figures hâves et défaites, avec des yeux hébétés et ternes, des lèvres allongées et pendantes, et tous ces êtres hideusement étranges portaient des vêtements de forme singulière qui tombaient en lambeaux et laissaient voir sur leur corps, par les déchirures, des taches et des bubons. « Écartez-vous, canaille, » leur criait-il en regardant vers la porte qui était bien loin, bien loin, et en prenant un air menaçant, sans toutefois remuer en aucune manière, se serrant, au contraire, sur lui-même, pour ne pas toucher ces corps dégoûtants qui ne le touchaient déjà que trop de toutes parts. Mais pas un de ces personnages figurant comme autant d’idiots ne faisait mine de vouloir s’éloigner et ne paraissait même l’entendre ; au contraire, il les voyait toujours plus sur lui ; et surtout il lui semblait que quelqu’un d’entre eux, avec le coude ou toute autre chose, le pressait au côté gauche, entre le cœur et l’aisselle, sur un point où il sentait comme un poids et de la douleur ; et s’il pliait son corps pour tâcher de se délivrer de cette gêne, je ne sais quoi encore venait tout aussitôt appuyer sur le même point. Tout en colère, il veut mettre l’épée à la main ; et il lui semble qu’en la serrant on a fait remonter cette épée, et que c’est le pommeau qui le presse ainsi sous le bras. Mais, en y portant la main, il ne trouve point l’épée et sent une douleur plus aiguë. Il s’agitait, menaçait et voulait crier plus fort, quand tout à coup toutes ces figures se tournent vers un côté de l’église. Il y regarde lui-même, aperçoit une chaire, et voit poindre au-dessus de l’appui qui en forme le pourtour je ne sais quoi de convexe, de lisse, de luisant ; puis, à mesure que cela s’élève, il voit distinctement une tête rase, puis deux yeux, un visage, une barbe longue et blanche, un moine debout, hors de l’appui jusqu’à la ceinture, le père Cristoforo. Celui-ci, promenant un regard de feu sur tout l’auditoire, arrête ses yeux sur don Rodrigo, levant en même temps la main vers lui, exactement dans l’attitude qu’il avait prise dans ce certain salon de son château. Don Rodrigo alors lève aussi la main précipitamment, fait un effort, comme pour s’élancer et saisir ce bras tendu en l’air ; sa voix, qui grondait sourdement dans son gosier, éclate tout à coup en un grand cri, et il s’éveille. Il laissa retomber le bras qu’il avait levé en effet. Il eut quelque peine à recueillir sa pensée, à bien ouvrir les yeux ; car la lumière déjà grande du jour le fatiguait tout autant qu’avait fait celle de sa lampe ; il reconnut son lit, sa chambre ; il comprit que tout ce qu’il avait vu n’avait été qu’un songe : l’église, le peuple, le moine, tout avait disparu ; tout, excepté une chose, sa douleur au côté gauche. En même temps il se sentait un battement de cœur accéléré, pénible, un bourdonnement, un sifflement continu dans les oreilles, un feu intérieur, une pesanteur dans tous les membres, tout cela beaucoup plus fort que lorsqu’il s’était mis au lit. Il hésita quelque moment avant de regarder la partie où était la douleur ; il la découvrit enfin, y jeta un coup d’œil en tremblant, et aperçut un dégoûtant bubon d’un violet livide.

Le malheureux se vit perdu : la terreur de la mort s’empara de lui, et, plus affreuse encore peut-être, la crainte de devenir la proie des monatti, d’être emporté, jeté au lazaret. Et tandis qu’il délibérait sur le moyen d’éviter ce sort effroyable, il sentait ses idées se troubler et s’obscurcir, il sentait s’approcher le moment où il ne lui resterait de faculté d’esprit que pour s’abandonner au désespoir. Il saisit la sonnette et l’agita fortement. Aussitôt parut le Griso, qui se tenait prêt à venir dès qu’il serait appelé. Il s’arrêta à une certaine distance du lit, regarda attentivement son maître, et fut certain de ce qu’il avait soupçonné la veille.

« Griso ! dit don Rodrigo, en se mettant avec peine sur son séant, tu as toujours été mon fidèle.

— Oui, monsieur.

— Je t’ai toujours fait du bien.

— Par l’effet de votre bonté.

— Je puis compter sur toi.

— Diable !

— Je suis malade, Griso.

— Je m’en étais aperçu.

— Si je guéris, je te ferai encore plus de bien que par le passé. »

Le Griso ne répondit rien, et attendait de voir où mènerait ce préambule.

« Je ne veux pas me fier à d’autres qu’à toi, reprit don Rodrigo ; fais-moi un plaisir, Griso.

— Je suis à vos ordres, dit celui-ci, répondant par la formule ordinaire à une demande faite dans une forme inaccoutumée.

— Sais-tu où demeure le chirurgien Chiodo ?

— Je le sais parfaitement.

— C’est un honnête homme qui, moyennant qu’on le paye bien, ne déclare pas ses malades. Va le chercher. Dis-lui que je lui donnerai quatre, six écus par visite, plus s’il veut, mais qu’il vienne tout de suite ; et fais cela comme il faut, en sorte que personne ne s’en aperçoive.

— Bonne idée, dit le Griso, je vais et reviens à l’instant.

— Écoute, Griso, donne-moi auparavant un peu d’eau. Je me sens un tel feu que je n’en puis plus.

— Non, monsieur, répondit le Griso, rien sans l’avis du docteur. Ce sont des maux capricieux ; il n’y a pas de temps à perdre. Soyez tranquille, en quatre sauts je suis de retour avec Chiodo. »

Cela dit, il sortit en refermant la porte.

