Traduction par Jean-Baptiste de Montgrand.
Garnier (p. 449-467).


CHAPITRE XXXII.


Chaque jour augmentant la difficulté de subvenir aux besoins que la malheureuse situation des choses faisait naître, il avait été décidé, le 4 mai, dans le conseil des décurions, que l’on s’adresserait au gouverneur pour réclamer son assistance ; et, le 22, partirent pour le camp deux membres de ce conseil chargés d’exposer à ce haut dignitaire l’état de souffrance et de pénurie où se trouvait la ville ; de lui représenter que les dépenses étaient énormes, les caisses vides, les revenus engagés à l’avance, le payement des impôts arrêté par suite de la misère générale, fruit de tant de causes, et notamment des ravages exercés par les troupes ; de lui rappeler que, par des lois et coutumes constamment observées, et par un décret spécial de Charles V, les dépenses relatives à la peste étaient à la charge du fisc, et que, dans celle de 1576, le gouverneur, marquis d’Ayamonte, avait non-seulement suspendu le recouvrement des impôts établis au profit du trésor royal, mais qu’il avait aidé la ville d’une somme de quarante mille écus prise sur les fonds du trésor même ; de demander enfin quatre choses : que le recouvrement des impôts fût, comme alors, suspendu ; que le trésor royal donnât de l’argent ; que le gouverneur informât le roi de la misère de la ville et de la province ; qu’il dispensât de nouveaux logements militaires le pays, déjà ruiné par ceux dont il avait supporté la charge jusqu’à ce jour. Le gouverneur, dans la lettre qu’il écrivit en réponse à messieurs du conseil, leur témoigna combien il s’associait à leurs peines, après quoi venaient de nouvelles exhortations : il regrettait de ne pouvoir se trouver dans la ville, pour donner tous ses soins à la soulager ; mais il espérait que le zèle de ces messieurs saurait suffire à tout ; c’était un moment où l’on devait ne pas regarder à la dépense et chercher tous les moyens d’y faire face. Quant aux demandes qui lui étaient adressées, proveeré, disait-il, en el mejor modo que el tiempo y necesidades presentes permitieren[1]. Et au bas, un hiéroglyphe mis pour signifier Ambroise Spinola, et tout aussi clair que ses promesses. Le grand chancelier Ferrer lui écrivit que cette réponse avait été lue par les décurions, con gran desconsuelo[2]. Il y eut d’autres allées et venues, d’autres demandes et d’autres réponses ; mais je ne vois pas qu’on en soit venu à un résultat plus positif. Quelque temps après, au moment où la peste sévissait le plus, le gouverneur transmit, par lettres patentes, son autorité à Ferrer même, ayant, quant à lui, comme il l’écrivit, à s’occuper de la guerre ; laquelle guerre, soit dit ici incidemment, après avoir emporté, sans parler des soldats, au moins un million de personnes, par la contagion, dans la Lombardie, le pays vénitien, le Piémont, la Toscane et une partie de la Romagne ; après avoir désolé, comme on l’a vu plus haut, les lieux par lesquels elle passa, ce qui donne l’idée de ce qu’elle fit souffrir à ceux qui en furent le théâtre ; après la prise et le sac atroce de Mantoue ; laquelle guerre, disons-nous, finit par la reconnaissance consentie par tous du nouveau duc de cet État, de ce duc pour l’exclusion duquel cette même guerre avait été entreprise. Il faut pourtant ajouter qu’il fut obligé de céder au duc de Savoie une partie du Montferrat, dont le revenu était de quinze mille écus, et à Ferrant duc de Guastalla d’autres terres d’un revenu de six mille. Il faut dire encore qu’il y eut un autre traité séparé et très-secret, par lequel le même duc de Savoie céda Pignerol à la France, traité qui reçut quelque temps après son exécution, sous d’autres prétextes et à force de finesses et de tromperies.

Les décurions, en même temps qu’ils avaient pris la résolution dont nous venons de parler, en avaient arrêté une autre, celle de demander au cardinal archevêque qu’il fût fait une procession solennelle, en portant dans la ville le corps de saint Charles.

Le bon prélat refusa pour plusieurs raisons. Il voyait avec peine cette confiance dans un moyen qui ne présentait pas une certitude de succès, et il craignait que si l’événement n’y répondait pas, comme ce n’était à ses yeux que trop possible, la confiance se changeât en scandale[3]. Il craignait encore que, s’il y avait effectivement des Untori[4], la procession ne leur donnât trop de facilités pour commettre leur crime : s’il n’y en avait point, une réunion aussi nombreuse ne pouvait que répandre toujours plus la contagion ; danger bien plus réel[5]. La crainte des onctions reparaît dans ce raisonnement, parce que cette crainte, d’abord assoupie parmi la population, s’était réveillée et régnait maintenant d’une manière plus générale que jamais et plus que jamais accompagnée de fureur.

On avait vu de nouveau, ou cette fois on avait cru voir, de la drogue mise sur des murs, sur les portes d’édifices publics et des maisons particulières, sur les marteaux de ces portes. Le bruit de semblables découvertes n’avait pas plutôt pris naissance qu’il courait de bouche en bouche, et comme il arrive toujours lorsque l’âme est fortement préoccupée de certaines idées, ouïr dire devenait pour chacun la même chose que voir. Les esprits, toujours plus alarmés par la présence du mal, toujours plus irrités par la persistance du danger, étaient par là de plus en plus disposés à embrasser cette croyance, car le souhait de la colère est d’avoir à punir, et, comme l’a observé fort justement un esprit distingué[6] à l’occasion du fait même qui nous occupe, elle aime mieux attribuer les maux à un acte de perversité humaine dont elle puisse tirer vengeance que de leur reconnaître une cause avec laquelle il n’y aurait autre chose à faire que de se résigner. Les mots de poison très-subtil, très-prompt, très-pénétrant étaient plus que suffisants pour expliquer la violence et tous les accidents les plus extraordinaires de la maladie. On disait ce poison composé de crapauds, de serpents, de pus et de bave de pestiférés, de pis encore, de tout ce que des imaginations sauvages et déréglées peuvent inventer d’horrible et de dégoûtant. À cela vinrent se joindre les sortilèges par lesquels toute chose devenait possible, toute objection perdait sa force, toute difficulté trouvait sa solution. Si la première onction n’avait pas été immédiatement suivie des effets qu’elle devait produire, on en voyait facilement la cause : c’était un essai mal exécuté par des empoisonneurs encore novices : l’art s’était perfectionné maintenant, et les volontés étaient plus acharnées vers le but infernal qu’elles s’étaient proposé. Celui qui aurait encore osé soutenir que le premier barbouillage avait été une plaisanterie, celui qui aurait nié l’existence d’un complot eût passé pour un homme aveugle, opiniâtre, si même il n’eût encouru le soupçon d’avoir intérêt à détourner l’attention du public de la vérité, d’être un complice de l’attentat, d’être un untore. Le mot devint bientôt usuel, imposant, redoutable. Dans cette conviction où l’on était qu’il y avait des untori, on devait comme infailliblement en découvrir : tous les yeux étaient ouverts ; l’action la plus simple pouvait inspirer suspicion, et la suspicion devenait facilement certitude, la certitude fureur.

