Traduction par Jean-Baptiste de Montgrand.
Garnier (p. 421-431).


CHAPITRE XXX.


Quoique l’entrée de la vallée par où il arrivait le plus de monde fût l’entrée opposée à celle dont nos trois fugitifs approchaient, ils commencèrent cependant bientôt à trouver sur la route des compagnons de voyage et d’infortune qui, par des chemins de traverse et des sentiers, étaient venus ou devaient y déboucher. En des circonstances pareilles, toutes personnes qui se rencontrent sont gens de connaissance. Chaque fois que la carriole atteignait quelque piéton, il se faisait entre nos personnages et lui un échange de demandes et de réponses. L’un s’était sauvé, comme eux, sans attendre l’arrivée des soldats ; un autre avait entendu les tambours et les trompettes ; un troisième avait vu les soldats eux-mêmes et les dépeignait comme des gens épouvantés ont coutume de dépeindre l’objet qui a causé leur frayeur.

« Nous devons encore nous estimer heureux, disaient les deux femmes, remercions le ciel. Va pour les effets, s’il le faut ; mais pour les personnes au moins, nous sommes sauvés. »

Mais don Abbondio ne trouvait pas qu’il y eût tant à se féliciter. Bien au contraire, la vue de tous ces arrivants, surtout avec ce qu’on lui disait d’un plus grand nombre encore qui se montrait de l’autre côté, commençait à lui faire ombrage.

« Oh ! quelle histoire ! murmurait-il aux femmes dans un moment où il n’y avait personne auprès d’eux ; oh ! quelle histoire ! Ne voyez-vous pas que si tant de gens se réunissent dans le même endroit, c’est tout comme vouloir y faire venir les soldats par force ? Tous cachent leurs effets, tous en emportent ; il ne reste rien dans les maisons ; les soldats croiront qu’il y a là-haut des trésors. Pas de doute qu’il n’y viennent. Oh ! pauvre homme que je suis ! où me suis-je embarqué ?

— Oh ! ils ont autre chose à faire que de venir là-haut, disait Perpetua ; faut-il pas, eux aussi, qu’ils continuent leur route ? Et puis, j’ai toujours entendu dire que là où il y a du danger, plus on est en nombre, mieux ça vaut.

— En nombre ? en nombre ? répliquait don Abbondio. Pauvre femme ! Ne savez-vous donc pas qu’un lansquenet, à lui seul, va manger, quand il voudra, cent de ces gens-ci ? Et puis, si l’idée leur venait, à ceux-ci, de faire des folies, il y aurait grand plaisir, n’est-ce pas, à se trouver au milieu d’une bataille ? Oh ! pauvre homme que je suis ! il eût encore mieux valu aller sur les montagnes. Faut-il donc qu’ils se viennent tous fourrer dans le même endroit ?… Les sottes gens ! continuait-il en baissant encore plus la voix ; tous ici, et allez, et allez, et allez, l’un à la queue de l’autre, comme des moutons à qui la raison manque.

— À ce compte-là, dit Agnese, ils pourraient en dire autant de nous.

— Taisez-vous donc un peu, dit don Abbondio, puisqu’après tout les bavardages ne servent plus à rien. Ce qui est fait est fait : nous y sommes, il faut y rester. Il en sera ce qu’il plaira au ciel : à la grâce de Dieu ! »

Mais ce fut bien pis lorsque, à l’entrée de la vallée, il vit un poste considérable de gens armés, partie sur la porte d’une maison, partie dans les chambres du rez-de-chaussée ; on eût dit une caserne. Il les regarda du coin de l’œil. Ce n’étaient pas ces figures qu’il lui avait fallu envisager dans son autre fâcheux voyage, ou, s’il y en avait de celles d’alors, elles étaient bien changées. Malgré cela, on ne peut dire combien cette vue lui fut désagréable. — Oh ! malheureux que je suis ! — pensait-il. — Les voilà qui se font, les folies. Au reste, c’était immanquable : je devais m’y attendre de la part d’un homme pareil. Mais, que veut-il donc faire ? Veut-il faire la guerre ? veut-il faire le roi ? Oh ! malheureux que je suis ! dans un moment où l’on voudrait pouvoir se cacher sous terre, il cherche tous les moyens de se faire remarquer, d’appeler sur lui l’attention ; on dirait vraiment qu’il veut les engager à venir.