Don Rodrigo, rentré sous ses draps, le suivait de la pensée vers la maison du chirurgien ; il comptait les pas, calculait les minutes. De temps en temps il jetait encore les yeux sur son bubon ; mais il détournait aussitôt la tête avec horreur. Au bout d’un certain temps il commença à prêter l’oreille pour entendre si le docteur n’arrivait point ; et cet effort d’attention suspendait le sentiment du mal, en même temps qu’il empêchait ses pensées de s’égarer. Tout à coup un tintement éloigné de sonnettes lui arrive, mais paraissant venir de l’intérieur de sa maison, et non de la rue. Il écoute : le tintement devient plus fort, plus répété, et un bruit de pas l’accompagne. Un horrible soupçon se présente à son esprit. Il se met sur son séant, et prête l’oreille avec encore plus d’attention. Il entend un bruit sourd dans la pièce voisine, comme de quelque chose de lourd qu’on y poserait doucement à terre. Il jette ses jambes hors du lit pour se lever ; il regarde vers la porte, il la voit s’ouvrir ; il voit se présenter et venir à lui deux vieux et sales habits rouges, deux figures de damnés, en un mot, deux monatti ; il entrevoit le visage du Griso qui, caché derrière l’un des battants à demi fermé, reste là pour regarder ce qui va se faire.

« Ah ! traître infâme !… hors d’ici, canaille ! Biondino ! Carlotto ! au secours ! je suis assassiné ! » crie don Rodrigo ; il met la main sous son chevet pour y chercher un pistolet, le saisit, le met en joue ; mais, au premier cri qu’il avait fait entendre, les monatti avaient couru vers le lit ; le plus leste des deux est sur lui avant que tout autre mouvement lui ait été possible ; le bandit lui arrache son arme, la jette au loin, le fait retomber sur son dos et le tient dans cette position, en le regardant d’un air tout à la fois de colère et de raillerie, et lui criant : « Ah ! coquin ! contre les monatti ! contre les ministres du tribunal ! contre ceux qui font les œuvres de miséricorde !

— Tiens-le bien, jusqu’à ce que nous l’emportions, » dit l’autre monatto, en allant vers un meuble fermé ; et dans ce moment le Griso entra, et se mit avec celui-ci à forcer la serrure.

« Scélérat ! » hurla don Rodrigo, en le regardant par-dessus celui qui le tenait, et se débattant sous ces bras vigoureux. « Laissez-moi tuer ce monstre, disait-il ensuite aux monatti, et puis faites de moi ce que vous voudrez. » Puis il appelait encore à grands cris ses autres domestiques ; mais c’était en vain ; car l’abominable Griso les avait envoyés loin de là avec des ordres supposés de son maître, avant d’aller lui-même proposer aux monatti de venir faire cette expédition et partager les dépouilles.

— Paix, paix, » disait à l’infortuné Rodrigo le brigand qui le tenait cloué sur son lit. Et tournant ensuite la tête vers les deux qui ramassaient la proie, il leur criait : « Faites les choses en honnêtes gens.

— Toi ! toi ! disait en mugissant don Rodrigo au Griso, qu’il voyait tout affairé à briser les tiroirs, en retirer l’argent et tout ce qu’il y avait de précieux et faire les parts de chacun.

— Toi ! après tout ce que… Ah ! démon sorti de l’enfer ! Je puis encore guérir ! je puis guérir ! » Le Griso ne disait mot, et, autant qu’il pouvait, ne se tournait pas même du côté d’où venaient ces paroles.

« Tiens-le ferme, disait l’autre monatto : il n’est plus à lui ! »

Et c’était vrai. Après un grand cri, après un dernier et plus violent effort pour se mettre en liberté, il tomba tout à coup épuisé et désormais stupide ; il regardait cependant encore, mais d’un œil qui ne disait rien, et quelques soubresauts convulsifs, quelques gémissements inarticulés témoignèrent seuls du supplice qu’il venait de subir.

Les monatti le prirent, l’un par les pieds, l’autre par les épaules, et allèrent le poser sur une civière qu’ils avaient laissée dans la pièce voisine ; ensuite l’un d’eux revint chercher le butin ; après quoi, soulevant leur misérable fardeau, ils l’emportèrent.

Le Griso resta pour choisir à la hâte dans l’appartement ce qui pouvait le mieux lui convenir ; il en fit un paquet et décampa. Il avait eu grand soin de ne jamais toucher les monatti, de ne se pas laisser toucher par eux ; mais, dans la précipitation de cette dernière recherche, il avait pris à côté du lit et secoué, sans y penser, les vêtements de son maître, pour voir s’il y avait de l’argent. Il eut pourtant lieu d’y penser le lendemain ; car, pendant qu’il était dans un cabaret à faire gogaille avec d’autres vauriens, il fut saisi subitement d’un frisson, ses yeux se couvrirent d’un nuage, les forces lui manquèrent, et il tomba. Abandonné par ses camarades, il fut pris par les monatti qui, après l’avoir dépouillé de ce qu’il avait de bon sur lui, le jetèrent sur un chariot, sur lequel il expira avant d’arriver au lazaret, où avait été porté son maître.

Laissant maintenant ce dernier dans le séjour des souffrances, nous devons aller retrouver un autre personnage dont l’histoire n’aurait jamais été mêlée avec la sienne, si le plus puissant des deux ne l’avait absolument voulu ; ou plutôt on peut assurer que ni l’un ni l’autre n’aurait jamais eu d’histoire. On voit que je veux parler de Renzo, que nous avons laissé dans sa nouvelle filature, sous le nom d’Antonio Rivolta.

Il y était demeuré cinq ou six mois, plus ou moins ; après lequel temps la république et le roi d’Espagne en étant venus à une rupture ouverte, et par là toute crainte de recherches provoquées de ce côté des frontières ayant cessé pour notre montagnard, Bortolo s’était empressé d’aller le reprendre, parce qu’il lui était attaché, et aussi parce que Renzo, intelligent de son naturel et habile dans son métier, était, dans une fabrique, d’un grand secours pour le factotum, sans pouvoir jamais aspirer à le devenir lui-même, n’ayant malheureusement pas le talent de manier la plume. Comme cette raison était entrée pour quelque chose dans l’empressement du cousin à le ravoir, nous avons dû le dire. Peut-être aimeriez-vous mieux un Bortolo plus idéal : à cela je ne sais que dire. Forgez-le-vous comme vous l’entendrez. Celui-là était ainsi.

