Traduction par Jean-Baptiste de Montgrand.
Garnier (p. 408-420).


CHAPITRE XXIX.


Ici, parmi les pauvres gens livrés à un trop juste effroi, nous en trouvons de notre connaissance. Qui n’a pas vu don Abbondio le jour où l’on apprit tout à la fois la venue de l’armée, son approche et les excès qu’elle commettait sur son passage, ne sait point ce que c’est que l’embarras dans une crise, ce que c’est que la frayeur. Ils arrivent ; trente, quarante, cinquante mille ; ce sont des diables, des ariens, des antechrists ; ils ont pillé Cortennova ; ils ont brûlé Primaluna : ils saccagent Introbbio, Pasturo, Barsio ; ils sont à Balabbio ; demain ils seront ici : telles étaient les annonces qui passaient de bouche en bouche, tandis que chacun courait et s’arrêtait tour à tour, que l’on se consultait tumultueusement, qu’on hésitait entre le parti de fuir et celui de rester, que les femmes se rassemblaient dans la rue, portant les mains à leurs cheveux en signe de désolation. Don Abbondio, décidé avant tout autre et plus que tout autre à fuir, voyait pourtant dans chaque route à prendre, dans chaque lieu à choisir pour asile, des obstacles insurmontables, d’épouvantables dangers. « Comment faire ? » s’écriait-il : « où aller ? » Les montagnes, sans parler de la difficulté du chemin, n’étaient pas sûres, et l’on savait que les lansquenets y grimpaient comme des chats, sur le moindre indice et la moindre espérance d’un butin qu’ils pourraient y faire. Le lac était agité, et il faisait grand vent : d’ailleurs, la plupart des bateliers, craignant d’être forcés à transporter des soldats ou des bagages, s’étaient réfugiés avec leurs barques sur l’autre rive. Quelques-unes, qui étaient restées, étaient ensuite parties surchargées de monde ; et l’on disait que, par cet excès de poids et le mauvais temps, elles risquaient à tout moment de périr. Pour aller au loin et en dehors de la route que l’armée devait suivre, il n’était possible de trouver ni voiture ni cheval, ni aucun autre moyen de transport ; à pied, c’était trop fort pour don Abbondio qui n’était pas grand marcheur, et qui craignait d’être rattrapé en chemin. Le territoire bergamesque n’était pas si éloigné que ses jambes n’eussent pu l’y porter tout d’une traite ; mais on savait qu’un escadron de Cappelletti[1] avait été envoyé à la hâte de Bergame pour occuper la ligne de la frontière et tenir en respect les lansquenets ; et c’étaient encore, ni plus ni moins que les autres, des diables incarnés qui faisaient de leur côté tout le mal qu’ils pouvaient faire. Le pauvre homme courait dans sa maison éperdu, hors de lui-même ; il allait sur les pas de Perpetua, pour concerter avec elle une résolution ; mais Perpetua, tout occupée à ramasser ce qu’il y avait de mieux dans les effets du ménage et à le cacher au galetas ou dans tous les coins du logis, passait en courant, chagrine, distraite, les bras chargés ou les mains pleines, et répondait : « Tout à l’heure je vais avoir fini de mettre ceci en sûreté, et puis nous ferons comme les autres. » Don Abbondio voulait la retenir et raisonner avec elle sur les divers partis qui pouvaient être à prendre ; mais la gouvernante affairée, pressée, ayant d’ailleurs sa part d’effroi et tout le dépit que lui causait l’effroi de son maître, était, dans cette circonstance, moins traitable que jamais. « Les autres s’ingénient ; nous nous ingénierons aussi. Pardon, voyez-vous ; mais vous n’êtes bon qu’à embarrasser. Croyez-vous que les autres n’aient pas leur peau à sauver tout comme vous, que ce ne soit qu’à vous que les soldats viennent faire la guerre ? Vous pourriez bien me donner un coup de main dans un moment tel que celui-ci, au lieu d’être toujours sur mes talons à pleurnicher et m’empêcher de faire ma besogne. » Par ces réponses et d’autres semblables elle se débarrassait de lui, ayant déjà formé son plan et déterminé, aussitôt qu’elle aurait fini de son mieux cette opération si précipitée, de le prendre par le bras comme un enfant et de le traîner sur la montagne. Ainsi laissé tout seul, il se mettait à la fenêtre, regardait ici et là, prêtait l’oreille, et, lorsqu’il voyait passer quelqu’un, il criait d’une voix moitié dolente, moitié fâchée :