« Voyez, notre maître, lui dit Perpetua, s’il n’y a pas là de braves gens pour nous défendre. Qu’ils viennent s’y frotter, les soldats ! Ce ne sont pas ici de ces peureux de chez nous, qui ne sont bons qu’à jouer des jambes.

— Paix ! répondit don Abbondio, à voix basse, mais d’un ton de colère ; paix ! vous ne savez ce que vous dites. Priez le ciel que les soldats n’aient pas de temps à perdre, ou qu’ils ne sachent pas ce qui se fait ici, qu’ils n’apprennent pas qu’on arrange cet endroit comme une forteresse. Ne savez-vous pas que c’est le métier des soldats de prendre des forteresses ? C’est tout ce qu’ils demandent : pour eux, donner un assaut, c’est comme aller à la noce, parce que tout ce qu’ils trouvent est à eux, et quant aux personnes, ils les passent au fil de l’épée. Oh ! pauvre homme que je suis ! Enfin, je verrai bien s’il n’y a pas moyen de se mettre à l’abri sous quelqu’un de ces rochers. On ne me prendra pas dans une bataille ; oh ! non pour sûr, on ne m’y prendra pas.

— Si vous en êtes à avoir peur d’être défendu et secouru… » recommençait à dire Perpetua ; mais don Abbondio l’interrompit brusquement, toujours à voix basse : « Chut ! Et gardez-vous bien de rapporter ce que nous venons de dire. Rappelez-vous qu’il faut toujours faire ici bonne et riante mine, et approuver tout ce qu’on voit. »

Ils trouvèrent à la Malanotte un autre piquet d’hommes armés, auxquels don Abbondio tira un grand coup de chapeau, tout en disant en lui-même : — Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! me voilà tout de bon venu dans un camp. — Ici la carriole s’arrêta ; ils mirent pied à terre ; don Abbondio se hâta de payer le conducteur et de le congédier ; puis, avec ses deux compagnes, il entreprit la montée sans mot dire. La vue de ces lieux réveillait dans son imagination et mêlait par réminiscence à ses angoisses actuelles les angoisses qu’il y avait déjà une fois éprouvées. Agnese, de son côté, qui ne les connaissait point, ces lieux, s’en était fait une image qui se présentait à son esprit toutes les fois qu’elle pensait à l’épouvantable voyage de Lucia ; la pauvre Agnese, en les voyant maintenant tels qu’ils étaient en réalité, éprouvait avec une vivacité en quelque sorte nouvelle le sentiment dont ces cruels souvenirs troublaient toujours son cœur. « Oh ! monsieur le curé, s’écria-t-elle, quand je songe que ma pauvre Lucia a passé par ce chemin…

— Voulez-vous vous taire, femme de peu de sens ? lui cria à l’oreille don Abbondio. Sont-ce là des discours à tenir ici ? Ne savez-vous pas que nous sommes chez lui ? Par bonheur, personne ne nous entend ; mais si vous parlez de la sorte…

— Oh ! dit Agnese, à présent qu’il est saint !

— Taisez-vous, lui répéta don Abbondio ; croyez-vous qu’on puisse dire aux saints, sans se gêner, tout ce qu’on a par la tête ? Songez plutôt à le remercier du bien qu’il vous a fait.

— Oh ! quant à ça, j’y avais déjà pensé. Croyez-vous donc qu’on n’ait pas son petit savoir-vivre ?

