Traduction par Jean-Baptiste de Montgrand.
Garnier (p. 194-206).


CHAPITRE XIV.


La foule, restée en arrière, commença à se disperser, à s’écouler à droite et à gauche, par les diverses rues. Qui regagnait sa maison pour aller vaquer à ses affaires ; qui s’éloignait pour respirer un peu librement, après avoir été si longtemps pressé dans la cohue ; qui se rendait chez ses connaissances pour causer sur les grands événements du jour. L’autre bout de la rue allait de même se déblayant, et bientôt ce qui restait de monde fut assez réduit pour que la compagnie de soldats espagnols pût, sans trouver de résistance, s’avancer et se poster devant la maison du vicaire. Sous les murs de cette maison était encore amassée la lie, pour ainsi dire, de l’émeute ; une troupe de coquins, qui, mécontents d’un dénouement aussi froid et aussi imparfait après tant de bruit, demeuraient là, les uns grondant, les autres jurant, d’autres tenant conseil pour voir s’il n’y aurait pas encore quelque chose à pouvoir entreprendre, et, comme par manière d’essai, ils allaient frappant et secouant cette malheureuse porte qui avait été de nouveau barricadée en dedans, le mieux qu’on avait pu. À l’arrivée de la compagnie, tous ces gens, les uns filant droit leur chemin, les autres, d’un pas incertain et comme à regret, s’en furent du côté opposé, laissant la place libre aux soldats qui s’en emparèrent et s’y portèrent pour garder la maison et la rue. Mais toutes les rues des environs étaient parsemées de groupes. Là où deux ou trois personnes étaient arrêtées, trois, quatre, vingt autres s’arrêtaient de même ; ici quelques-uns se détachaient ; là tout un groupe se mettait en mouvement : c’était comme ces nuages qui, quelquefois, restent épars et tournoient sur l’azur du ciel après un orage, ce qui fait dire, à qui regarde en l’air : « Ce temps-là n’est pas encore bien sûr. » Figurez-vous ensuite quelle tour de Babel pour les discours. L’un débitait avec emphase le récit des événements particuliers qu’il avait vus ; l’autre racontait ce qu’il avait fait lui-même ; celui-ci se félicitait de ce que la chose avait bien fini, louait Ferrer, et pronostiquait du sérieux pour le vicaire ; celui-là, souriant d’un air malin, disait : « Ne craignez rien, ils ne le tueront pas ; les loups ne se mangent pas entre eux. » Un autre, avec plus d’humeur, soutenait, en murmurant, que les choses n’avaient pas été bien faites, que c’était une tromperie, et qu’il y avait eu folie à faire tant de tapage pour se laisser ensuite duper de cette façon.

Cependant, le soleil s’était couché ; les objets prenaient tous la même teinte ; et nombre de ces gens, fatigués des travaux de la journée et ennuyés de jaser dans l’obscurité, reprenaient le chemin du logis. Notre jeune homme, après avoir aidé au passage de la voiture tant qu’elle en avait eu besoin, et avoir passé lui-même à sa suite entre les rangs des soldats comme en triomphe, se réjouit lorsqu’il la vit s’éloigner librement et hors de danger : il fit un peu de chemin avec la foule, et la quitta à la première rue de traverse qui se présenta pour respirer, lui aussi, un peu à l’aise. Lorsqu’il eut fait quelques pas ainsi au large, mais dans l’agitation de tant de sentiments qu’il venait d’éprouver, de tant d’images récentes et confuses qui se présentaient à son esprit, il se sentit un grand besoin de nourriture et de repos, et se mit à regarder en haut, des deux côtés de la rue, cherchant une enseigne d’hôtellerie ; car il était trop tard pour aller au couvent des capucins. Marchant ainsi la tête en l’air, il alla donner dans un groupe, et, s’étant arrêté, il entendit qu’on y parlait de conjectures, de projets pour le lendemain. Après avoir écouté quelques instants, il ne put s’empêcher de dire aussi son mot, pensant que celui qui avait tant fait dans cette journée pouvait bien, sans présomption, avancer sa proposition s’il la jugeait bonne ; et persuadé, d’après tout ce qu’il venait de voir, qu’il suffisait désormais, pour donner effet à une idée, de la faire goûter à ceux qui parcouraient les rues : « Messieurs ! cria-t-il d’un ton d’exorde, dois-je aussi, moi, donner mon faible avis ? Mon faible avis, le voici : c’est que l’affaire du pain n’est pas la seule où il se fait des coquineries ; et, puisqu’on a vu clairement aujourd’hui qu’en se faisant entendre on obtient ce qui est juste, il faut aller ainsi de l’avant jusqu’à ce qu’il ait été porté remède à toutes ces autres scélératesses, et que le monde aille un peu plus en monde de chrétiens. N’est-il pas vrai, messieurs, qu’il y a un tas de tyrans et d’oppresseurs du peuple qui font tout à rebours des dix commandements et vont chercher les gens tranquilles qui ne songent pas à eux, pour leur faire tout le mal possible, après quoi ce sont toujours eux qui ont raison, ou même, après quelque méchanceté de leur fait plus grosse qu’à l’ordinaire, n’en marchent que plus haut la tête, tellement qu’il semble qu’on est en reste avec eux ? Et, sans doute, Milan doit en avoir sa part, de ces gens-là ?