Ripamonti en rapporte deux exemples, en ayant soin d’avertir qu’il les a choisis, non comme les plus atroces parmi ceux qui se voyaient chaque jour, mais parce qu’il peut malheureusement parler de l’un et de l’autre en témoin oculaire.

Dans l’église de Sant’ Antonio, un jour où l’on y célébrait je ne sais quelle solennité, un vieillard plus qu’octogénaire, après avoir prié quelque temps à genoux, voulut s’asseoir, et auparavant il passa son manteau sur son banc pour en ôter la poussière. « Ce vieux homme oint les bancs ! » s’écrièrent tout d’une voix quelques femmes qui le virent faire. À l’instant le peuple qui se trouvait dans l’église (dans l’église !) tombe sur le vieillard ; on le prend par les cheveux, par ses cheveux blancs, on l’accable de coups de poings, de coups de pied ; les uns le tirent, les autres le poussent dehors, et s’ils ne l’achevèrent pas sur la place, ce fut pour le traîner demi-mort à la prison, devant les juges, à la torture. « Je l’ai vu pendant qu’on le traînait ainsi, dit Ripamonti, et je n’en ai plus rien su, mais je crois bien qu’il n’aura pu vivre que peu de moments encore. »

L’autre événement, et celui-ci se passa le lendemain, fut également étrange, mais moins affreux dans son résultat. Trois jeunes Français, un homme de lettres, un peintre et un mécanicien, venus en Italie pour visiter cette contrée, en étudier les antiquités et chercher l’occasion de gagner quelque argent par leur industrie, s’étaient approchés de je ne sais quelle partie extérieure du Duomo qu’ils considéraient attentivement, un homme qui passait les voit et s’arrête ; il les montre à un autre, puis à d’autres qui arrivent : un groupe se forme, on regarde, on observe ces gens que leur costume, leur chevelure, leurs havre-sacs faisaient reconnaître pour étrangers, et, ce qui était plus fâcheux, pour Français. Ceux-ci, comme pour s’assurer que la pierre qu’ils avaient sous les yeux était bien du marbre, y portèrent la main. Il n’en fallut pas davantage. Ils furent enveloppés, saisis, maltraités, poussés à coups redoublés vers les prisons. Heureusement le palais de justice n’est pas loin du Duomo, et, par un bonheur plus grand encore, ils furent reconnus innocents et relâchés.

Ce n’était pas seulement dans la ville que se voyaient de semblables violences. La frénésie s’était propagée comme la contagion. Le voyageur que des paysans rencontraient hors de la grande route, celui qui, sans l’avoir quittée, s’amusait à regarder de côté ou d’autre ou se couchait à terre pour se reposer, l’inconnu à qui l’on trouvait dans la figure ou le costume quelque chose d’étrange et de suspect, tous étaient des untori : l’avis du premier venu, le cri d’un enfant suffisaient pour qu’on sonnât le tocsin, qu’on accourût de toutes parts : les malheureux étaient poursuivis à coups de pierres, ou saisis et, par une foule furieuse, conduits en prison. Ainsi le dit encore Ripamonti. Et la prison, jusqu’à une certaine époque, fut un port de salut.

Mais les décurions, sans se rebuter du refus du cardinal relativement à la procession, renouvelaient auprès de lui leurs instances que secondait le vœu public, non sans une assez vive rumeur. Le sage prélat résista quelque temps encore ; il tenta la voie de la persuasion. Ce fut là tout ce que put le bon sens d’un homme contre le raisonnement de son siècle et l’insistance des voix qui s’en faisaient les trop nombreux échos. En présence des opinions dont nous venons de voir l’empire, avec l’idée du danger telle qu’elle existait alors, vague, combattue, bien éloignée de l’évidence qu’elle a pour nous maintenant, il n’est pas difficile de concevoir comment ses bonnes raisons purent, dans son esprit même, être subjuguées par les mauvaises raisons des autres. Y eut-il ensuite quelque faiblesse de volonté dans sa condescendance ? Ce sont de ces mystères du cœur humain qu’il ne nous est point donné d’éclairer. Du moins pouvons-nous dire que s’il est des cas où l’erreur puisse être entièrement attribuée à l’esprit, et la conscience en être absoute, c’est lorsqu’il s’agit du petit nombre d’hommes (et certes celui-ci en fit partie) qui, dans toute leur vie, ont montré ne savoir qu’obéir franchement à leur conscience, sans égard pour aucune sorte d’intérêts personnels. Il finit donc par céder à des instances réitérées ; il consentit à la procession, il se rendit même à un désir pressant et général, en permettant que la châsse où était renfermé le corps de saint Charles restât ensuite exposée pendant huit jours aux regards du peuple sur le maître-autel de la cathédrale.

Je ne vois point que ni de la part du tribunal de santé ni d’aucune autre part il ait été apporté quelque opposition à cette cérémonie, qu’elle ait été l’objet d’aucune remontrance. Seulement ce tribunal prit quelques précautions qui, sans parer au danger, en dénotaient la crainte. Il prescrivit des mesures plus précises pour l’entrée en ville des personnes venant du dehors ; et, pour en assurer l’exécution, il fit tenir les portes fermées ; de même que pour exclure, autant que possible, de la réunion les personnes atteintes de la maladie et celles dont l’état pouvait être suspect, il fit clouer les portes des maisons en état de séquestration. Le nombre de ces maisons, pour tout autant que peut valoir sur un fait de ce genre la simple assertion d’un écrivain, et d’un écrivain de ce temps-là, s’élevait à environ cinq cents[7].