— Savoir vivre, c’est savoir ne pas dire les choses qui peuvent déplaire, surtout à qui n’est pas habitué à les entendre. Et retenez bien, toutes les deux, que ce n’est pas ici un endroit où vous puissiez faire des commérages, et débiter tout ce qui peut vous passer par l’esprit. C’est la maison d’un grand seigneur, vous le savez. Voyez que de monde autour de nous ; il vient des gens de toutes les espèces ; ainsi, du bon sens, si vous pouvez. Songez à peser vos paroles, et surtout à les épargner, à ne parler qu’autant que ce sera nécessaire ; en se taisant, on ne risque jamais de se tromper. »

« Vous faites plus de mal vous-même avec toutes vos… » allait reprendre Perpetua. Mais, « chut ! » dit précipitamment et tout bas don Abbondio ; en même temps il se hâta d’ôter son chapeau et de faire une profonde révérence ; car, en regardant en haut, il avait aperçu l’Innomé qui descendait vers eux. Celui-ci avait également vu et reconnu don Abbondio, et pressait le pas pour venir à sa rencontre.

« Monsieur le curé, dit-il quand il fut près de lui, j’aurais voulu vous offrir ma maison dans une circonstance plus heureuse ; mais, quoi qu’il en soit, c’est pour moi une véritable satisfaction que de pouvoir vous être bon à quelque chose.

— Comptant sur l’extrême bonté de Votre Illustrissime Seigneurie, répondit don Abbondio, j’ai osé, dans cette triste conjoncture, venir vous importuner ; et, comme vous voyez, j’ai même pris la liberté d’amener compagnie. Voici ma gouvernante…

— Elle est la bienvenue, dit l’Innomé.

— Et voici, continua don Abbondio, une femme à qui Votre Seigneurie a déjà fait du bien ; la mère de cette… de cette…

— De Lucia, dit Agnese.

— De Lucia ! s’écria l’Innomé, en se tournant, les yeux baissés, vers Agnese. Du bien, moi ! grand Dieu ! C’est vous qui me faites du bien en venant ici… chez moi… dans cette maison. Soyez la bienvenue. Vous y apportez la bénédiction du ciel.

— Oh ! que dites-vous là ? dit Agnese ; je viens plutôt vous importuner. Au reste, continue-t-elle en s’approchant de son oreille, j’ai à vous remercier… »

L’Innomé interrompit ces paroles en demandant avec empressement des nouvelles de Lucia ; et lorsqu’il lui en eut été donné, il retourna sur ses pas pour conduire au château ses nouveaux hôtes, malgré leur cérémonieuse résistance. Agnese lança au curé un coup d’œil qui voulait dire : Voyez s’il est besoin que vous veniez vous mettre entre nous deux pour donner vos avis.

« Est-ce qu’ils sont arrivés à votre paroisse ? » demanda l’Innomé à don Abbondio.

— Non, monsieur, répondit celui-ci ; je n’ai pas voulu les attendre, ces démons. Dieu sait si j’aurais pu sortir vivant de leurs mains, et venir importuner Votre Illustrissime Seigneurie.

— Eh bien, rassurez-vous, reprit l’Innomé ; vous êtes maintenant en sûreté. Ils ne viendront pas ici ; et s’ils voulaient s’y essayer, nous sommes prêts à les recevoir.

— Espérons qu’ils ne viendront pas, dit Abbondio. Et j’entends dire, ajouta-t-il en montrant du doigt les montagnes de l’autre côté de la vallée, j’entends dire que par là aussi il y a d’autres troupes qui rôdent, autre espèce de gens…

— C’est vrai, répondit l’Innomé ; mais, ne craignez rien ; nous sommes prêts pour ceux-là comme pour les autres.