Renzo était ensuite toujours resté à travailler près de lui. Plus d’une fois, et surtout après avoir reçu quelqu’une de ces lettres d’Agnese si bien faites pour lui troubler la cervelle, l’idée lui était venue de se faire soldat et d’en finir. Les occasions ne lui manquaient pas ; car, pendant ce temps-là précisément, la république avait eu besoin de se procurer du monde pour son armée. La tentation avait été quelquefois pour Renzo d’autant plus forte, que l’on avait parlé du projet d’envahir le Milanais, et, comme c’était assez naturel, il trouvait qu’il serait fort beau de retourner chez lui en vainqueur, de revoir Lucia et de s’expliquer finalement avec elle. Mais Bortolo, en sachant s’y prendre, avait toujours réussi à le détourner de ce dessein.

« S’ils doivent y aller, lui disait-il, ils iront bien sans toi, et tu pourras ensuite y aller toi-même à ton aise ; s’ils reviennent les os cassés, ne sera-t-il pas mieux que tu sois resté au logis ? Il ne manquera pas de fous pour frayer la route. Et avant qu’ils y puissent mettre le pied…! Quant à moi, je suis là-dessus assez incrédule. Ces gens-ci aboient ; mais de là à mordre, il y a encore loin. L’État de Milan n’est pas un morceau si facile à avaler. C’est l’Espagne qu’il s’agit de battre, mon cher enfant ; sais-tu ce que c’est que l’Espagne ? Saint-Marc est fort chez lui ; mais une entreprise au dehors n’est pas chose facile. Prends patience : n’es-tu pas bien ici ?… Je conçois ce que tu veux dire ; mais s’il est écrit là-haut que la chose doit réussir, sois certain qu’en ne faisant pas de folies, elle réussira encore mieux. Quelque saint viendra à ton aide. Crois bien que ce n’est pas là un métier qui fasse pour toi. Trouves-tu donc qu’il convienne de laisser là les bobines pour aller tuer à tort et à travers ? Que veux-tu faire avec cette espèce de gens ? Il faut des hommes faits exprès pour un métier semblable. »

D’autres fois Renzo se décidait à retourner dans son pays secrètement, déguisé, et sous un faux nom. Mais toujours encore Bortolo sut l’en dissuader par des raisons que l’on devine sans peine.

Lorsque, ensuite, la peste eut éclaté sur le territoire milanais, et précisément, comme nous l’avons dit, sur la frontière qui touchait au Bergamasque, elle ne tarda pas à la franchir, et… Ne vous effrayez point, je ne vais pas vous raconter cette autre histoire de ses douleurs. Ceux qui seraient curieux de la connaître, la trouveront écrite, d’ordre supérieur, par un certain Lorenzo Ghirardelli, dont le livre cependant est rare et peu connu, quoiqu’il contienne peut-être plus de choses que n’en contiennent ensemble toutes les descriptions de peste les plus célèbres ; la célébrité des livres dépend de tant d’accidents ! Ce que je voulais vous dire, c’est que Renzo prit lui-même la peste, se traita tout seul, c’est-à-dire qu’il ne fit rien ; il alla aux portes de la mort ; mais sa bonne complexion l’emporta sur la force du mal ; en peu de jours, il fut hors de danger. Avec la vie lui revint, et pour remplir, pour agiter plus que jamais son âme, tout ce qui accompagne la vie ; les souvenirs, les désirs, les espérances, les projets ; c’est-à-dire qu’il pensa plus que jamais à Lucia. Qu’était-elle devenue dans ce temps où l’avantage de vivre était comme une exception ? À si peu de distance, n’en pouvoir rien savoir ! Et demeurer Dieu sait combien de temps dans une telle incertitude ! Et lors même que plus tard cette incertitude serait dissipée, lorsque, après la cessation de tout danger, il arriverait à savoir Lucia encore vivante, resterait toujours cet autre mystère, cet énigme du vœu.

« J’irai, j’irai m’éclaircir de toutes ces choses à la fois, dit-il en lui-même, et il le dit lorsqu’il n’était pas encore en état de se soutenir. Pourvu qu’elle vive ! Quant à la trouver, je la trouverai ; j’apprendrai une bonne fois d’elle-même ce que c’est que cette promesse, je lui ferai voir que cela ne peut pas être, et puis je l’emmène avec moi, elle et cette pauvre Agnese (si elle est en vie !) qui m’a toujours voulu du bien, et qui, j’en suis sûr, me veut du bien encore. La prise de corps ? Eh ! dans ce moment ceux qui sont en vie ont à penser à autre chose. On voit ici même aller et venir sans crainte certaines gens qui en ont sur le dos… N’y aurait-il donc de champ libre que pour les coquins ? Et tout le monde dit qu’à Milan c’est bien un autre désordre encore. Si je laisse échapper une occasion si belle, — (la peste ! Voyez un peu, je vous prie, comme ce singulier instinct qui nous fait tout rapporter à nous, tout subordonner à ce qui nous touche, nous fait quelquefois employer les mots !) — je n’en retrouverai jamais une semblable.

Espérer est chose utile, mon cher Renzo.

À peine put-il se traîner qu’il alla chercher Bortolo, lequel jusqu’alors était parvenu à éviter la peste et se tenait sur ses gardes. Il n’entra point dans sa maison ; mais, l’appelant de la rue, il le fit venir à la fenêtre.

« Ah ! ah ! dit Bortolo, tu t’en es tiré, toi. Je t’en fais mon compliment.