Trois jours furent employés aux préparatifs de la procession. Le 11 juin, qui était celui auquel on l’avait fixée, elle sortit au point du jour de la cathédrale. Elle s’ouvrait par une longue file de gens du peuple, de femmes pour la plupart, ayant un ample voile sur la tête, et dont un grand nombre, vêtues de toile grossière, allaient nu-pieds. Venaient ensuite les arts et métiers, précédés de leurs bannières, les confréries en habits variant de formes et de couleurs, puis les ordres religieux, puis une partie du clergé séculier ; chacun, dans ces divers corps, ayant les insignes de son rang et portant à la main un cierge de plus ou moins de volume. Dans le milieu de la procession, là où plus de flambeaux brillaient les uns après des autres, où plus de chants faisaient retentir l’air, s’avançait, sous un riche dais, la châsse portée par quatre chanoines revêtus de leurs plus beaux ornements, et qui se relevaient de distance en distance. À travers les glaces qui formaient les côtés du précieux reliquaire, on voyait le corps du saint, couvert de magnifiques habits pontificaux, la mitre en tête, et conservant encore, sous des traits flétris et décomposés, quelque chose de sa figure, telle que les peintres l’ont représentée, ou que quelques personnes se souvenaient de l’avoir vue lorsqu’il était vivant et recevaient leurs hommages. Derrière la dépouille mortelle du pasteur révéré (dit Ripamonti à qui nous empruntons en grande partie cette description), et près de lui par sa personne, comme il l’était par les mérites, par le sang et par les dignités, venait l’archevêque Frédéric. À sa suite marchait le reste du clergé, et après le clergé les magistrats en costume de grande cérémonie ; puis les nobles, les uns en grande parure, comme pour mieux s’associer à la solennité du jour, les autres vêtus de deuil en signe de pénitence, ou nu-pieds et enveloppés d’un manteau, le capuchon rabattu sur la figure, tous avec un cierge à la main. Derrière tout le monde enfin venait encore une file de personnes du peuple, de tout sexe et de tout âge.

Toutes les rues que la procession devait parcourir étaient ornées comme aux jours de grande fête. Les riches avaient étalé sur les façades de leurs maisons ce qu’ils avaient de plus précieux. Les habitations des pauvres avaient été décorées soit par des voisins plus à leur aise, soit aux frais du public ; en certains endroits, des rameaux feuillés tenaient lieu de tentures ; en d’autres, ils couvraient les tentures mêmes ; de tous côtés étaient suspendus des tableaux, des emblèmes, des inscriptions ; sur l’appui des croisées on avait placé des vases, des objets d’antiquité, des raretés de diverse sorte ; partout des flambeaux allumés. À plusieurs de ces croisées se montraient des malades séquestrés qui regardaient la procession et l’accompagnaient de leurs prières. Dans les autres rues, il n’y avait que solitude et silence : seulement quelques personnes, de leurs fenêtres, prêtaient l’oreille et suivaient ainsi dans sa marche la pieuse rumeur ; d’autres, parmi lesquelles on vit jusqu’à des religieuses, étaient montées sur les toits pour tâcher d’apercevoir de loin cette châsse, ce cortège, quelque chose de ce qui se faisait en ce grand jour.

La procession passa par tous les quartiers de la ville ; à chacune des petites places qui se trouvent au débouché des rues principales vers les faubourgs, et qui alors conservaient toutes leur ancien nom de Carrobi, resté depuis à une seule, on faisait une station, en posant la châsse près de la croix érigée par saint Charles, pendant la peste précédente, sur chacune de ces places, et qui subsiste encore sur quelques-unes. Par la longueur de la marche et par ces stations multipliées, midi était passé depuis longtemps lorsqu’on fut de retour à la cathédrale.

Le lendemain, tandis que les esprits se livraient à la présomptueuse confiance, un grand nombre même à la conviction poussée jusqu’au fanatisme, que la procession devait avoir coupé court à la peste, le nombre des morts, dans toutes les classes, dans toutes les parties de la ville, s’accrut à un point si extraordinaire, la progression fut si subite, qu’il n’y eut personne aux yeux de qui la cause ne dût évidemment en être rapportée à la procession même. Mais quelle n’est pas la déplorable puissance d’un préjugé dont une population tout entière est imbue ! Ce ne fut pas à ce rassemblement si nombreux et si prolongé dans sa durée, ce ne fut pas à la multiplicité des contacts fortuits, qu’en général on attribua cet effet, mais bien à la facilité que les Untori y avaient trouvée pour exécuter en grand leur horrible dessein. On dit que, mêlés dans la foule, ils avaient infecté de leur drogue autant de personnes qu’ils avaient pu.

Mais comme ce moyen ne semblait pas encore suffisant pour avoir produit une mortalité aussi grande et parmi toutes les classes ; comme, à ce qu’il paraît, il n’avait pas été possible, même à l’œil du soupçon, à cet œil si attentif, et pourtant si aveugle, d’apercevoir des taches, des onctions d’aucune sorte sur les murs ni sur tout autre objet, on recourut, pour l’explication du fait, à cette autre invention déjà ancienne et reçue dans la science d’alors en Europe, à l’invention des poudres vénéneuses préparées à l’aide de la magie ; on dit que de semblables poudres répandues tout le long des rues et principalement dans les endroits des stations, s’étaient attachées au bas des vêtements, et, mieux encore, aux pieds de tant de gens qui, ce jour-là, avaient marché sans nulle chaussure. Ainsi, le même jour, dit un écrivain, contemporain[8], le jour de la procession vit la piété lutter contre l’impiété, la perfidie contre la sincérité, la perte contre l’avantage. Et c’était au contraire le pauvre esprit humain qui luttait contre les fantômes qu’il s’était lui-même créés.

De ce jour, la violence de la contagion alla toujours croissant ; bientôt il n’y eut presque plus aucune maison qui ne fût atteinte ; bientôt, au dire de Somaglia, cité plus haut, le nombre des personnes renfermées au lazaret s’éleva de deux mille à douze mille : peu après, selon presque tous les autres écrivains, il arriva jusqu’à seize mille. Je trouve dans une lettre des conservateurs de la Santé au gouverneur, que, le 4 juillet, il mourait par jour plus de cinq cents personnes. Plus tard, et lorsque le mal fut à son plus haut période, le nombre journalier des décès fut, selon la supputation la plus généralement adoptée, de douze cents, de quinze cents même ; il dépassa trois mille cinq cents, si nous en croyons Taddino ; lequel affirme que, par les recherches faites, on trouva la population de Milan, après la peste, réduite à peu près à soixante-quatre mille âmes, et qu’elle était auparavant de plus de deux cent cinquante mille. Selon Ripamonti, elle n’était que de deux cent mille ; et, quant aux morts, il résulte, dit-il, des registres civils, que le nombre s’en éleva à cent quarante mille, sans parler de ceux dont on ne put tenir compte. D’autres donnent d’autres chiffres en plus ou en moins, mais encore plus à l’aventure.