— Entre deux feux, — disait en lui-même don Abbondio, — absolument entre deux feux. Où me suis-je laissé mener ? et par deux commères ! Et cet homme qui s’y délecte ! Oh ! quelles gens il y a dans ce monde ! »

Lorsqu’ils furent entrés au château, le seigneur fit conduire Agnese et Perpetua dans une chambre du quartier assigné aux femmes, qui occupait trois côtés de la seconde cour, dans la partie postérieure de l’édifice, établie sur une masse de roc en saillie et isolée, à pic sur un précipice. Les hommes étaient logés dans les bâtiments de droite et de gauche de l’autre cour, ainsi que dans celui qui donnait sur l’esplanade. Le corps de bâtisse intermédiaire, qui séparait les deux cours et donnait entrée de l’une dans l’autre par un large passage ouvert en face de la porte principale, était en partie occupé par les provisions, l’autre partie devant servir à recevoir les effets que les réfugiés voudraient mettre là-haut à l’abri. Dans le quartier des hommes, il y avait quelques chambres destinées aux ecclésiastiques qui pourraient venir. L’Innomé y conduisit lui-même don Abbondio qui fut le premier à en prendre possession.

Nos fugitifs demeurèrent vingt-trois ou vingt-quatre jours dans le château, au milieu d’un mouvement continuel, et en nombreuse compagnie qui, dans les premiers temps, allait s’augmentant toujours. Mais il ne leur arriva rien d’extraordinaire. Il ne se passa peut-être pas un seul jour sans que l’on prît les armes. Tantôt c’étaient les lansquenets qui, disait-on, venaient d’un côté, tantôt les cappelletti que l’on avait vus de l’autre. À chaque avis de cette nature, l’Innomé envoyait à la découverte ; et, si c’était nécessaire, il prenait avec lui des hommes qu’il tenait toujours prêts pour ce service, et se portait avec eux hors de la vallée, du côté où le danger avait été signalé. C’était alors une chose singulière que de voir une troupe d’hommes armés de pied en cap et marchant en ligne comme des soldats, sous la conduite d’un chef sans armes. La plupart du temps ces alertes n’étaient causées que par des fourrageurs et des pillards détachés du gros de l’armée, et qui décampaient avant qu’on fût arrivé jusqu’à eux. Une fois cependant l’Innomé, en donnant la chasse à quelques-uns de ces drôles pour leur apprendre à ne plus venir dans ces alentours, fut averti qu’un petit village des environs était envahi et mis au pillage. C’étaient des lansquenets de divers corps, qui, restés en arrière pour voler, s’étaient réunis et allaient se jeter à l’improviste dans les endroits voisins de ceux où s’arrêtait l’armée ; ils dépouillaient les habitants et les maltraitaient de toutes façons. L’Innomé fit une courte allocution à ses hommes et les mena vers le village.

Ils arrivèrent au moment où on les attendait le moins. Les vauriens qui avaient cru n’aller qu’à la maraude, lorsqu’ils virent venir sur eux une troupe en ordre de guerre et prête à combattre, laissèrent là le pillage et se hâtèrent de fuir, à la débandade, du côté d’où ils étaient venus. L’Innomé les poursuivit jusqu’à une certaine distance. Puis, ayant fait faire halte, il attendit quelque temps pour voir s’il ne survenait rien autre qui méritât son attention, et enfin prit le chemin du château. Il n’est pas besoin de dire avec quels applaudissements et quelles bénédictions la troupe et son chef furent reçus, à leur retour, dans le village qui leur devait sa délivrance.

Dans le château et au milieu de cette multitude, composée à l’aventure, de gens qui différaient entre eux de condition, d’habitude, d’âge et de sexe, il n’y eut jamais aucun désordre de quelque importance. L’Innomé avait placé en divers endroits des gardes qui veillaient à ce que tout se passât en règle, et y apportaient ce soin que chacun de ses serviteurs mettait à s’acquitter des commissions qui leur étaient confiées.

Il avait en outre prié les ecclésiastiques et les hommes qui, parmi les réfugiés, pouvaient le mieux inspirer du respect, de parcourir l’habitation et d’y exercer aussi leur surveillance. Il la parcourait lui-même le plus souvent qu’il lui était possible et se montrait partout ; mais même en son absence l’idée de celui chez qui l’on se trouvait servait de frein à ceux qui auraient pu en avoir besoin. D’ailleurs, c’étaient tous gens en fuite de chez eux et que le sentiment de cette situation portait généralement à se tenir en repos ; ils songeaient à leur maison et à leur bien, quelques-uns aux parents et aux amis qu’ils avaient laissés dans le danger, et ces pensées, jointes aux nouvelles qu’ils recevaient du dehors, contribuaient encore à maintenir et augmenter en eux cette disposition.