« Faites donc cet acte de charité pour votre pauvre curé, de lui chercher un cheval, un mulet, un âne. Est-il possible que personne ne veuille venir à mon aide ? Oh ! quelles gens ! Attendez-moi du moins, que nous puissions partir ensemble ; attendez d’être quinze ou vingt, pour m’emmener avec vous autres et que je ne sois pas abandonné. Voulez-vous me laisser au pouvoir des chiens ? Ne savez-vous pas que ce sont des luthériens pour la plupart, et que tuer un prêtre est à leurs yeux une œuvre méritoire ? Voulez-vous me laisser ici pour recevoir le martyre ? Oh ! quelles gens ! Oh ! quelles gens ! »

Mais à qui disait-il tout cela ? À des hommes qui passaient courbés sous le poids de leurs pauvres effets et songeant à ce qu’ils en laissaient dans leurs demeures, tandis qu’ils poussaient leurs vaches devant eux et qu’ils menaient à leur suite leurs enfants, chargés eux-mêmes autant qu’ils pouvaient l’être, et leurs femmes portant au bras d’autres enfants plus jeunes qui ne pouvaient marcher. Les uns poursuivaient leur chemin sans répondre ni regarder en haut ; d’autres disaient : « Eh, monsieur, nous faisons comme nous pouvons ; faites de même ; vous êtes heureux, vous ; vous n’avez pas une famille à qui vous deviez songer ; cherchez à vous aider vous-même de votre mieux.

— Oh ! pauvre homme que je suis ! s’écriait don Abbondio ; oh ! quelles gens ! Il n’y a point de charité ; chacun pense à soi ; et personne ne veut penser à moi. » Et il retournait chercher Perpetua.

« Oh ! à propos ! dit celle-ci, et l’argent ?

— Comment ferons-nous ?

— Donnez-le-moi ; j’irai l’enterrer dans le jardin, avec les couverts.

— Mais…

— Mais, mais ; donnez donc ; gardez quelque chose pour le besoin du moment, et puis laissez-moi faire. »

Don Abbondio obéit ; il alla vers son bureau, en tira son petit trésor et le remit à Perpetua qui dit : « Je vais l’enterrer dans le jardin, au pied du figuier. » Et elle y alla. Peu de moments après elle reparut avec des provisions de bouche dans un panier et une petite hotte vide. Elle y mit bien vite dans le fond un peu de linge tant à elle qu’à son maître, en disant : « Pour votre bréviaire au moins, ce sera vous qui le porterez.

— Mais où allons-nous ?

— Où vont tous les autres ? Nous irons d’abord dans la rue ; et là nous saurons ce qu’on dit, et nous verrons ce que nous avons à faire. »

Dans ce moment Agnese entra, portant aussi sa petite hotte sur ses épaules, et avec l’air de quelqu’un qui vient faire une proposition importante.

Agnese, également décidée à ne pas attendre des hôtes de cette espèce, seule comme elle était dans sa maison, et possédant un peu de ce bel or que l’Innomé avait mis dans ses mains, avait été quelque temps incertaine sur le lieu où elle irait chercher un refuge ; et c’était même ce reste d’un fonds dont le secours avait été si précieux pour elle durant les mois de la famine, qui aujourd’hui causait essentiellement son inquiétude et son irrésolution ; parce qu’elle avait appris que, dans les endroits déjà envahis par les troupes, ceux qui avaient de l’argent s’étaient trouvés dans une position plus critique, étant exposés tout à la fois aux violences des étrangers et aux mauvais coups des gens du pays même. À la vérité, depuis que ce bien lui était, comme on dit, tombé du ciel, elle n’en avait fait la confidence à personne, si ce n’est à don Abbondio, par qui elle allait se faire changer en monnaie un écu après l’autre, en lui laissant toujours quelque chose à donner à de plus pauvres qu’elle. Mais l’argent caché tient son propriétaire, surtout si celui-ci n’en manie pas souvent, dans un soupçon continuel du soupçon des autres. Or, tandis qu’elle aussi allait nichant çà et là de son mieux ce qu’elle ne pouvait emporter avec elle, tout en songeant aux écus d’or qu’elle tenait cousus dans son corset, il lui souvint que l’Innomé, en les lui envoyant, les avait fait accompagner de ses offres de service les plus étendues ; elle se rappela ce qu’elle avait ouï raconter de ce château situé dans un lieu si sûr et où les oiseaux seuls pouvaient arriver contre le gré du maître ; et elle résolut d’aller demander asile. Elle chercha comment elle pourrait se faire reconnaître de ce seigneur, et don Abbondio lui vint aussitôt à la pensée. Depuis ce certain colloque qu’il avait eu avec l’archevêque, il avait toujours été on ne peut mieux pour elle, et cela d’autant plus cordialement, qu’il pouvait agir ainsi sans se compromettre envers personne, et que, les deux jeunes gens étant éloignés, il voyait éloigné de même le cas où il lui serait fait une demande qui aurait mis cette bienveillance à une forte épreuve. Elle jugea qu’au milieu d’un tel désordre, le pauvre homme devait être encore plus qu’elle dans l’embarras et dans l’effroi, que le parti qu’elle prenait pourrait, par conséquent, lui paraître fort bon à suivre pour lui-même ; elle venait le lui proposer.