Que l’on se figure quels devaient être les soucis des décurions sur qui pesait le soin de pourvoir aux besoins publics, de parer au mal là où il était possible de le faire dans un semblable désastre.

Chaque jour il fallait remplir des vides parmi les employés du service sanitaire, chaque jour augmenter le nombre de ces agents de diverses sortes : monatti, apparitori, commissaires. Les premiers étaient affectés aux services les plus pénibles et en même temps les plus dangereux de la peste, comme d’enlever les cadavres des maisons, des rues, du lazaret, de les charrier aux fosses et les enterrer, de porter ou conduire les malades au lazaret et de les y soigner ; de brûler, de purifier les objets infectés ou suspects. Quant à leur nom, Ripamonti le fait dériver du grec monos ; Gaspare Bugati (dans une description de la peste antérieure), du latin monere ; mais celui-ci en même temps soupçonne, avec plus de raison, que ce peut être un mot allemand, vu que ces hommes étaient pour la plupart recrutés en Suisse et dans le pays des Grisons. Et il serait en effet assez plausible de voir dans ce mot une abréviation de celui de monatlich (mensuel) ; car, dans l’incertitude où l’on était sur le temps durant lequel on pourrait avoir besoin de cette sorte d’agent, il est probable qu’on ne les engageait que de mois en mois. L’emploi spécial des apparitori était de précéder les chariots chargés de cadavres, en sonnant une clochette pour avertir les passants de se ranger. Les commissaires dirigeaient les uns et les autres, sous les ordres immédiats du tribunal de santé. Il fallait veiller à ce que le lazaret fût constamment pourvu de médecins, de chirurgiens, de médicaments, de vivres, de tout ce qu’exige le service d’une infirmerie ; il fallait trouver et disposer de nombreux logements pour les nouveaux malades qui survenaient tous les jours. Pour cela on fit construire à la hâte des baraques en bois et en paille dans l’espace intérieur du lazaret ; on en forma un nouveau, tout en baraques, avec une simple clôture en planches, et propre à contenir quatre mille personnes. Puis, comme il ne suffisait pas encore, on ordonna la formation de deux autres, pour lesquels même on mit la main à l’œuvre ; mais le défaut de moyens de tout genre empêcha de les achever. Les moyens, les ouvriers, le courage, tout cela diminuait à mesure qu’en augmentait le besoin.

Et non-seulement les projets et les ordres donnés restaient sans exécution, non-seulement on ne satisfaisait que d’une manière bien imparfaite, même en paroles, à nombre de nécessités qui n’étaient que trop reconnues ; mais on en vint à ce degré d’impuissance et de désespoir de ne rien faire du tout pour celle-là même qui était la plus urgente et la plus à déplorer. Ainsi, par exemple, on laissait mourir dans l’abandon une grande quantité de petits enfants dont les mères avaient succombé à la peste. La Santé proposa de créer un asile pour ces infortunées créatures et pour les pauvres femmes en couche ; elle demanda que l’on fît quelque chose pour venir à leur secours ; elle ne put rien obtenir. Il est juste cependant, dit Tadino, de ne point trop accuser à cet égard les décurions de la cité qui étaient affligés et tourmentés par le militaire, dont les demandes n’avaient ni règle ni discrétion, et moins encore dans la malheureuse province que dans la ville, attendu qu’on ne pouvait obtenir du gouverneur nulle assistance et pas d’autres paroles, sinon que l’on était en temps de guerre et qu’il fallait bien traiter les soldats[9]. Tant il importait de prendre Casal ! Tant se montre pleine de charmes la louange qui suit la victoire, indépendamment du motif, du but pour lequel on combat !

Ainsi encore les cadavres ayant comblé une grande, mais unique fosse, qui avait été creusée près du lazaret, et conséquemment les nouveaux cadavres dont le nombre grossissait chaque jour, demeurant çà et là privés de sépulture, les magistrats, après avoir en vain cherché des bras pour ce triste et fâcheux travail, avaient fini par dire qu’ils ne savaient plus à quel moyen recourir. Et l’on ne voit pas comment, sans un secours extraordinaire, on aurait pu sortir de ce funeste embarras. Ce secours, le président de la Santé alla, dans une sorte de désespoir, et les larmes aux yeux, le demander à ces deux hommes si capables, à ces deux excellents moines qui gouvernaient le lazaret ; et le père Michel s’engagea à lui donner, sous quatre jours, la ville nette de cadavres, ainsi qu’à faire creuser, dans la huitaine, des fosses suffisantes, non-seulement pour le besoin du moment, mais pour celui que les prévisions les plus sinistres pourraient faire supposer dans l’avenir. Accompagné d’un de ses religieux et de quelques employés du tribunal qui furent mis à sa disposition par le président, il alla hors la ville chercher des hommes de la campagne ; et moitié par l’autorité du tribunal, moitié par celle de l’habit qu’il portait lui-même et de ses paroles, il parvint à en réunir environ deux cents, par lesquels il fit creuser trois fosses de très-grande dimension ; il envoya ensuite du lazaret des monatti pour ramasser les morts ; et, au jour fixé, sa promesse fut remplie.

Une fois le lazaret resta sans médecins ; et, par des offres de forts salaires et de distinctions, on ne put qu’à grand’peine, et tardivement, en avoir un certain nombre, bien au-dessous de celui qu’eût exigé le besoin. Cet établissement fut souvent sur le point de manquer de vivres, tellement que l’on put craindre d’y voir mourir les gens, non-seulement de la peste, mais de la faim ; mais il ne fut pas rare aussi, lorsqu’on ne savait plus où donner de la tête pour se procurer le strict nécessaire, de voir arriver comme à point nommé d’abondants secours versés, sans qu’on s’y attendît, par des mains charitables ; car, au milieu du trouble de tous les esprits et de l’indifférence que l’on éprouvait pour les autres par suite de la crainte où chacun était continuellement pour soi, il y eut des âmes que la charité ne cessa d’animer, il y en eut dans lesquelles la charité s’éveilla lorsque tous les plaisirs du monde cessèrent ; de même que, si d’un côté la mort ou la fuite dégarnissaient les rangs de ceux auxquels était confiée la direction des intérêts publics, il s’en trouva aussi qui conservèrent constamment la santé du corps comme la force de l’âme dans le poste où ils étaient placés ; il y en eut d’autres qui, mus par la piété, se donnèrent volontairement et remplirent avec gloire, en partageant les soins de ces derniers, une tâche qui ne leur était point imposée.