Il y avait pourtant parmi eux des hommes sans souci, doués d’un caractère plus ferme et d’un courage plus robuste, qui cherchaient à passer gaiement ce temps d’épreuve. Ils avaient abandonné leurs maisons parce qu’ils n’étaient pas assez forts pour les défendre ; mais ils ne trouvaient aucun plaisir à soupirer et se lamenter sur ce qui était sans remède, non plus qu’à se figurer et contempler en idée le dégât qu’ils ne verraient que trop un jour en réalité. Des familles liées d’amitié étaient parties de concert ou s’étaient retrouvées là-haut ; de nouvelles amitiés s’étaient formées, et la foule s’était divisée en sociétés, suivant les habitudes et l’humeur de chacun. Ceux qui avaient de l’argent et quelque discrétion allaient prendre leurs repas dans la vallée, où des hôtelleries avaient été à cette occasion improvisées. Dans quelques-unes les bouchées alternaient avec les soupirs, et il n’était permis de parler que de disgrâces ; dans certaines autres on ne rappelait les disgrâces que pour dire qu’il n’y fallait point penser. Ceux qui ne pouvaient ou ne voulaient pas faire les frais de leur nourriture recevaient au château du pain, de la soupe et du vin. Il y avait en outre quelques tables servies régulièrement chaque jour pour ceux que le maître y avait expressément invités, et nos gens étaient du nombre.

Agnese et Perpetua, pour ne pas manger sans le gagner le pain qui leur était offert, avaient voulu être employées dans le service qu’exigeait une hospitalité si grandement exercée, et c’est à quoi elles passaient une grande partie du jour, donnant le reste à des causeries avec de nouvelles amies qu’elles s’étaient faites, et avec le pauvre don Abbondio. Celui-ci n’avait rien à faire, mais ne s’ennuyait pourtant pas ; la peur lui tenait compagnie. La peur d’un assaut proprement dit lui était, je crois, passée, ou s’il lui en restait, c’était celle qui le tourmentait le moins, parce que, pour peu qu’il y pensât, il devait voir combien elle était peu fondée. Mais l’image du pays circonvoisin inondé, d’un côté comme de l’autre, d’une brutale soldatesque, les armes et les hommes armés qu’il voyait sans cesse en mouvement, un château et un tel château, l’idée de tant de choses qui, en de semblables circonstances, pouvaient arriver à chaque instant, tout le tenait sous l’empire d’une frayeur vague, générale, continue ; sans parler de l’inquiétude qu’il éprouvait en songeant à sa pauvre maison. Pendant tout le temps qu’il demeura dans cet asile, il ne s’en écarta jamais à une portée de fusil et ne mit jamais le pied sur la descente. Son unique promenade consistait à paraître sur l’esplanade et à parcourir, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, tout le pourtour du château, pour regarder au-dessous de lui, parmi les rochers et les ravins, s’il n’y aurait pas quelque passage un peu praticable, quelque peu de sentier par où l’on pût aller chercher une cachette en cas d’alerte. Il faisait à tous ses compagnons d’asile de grands saluts, de grandes révérences, mais ne frayait qu’avec un très-petit nombre d’entre eux. Ses entretiens les plus fréquents étaient, comme nous l’avons dit, avec les deux femmes ; c’était auprès d’elles qu’il allait épancher sa peine, au risque d’être rabroué par Perpetua, et qu’Agnese elle-même lui fît honte de ses terreurs. À table, où du reste il passait peu de temps et parlait fort peu, il écoutait ce qui se disait de la terrible marche militaire dont on avait journellement des nouvelles, soit par la voix publique qui les apportait de village en village et de bouche en bouche, soit par quelque nouvel arrivant qui, décidé d’abord à ne pas quitter sa maison, avait pourtant fini par fuir comme tant d’autres, sans avoir pu rien sauver de son bien, et plus ou moins maltraité dans sa personne ; et chaque jour c’était quelque nouvelle histoire d’alarmes et de malheurs. Quelques-uns des réfugiés, nouvellistes de profession, recueillaient soigneusement tous les bruits, passaient au crible toutes les relations, et portaient ensuite aux autres le fruit de leur analyse.