— Que trop, dit une voix.

— Je le disais bien, reprit Renzo, et, au reste, chez nous aussi les histoires se racontent. D’ailleurs, la chose parle d’elle-même. Mettons le cas, par exemple, qu’un de ceux que je veux dire demeure un peu à la campagne, un peu à Milan : si là il est un diable, il ne sera pas un ange ici, ce me semble. Eh bien donc, dites-moi un peu, messieurs, si l’on a jamais vu l’un de ces gens-là le nez contre les barreaux ? Et ce qu’il y a de pis (et ici je puis le donner pour sûr), c’est qu’il y a des ordonnances, des ordonnances imprimées, pour les punir : et ce ne sont pas des ordonnances qui manquent de sens ; elles sont au contraire très-bien faites, nous ne pourrions trouver rien de mieux ; les coquineries y sont nommées bien clairement, tout comme on les voit se faire ; et pour chacune sa bonne punition. Et il y est dit : Qui que ce soit, villageois et plébéiens, et que sais-je encore ? Or, allez dire aux docteurs, aux scribes et pharisiens, qu’ils vous fassent faire justice selon ce que chante l’ordonnance : ils vous écoutent comme le pape écoute les voleurs de grand chemin ; c’est à faire tourner la cervelle à tout honnête homme. Il est donc bien clair que le roi et ceux qui commandent voudraient que les coquins fussent châtiés ; mais on n’en fait rien, parce qu’il y a une ligue. Il faut donc la rompre, cette ligue ; il faut aller demain matin chez Ferrer, qui est un brave homme, celui-là, un seigneur sans façons ; et l’on a pu voir aujourd’hui comme il était bien aise de se trouver avec les pauvres gens, comme il cherchait à entendre les raisons qu’on lui disait ! et comme il répondait de bonne grâce ! Il faut aller chez Ferrer, et lui dire comment sont les choses ; et moi, pour ma part, je lui en peux conter de belles, moi qui ai vu, de mes yeux, une ordonnance avec des armoiries de cette longueur-là en tête, et qui avait été faite par trois de ceux qui ont l’autorité, avec le nom de chacun d’eux bel et bien imprimé au bas ; et l’un de ces noms était Ferrer, que j’ai vu, moi, de mes propres yeux : or, cette ordonnance disait précisément les choses qu’il me fallait ; et, lorsque je dis à un docteur de me faire par conséquent rendre justice, comme c’était l’intention de ces trois messieurs parmi lesquels était Ferrer, lorsque je dis cela à ce monsieur le docteur qui m’avait montré lui-même l’ordonnance (c’est là le plus beau de l’affaire), ah ! ah ! il semble que je lui contais des extravagances. Je suis sûr que, lorsque ce cher bon vieux apprendra toutes ces belles choses, car il ne peut savoir tout ce qui se passe, surtout dans les villages, il ne voudra pas que le monde continue d’aller ainsi, et il y mettra bon ordre. Et d’ailleurs, ces messieurs eux-mêmes, puisqu’ils font les ordonnances, doivent être bien aise qu’on obéisse ; car c’est du mépris pour leur nom que de le compter pour rien. Et si les hommes puissants qui oppriment le peuple ne veulent pas baisser la tête et font des sottises, nous sommes ici, nous, pour l’aider, comme nous avons fait aujourd’hui. Je ne dis pas qu’il doive aller lui-même rôder en carrosse pour prendre et emmener tous les coquins, tous les oppresseurs des pauvres et les tyrans : ah ! bien oui ! il lui faudrait l’arche de Noé pour voiture ; mais il faut qu’il ordonne, à ceux que cela regarde, et non pas seulement à Milan, mais partout, de faire les choses comme le disent les ordonnances, et de mettre un bon procès sur le corps à tous ceux qui ont commis de ces coquineries ; et là où il est dit prison, prison ; là où il est dit galère, galère ; et qu’on dise aux podestats de faire leur devoir tout de bon ; sinon, qu’on les envoie promener et qu’on en mette de meilleurs ; et d’ailleurs, comme je dis, nous serons là, nous autres, pour donner un coup de main. Et qu’on ordonne aux docteurs d’écouter les pauvres et de parler pour la défense de la raison. Dis-je bien, messieurs ? »