Ce fut surtout parmi les ecclésiastiques que brilla une généreuse et constante fidélité aux plus pénibles devoirs. Dans les lazarets, dans la ville, leur assistance ne manqua jamais ; ils étaient partout où était la souffrance ; toujours on les vit mêlés, confondus avec les moribonds, et, tandis quelquefois qu’ils étaient malades et moribonds eux-mêmes, avec les secours de l’âme, ils répandaient, par tous les moyens en leur pouvoir, les secours temporels ; ils rendaient tous les services que pouvaient réclamer les circonstances. Plus de soixante curés, dans la ville seulement, moururent de la contagion, c’est-à-dire environ les huit neuvièmes.

Frédéric, comme on devait s’y attendre, les animait tous par ses paroles et son exemple. Après avoir vu périr presque toutes les personnes de sa maison, pressé par ses parents, par de hauts magistrats, par les princes voisins, de s’éloigner du danger en se retirant dans quelque campagne isolée, il repoussa et ce conseil et ces instances avec ce même cœur qui lui faisait écrire aux curés de son diocèse : « Soyez disposés à abandonner cette vie mortelle plutôt que cette famille qui est la nôtre, que ces enfants qui nous appartiennent ; allez avec empressement, avec amour, au-devant de la peste comme à une récompense, comme à une vie nouvelle, toutes les fois qu’il y aura une âme à gagner à Jésus-Christ[10] » Il ne négligea pas les précautions qui ne l’empêchaient point de remplir son devoir ; il donna même à cet égard des instructions et des règles à son clergé ; mais en même temps il ne s’inquiéta jamais du danger et ne parut pas même y prendre garde, lorsque dans le bien qu’il allait faire le danger se trouvait sur ses pas. Sans parler des ecclésiastiques, avec lesquels il était toujours pour louer et diriger leur zèle, pour stimuler ceux d’entre eux qui auraient pu montrer à l’œuvre quelque tiédeur, pour les envoyer aux postes où d’autres avaient perdu la vie, il voulut qu’un libre accès auprès de sa personne fût toujours ouvert à quiconque aurait besoin de lui. Il visitait les lazarets, pour donner des consolations aux malades et des encouragements à ceux qui les assistaient ; il parcourait la ville, portant des secours aux pauvres gens séquestrés dans leurs maisons, s’arrêtant à leurs portes, sous leurs fenêtres, pour écouter leurs doléances et leur offrir en échange des paroles de consolation et des exhortations au courage. Il se mit, en un mot, et vécut au milieu de la peste, si bien qu’il s’étonnait lui-même, lorsqu’elle eut cessé, d’avoir échappé à ses atteintes.

C’est ainsi que, dans les grandes infortunes publiques et dans une longue perturbation de cet ordre de choses quelconque qui est l’ordre de choses habituel, on voit toujours la vertu s’accroître et devenir plus sublime, mais on n’y voit que trop aussi s’opérer un accroissement qui, d’ordinaire, est bien plus général dans le vice et la perversité. La calamité qui nous occupe en fournit trop bien la preuve. Les brigands que la peste épargnait et n’épouvantait point trouvèrent dans le désordre qui régnait partout, dans le relâchement de tous les ressorts de la force publique, une nouvelle occasion d’exercer leur funeste activité, et tout à la fois une nouvelle assurance de la voir impunie. Car l’action de la force publique elle-même passa en grande partie dans les mains des plus méchants d’entre eux. Les emplois de monatti et d’apparitori n’étaient en général recherchés et occupés que par des hommes sur qui l’attrait de la rapine et de la licence avait plus de pouvoir que la crainte de la contagion, que toute répugnance inspirée par la nature. On avait soumis ces agents à des règles très-sévères, et, s’ils y manquaient, à de très-fortes peines ; on leur avait assigné des lieux de station ; ils étaient, comme nous l’avons dit, sous la direction de commissaires spéciaux ; au-dessus des uns et des autres étaient placés, en qualité de délégués dans chaque quartier, des magistrats et des nobles, investis de l’autorité nécessaire pour procéder sommairement dans toute occurrence où l’intérêt de l’ordre pouvait réclamer leur action. Cela marcha ainsi jusqu’à une certaine époque, et produisit assez bien l’effet qu’on s’en était promis. Mais, chaque jour voyant s’accroître le nombre de ceux qui mouraient, de ceux qui fuyaient, de ceux qui s’absorbaient dans leur trouble, ces gens en vinrent à être comme affranchis de toute surveillance ; ils se donnèrent, les monatti surtout, un pouvoir arbitraire en toutes choses. Ils entraient dans les maisons en maîtres, en ennemis ; et sans parler des larcins qu’ils y commettaient, du traitement qu’ils faisaient subir aux malheureux que la peste obligeait à passer par de telles mains, ils les portaient, ces mains infectées et criminelles, sur les personnes que la peste n’avait point atteintes, sur les enfants, sur leurs parents, sur les femmes, sur leurs maris, menaçant de les traîner au lazaret s’ils ne se rachetaient ou n’étaient rachetés à prix d’argent. D’autres fois ils faisaient payer leur service, refusant d’enlever les cadavres déjà en putréfaction, si on ne leur donnait en écus sonnants telle somme qu’ils fixaient eux-mêmes. On dit (et entre la légèreté des uns et la méchanceté des autres, il est également hasardeux de le croire et ne pas le croire), on dit, et Taddino lui-même l’affirme[11] que des monatti et des apparitori laissaient à dessein tomber des chariots des objets infectés pour propager et faire durer la peste, devenue pour eux un revenu, un domaine, un sujet de réjouissance. D’autres misérables, se donnant pour des monatti, portant une sonnette attachée au pied, ainsi qu’il était prescrit à ceux-ci de l’avoir, tant comme signe distinctif que pour avertir de leur approche, s’introduisaient dans les maisons et y commettaient toutes sortes d’excès. Dans quelques-unes, qui se trouvaient ouvertes et sans habitants, ou seulement habitées par quelque malade, quelque moribond, des voleurs entraient, sans rien craindre, pour y ramasser du butin ; d’autres étaient envahies par des sbires qui en faisaient de même, ou pis encore. Avec la perversité et dans la même proportion s’accrut la démence ; toutes les erreurs, déjà plus ou moins dominantes, acquirent, par la stupeur et l’agitation des esprits, une force extraordinaire, produisirent des effets plus rapides et plus étendus ; et toutes servirent à renforcer et grandir cette peur distincte et au-dessus de toutes les autres, cette peur des onctions qui, dans les actes dont elle était la source et les satisfactions qu’elle se donnait, était souvent, comme nous l’avons vu, un autre genre de perversité. L’image de ce prétendu danger assiégeait et tourmentait les âmes bien plus que le danger effectif et actuel. « Et tandis, dit Ripamonti, que les cadavres épars ou des tas de cadavres, toujours devant les yeux, toujours sous les pas des vivants, faisaient de toute la ville comme un seul et vaste tombeau, c’était quelque chose de plus triste encore, c’était une calamité plus hideuse que cette défiance ennemie où l’on était à l’égard les uns des autres, ce déchaînement de soupçons et ce qu’ils avaient de monstrueux… Ce n’était pas seulement de son voisin, de son ami, de son hôte que l’on prenait ombrage ; les noms mêmes les plus doux, les liens d’amour parmi les hommes, ceux qui unissent l’époux et l’épouse, le père et son fils, le frère et son frère n’inspiraient plus que de la terreur, et, chose horrible à raconter, la table domestique, le lit nuptial étaient redoutés comme des lieux d’embûches où se cachait le poison. »