« Qu’en dites-vous, Perpetua ? demanda don Abbondio.

— Je dis que c’est une inspiration du ciel, et qu’il faut, sans perdre de temps, se mettre en route.

— Et puis…

— Et puis, et puis, quand nous serons là, nous nous trouverons fort heureux d’y être. On sait que ce seigneur maintenant ne cherche qu’à rendre service à son prochain ; et il sera lui-même fort aise de nous donner asile. Là, sur la frontière, et dans un lieu si haut perché, il ne viendra certainement pas de soldats. Et puis d’ailleurs nous y trouverons de quoi manger, tandis que sur les montagnes, une fois ce peu de provisions achevées, » et elle les arrangeait dans la hotte par-dessus son linge, « nous nous serions vus en assez fâcheuse position.

— Il est converti, n’est-ce pas, bien converti ?

— Est-ce qu’on peut encore en douter, après tout ce qu’on sait de lui et ce que vous avez vu vous-même ?

— Et si nous allions nous mettre en cage ?

— Qu’allez-vous chercher de cage ? avec tous vos mais et vos si, permettez-moi de vous le dire, nous n’en finirons jamais. Bien, Agnese, fort bien ; c’est une excellente idée qui vous est venue là. » Et, mettant la hotte sur une table, elle passa ses bras dans les courroies et la chargea sur ses épaules. « Ne pourrait-on pas, dit don Abbondio, trouver un homme qui voulût venir avec nous, pour escorter son curé ? Si nous rencontrions quelque coquin, et il n’y en a que trop qui rôdent de ces gens-là, quel secours pourriez-vous me prêter, vous autres ?

— Encore une, pour perdre du temps ! s’écria Perpetua. Où aller chercher un homme dans ce moment-ci, lorsque chacun en a bien assez de penser à soi ? Allons, vite ; allez prendre votre bréviaire et votre chapeau, et partons. »

Don Abbondio alla, revint un moment après, avec son bréviaire sous le bras, son chapeau sur la tête et son bâton à la main ; et ils sortirent tous trois par une porte de derrière qui donnait sur la petite place. Perpetua referma, plutôt pour la forme que pour la foi qu’elle pouvait avoir en cette serrure et cette porte, et elle mit la clef dans sa poche. Don Abbondio jeta, en passant, un coup d’œil sur l’église, et dit entre ses dents : « C’est au peuple à la garder, puisque c’est à lui qu’elle sert. S’ils ont un peu d’affection pour leur église, ils y penseront ; s’ils n’en ont pas, tant pis pour eux. »

Ils prirent leur chemin à travers champs, en silence, chacun avec ses pensées, et regardant de côté et d’autre, don Abbondio surtout, si nulle figure suspecte ne se montrait, s’il ne se présentait rien d’extraordinaire. On ne rencontrait personne, les habitants étaient tous, ou dans leur maison, à la garder, à faire leurs paquets, à travailler à leurs cachettes, ou sur les chemins qui menaient directement aux montagnes.

Après avoir soupiré bien des fois et puis laissé échapper quelques interjections, don Abbondio commença à murmurer d’une manière plus suivie. Il s’en prenait au duc de Nevers qui aurait pu rester en France à se donner du bon temps, à faire le prince tout à son gré, et qui voulait être duc de Mantoue en dépit de tout le monde ; à l’empereur qui aurait dû avoir du bon sens pour les autres, laisser courir l’eau, ne pas être si pointilleux, puisqu’après tout, que Pierre ou Jacques fût duc de Mantoue, ce serait toujours lui qui serait l’empereur. Il en voulait surtout au gouverneur, dont le devoir eût été de tout faire pour éloigner du pays des fléaux désastreux, et qui au contraire était le premier à les lui attirer, le tout pour le plaisir de faire la guerre. « Il faudrait, disait-il, que ces messieurs fussent ici pour voir, pour éprouver par eux-mêmes comme il est grand, ce plaisir-là. Ils auront un jour un beau compte à rendre ! Mais, en attendant, c’est celui qui n’y peut mais qui en pâtit.