On disputait pour savoir quels étaient les régiments les plus enragés, lesquels, des cavaliers ou des fantassins, étaient pires. On répétait le mieux qu’on pouvait certains noms de condottieri ; on racontait les entreprises antérieures de quelques-uns d’entre eux ; on précisait les stations et les marches de chaque corps. Aujourd’hui tel régiment devait venir occuper tels endroits, demain il irait tomber sur tels autres, où en attendant tel autre régiment faisait mille horreurs. On cherchait surtout à être informé et l’on tenait compte des corps qui passaient successivement le pont de Lecco, parce que ceux-là pouvaient être considérés comme bien partis et ne devant plus affliger le pays de leur présence. On avait vu passer les régiments de cavalerie de Wallenstein, d’infanterie de Mérode, de cavalerie de Anhalt, d’infanterie de Brandebourg ; puis, et l’un après l’antre, les deux de cavalerie de Montecuculli et de Ferrari ; puis Altringer, Furstenberg et Colloredo ; puis Torquato Conti, les Croates, et d’autres et d’autres encore, jusqu’à ce qu’enfin, et lorsqu’il plut au ciel, passa Galasso, qui fut le dernier. L’escadron volant des Vénitiens finit aussi par s’éloigner, et tout le pays, à droite comme à gauche, se trouva libre. Déjà les habitants des endroits les premiers envahis et les premiers évacués étaient partis du château, et chaque jour il en partait d’autres ; comme, après un orage d’automne, on voit du feuillage touffu d’un grand arbre sortir de toute part les oiseaux qui étaient venus s’y abriter. Je crois que nos trois personnages furent les derniers à se mettre en route ; et cela parce que don Abbondio le voulut ainsi, dans la crainte, s’il retournait trop tôt, de rencontrer encore des lansquenets séparés de leurs corps et restés à la queue de l’armée. Perpetua eut beau dire que plus l’on tardait, plus on donnait le moyen aux mauvais sujets du pays d’entrer dans la maison et d’enlever ce qui pouvait y rester : lorsqu’il s’agissait de la vie à garantir, c’était toujours don Abbondio qui l’emportait, à moins que l’imminence du danger ne lui eût totalement fait perdre la tête.

Le jour fixé pour le départ, l’Innomé fit tenir prêt à la Malanotte un carrosse dans lequel il avait fait mettre une provision assortie de linge pour Agnese ; et de plus, appelant à part la bonne femme, il lui fit accepter un rouleau d’écus d’or, pour qu’elle eût de quoi réparer le dommage qu’elle trouverait dans sa maison ; il exigea qu’elle les prît, quoiqu’elle lui dît et lui répétât, en frappant de sa main sur sa poitrine, qu’elle en avait encore là des anciens.

« Quand vous verrez votre bonne, votre pauvre Lucia… lui dit-il en finissant ce petit colloque, je suis bien sûr qu’elle prie pour moi, précisément parce que je lui ai fait beaucoup de mal ; dites-lui donc que je la remercie, et que j’ai la confiance que de ses prières lui reviendront autant de bénédictions du ciel pour elle-même. »

Il voulut ensuite accompagner ses trois hôtes jusqu’à la voiture. Le lecteur peut se figurer combien furent vifs, dans leur humilité, les remercîments de don Abbondio, et tout ce que Perpetua sut y joindre. Ils partirent : selon ce qui avait été convenu, ils s’arrêtèrent un moment, mais sans même s’asseoir, chez le tailleur, et là ils entendirent raconter cent et cent choses du passage des troupes ; l’histoire ordinaire des vols, des coups, des dévastations, des violences de toute espèce ; mais par bonheur aucun lansquenet n’avait paru dans ce lieu. « Ah ! monsieur le curé ! dit le tailleur en lui donnant le bras pour l’aider à remonter en voiture ; il y a de quoi faire des livres imprimés sur le fracas de tels événements. »