L’étendue que l’on prêtait au complot et son étrange caractère altéraient toutes les pensées d’où naît une mutuelle confiance. Dans le principe, on se bornait à croire que ces prétendus untori étaient mus par l’ambition et la cupidité ; plus tard on rêva, on regarda comme véritable je ne sais quelle volupté satanique attachée aux onctions ; on crut à un attrait qui leur était propre et qui dominait les volontés. Les paroles par lesquelles des malades en délire s’accusaient eux-mêmes de ce qu’ils avaient redouté de la part des autres, semblaient des révélations et rendaient croyable, pour ainsi dire, tout ce qui pouvait être attribué à quelque personne que ce fût. L’impression dut être encore plus profonde, s’il est vrai que l’on vit des pestiférés, également dans les accès de leur délire, faire les mêmes choses qu’ils s’étaient figuré devoir être faites par les untori, circonstance en effet très-probable et qui expliquerait mieux que tout autre raisonnement la conviction du public et l’affirmation de plusieurs écrivains sur ce chapitre des onctions. C’est ainsi que, pendant la longue et triste période des procès pour fait de sorcellerie, les aveux de quelques prévenus, aveux qui ne furent pas toujours extorqués, ne servirent pas médiocrement à produire et à soutenir l’opinion qui régnait sur la sorcellerie même ; car, lorsqu’une opinion règne pendant longtemps et dans une grande partie du monde, elle finit par s’exprimer de toutes les manières, par tenter toutes les voies, par aborder et parcourir tous les degrés de la persuasion, et il est difficile que tous les esprits ou le plus grand nombre croient longuement qu’une chose extraordinaire se fait sans qu’il ne survienne quelqu’un qui croie la faire lui-même.

Parmi les histoires auxquelles cette folie des onctions donna naissance, il en est une qui mérite d’être rapportée, par le crédit qu’elle obtint et le chemin qu’on lui vit faire. On racontait, non partout de la même manière (ce serait un privilège trop particulier dont les fables seraient en possession), mais avec des versions qui se rapprochaient assez entre elles, on racontait que tel individu avait vu, tel jour, arriver sur la place du Duomo un carrosse à six chevaux, dans lequel se trouvait, avec d’autres personnages, un homme de haute apparence, dont la figure était tout à la fois sombre et animée, l’œil ardent, la chevelure hérissée, la lèvre menaçante. Pendant que le passant dont il s’agit regardait cet équipage, l’équipage s’était arrêté, et le cocher avait engagé le passant à monter dans le carrosse, ce à quoi celui-ci n’avait su se refuser. Après divers circuits, on avait mis pied à terre à la porte d’un palais où il était entré avec les autres. Il y avait trouvé des beautés et des horreurs, des déserts et des jardins, des cavernes et de riches salons, et dans ces salons et ces cavernes, des fantômes assis et tenant conseil. Enfin on lui avait montré de grandes caisses pleines d’argent, en lui disant d’en prendre autant qu’il en voudrait, sous la condition cependant qu’il accepterait un petit vase de drogue, et qu’il irait avec cette drogue faire des onctions dans la ville. Mais, n’ayant pas voulu y consentir, il s’était retrouvé en un clin d’œil dans le même endroit où on l’avait pris ! Cette histoire, à laquelle tout le peuple milanais ajoutait pleine foi, et dont, au dire de Ripamonti, certains hommes de poids ne se moquaient point autant qu’ils auraient dû le faire[12], parcourut toute l’Italie et d’autres contrées aussi. En Allemagne on en fit le sujet d’une estampe. L’électeur archevêque de Mayence écrivit au cardinal Frédéric pour lui demander ce qu’on devait croire des prodiges que l’on disait s’être vus à Milan ; il en eut pour réponse que c’étaient des rêves.

Les rêves des savants étaient de même valeur, s’ils n’étaient de même nature, et ne produisaient pas des effets moins désastreux. La plupart voyaient tout à la fois l’annonce et la cause des malheurs dont on était affligé, dans une comète qui avait paru en l’année 1628, et dans une conjonction de Saturne avec Jupiter. « La susdite conjonction, écrit Taddino, inclinant sur cette année 1630, et si claire que chacun la pouvait comprendre : Mortales parat morbos, miranda videntur[13]. Cette prédiction, tirée, disait-on, d’un livre intitulé : Specchio degli almanachi perfetti[14], imprimé à Turin en 1623, était dans toutes les bouches. Une autre comète, qui s’était montrée dans le mois de juin de l’année même de la peste, fut regardée comme un nouvel avertissement, ou plutôt comme une preuve manifeste des onctions. Les érudits cherchaient dans les livres et n’y trouvaient qu’en trop grand nombre des exemples de peste faite, comme ils disaient, à main d’homme : ils citaient Tite-Live, Tacite, Dion, que dis-je ? Homère et Ovide, et bien d’autres anciens qui avaient raconté ou indiqué des faits semblables chez les modernes, ils étaient en ce point bien plus riches encore. Ils citaient cent autres auteurs qui ont traité sous forme de doctrine spéciale, ou parlé incidemment des poisons, des maléfices, des drogues et des poudres mortifères ; Cesalpino, Cardan, Grevino, Salio, Pareo, Schenchio, Zachia, et, pour finir, ce funeste Delrio qui, si la renommée des auteurs était en raison du bien et du mal qu’ont produit leurs œuvres, devrait être un des plus fameux ; ce Delrio dont les veilles ont coûté la vie à un plus grand nombre d’hommes que ne l’ont fait les entreprises de certains Conquérants ; ce Delrio dont les Disquisizioni magiche (résumé de tout ce que les hommes avaient jusques à lui rêvé en semblable matière), devenues le livre le plus respectable, le plus digne de faire foi, furent, pendant plus d’un siècle, la règle et la trop puissante cause de ces meurtres légaux dont on ne peut, sans frémir, rappeler la longue suite.