— Laissez donc un peu tous ces gens ; ce ne seront pas eux qui nous viendront en aide, disait Perpetua. Ce sont là, je vous en demande bien pardon, de vos jaseries qui ne mènent à rien. Ce qui plutôt me fait de la peine…

— Qu’est-ce que c’est ? »

Perpetua qui, pendant ce bout de chemin, avait pensé plus à loisir à ses cachettes pratiquées avec tant de précipitation, commença à se plaindre d’avoir oublié telle chose, d’avoir mal arrangé telle autre, d’avoir laissé dans un endroit une trace qui pouvait guider les voleurs, d’avoir dans un autre endroit…

« Bien ! dit don Abbondio, assez rassuré maintenant sur sa vie pour pouvoir prendre souci de ses petites propriétés ; bien ! C’est ainsi que vous avez fait ? Où donc aviez-vous la tête ?

— Comment ! s’écria Perpetua en s’arrêtant tout court un moment et se mettant les poings sur les hanches autant que la hotte pouvait le lui permettre ; comment ! Vous viendrez maintenant me faire de semblables reproches, lorsque c’est vous qui me la faisiez perdre la tête, au lieu de m’aider et de me donner courage ! J’ai peut-être plus pensé aux choses de la maison qu’aux miennes propres ; je n’ai eu personne qui me donnât un coup de main ; il m’a fallu faire Marthe et Madeleine tout ensemble ; si quelque chose ensuite vient à péricliter, je ne sais qu’y faire ; j’ai fait plus que mon devoir… »

Agnese interrompait ces disputes en parlant aussi de ses peines ; elle ne se chagrinait point autant pour le tracas et le dommage que tout ceci lui causait, que parce qu’elle voyait s’évanouir l’espérance d’embrasser bientôt sa bonne Lucia ; car, s’il vous en souvient, c’était précisément pour cet automne qu’elles s’étaient donné rendez-vous, et il n’était pas supposable que dona Prassède voulût venir passer la saison de la campagne dans ces contrées en de semblables circonstances. Elle en serait plutôt partie, si elle s’y était trouvée, comme faisaient tous ceux qui avaient cru pouvoir y venir.

La vue des lieux où la pauvre Agnese se retrouvait rendait pour elle ces pensées encore plus vives et ces regrets plus amers. Après être sortis des sentiers, ils avaient pris le chemin public, ce même chemin qu’elle avait suivi, en ramenant pour si peu de temps sa fille chez elle, après le séjour qu’elles avaient fait ensemble chez le tailleur, et déjà l’on voyait le village.

« Je pense bien que nous irons faire une petite visite à ces braves gens, dit Agnese.

— Et nous reposer un peu, car je commence à en avoir assez de cette hotte sur mes épaules, dit Perpetua, et nous pourrons aussi, comme ça, manger un morceau.

— À condition que nous ne perdrons pas de temps ; car nous ne sommes pas en route pour nous divertir, » dit don Abbondio.

Ils furent reçus à bras ouverts et vus avec grand plaisir ; ils rappelaient une bonne action. Faites du bien à autant de personnes que vous pourrez, dit ici notre anonyme, et il vous arrivera d’autant plus souvent de rencontrer des visages qui vous mettront la joie au cœur.

Agnese, en embrassant la brave femme, laissa échapper un déluge de larmes qui la soulagèrent beaucoup ; et elle répondait par des sanglots aux demandes que celle-ci et son mari lui faisaient sur Lucia.

« Elle est mieux que nous, dit Abbondio, elle est à Milan, hors des dangers, loin de toutes ces tribulations diaboliques.

— Vous vous sauvez, n’est-ce pas, monsieur le curé, vous et votre digne compagne ? dit le tailleur.

— Hélas ! oui, répondirent ensemble le maître et la servante.

— Je les connais trop bien.

— Nous sommes en chemin, dit don Abbondio, pour nous rendre au château de ***.

— C’est on ne peut mieux pensé ; vous y serez en sûreté comme dans une église.

— Et ici, est-ce que vous n’avez pas peur ? dit don Abbondio.

— Je vous dirai, monsieur le curé, pour ce qui est d’hospitation proprement dite, comme vous savez que c’est le mot en bon langage, il n’est pas probable que ces gens-là viennent la prendre ici ; nous sommes trop en dehors de leur route, grâce au ciel. Tout au plus feraient-ils vers nous quelques excursions, ce qu’à Dieu ne plaise ! Mais, dans tous les cas, nous avons du temps ; nous pouvons attendre qu’il nous vienne d’autres nouvelles des malheureux pays où ils doivent faire halte. »

Il fut décidé que l’on s’arrêterait là quelque peu pour prendre haleine ; et comme c’était l’heure du dîner : « Monsieur et mesdames, dit le tailleur, il faut que vous honoriez ma modeste table de votre présence, sans façons, à la fortune du pot ; il y aura du moins le plat de la cordialité. »

Perpetua dit qu’elle avait apporté de quoi rompre le jeûne. Après un peu de façons de part et d’autre, on convint de réunir, comme on dit, les deux marmites, et de dîner ensemble.