Après avoir fait encore un peu de chemin, nos voyageurs commencèrent à voir de leurs propres yeux quelque chose de ce qu’ils avaient tant ouï décrire : les vignes dépouillées, non comme par la main des vendangeurs, mais comme si la grêle et l’ouragan les avaient de concert ravagées ; leurs rameaux effeuillés et jetés çà et là sur la terre ; les échalas arrachés, le sol foulé et couvert d’éclats de bois, de feuilles flétries, de souches déracinées ; les arbres abattus, mutilés ; les haies trouées en mille endroits, les barrières de clôture enlevées. Dans les villages, pis encore : toutes les portes enfoncées, toutes les fenêtres en loques, des débris de toute sorte, et partout des haillons par tas ou répandus tout le long des rues ; un air pesant et des bouffées d’odeur fétide sortant de chaque maison ; les habitants occupés les uns à jeter dehors les immondices, les autres à réparer tant bien que mal leurs portes, d’autres en groupe pour se lamenter ensemble : et, de tous côtés, sur le passage de la voiture, des mains tendues vers les portières pour demander la charité.

Ce fut avec ces images tour à tour présentes à leurs yeux et à leur esprit, et en s’attendant à ne rien trouver chez eux que de semblable, que don Abbondio et les deux femmes y arrivèrent ; et ce qu’ils trouvèrent fut en effet ce à quoi ils s’attendaient.

Agnese fit déposer ses paquets dans un coin de sa petite cour, qui était resté l’endroit le plus propre de sa demeure ; elle se mit ensuite à balayer partout, à ramasser et remettre en ordre le peu d’effets qu’on lui avait laissés. Elle fit venir un menuisier et un serrurier pour raccommoder ce qui était en plus mauvais état. Puis, regardant pièce par pièce son cadeau de linge, et comptant ses nouveaux écus, elle disait en elle-même : « Je suis retombée sur mes pieds ; grâces soient rendues à Dieu et à la sainte Vierge, comme aussi à ce bon seigneur ; je puis bien dire être retombée sur mes pieds. »

Don Abbondio et Perpetua entrent dans leur maison, sans l’aide d’aucune clef ; à chaque pas qu’ils font dans le vestibule, se fait plus fort sentir une puanteur, un air empesté qui les repousse ; se bouchant le nez, ils vont vers la porte de la cuisine ; ils entrent sur la pointe du pied, cherchant où le mettre pour éviter le plus possible l’ordure qui couvre les carreaux, et ils jettent un coup d’œil autour d’eux. Plus rien d’entier n’y existait ; mais pour des restes et des débris de ce qu’il y avait eu jadis là comme ailleurs, on en voyait dans tous les coins : les plumes des poules de Perpetua, des lambeaux du linge de maison, les feuillets des calendriers de don Abbondio, des morceaux de marmites et d’assiettes, tout cela mêlé, éparpillé par terre. Le foyer, à lui seul, présentait tous les signes d’un vaste saccagement rapprochés l’un de l’autre, comme plusieurs idées sous-entendues sont rapprochées dans une même période par un habile orateur. Là était un reste de tisons éteints, gros et petits, qui se montraient comme ayant été le bras d’un fauteuil, le pied d’une table, la porte d’une armoire, une planche de lit, une douve du petit tonneau où se tenait le vin qui remettait l’estomac à don Abbondio. Ce qui manquait de ces divers objets n’était plus que cendres et charbons ; et, avec ces charbons mêmes, les dévastateurs avaient, par délassement, noirci la muraille de figures de leur façon, s’étudiant, au moyen de certaines tonsures, de certains bonnets carrés, de certains larges rabats dont ils les avaient marquées et affublées, à en faire des prêtres, et à les faire bien horribles, bien ridicules, étude dans laquelle il est vrai de dire que de tels artistes ne pouvaient faillir.