Des imaginations du vulgaire, les gens instruits prenaient ce qui pouvait s’accommoder à leurs idées ; des imaginations des gens instruits, le vulgaire prenait ce qu’il en pouvait comprendre, et comme il le pouvait, et du tout se formait une masse énorme et confuse de démence commune à tous.

Mais ce qui étonne le plus, c’est de voir les médecins, ceux d’entre eux, c’est-à-dire qui, dès le principe, avaient cru à la peste, c’est de voir, notamment Taddino, embrasser les déplorables idées de la multitude. Ce Taddino, qui avait annoncé la contagion, l’avait vue arriver, l’avait, pour ainsi dire, suivie de l’œil dans ses progrès, qui avait dit et proclamé que c’était la peste et qu’elle se prenait par le contact, que de l’absence de mesures préservatrices s’ensuivrait une infection générale, ce même homme, ensuite, vient puiser dans ces mêmes faits qu’il a prédits un argument qu’il croit sans réplique à l’appui des onctions magiques et vénéneuses : c’était lui qui, dans la maladie de ce Carlo Colonna, mort le second de la peste de Milan, avait remarqué et signalé le délire comme l’un des symptômes de cette contagion, et c’est lui qui, plus tard, n’hésite pas à donner comme une preuve des onctions et d’une conjuration formée sous les auspices du diable un fait tel que celui qu’on va lire. Deux témoins déposaient avoir entendu raconter par l’un de leurs amis malade, qu’une nuit il avait vu paraître dans sa chambre des gens qui lui avaient offert sa guérison et de l’argent s’il voulait oindre les maisons des environs, et, sur son refus, ils étaient partis, laissant à leur place un loup sous le lit et trois gros chats sur les couvertures, « lesquels y restèrent jusqu’au jour[15]. »

Si une telle manière de raisonner était le fait d’un seul homme, on pourrait l’attribuer à un défaut de bon sens qui lui serait particulier, ou plutôt il n’y aurait pas lieu d’en faire mention ; mais, comme ce fut le fait de plusieurs, ou pour mieux dire de presque tous, c’est l’histoire de l’esprit humain, et l’on y trouve l’occasion de reconnaître combien une suite réglée et raisonnable d’idées peut être troublée par une autre suite d’idées qui se jette à travers. Du reste, ce Taddino était, dans notre cité, l’un des hommes de son temps les plus renommés par son talent et ses connaissances.

Deux écrivains illustres et qui ont bien mérité de leur pays ont affirmé que le cardinal Frédéric doutait du fait des onctions[16]. Nous voudrions pouvoir donner à cet homme si distingué et si digne d’affection une louange encore plus complète, et montrer le bon prélat supérieur en ce point comme en tant d’autres à la foule de ses contemporains ; mais nous sommes, au contraire, obligé de remarquer en lui encore un exemple de l’empire qu’exerce l’opinion du plus grand nombre sur les esprits même dont on admire le plus les lumières. On a vu, du moins d’après ce qu’en dit Ripamonti, que dans le commencement il était vraiment dans le doute ; il pensa toujours ensuite que dans l’opinion régnante entraient pour une grande part la crédulité, l’ignorance, la peur, le désir d’excuser un trop long retard à reconnaître la contagion et à prendre des mesures pour s’en garantir ; que l’on exagérait beaucoup, mais qu’en même temps il y avait quelque chose de véritable. On conserve dans la bibliothèque Ambrosienne un petit ouvrage écrit de sa main sur cette peste, et ce jugement qu’il portait sur les onctions y est souvent indiqué, une fois même énoncé en termes précis.

« L’opinion commune, dit-il à peu près, était que l’on composait de ces drogues en divers lieux, et qu’il y avait plusieurs moyens de les employer ; de ces moyens, quelques-uns nous paraissent véritables, d’autres de pure invention. »

Voici ses propres paroles :

Unguenta vero hœc aiebant componi conficique multifariam, fraudisque vias fuisse complures ; quarum sanè fraudum et artium quidem assentimur, alias vero fictas fuisse commentitiasque arbitramur.

De pestilentia quæ Medialani anno 1630 magnam stragem edidit.

Il y eut cependant des personnes qui pensèrent jusqu’à la fin, et pendant toute leur vie, que l’imagination avait fait en ceci tous les frais, et nous le savons, non de ces personnes, car il n’y en eut aucune assez hardie pour émettre devant le public un sentiment si opposé à celui du public même, nous le savons des écrivains qui se moquent de ce sentiment, qui le critiquent ou le réfutent comme le préjugé de quelques individus, comme une erreur qui n’osait disputer ouvertement contre la sagesse générale, mais qui n’en existait pas moins ; nous le savons aussi d’un homme qui s’en était instruit par la tradition.

« J’ai trouvé des personnes sages à Milan, dit le bon Muratori dans son ouvrage cité plus haut, qui avaient reçu de leurs anciens des rapports dignes de confiance, et qui n’étaient pas bien convaincus que le fait de ces onctions vénéneuses fût véritable. »

On voit que c’est un épanchement secret de la vérité, une confidence domestique ; le bon sens y était, mais se tenait caché, par crainte de l’opinion avec laquelle nul autre n’entrait en partage.