Les enfants s’étaient mis à l’entour d’Agnese, leur ancienne amie, lui faisant grande fête. Bien vite le tailleur ordonna à l’une de ses filles (celle qui avait porté à Marie la veuve ce petit régal dont vous vous souvenez peut-être) d’aller tirer du brou, quelques châtaignes primeurs déposées dans un coin qu’il lui indiqua, et de les mettre de suite à rôtir.

« Et toi, dit-il à l’un de ses petits garçons, va au jardin secouer le pêcher pour en faire tomber quelques fruits, et porte-les ici, mais porte-les tous au moins. Et toi, dit-il à un autre, va au figuier cueillir quelques figues des plus mûres. Au reste, c’est là un métier que vous ne connaissez que trop bien, vous autres. » Pour lui, il alla mettre en perce un certain petit tonneau ; sa femme courut chercher un peu de linge de table ; Perpetua sortit de sa hotte ses provisions ; on mit le couvert, une serviette par-dessus la nappe et une assiette de faïence à la place d’honneur, pour don Abbondio, avec un couvert d’argent que Perpetua avait dans sa hotte. Ils se mirent à table et dînèrent, si ce n’est bien joyeusement, du moins d’une manière beaucoup moins triste qu’aucun des convives voyageurs ne s’y était attendu dans cette journée.

« Que dites-vous, monsieur le curé, d’un semblable bouleversement ? dit le tailleur. Il me semble lire l’histoire des Maures en France.

— Que puis-je dire ? Il me fallait encore celle-là.

— Au surplus, vous avez choisi un bon asile, reprit le tailleur. Qui est-ce qui pourrait aller là-haut par force ? Et vous y trouverez compagnie, car déjà il s’est dit que bien des gens s’y sont réfugiés, et qu’il en arrive encore à tout moment.

— J’aime à espérer, dit don Abbondio, que nous serons bien reçus. Je le connais, ce digne seigneur, et lorsqu’une autre fois j’ai eu l’honneur de me trouver avec lui, il a été pour moi d’une parfaite politesse.

— Quant à moi, dit Agnese, il m’a fait dire par monseigneur illustrissime que si j’avais besoin de quelque chose je n’avais qu’à me rendre près de lui.

— Quelle belle conversion ! reprit don Abbondio ; et il persévère, n’est-ce pas ? Il persévère ? »

Le tailleur se mit à parler longuement de la vie toute sainte de l’Innomé, et à raconter comment, après avoir été le fléau de la contrée, il en était devenu le modèle en vertus et le bienfaiteur.

« Et tout ce monde qu’il avait avec lui ?… Tous ces gens de service ?… reprit don Abbondio, qui avait plus d’une fois entendu parler d’eux depuis la conversion du maître, mais qui n’était jamais assez assuré de certaines choses.

— La plupart ont été renvoyés, répondit le tailleur, et ceux qui sont restés ont changé de vie ; mais de quelle manière ! En un mot, le château est devenu comme une Thébaïde ; c’est une façon de parler que vous entendez, monsieur. »

Puis il amena le discours avec Agnese sur la visite du cardinal. « Quel homme ! disait-il, quel homme ! Il est fâcheux qu’il ait passé dans notre village si rapidement, car je n’ai pas même pu lui rendre quelques hommages. Que je serais heureux de pouvoir lui parler encore une fois, un peu plus à loisir ! »

Lorsque ensuite ils se furent levés de table, s’adressant encore à Agnese, il lui fit remarquer une estampe, représentant le cardinal, qu’il gardait suspendue contre le panneau d’une porte, en signe de vénération pour le personnage, comme aussi pour pouvoir dire à tous ceux qui venaient que ce portrait n’était pas ressemblant, ce dont, ajoutait-il, personne n’était mieux à même de juger que lui, puisqu’il avait pu observer le cardinal de près et tout à son aise dans cette chambre même.

« C’est lui qu’on a voulu faire là ? dit Agnese. Il lui ressemble pour l’habillement ; mais…

— N’est-ce pas qu’il n’est point ressemblant ? » dit le tailleur. « C’est ce que je dis toujours : nous ne sommes pas, vous et moi, de ceux qu’en ceci l’on attrape. Mais au moins son nom est dessous : c’est un souvenir. »

Don Abbondio se montrait pressé ; le tailleur se chargea de trouver une carriole pour les transporter au pied de la montée ; il alla aussitôt en chercher une, et revint peu après avec l’annonce qu’elle arrivait. Se tournant ensuite vers Don Abbondio, il lui dit :