— Je ne suis pas encore trop ferme sur mes jambes, comme tu vois ; mais, quant au danger, j’en suis dehors.

— Ah ! que je voudrais être à ta place ! Autrefois, dire : Je me porte bien, c’était tout dire ; mais à présent c’est peu de chose. Celui qui peut arriver à dire : Je me porte mieux, celui-là dit un mot d’une belle signification. »

Renzo, après quelques paroles d’amitié et de bon espoir pour son cousin, lui fit part de sa résolution.

« Va cette fois et que le ciel te bénisse, répondit celui-ci : tâche d’éviter la justice, comme je tâcherai d’éviter la peste ; et si Dieu permet que tout aille bien pour l’un et pour l’autre, nous nous reverrons.

— Oh ! je reviendrai sûrement, et si je pouvais ne pas revenir seul ! Enfin, j’espère.

— Reviens tout de même avec qui tu veux dire ; s’il plaît à Dieu, il y aura du travail pour tous, et nous nous tiendrons bonne compagnie, pourvu que tu me retrouves et que cette diable de contagion nous ait quittés.

— Nous nous reverrons, nous nous reverrons, nous devons nous revoir.

— Je répète : Dieu le veuille ! »

Pendant quelques jours Renzo se mit à faire de l’exercice pour essayer ses forces et les accroître ; et à peine se crut-il en état d’entreprendre la route qu’il fit ses dispositions de départ. Il mit autour de son corps, par-dessous ses habits, une ceinture contenant ces certains cinquante écus de l’envoi d’Agnese, auxquels il n’avait jamais touché et dont il n’avait parlé à personne, pas même à Bortolo. Il prit encore quelque peu d’argent qu’il avait économisé jour par jour en épargnant sur tout ; il mit sous son bras un petit paquet de hardes ; dans sa poche, un certificat de bonne conduite, sous le nom d’Antonio Rivolta, qu’il s’était fait délivrer à tout événement par son second maître ; dans une autre poche étroite, sur le côté de son haut-de-chausses, un grand couteau qui était le moins qu’un honnête homme pût porter dans ce temps-là, et il partit vers la fin du mois d’août, trois jours après celui où don Rodrigo avait été porté au lazaret. Il prit son chemin vers Lecco, voulant, pour ne pas aller en aveugle à Milan, passer par son village, où il espérait trouver Agnese vivante, et recevoir d’elle quelques informations sur tant de choses qu’il brûlait d’envie de savoir.

Le peu de personnes qui étaient guéries de la peste formaient vraiment, au milieu du reste de la population, comme une classe privilégiée. Une grande partie des autres étaient malades ou mouraient ; et ceux que jusqu’alors la contagion n’avait pas atteints vivaient dans une crainte continuelle ; ils allaient mesurant leurs pas, toujours sur leurs gardes, l’appréhension peinte sur la figure, avec hésitation et hâte tout ensemble, car tout pouvait être contre eux une arme dont la blessure serait la mort. Les premiers, au contraire, à peu près sûrs de leur fait (car avoir deux fois la peste était la chose la plus rare ou plutôt un prodige) marchaient au milieu de la contagion avec une admirable assurance ; comme les chevaliers d’une époque du moyen âge qui, cachés sous le fer depuis la tête jusqu’aux pieds et montés sur des palefrois couverts eux-mêmes d’autant de fer qu’on pouvait leur en mettre sur le corps, allaient ainsi rôdant à l’aventure (d’où leur est venue leur glorieuse dénomination de chevaliers errants) parmi une pauvre troupe pédestre de bourgeois et de vilains qui n’avaient, contre les coups dont on les chargeait, que leurs vêtements pour toute défense. Sage, utile et noble métier ! métier vraiment digne de figurer dans un traité d’économie politique pour y occuper le premier rang !

C’est avec cette assurance, troublée cependant par des inquiétudes trop bien connues du lecteur et par le spectacle fréquent, par la pensée continuelle de la calamité générale, que Renzo s’avançait vers l’héritage paternel, sous un beau ciel et dans un beau pays, mais ne rencontrant, après de longs espaces de la plus triste solitude, que quelques ombres errantes plutôt que des êtres vivants, ou des cadavres portés vers la fosse sans nul honneur de convois, sans aucun son de chants funèbres. Vers le milieu du jour, il s’arrêta dans un petit bois pour manger un peu de pain et de quelque autre provision qu’il avait apportée avec lui. Quant à des fruits, il en avait à sa disposition tout le long de la route, et bien au-delà du nécessaire : des figues, des pêches, des prunes, des pommes, autant qu’il en aurait pu désirer. Il n’avait qu’à se donner la peine d’entrer dans les champs pour en cueillir, s’il ne voulait les ramasser sous les arbres où le sol en était couvert comme si une grêle était survenue, car l’année était extraordinairement fertile, surtout en fruits, et presque personne ne portait là sa pensée : les raisins également cachaient en quelque sorte les pampres sur la vigne, où ils étaient laissés à la discrétion de tout venant.

Sur le soir, il aperçut son village. À cette vue et quoiqu’il dût y être préparé, il se sentit donner comme une étreinte au cœur : il fut à l’instant assailli d’une foule de souvenirs douloureux et de pressentiments non moins douloureux peut-être : il lui semblait avoir dans les oreilles ces sinistres coups de tocsin dont il avait été accompagné, poursuivi, lorsqu’il avait fui de ces lieux, et en même temps il entendait, si l’expression est permise, un silence de mort qui y régnait maintenant. Son trouble fut plus grand encore lorsqu’il déboucha sur la place de l’église, et, il osait à peine penser à celui qu’il éprouverait au terme de sa marche, car le lieu où il avait dessein d’aller s’arrêter était cette maison qu’il avait coutume autrefois d’appeler la maison de Lucia. Maintenant ce ne pouvait être tout au plus que la maison d’Agnese ; et la seule grâce qu’il espérait du ciel était d’y trouver cette pauvre Agnese en vie et en santé. Il se proposait d’y réclamer d’elle un asile, pensant bien que sa propre maison ne devait plus être bonne qu’à y loger les fouines et les rats.