Renzo avait parlé avec tant de verve, que, dès son exorde, une grande partie de ceux qui étaient rassemblés là, suspendant tout autre discours, s’étaient tournés vers lui ; et, au bout de quelques instants, tous étaient devenus ses auditeurs. Un applaudissement, où se confondaient les cris de : « Bravo ; c’est sûr : il a raison : ce n’est que trop vrai, » fut comme la réponse de l’auditoire. Les critiques, cependant, ne manquèrent pas. « Ah oui ! disait l’un ; mettez-vous à écouter les montagnards : ce sont tous des avocats ; » et il s’en allait. « À présent, murmurait un autre, tout batteur de pavé voudra dire la sienne ; et, pour en vouloir trop faire, nous n’aurons pas le pain à bon marché, ce qui est pourtant ce que nous avons voulu obtenir. » Mais Renzo n’entendit que les compliments ; qui lui prenait une main, qui lui prenait l’autre. « Au revoir, demain. — Où ? — Sur la place du Duomo. — C’est bien. — C’est bien. — Et quelque chose se fera.

— Qui de ces braves messieurs veut bien m’indiquer une hôtellerie où je puisse aller manger un morceau et dormir en pauvre garçon ? dit Renzo.

— Me voici prêt à vous servir, brave jeune homme, dit l’un des assistants qui avait écouté attentivement la prédication et n’avait encore dit mot. Je sais une auberge qui est tout juste votre fait ; et je vous recommanderai au maître qui est un honnête homme et mon ami.

— Ici près ? demanda Renzo. — Pas bien loin, répondit l’autre. »

L’assemblée se sépara ; et Renzo, après plusieurs serrements de mains inconnues, s’achemina avec son guide, en le remerciant de sa complaisance.

« De quoi ? disait celui-ci : une main lave l’autre, et toutes deux lavent le visage. Ne doit-on pas rendre service à son prochain ? » Et, tout en marchant, il faisait à Renzo, par forme de conversation, tantôt une question, tantôt une autre. « Ce n’est pas que je sois curieux de savoir vos affaires ; mais vous me paraissez fatigué : de quel pays venez-vous ?

— Je viens, répondit Renzo, de bien loin : de Lecco.

— De Lecco ? Est-ce que vous êtes de Lecco ? Pauvre jeune homme ! Autant que j’ai pu le comprendre par ce que vous avez dit, on vous en a fait de belles.

— Eh ! mon cher brave homme ! j’ai dû encore parler avec un peu de politique ; mais… suffit ; quelque jour cela se saura ; et alors… Mais je vois ici une enseigne d’auberge ; et, par ma foi ! je n’ai pas envie d’aller plus loin.

— Non, non ; venez là où je vous ai dit ; nous allons y être, dit le guide : ici vous ne seriez pas bien.

— Bah ! dit le jeune homme ; je ne suis pas un petit seigneur élevé dans du coton : la première chose venue à mettre dans mon estomac, et une paillasse, c’est tout ce qu’il me faut ; ce qui m’importe, c’est de trouver vite l’une et l’autre. À la Providence ! » Et il entra sous une large porte d’assez laide apparence, au-dessus de laquelle était suspendue l’enseigne de la pleine lune. « C’est bien ; je vous conduirai ici, puisque ainsi vous voulez, dit l’inconnu, et il le suivit.