« Ah ! cochons ! s’écria Perpetua.

— Ah ! brigands ! » s’écria don Abbondio ; et ils sortirent, comme en fuyant, par une autre porte qui donnait sur le jardin. Ils respirèrent ; puis aussitôt ils allèrent vers le figuier ; mais, avant même d’y arriver, ils virent la terre remuée, et tous deux poussèrent un cri ; arrivés, ils trouvèrent effectivement, au lieu du mort, la fosse ouverte. Ici la scène ne fut pas sans bruit : don Abbondio voulut s’en prendre à Perpetua qui, selon lui, avait mal caché le magot ; figurez-vous si celle-ci resta muette. Après qu’ils eurent bien crié, tous deux avec le bras tendu et le doigt dirigé vers le trou, ils s’en revinrent ensemble en murmurant. Et il suffit de vous dire qu’ils trouvèrent à peu près partout la même chose. Ils eurent bien de la peine à faire nettoyer et désinfecter la maison, d’autant plus que, dans ce moment, il était difficile de se procurer de l’aide ; et je ne sais combien de temps il leur fallut rester comme campés, s’arrangeant non pas le mieux, mais le moins mal qu’ils purent, et renouvelant peu à peu les portes, les meubles, les ustensiles, avec l’argent que Perpetua avançait.

Ajoutons que ce désastre fut la source d’autres disputes fort désagréables ; parce que Perpetua, à force de questionner, de chercher, de flairer, parvint à savoir positivement que certains effets de son maître, que l’on croyait avoir été pris ou détruits par les soldats, se trouvaient au contraire en fort bon état chez des gens du pays, et elle tourmentait le curé pour qu’il parlât et réclamât son bien. Toucher cette corde était ce qui pouvait le plus déplaire à don Abbondio, attendu que son bien était dans les mains de coquins, c’est-à-dire de cette espèce de gens avec laquelle il tenait le plus à vivre en paix.

« Mais si je ne veux pas entendre parler de ces choses-là ? disait-il. Combien de fois faut-il que je vous répète que ce qui est perdu est perdu ? Faut-il donc, parce que ma maison a été dévalisée, que je sois de plus mis par vous sur la croix ?

— Quand je le dis, répondait Perpetua, que vous vous laisseriez arracher les yeux de la tête ! Voler les autres est un péché ; mais vous, c’est péché que de ne pas vous voler.

— Mais voyez donc s’il est permis de dire de telles sottises ! répliquait don Abbondio. Voulez-vous bien vous taire ? »

Perpetua se taisait, mais pas tout de suite ; et tout lui fournissait un prétexte pour recommencer ; si bien que le pauvre homme était réduit à ne plus se plaindre lorsqu’il se trouvait privé de quelque chose au moment où il en aurait eu besoin, parce que plus d’une fois il avait eu le désagrément de s’entendre dire : « Allez le demander à un tel qui le tient, et qui ne l’aurait pas gardé jusqu’aujourd’hui s’il avait eu affaire à un homme. »

Il trouvait un autre sujet d’inquiétude, et d’inquiétude plus vive, dans ce qu’on disait de quelques traînards de l’armée qui passaient journellement, comme le lui avaient fait trop bien prévoir ses conjectures ; de sorte qu’il était toujours dans la crainte d’en voir paraître quelqu’un ou même une troupe sur la porte, qu’il avait bien vite fait réparer avant toute autre chose et qu’il tenait barricadée avec grand soin ; mais grâces au ciel, cela n’arriva pas. Ces terreurs cependant n’étaient pas encore dissipées, qu’il lui en survint une nouvelle.

Mais ici nous laisserons à part le pauvre homme : il s’agit de bien autre chose que de ses appréhensions particulières, que des maux de quelques villages, que d’un désastre passager.