Ne voulant pas se faire voir, il prit un sentier hors du village, le même qu’il avait suivi dans cette certaine nuit où, en bonne compagnie, il était venu chez le curé pour le surprendre. À mi-distance environ sur ce sentier se trouvait, d’un côté, la maison de Renzo, de l’autre sa vigne, de manière qu’il pourrait, se disait-il, entrer un instant dans l’une et dans l’autre, et voir un peu dans quel état le tout se trouvait.

Il marchait regardant devant lui, plein tout à la fois du désir et de la crainte de voir quelqu’un, et au bout de quelques moments il vit en effet un homme en chemise, assis par terre, le dos appuyé contre une haie de jasmins, dans l’attitude d’un insensé. À cette attitude, comme ensuite à l’air de l’individu, il crut reconnaître ce pauvre imbécile de Gervaso qui était venu servir de second témoin dans l’expédition qui fut si malheureuse ; mais, s’en étant approché davantage, il vit que c’était au contraire ce Tonio si intelligent, si éveillé, par qui Gervaso y avait été conduit. La peste, en lui enlevant tout à la fois la force du corps et les facultés de l’esprit, avait développé sur sa figure et dans toute sa manière d’être un petit germe de ressemblance, autrefois inaperçu, qu’il avait avec son idiot de frère.

« Oh ! Tonio ! lui dit Renzo en s’arrêtant devant lui, c’est toi ? »

Tonio leva les yeux sans remuer la tête.

« Tonio ! ne me reconnais-tu pas ?

— Elle vient à qui elle vient, répondit Tonio, restant ensuite la bouche ouverte.

— Tu l’as, n’est-ce pas, pauvre Tonio ? Mais est-ce donc que tu ne me reconnais pas ?

— Elle vient à qui elle vient, » répéta l’autre avec un sourire hébété. Renzo, voyant qu’il n’en tirerait rien de plus, continua son chemin, plus triste encore. Tout à coup il voit paraître, au détour d’un coin, et s’avancer de son côté quelque chose de noir, et il reconnaît aussitôt don Abbondio. Le pauvre curé venait à tout petits pas, portant son bâton comme un homme que le bâton porte à son tour, et à mesure qu’il s’approchait il devenait de minute en minute plus facile de juger, à la pâleur de son visage, à son air défait et à toute son allure, qu’il avait aussi subi sa bourrasque. De son côté, il regardait le survenant ; tour à tour il croyait le reconnaître ou se tromper ; il distinguait, à la vérité, quelque chose d’étranger dans ce costume, mais c’était précisément ce qui était propre au costume des gens de Bergame.

« C’est lui sans nul doute ! » dit-il enfin en lui-même, et il leva les mains au ciel par un mouvement de surprise et de contrariété, restant ensuite ainsi avec le bâton en l’air, ce qui permettait de voir combien ses pauvres bras étaient à l’aise dans les manches qu’ils remplissaient si bien autrefois. Renzo hâta le pas vers lui, et lui fit sa révérence ; car, quoiqu’ils se fussent quittés de la manière que vous savez bien, c’était pourtant toujours son curé.

« Vous êtes ici, vous ? s’écria don Abbondio.

— Comme vous voyez. A-t-on quelques nouvelles de Lucia ?

— Quelles nouvelles voulez-vous qu’on en ait ? On n’en a point. Elle est à Milan, si toutefois elle est encore de ce monde. Mais vous…

— Et Agnese, est-elle en vie ?

— Cela peut être ; mais qui voulez-vous qui le sache ? Elle n’est pas ici. Mais…

— Où est-elle ?

— Elle est allée demeurer dans la Valsassina, chez les parents qu’elle a à Pasturo, vous savez bien ? Parce qu’on dit que là-bas la peste ne fait pas comme ici le diable à quatre. Mais vous, dis-je…

— Voilà qui me fait de la peine. Et le père Cristoforo… ?

— Il est parti depuis longtemps. Mais…

— Je le savais ; on me l’a fait écrire ; mais je demandais si par hasard il ne serait pas retourné dans ces contrées.

— Allons donc ! on n’en a plus entendu parler. Mais vous…

— Encore une chose dont je suis bien fâché.

— Mais vous, dis-je, pour l’amour de Dieu, que venez-vous faire ici ? Ne savez-vous pas cette petite bagatelle de la prise de corps… ?

— Que m’importe ? Ils ont autre chose par la tête. J’ai voulu venir voir mes affaires. Et l’on ne sait vraiment pas… ?

— Que voulez-vous venir voir, lorsque, au train dont cela va, il n’y aura bientôt plus personne, il n’y aura plus rien ? Et avec cette prise de corps, dis-je, venir ici dans le pays même, dans la gueule du loup, y a-t-il du bon sens ? Écoutez le conseil d’un vieillard qui est obligé d’en avoir, du bon sens, plus que vous, et qui vous parle par l’intérêt qu’il vous porte. Rattachez bien vite vos souliers, et, avant que personne vous voie, retournez-vous-en d’où vous êtes venu ; et, si l’on vous a vu, retournez d’autant plus vite. Comment avez-vous pu vous hasarder de la sorte ? Ne savez-vous pas qu’on est venu vous chercher, qu’on a fouillé, fureté, jeté sens dessus dessous… ?

— Je ne sais que trop tout ce qu’ils ont fait, les coquins.

— Mais par conséquent… !

— Mais quand je vous dis que cela m’est égal ! Et cet homme, est-il encore en vie ? Est-il ici ?

— Je vous dis qu’il n’y a plus personne ; je vous dis de ne pas songer à ce qui se fait ici ; je vous dis que…

— Je demande s’il est ici, cet homme.