« Monsieur le curé, si vous désiriez porter là-haut quelque livre, pour passer le temps, je puis avoir en cela quelques faibles moyens de vous être agréable, attendu que je m’amuse aussi un peu à lire. Je ne saurais vous offrir des ouvrages dignes de vous ; je n’ai que des livres en langue vulgaire ; mais cependant… »

« Merci, merci, » répondit don Abbondio. « Ce sont des circonstances où l’on a tout au plus la tête à soi pour ce qui est de précepte. »

Pendant que les remercîments se font et se refusent, que s’échangent les salutations et les souhaits, les invitations et les promesses d’une autre halte au retour, la carriole est arrivée devant la porte de la maison. On y place les hottes ; nos voyageurs montent ensuite et entreprennent d’une manière un peu plus commode et avec plus de tranquillité d’esprit la seconde moitié de leur route.

Le tailleur avait dit vrai à don Abbondio sur le compte de l’Innomé. Celui-ci, depuis le jour où nous l’avons laissé, n’avait jamais cessé un instant de faire ce qu’il s’était proposé dans ce grand jour : réparer les dommages dont il était l’auteur, demander la paix, secourir les pauvres, opérer en un mot autant de bien qu’il pouvait en avoir l’occasion. Ce courage qu’il avait autrefois montré pour attaquer et se défendre, il le montrait maintenant en ne faisant ni l’une ni l’autre de ces deux choses. Il allait toujours seul et sans armes, disposé à tout ce qui pouvait lui arriver après tant de violences qu’il avait commises, et persuadé que ce serait en commettre une nouvelle que d’employer la force pour défendre une tête chargée envers tant de personnes d’une dette si grande ; persuadé que tout le mal qui pourrait lui être fait serait une offense envers Dieu, mais ne serait que justice envers lui-même, et que, quant à l’offense, moins que tout autre il avait le droit de la punir. Cependant sa personne était demeurée pour tous aussi inviolable que lorsqu’il avait, pour se garder, tant de bras armés et le sien propre. Le souvenir de son ancienne férocité, qui devait avoir laissé tant de désirs de vengeance, et la vue de sa douceur actuelle, qui rendait cette vengeance si facile, se réunissaient au contraire pour lui attirer et lui conserver une admiration qui était sa principale sauvegarde. C’était cet homme que personne n’avait pu jamais humilier et qui s’était humilié lui-même. Les ressentiments, irrités autrefois par les mépris et par la crainte que l’on avait de lui, s’effaçaient devant cette humilité dont il offrait maintenant le spectacle. Ceux qu’il avait offensés venaient d’obtenir, contre tous motifs de s’y attendre et sans danger pour eux, une satisfaction qu’ils n’auraient jamais pu se promettre de la vengeance la mieux couronnée de succès : la satisfaction de voir un tel homme repentant de ses torts et s’associant, pour ainsi dire, à leur indignation.

S’il en était dont la peine la plus sensible et la plus amère eût été pendant longues années, de ne pas voir de probabilité à ce que, dans aucune circonstance, ils se trouvassent plus forts que lui et pussent lui faire payer quelque grand dommage dont il avait été pour eux la cause, ceux-là même, en le rencontrant aujourd’hui, seul, désarmé et comme prêt à tout subir sans résistance, ne se sentaient plus portés qu’à lui rendre hommage et à s’incliner devant lui. Dans cet abaissement volontaire, sa figure et son maintien avaient pris à son insu quelque chose de plus noble et de plus élevé, parce qu’on y voyait, mieux encore que par le passé, l’indifférence pour tout péril qui eût menacé sa vie. Les haines, même les plus violentes et les plus exaspérées, se sentaient comme liées et retenues par la vénération qui environnait l’homme du repentir et de la bienfaisance. Cette vénération était si grande, si générale, que souvent il avait de la peine à se dérober aux démonstrations qui lui en étaient faites, et se voyait obligé à ne pas trop laisser paraître sur son visage et dans ses manières la componction qu’il avait dans le cœur, à ne pas trop s’abaisser pour ne pas être trop exalté. Il avait choisi dans l’église la dernière place, et personne jamais n’eût osé la prendre : c’eût été comme usurper une place d’honneur. L’on peut dire ensuite qu’offenser un tel homme, ou seulement le traiter avec peu d’égard, eût paru moins encore un acte d’insolence et de lâcheté qu’un sacrilège ; et ceux mêmes qui étaient retenus à son égard par ce sentiment qu’ils voyaient régner pour lui chez les autres, ne pouvaient se défendre de le partager plus ou moins.