— Il n’est pas besoin que vous vous dérangiez davantage, répondit Renzo. Cependant, ajouta-t-il, si vous voulez boire un verre de vin avec moi, vous me ferez plaisir.

— J’accepte votre obligeance, » répondit cet homme ; et comme plus au fait des lieux, il passa devant Renzo pour traverser une petite cour, alla vers une porte qui donnait dans la cuisine, leva le loquet, ouvrit et y entra avec son compagnon. Deux lampes à main, suspendues à deux liteaux cloués contre la poutre du plancher, y répandaient leur douteuse lumière. Nombre de gens étaient assis, mais non oisifs, sur deux bancs, de part et d’autre, d’une table étroite et longue qui tenait presque tout un côté de la pièce. Sur cette table, et d’intervalle en intervalle, étaient des nappes avec des plats, des cartes que l’on tournait et retournait, des dés que l’on jetait et ramassait ; avec cela des bouteilles et des verres partout. On y voyait aussi courir des berlinghe, reali, des parpagliole qui, si elles avaient pu parler, auraient dit probablement : « Nous étions ce matin dans le tiroir d’un boulanger, ou dans les poches de quelque spectateur du tumulte qui, pour prêter trop d’attention aux affaires publiques, oubliait de soigner ses petites affaires particulières. » Le tapage était grand. Un garçon allait et venait le plus vite qu’il lui était possible, ayant tout à la fois à servir la table et à régler le compte de chacun. L’hôte était assis sur un petit banc, sous le manteau de la cheminée, occupé en apparence de certains dessins qu’il faisait et défaisait sur la cendre avec les pincettes, mais, dans le fait, attentif à tout ce qui se passait autour de lui. Il se leva au bruit du loquet et alla au-devant des nouveaux venus. Lorsqu’il eut vu le guide, « Maudit homme ! dit-il en lui-même, faut-il donc que tu viennes toujours m’embarrasser quand je le voudrais le moins ? » Ayant ensuite jeté rapidement un coup d’œil sur Renzo, il dit encore à part lui : « Je ne te connais pas, mais, arrivant avec un tel chasseur, tu dois être chien ou lièvre : quand tu auras dit deux mots, je te connaîtrai. » Toutefois de ces réflexions rien ne parut sur le visage de l’hôte, qui demeurait immobile comme un portrait, petite face ronde et reluisante, avec une petite barbe touffue tirant sur le roux, et deux petits yeux clairs et fixes.

« Que désirent ces messieurs ? dit-il à haute voix.

— Avant tout, un bon cruchon de vin franc, dit Renzo, et puis un morceau à manger. » En disant ces mots, il s’assit sur l’un des bancs, vers le bout de la table, et poussa un « ah ! » sonore, comme pour dire : Cela fait du bien de s’asseoir un peu, après avoir été si longtemps debout et à la besogne. Mais au même instant il se souvint de ce banc et de cette table où il s’était assis pour la dernière fois avec Lucia et Agnese, et il soupira. Puis il secoua sa tête, comme pour chasser cette idée, et vit venir l’hôte avec le vin. L’officieux compagnon s’était assis vis-à-vis de Renzo. Celui-ci lui versa aussitôt à boire, en disant : « Pour rafraîchir les lèvres, » et remplissant l’autre verre, il l’avala tout d’un trait.

« Que me donnerez-vous à manger ? dit-il ensuite à l’hôte.

— J’ai de la daube : l’aimez-vous ? dit celui-ci.

— Oui, bravo ! de la daube.

— Vous allez être servi, dit l’hôte à Renzo ; et il ajouta, s’adressant au garçon : Servez cet étranger. Puis il s’achemina vers la cheminée. Mais reprit-il ensuite, en revenant vers Renzo, pour du pain, je n’en ai pas dans un jour comme celui-ci.

— Quant au pain, dit Renzo à haute voix et en riant, la Providence y a pourvu. » Et tirant de sa poche le troisième et dernier de ces pains qu’il avait ramassés sous la croix de San Dionigi, il l’enleva en l’air en criant : « Voilà le pain de la Providence. »

À cette exclamation, plusieurs se tournèrent ; et, voyant ce trophée en l’air, l’un d’eux cria : « Vive le pain à bon marché !