— Oh ! bon Dieu ! parlez donc mieux que cela. Est-il possible que vous ayez encore tout ce feu dans le corps, après tant de choses qui se sont passées ?

— Y est-il, ou n’y est-il pas ?

— Allons, il n’y est pas. Mais la peste, mon enfant, la peste ! Qui est-ce qui songe à courir les chemins dans des temps pareils ?

— S’il n’y avait d’autre mal que la peste en ce monde… Pour moi, du moins, je l’ai eue, et je ne la crains plus.

— Eh bien, donc ! Eh bien ! ne sont-ce pas là des avertissements ? Quand on s’est tiré d’un danger semblable, il me semble qu’on devrait remercier le ciel, et…

— Je le remercie, en effet.

— Et ne pas aller chercher d’autres aventures. Faites ce que je vous dis…

— Et vous l’avez eue aussi, monsieur le curé, si je ne me trompe.

— Si je l’ai eue ! horrible, atroce. Je suis ici par miracle ; il n’y a qu’à voir comme elle m’a accommodé. Maintenant j’avais besoin d’un peu de tranquillité pour me remettre ; déjà je commençais à me trouver un peu mieux… Au nom du ciel, que venez-vous faire ici ? Retournez-vous en…

— Vous êtes toujours à vouloir que je m’en retourne. Pour m’en retourner, autant valait que je restasse où j’étais. Vous dites ; Que venez-vous faire, que venez-vous faire ? Tout comme un autre, je viens chez moi.

— Chez vous…

— Dites-moi ; est-il mort bien du monde, ici ?

— Eh ! eh ! » s’écria don Abbondio ; et, à commencer par Perpetua, il nomma une longue kyrielle de personnes et de familles entières. Renzo ne s’attendait que trop à quelque chose de semblable : mais en entendant citer tant de noms de personnes de sa connaissance, d’amis, de parents, il se tenait là tout affligé, la tête basse, s’écriant à tout moment : « Pauvre homme ! pauvre femme ! pauvres gens !

— Vous voyez, continua don Abbondio, et ce n’est pas fini. Si ceux qui restent ne prennent pas cette fois un peu de bon sens, s’ils ne mettent pas de côté toutes les folies, il n’y a plus à s’attendre qu’à la fin du monde.

— Au reste, soyez tranquille : je ne compte pas m’arrêter ici.

— Ah ! Dieu soit loué ! vous entendez raison, enfin. Et je pense bien que vous comptez retourner sur le Bergamasque ?

— Ne vous inquiétez pas de cela.

— Quoi ! voudriez-vous faire quelque sottise encore plus grande ?

— Ne vous inquiétez pas de cela, vous dis-je ; c’est à moi d’y songer : je ne suis pas un enfant, et je sais marcher tout seul. J’espère bien qu’à tout événement vous ne direz à personne que vous m’avez vu. Vous êtes prêtre : je suis une de vos brebis ; vous ne voudrez pas me trahir.

— Je comprends, dit don Abbondio en soupirant avec dépit, je comprends. Vous voulez vous perdre, et me perdre avec vous. Il ne vous suffit pas de tout le mal que vous avez éprouvé, de tout celui que j’ai éprouvé moi-même. Je comprends, je comprends. » Et, en continuant de murmurer entre ses dents ces derniers mots, il reprit son chemin.

Renzo demeura tout contristé, tout contrarié, et cherchant dans sa tête en quel endroit il pourrait aller prendre gîte. Dans la liste funèbre dont le curé lui avait récité les noms, il était une famille de villageois emportée toute entière par la peste, à l’exception d’un jeune homme, à peu près de l’âge de Renzo et son camarade dès l’enfance. Sa maison était hors du village, à peu de distance. Ce fut là qu’il résolut d’aller.

Chemin faisant, il passa devant sa vigne, et, du dehors même, il put aussitôt juger de l’état dans lequel elle était. Nulle branche, nulle feuille des arbres qu’il y avait laissés, ne se montrait au-dessus du mur, et toute verdure qui pouvait s’y faire voir appartenait à ce qui avait germé sur cette terre pendant son absence. Il se présenta à l’ouverture où avait été la porte, dont il ne restait plus vestige ; il parcourut de l’œil l’enceinte : pauvre vigne ! Pendant deux hivers consécutifs, les gens du village étaient venus faire du bois « dans le bien de ce pauvre garçon », comme ils disaient. Vignes, mûriers, arbres fruitiers de toute espèce, tout avait été impitoyablement arraché ou coupé au pied. On apercevait cependant encore des traces de l’ancienne culture ; de jeunes ceps qui, bien que les rangées en fussent interrompues, marquaient la ligne dans laquelle elles avaient existé : çà et là, et par buissons, des rejetons de mûriers, de figuiers, de pêchers, de cerisiers, de pruniers, mais tout cela épars, tout cela étouffé au milieu de tout ce qui avait poussé sans le secours de la main de l’homme. Ce n’était sur toute la surface du sol qu’orties, fougères, ivraie, chiendent, folle-avoine, chicorée sauvage, et autres plantes de tant de sortes, dont l’habitant des campagnes, en tout pays, a fait une seule et grande classe à sa manière, en les nommant mauvaises herbes, ou quelque chose de semblable. Partout une confusion de tiges qui semblaient vouloir se dépasser l’une l’autre en l’air, ou se devancer en se traînant sur la terre, se ravir, en un mot, la place dans tous les sens ; partout, un mélange de feuilles, de boutons, de coques, de fruits de toutes les couleurs, de toutes les formes, de toutes les dimensions. Parmi cette multitude de plantes, on en voyait quelques-unes plus élevées, plus apparentes, sans être pour cela meilleures, du moins pour la plupart : le raisin d’Amérique[1], par-dessus toutes les autres, étalant ses larges branches, ses riches feuilles, ses grappes recourbées, que le pourpre et le vert paraient à l’envi de leurs nuances : la molaine[2], avec ses grandes feuilles veloutées touchant la terre, sa tige élancée et les fleurs d’un jaune vif qui la couvraient : les chardons, n’offrant qu’épines dans leurs branches, leurs feuilles et le calice de leurs petites fleurs blanches ou purpurines, du sein desquelles s’envolaient, au souffle de l’air, de légers flocons argentés. Ici des touffes de liserons s’attachaient aux rejetons d’un mûrier, les enveloppaient tout entiers de leurs feuilles, et du haut laissaient pendre leurs blanches et gracieuses cloches ; là la bryone aux baies vermeilles s’était enlacée aux nouveaux ceps d’une vigne qui, ayant cherché en vain un plus ferme soutien, l’avait saisie à son tour ; et toutes deux, mêlant leurs tiges débiles et leurs feuilles à peu près semblables, s’entraînaient mutuellement vers la terre, comme il arrive souvent aux faibles qui se prennent l’un l’autre pour appui. La ronce était partout ; elle allait d’une plante à l’autre, elle s’élevait et redescendait, repliait ses branches ou les étendait, et, les portant jusqu’au travers de l’entrée, semblait y disputer le passage au maître lui-même du lieu.