Les magistrats, chaque jour réduits en nombre, et de plus en plus livrés à tout l’égarement de leur trouble, employaient le peu de résolution dont ils étaient encore capables à rechercher les untori. Parmi les papiers du temps de la peste qui se conservent dans les archives dont il a été plus haut fait mention, se trouve une lettre (sans aucun autre document relatif au fait qu’elle énonce) dans laquelle le grand chancelier s’empresse, et fort sérieusement, d’informer le gouverneur qu’il lui avait été donné avis que, dans une maison de campagne appartenant aux frères Girolamo et Giulio Monti, gentilshommes milanais, on composait du poison en si grande quantité que quarante hommes étaient occupés en este exercicio[17], et cela avec l’assistance de quatre nobles brescians, qui faisaient venir du pays vénitien la matière para la fabrica del veneno[18]. Il ajoute qu’il avait pris fort secrètement les mesures pour envoyer à l’endroit indiqué le podestat de Milan et l’auditeur de la Santé, avec trente hommes de cavalerie ; que malheureusement l’un des frères avait été averti assez à temps pour faire disparaître les traces du délit, ce dont il était probablement redevable à l’auditeur même, ami de ce personnage ; que l’auditeur avait cherché à se dispenser de partir ; mais que le podestat n’en était pas moins allé à reconocer la casa, y a ver si hallarà algunos vestigios[19], prendre des informations et arrêter tous ceux qui pourraient être prévenus du fait. Les recherches apparemment n’aboutirent à rien, puisque les écrits du temps qui parlent des soupçons dont ces gentilshommes étaient l’objet, ne citent aucun fait à la suite. Mais il n’est que trop vrai que, dans une autre circonstance, à force de chercher des coupables, on crut en avoir trouvé.

Les procès qui furent la conséquence de cette prétendue et déplorable découverte n’étaient sans doute pas les premiers de ce genre ; et l’on ne saurait non plus les considérer comme une rareté dans l’histoire de la jurisprudence. Car, sans parler des temps anciens, et en nous bornant à indiquer quelques-uns de ces procès dont les dates se rapprochent le plus de l’époque qui nous occupe, l’on vit à Palerme, en 1526, à Genève, en 1530, puis en 1545, puis encore en 1571, à Casal de Montferrat en 1536, à Padoue en 1555, à Turin en 1599, à Turin encore dans cette même année 1630, poursuivre et condamner à des supplices qui ordinairement étaient des plus atroces, des infortunés en plus ou moins grand nombre dans ces diverses localités, et que l’on disait coupables d’avoir propagé la peste au moyen de poudres ou de drogues, ou de maléfices, ou du tout ensemble. Mais l’affaire des prétendues onctions de Milan, de même qu’elle fut la plus célèbre, est aussi peut-être celle qui mérite le plus d’être observée, ou du moins elle présente plus de moyens d’observation, parce qu’il nous reste à ce sujet des documents plus circonstanciés et plus authentiques ; et, quoique un écrivain auquel nous avons tout à l’heure rendu hommage[20] s’en soit occupé avec la sagacité qui le distingue, cependant, comme il ne s’était pas autant proposé d’en donner l’histoire proprement dite, que d’y puiser des arguments pour un autre sujet d’une importance plus grande, ou, ce qui est sûr, du moins, plus immédiate, qu’il avait entrepris de développer[21], il nous a paru que cette histoire pourrait être l’objet d’un nouveau travail. Mais trop de brièveté ne saurait y être permise, et ce n’est point ici qu’elle pourrait être traitée avec l’étendue qui lui convient. D’ailleurs, après s’être arrêté sur ces événements, le lecteur ne se soucierait certainement plus de connaître ceux de notre narration particulière qui nous restent à mettre sous ses yeux. Réservant donc pour un autre écrit le récit et l’examen de ceux que nous venons d’indiquer, nous reviendrons enfin à nos personnages, pour ne les plus quitter jusqu’au terme de leurs aventures.


  1. J’aviserai aux moyens d’y satisfaire autant que les circonstances et les besoins du moment pourront le permettre.
  2. Avec grand chagrin.
  3. Memoria delle cose notabili successe in Milano intorno al mal contagioso l’anno 1630, etc., raccolte da D. Pio La Croce, Milano, 1730.
  4. Ce mémoire est pris évidemment de l’écrit inédit d’un auteur qui vivait au temps de la peste, si ce n’est même la simple publication d’un semblable écrit, plutôt qu’une compilation nouvelle. (Note de l’Auteur.)

    Untori, gens qui oignent. Ce nom fut, comme on voit, créé du verbe ungere, pour désigner ces prétendus malfaiteurs qu’on soupçonnait de frotter, d’oindre de drogues vénéneuses les murs, les portes et autres objets, pour inoculer et propager la peste. L’impossibilité de trouver dans la langue française un mot qui rende, sans en dénaturer le sens, ce substantif qui joue un si grand rôle dans le trait d’histoire où il prit naissance, nous a déterminé à ne pas essayer de le traduire. Ce n’est même pas sans quelque hésitation que nous n’en avons pas fait autant pour le mot unzioni traduit, dans notre texte, par celui d’onctions, dont l’acception, dans notre langue, ne serait pas rigoureusement celle que, d’après l’italien, nous avons dû lui prêter. (Note du Traducteur.)

  5. « Si unguenta scelerata et unctores in urbe essent… si non essent… certiusque adeo malum. » Ripamonti, p. 185.
  6. Verri, Osservazioni sulla tortura : scrittori italiani d’economica politica ; parte moderna, t. VII, p. 203.
  7. Alloggiamento dello stato di Milano, di C. G. Cavatio della Somaglia. Milano, 1653, p. 482.
  8. Agostino Lampugnano ; la pestilenza seguita in Milano, l’anno 1630. Milano, 1634, p. 44.
  9. P. 117.
  10. Ripamonti, p. 164.
  11. Page 102.
  12. « Apud prudentium plerosque, non sienti debuerat irrisa. » De peste, etc., p. 77.
  13. Elle prépare des maladies mortelles, et l’on verra des choses surprenantes.
  14. Miroir des almanachs parfaits.
  15. Pages 123, 124.
  16. Muratori ; del governo della peste ; Modeno, 1714, p. 117. — P. Verri, ouvrage cité, p. 261.
  17. À ce travail.
  18. Pour la fabrication du poison.
  19. Reconnaître la maison et voir s’il ne trouverait pas quelques vestiges.
  20. P. Verri, dans l’ouvrage déjà cité.
  21. L’ouvrage de Pierre Verri, dont il est ici question, a pour titre : « Observations sur la torture et, notamment, sur les effets qu’elle produisit à l’occasion des onctions malfaisantes auxquelles on attribua la peste qui ravagea Milan en l’année 1630). » (Note du Traducteur.)