Les mêmes causes et d’autres encore détournaient de lui les rigueurs de la force publique, et lui procuraient, de ce côté-là même, cette sûreté dont il prenait si peu de soin. Son rang et ses alliances, qui en tout temps n’avaient pas été sans quelque pouvoir pour le défendre, lui servaient d’autant plus maintenant qu’à ce nom illustre, mais jusqu’alors trop justement odieux, se joignaient la louange méritée par une conduite exemplaire, la gloire d’une conversion.

Les magistrats et les grands de la cité s’étaient réjouis de cet événement non moins publiquement que le peuple, et il eût paru étrange de sévir contre un homme au sujet duquel on s’était fait tant de félicitations. Ajoutons qu’un pouvoir toujours en guerre, et en guerre souvent peu favorable, contre des rébellions animées et toujours renaissantes, devait s’estimer assez heureux en se voyant délivré de la plus inquiétante et la plus difficile à dompter, pour ne pas en demander davantage ; d’autant plus que cette conversion produisait des réparations que le pouvoir n’était pas habitué à obtenir, ni même à réclamer. Tourmenter un saint ne semblait pas un bon moyen pour effacer la honte de n’avoir su réprimer un criminel ; et l’exemple qu’on aurait donné en le punissant n’aurait eu d’autre effet sans doute que de détourner ses pareils des voies de paix et d’ordre où ils auraient pu vouloir rentrer. Probablement aussi la part que le cardinal Frédéric avait eue à cette grande œuvre, et son nom associé à celui du personnage converti, servaient à ce dernier comme de bouclier sacré, pour le rendre d’autant plus inattaquable. Et dans l’ordre de choses et d’idées qui régnait alors, dans les singuliers rapports où se trouvaient la puissance spirituelle et l’autorité civile, guerroyant si souvent entre elles sans jamais viser à se détruire, mêlant même toujours à leurs hostilités quelques actes de reconnaissance de leurs droits respectifs, quelques protestations de déférence, et souvent aussi marchant de concert vers un but commun sans jamais faire la paix, on put en quelque sorte considérer la réconciliation du personnage avec le premier de ces pouvoirs comme emportant avec soi l’oubli, si ce n’est l’absolution, de la part de l’autre, l’Église d’ailleurs ayant seule opéré pour obtenir un effet que le pouvoir temporel avait désiré comme elle.

Ainsi cet homme sur lequel, s’il était tombé, auraient couru à l’envi les grands et les petits pour le fouler aux pieds, cet homme, en s’étant mis volontairement à terre, était épargné par tous et honoré par un grand nombre.

Il est vrai, que pour un grand nombre aussi, ce changement si éclatant n’était rien moins qu’une cause de satisfaction ; et pouvaient-ils s’en féliciter, tous ces agents stipendiés pour le crime, ou, parmi une autre classe, tous ces hommes, ses associés dans l’œuvre du crime, qui perdaient le moyen si puissant sur lequel ils avaient coutume de compter dans leurs entreprises, qui même voyaient tout à coup se rompre les fils de trames ourdies de longue main, et cela dans le moment peut-être où ils attendaient la nouvelle du succès ?

Mais déjà nous avons vu quels étaient les sentiments que cette conversion avait produits parmi les bandits qui se trouvaient près de leur maître au moment où elle s’était opérée, et qui en avaient reçu l’annonce de sa propre bouche : stupeur, douleur, abattement, irritation intérieure ; un peu de tout cela, mais point de haine ni de mépris. Il en fut de même pour ceux qu’il tenait dispersés sur divers points, de même pour ses complices de condition plus relevée lorsqu’ils apprirent la terrible nouvelle, et pour tous par les mêmes causes.

Le cardinal Frédéric fut plutôt, ainsi que l’observe Ripamonti dans le passage déjà cité de son histoire, celui sur qui une forte haine vint se porter à cette occasion. Ces gens le regardaient comme un homme qui s’était mêlé de leurs affaires, pour les leur gâter ; l’Innomé avait voulu sauver son âme ; personne n’avait droit de s’en plaindre.

Successivement ensuite, la plupart de ses brigands domestiques, ne pouvant s’accommoder de la nouvelle discipline à laquelle ils étaient soumis, et ne voyant pas de probabilité à ce qu’elle fût changée, avaient pris le parti de la retraite. Ils eurent la ressource, les uns d’aller chercher un autre maître, en s’adressant de préférence aux anciens amis de celui qu’ils quittaient, les autres de s’enrôler dans les compagnies à la solde de l’Espagne, de Mantoue ou de quelque autre des parties belligérantes, d’autres encore de se jeter sur les grandes routes pour y faire la guerre en petit et pour leur propre compte ; il put enfin s’en trouver qui se contentèrent de mener leur vie de coquins tout seuls et dans toute leur liberté. Ce fut probablement aussi parmi ces divers états que firent leur choix les autres sicaires de l’Innomé qui avaient été jusqu’alors à ses ordres en divers pays. Quant à ceux qui avaient pu s’habituer au nouveau genre de vie dont la loi leur était imposée, ou qui l’avaient embrassé de plein gré, la majeure partie, natifs de la vallée, étaient retournés aux champs ou aux métiers qu’ils avaient appris dans leur jeunesse et abandonnés ensuite ; les étrangers étaient restés au château comme domestiques : les uns et les autres, rebénis, pour ainsi dire, en même temps que leur maître, passaient désormais leur vie comme lui, sans faire de mal à personne, sans que personne leur en fît, inoffensifs et respectés à son exemple.