Mais celui-ci n’avait nulle envie d’aller parcourir une vigne mise dans un semblable état ; et peut-être ne s’arrêta-t-il pas autant à la regarder que nous à tenter d’en faire le croquis. Il poursuivit son chemin ; à peu de distance était la maison ; il traversa le jardin, enfonçant jusqu’à mi-jambe dans les mauvaises herbes qui là, comme dans la vigne, couvraient le terrain tout entier. Il mit le pied sur la porte de l’une des deux petites pièces qui se trouvaient au rez-de-chaussée. Au bruit de ses pas, à son aspect, d’énormes rats troublés dans leur repos s’enfuirent en se croisant en tout sens et se cachèrent sous un tas d’ordures qui couvrait les carreaux ; c’était encore le lit des lansquenets. Il jeta un coup d’œil sur les murailles ; elles étaient écroulées, salies, enfumées. Il leva les yeux vers le plancher ; les toiles d’araignées d’un bout à l’autre le tapissaient. C’était tout ce que la pièce contenait. De nouveau il se hâta de s’éloigner, en portant les mains à ses cheveux, et repassa par le sentier qu’il venait de se frayer dans le jardin. À quelques pas de là il prit un petit chemin à gauche qui conduisait dans les champs ; et, sans voir ni entendre âme qui vive, il arriva près de la petite maison où il avait projeté de s’arrêter. Déjà il commençait à faire obscur. Son ami était assis hors la porte, sur un banc de bois, les bras croisés, les yeux fixés vers le ciel, comme un homme étourdi par le malheur et rendu sauvage par la solitude. En entendant marcher, il se tourna pour reconnaître qui venait, et d’après ce qu’il crut voir au peu de jour qui éclairait encore, à travers les branches et le feuillage, il dit à haute voix en se dressant et levant les deux mains : « N’y a-t-il donc que moi ? n’en ai-je pas fait assez hier ? Laissez-moi un peu de repos ; ce sera aussi une œuvre de miséricorde. »

Renzo, ne sachant ce que cela voulait dire, lui répondit en l’appelant par son nom.

« Renzo ?… dit l’autre dans une exclamation qui était tout à la fois une interrogation.

— Oui vraiment, dit Renzo ; et ils coururent l’un vers l’autre.

— Comment ! c’est bien toi ! dit l’ami, lorsqu’ils se furent joints… Oh ! que j’ai de plaisir à te voir ! Qui aurait pu se l’imaginer ? Je t’avais pris pour Paolino, le fossoyeur, qui vient me tourmenter sans cesse, pour que j’aille enterrer des morts. Sais-tu que je suis resté seul ? seul, seul, comme un ermite !

— Je ne le sais que trop, dit Renzo. » Et en échangeant et confondant ainsi leurs amitiés, leurs questions et leurs réponses, ils entrèrent ensemble dans la maison. Là, sans interrompre leurs propos, l’ami se mit en devoir d’offrir un petit régal à Renzo, du moins autant que cela lui était possible, étant pris ainsi à l’improviste, et dans un temps pareil. Il mit l’eau sur le feu, et commença à faire la polenta ; mais il céda ensuite le rouleau[3] à Renzo, pour que celui-ci la tournât, et il sortit en disant :

« Je suis resté seul, tout seul ! »

Il revint avec du lait dans un petit seau, un peu de viande salée, deux petits fromages, des figues et des pêches ; et le tout étant en place, la polenta renversée sur la planche, ils se mirent ensemble à table, se remerciant mutuellement, l’un de la visite, l’autre du bon accueil. Après une absence de près de deux ans, ils se trouvèrent tout à coup beaucoup plus amis qu’ils n’avaient cru l’être dans le temps où ils se voyaient presque tous les jours ; parce qu’à tous les deux, dit ici le manuscrit, étaient arrivées de ces choses qui font sentir quel baume est pour l’âme l’amitié, tant celle que l’on éprouve que celle qu’on trouve chez les autres.