Mais lorsque, à l’arrivée des bandes allemandes, quelques fugitifs des pays envahis ou menacés arrivèrent au château pour y demander asile, l’Innomé, heureux de voir recherchés comme un refuge pour les faibles ces murs qui si longtemps avaient été regardés comme un objet de terreur, accueillit ces malheureux, non pas seulement avec bonté, mais avec reconnaissance. Il fit répondre que sa maison serait ouverte à quiconque voudrait s’y réfugier, et il songea aussitôt à la mettre, ainsi que la vallée tout entière, en état de défense, pour le cas où il prendrait envie aux lansquenets ou aux Cappelletti de s’essayer à venir y faire leurs prouesses. Il réunit les serviteurs qui lui étaient restés, peu nombreux, mais bons, comme les vers de Furti[2] ; il leur fit une allocution sur l’heureuse occasion que Dieu leur fournissait, à eux et à lui-même, de venir au secours de ce prochain qu’ils avaient tant opprimé, tant effrayé ; et de cet ancien ton de commandement qui exprimait la certitude de l’obéissance, il leur annonça d’une manière générale ce qu’il entendait qu’ils fissent, leur traçant surtout la conduite qu’ils avaient à tenir pour que les personnes qui viendraient chercher un asile en ce lieu ne vissent en eux que des amis et des défenseurs. Il fit ensuite descendre d’un galetas les armes de toutes sortes qui depuis longtemps y étaient entassées, et il les leur distribua ; il fit dire à ses paysans et ses fermiers de la vallée que tout homme de bonne volonté eût à venir au château avec des armes ; il en donna à ceux qui en manquaient ; il choisit les plus capables pour en faire comme des officiers ayant les autres sous leurs ordres ; il établit des postes aux entrées et sur d’autres points de la vallée, sur la montée, aux portes du château ; il régla les heures où ces postes seraient relevés et la manière dont cette opération devait se faire, comme dans un camp, ou comme cela s’était fait dans ce lieu même, au temps de sa méchante vie.

Dans un coin du galetas, se trouvaient, séparées du tas général, les armes que lui seul avait portées ; sa fameuse carabine, ses mousquets, ses épées, ses espadons, ses pistolets, ses couteaux, ses poignards, le tout à terre ou appuyé contre le mur. Aucun des domestiques n’y toucha ; mais ils crurent devoir demander à leur maître quelles étaient celles qu’il voulait se faire apporter.

« Aucune, » répondit-il ; et, soit par vœu, ou simplement parce qu’il l’avait ainsi résolu, il resta toujours désarmé à la tête de cette espèce de garnison.

En même temps il avait mis en mouvement d’autres hommes et des femmes de sa maison ou sous sa dépendance, pour préparer de quoi loger dans le château autant de monde que ce serait possible, pour dresser des lits, préparer des matelas et des paillasses dans toutes les chambres, dans toutes les salles, dont il faisait autant de dortoirs. Il avait donné l’ordre de faire venir des provisions abondantes pour nourrir à ses frais les hôtes que Dieu lui enverrait et qui, en effet, arrivaient de jour en jour en plus grand nombre. Pendant que tout cela s’exécutait, on ne le voyait lui-même jamais en repos. Tour à tour, au dedans et au dehors du château, tantôt en haut, tantôt en bas de la montée, sur tous les points de la vallée, il était sans cesse à établir, renforcer, visiter ses postes, à voir et se faire voir, à mettre et tenir tout en règle par ses paroles, par ses regards, par sa présence. Dans la maison, sur les chemins, il accueillait gracieusement tous ceux qui se présentaient ; et tous, soit qu’ils l’eussent déjà vu ou qu’ils le vissent pour la première fois, le regardaient comme en extase, oubliant pour un moment les malheurs ou les craintes qui les avaient amenés en ce lieu ; et ils se retournaient pour le regarder encore après qu’il les avait quittés, et poursuivait son chemin.


  1. Troupes à cheval, que l’on nommait aussi Albanesi. (N. du T.)
  2. Auteur vivant de quelques ouvrages en vers, de peu d’étendue, mais d’un véritable mérite. (N. du T.)