Personne, sans doute, ne pouvait remplacer Agnese auprès de Renzo ni le consoler de ne l’avoir pas rencontrée, non-seulement à cause de cette affection ancienne et toute particulière qu’il avait pour elle, mais aussi parce que, parmi les choses qu’il désirait le plus d’éclaircir, il en était une dont elle seule avait la clef. Il fut un moment à se demander s’il ne devrait pas, étant aussi près d’elle, aller avant tout la chercher ; mais en considérant qu’elle ne saurait rien de la santé de Lucia, il s’en tint à son premier dessein d’aller directement se tirer à cet égard de son incertitude, recevoir sa sentence, et venir ensuite rapporter à la mère le résultat de ses perquisitions. Il apprit cependant de son ami bien des choses qu’il ignorait, et il eut des notions plus exactes sur plusieurs autres qu’il savait mal, sur les aventures de Lucia, par exemple, sur les persécutions dirigées contre lui-même, sur la manière dont le seigneur don Rodrigo, portant la queue entre les jambes, avait quitté la contrée, où il n’avait plus reparu depuis ; en un mot sur tout cet ensemble de faits qu’il avait tant d’intérêt à connaître. Il apprit aussi (et ce n’était pas pour Renzo une instruction de peu d’importance) quel était au juste le nom de famille de don Ferrante ; Agnese, il est vrai, lui avait fait écrire ce nom par son secrétaire ; mais Dieu sait comme il avait été écrit ; et l’interprète bergamasque, en lui lisant la lettre, en avait fait un mot tel que si Renzo était allé, ce mot à la bouche, chercher dans Milan la demeure du personnage, il n’aurait probablement trouvé personne qui devinât de qui il voulait parler. Et c’était là cependant l’unique fil qui pût le guider dans la recherche qu’il allait faire de Lucia. Quant à la justice, il reconnut toujours davantage, par ce que lui dit son ami, que le danger de ce côté était assez éloigné pour qu’il ne dût pas en prendre grande inquiétude. Monsieur le podestat était mort, et qui pouvait prévoir quand il lui serait donné un successeur ? La plupart des sbires étaient également partis pour l’autre monde ; ceux qui restaient avaient à penser à tout autre chose qu’à des vieilleries d’un autre temps.

Il raconta lui-même à son ami toutes ses aventures, et celui-ci lui fit en échange une infinité d’histoires sur le passage de l’armée, sur la peste, sur les untori, sur les prodiges que l’on avait vus. « Ce sont de tristes choses, dit l’ami en conduisant Renzo dans une chambre que la contagion avait rendue vide d’habitants, des choses qu’on n’aurait jamais cru voir, des choses à vous ôter la gaieté pour toute la vie ; mais cependant en parler entre amis est un soulagement. »

Au point du jour, ils étaient tous les deux dans la cuisine, Renzo tout prêt à faire route, ayant sa ceinture cachée sous son pourpoint, et son grand couteau dans sa poche : quant à son petit paquet, il le laissa en dépôt chez son hôte, pour marcher plus librement. « Si tout va bien, lui dit-il, si je la trouve en vie, si… dans ce cas, je repasse par ici ; je cours à Pasturo donner ma bonne nouvelle à cette pauvre Agnese, et puis, et puis… Mais si par malheur, par un malheur que Dieu veuille nous épargner… Alors je ne sais ce que je ferai : ce qu’il y a de sûr, c’est que vous ne me reverrez plus dans ces contrées. » En parlant ainsi, debout sur la porte, il promenait ses regards sur l’horizon et considérait avec attendrissement et tristesse tout à la fois cette aurore de son pays que depuis si longtemps il n’avait plus vue. Son ami lui dit, comme c’est d’usage, d’avoir bonne espérance ; il voulut qu’il emportât avec lui quelques provisions pour la journée ; il l’accompagna un bout de chemin, et le laissa aller ensuite en lui renouvelant ses souhaits.

Renzo s’achemina sans se presser, attendu qu’il lui suffisait d’arriver ce jour-là près de Milan, pour y entrer le lendemain de bonne heure et commencer aussitôt ses recherches. Son voyage fut sans accident et sans nulle circonstance propre à le distraire de ses pensées, affligées seulement toujours de la vue des mêmes misères, des mêmes douleurs. Comme la veille, il s’arrêta, lorsqu’il en fut temps, dans un petit bois, pour faire son repas et se reposer. En passant, à Monza, devant une boutique ouverte où était du pain en étalage, il en demanda pour ne pas risquer d’en demeurer dépourvu. Le boulanger commença par lui défendre d’entrer, et ensuite il lui tendit sur une petite pelle une écuelle contenant de l’eau et du vinaigre, en lui disant d’y jeter l’argent qu’il avait à lui remettre pour le prix de sa marchandise, ce qui fut fait ; après quoi, au moyen de certaines pincettes, il lui présenta les deux pains que Renzo avait achetés et qu’il mit dans chacune de ses poches.

Vers le soir, il arriva à Greco, sans toutefois en savoir le nom ; mais jugeant, à l’aide de quelque souvenir des lieux qui lui était resté de son autre voyage, comme aussi par le calcul du chemin qu’il avait fait depuis Monza, qu’il devait être fort près de la ville, il quitta la grande route pour aller chercher dans les champs quelque cuscinetto où il pût passer la nuit ; car, pour des auberges, il n’y voulait seulement pas songer. Il trouva mieux qu’il ne cherchait : il vit une ouverture dans une haie qui entourait la cour d’une ferme ; il y entra. Il n’y avait personne : il vit sur l’un des côtés de la cour un grand hangar sous lequel était du foin entassé, et contre ce foin une échelle. Il regarda encore tout autour de lui, et puis il monta à l’aventure, s’arrangea pour dormir, et en effet s’endormit aussitôt. Réveillé le lendemain à l’aube, il s’avança tout doucement vers le bord de son grand lit, mit la tête dehors, et, ne voyant encore personne, il descendit par où il était monté, sortit par où il était entré, se jeta dans des sentiers en prenant pour son étoile polaire le Duomo ; et, après avoir fait très-peu de chemin, il vint aboutir sous les murs de Milan, entre la porte Orientale et la porte Neuve, tout près de cette dernière.


  1. Phytolaca decandra. Cette plante, de belle apparence, est commune dans le nord de l’Italie où elle croît dans les endroits incultes.
  2. Autrement et plus communément, bouillon-blanc.
  3. Ainsi qu’il a été dit précédemment, c’est le rouleau de bois avec lequel on tourne la polenta dans le poêlon pour la faire cuire. (N. du T.)