— À bon marché ? dit Renzo : gratis et amore.

— Encore mieux, encore mieux.

— Mais, ajouta aussitôt Renzo, je ne voudrais pas que ces messieurs pensassent mal là-dessus. Je ne l’ai pas grippé, comme on dit, je l’ai trouvé par terre ; et si je pouvais aussi trouver son maître, je suis prêt à le lui payer.

— Bravo ! bravo ! crièrent avec de grands éclats de rire les camarades attablés, dont aucun n’eut l’idée qu’il parlait ainsi tout de bon.

— Ils croient que je plaisante ; mais la chose est bien telle, » dit Renzo à son guide ; et, faisant tourner ce pain dans sa main, il ajouta : « Voyez comme ils l’ont accommodé ; on dirait une focaccia[1] ; mais c’est qu’il y en avait du monde ! et s’il s’y trouvait de ceux qui ont les côtes un peu tendres, ils auront été frais. » Puis aussitôt, dévorant trois ou quatre bouchées de ce pain, il y mit dessus un second verre de vin et ajouta : « Ce pain-là ne veut pas descendre tout seul. Je n’ai jamais eu le gosier si sec ; mais aussi on a fait de beaux cris.

— Préparez un bon lit pour ce brave jeune homme, dit le guide, car il compte coucher ici.

— Vous voulez coucher ici ? demanda l’hôte à Renzo, en s’approchant de la table.

— Certainement, répondit Renzo, un lit sans façon, pourvu que les draps soient blancs de lessive, car je suis un pauvre garçon, mais habitué à la propreté.

— Oh ! quant à cela… » dit l’hôte : il alla vers son comptoir, qui était dans un coin de la cuisine, et revint avec une écritoire et un petit carré de papier blanc dans une main, et une plume dans l’autre.

— Qu’est-ce que cela signifie ? » s’écria Renzo, en avalant un morceau de la daube que le garçon avait mise devant lui ; et souriant ensuite d’un air d’étonnement, il ajouta : « Est-ce là le drap blanc de lessive ? »

L’hôte, sans répondre, mit sur la table l’écritoire et le papier ; puis il appuya sur cette même table son bras gauche et le coude de son bras droit ; et, tenant la plume en l’air et le visage levé vers Renzo, il lui dit : « Faites-moi le plaisir de me dire vos nom, prénoms et le pays d’où vous êtes.

— Que dites-vous ? demanda de nouveau Renzo ; et qu’est-ce que toutes ces histoires-là ont de commun avec mon lit ?

— Je fais mon devoir, dit l’hôte en regardant en face le guide. Nous sommes obligés de rendre compte de toutes les personnes qui viennent loger chez nous : nom et prénoms, et de quelle nation il est, pour quelle affaire il vient, s’il a des armes… combien de temps il doit séjourner dans cette ville… ce sont les termes de l’ordonnance. »

Avant de répondre, Renzo vida un autre verre ; c’était le troisième ; et, à partir de ce moment, je crains que nous ne puissions plus les compter. Puis il dit : « Ah ! ah ! vous avez l’ordonnance ! Et moi j’établis que je suis docteur en lois ; et par là je sais tout de suite le cas que l’on fait des ordonnances.

— Je parle sérieusement, » dit l’hôte, toujours en regardant le muet compagnon de Renzo ; et, allant de nouveau vers son comptoir, il y prit un grand papier, un exemplaire véritable de l’ordonnance, et vint le déployer devant les yeux de Renzo.

— Ah ! voilà ! s’écria celui-ci en levant d’une main le verre rempli de nouveau et qu’il s’empressa de vider, et en avançant ensuite l’autre main, avec un doigt tendu, vers l’ordonnance, voilà ce beau feuillet de missel. Je m’en réjouis grandement. Je les connais, ces armoiries ; je sais ce que veut dire cette face d’arien avec la corde au cou. (On mettait alors en tête des ordonnances les armes du gouverneur ; et dans celles de don Gonzalo Fernandez de Cordova se voyait un roi maure enchaîné par la gorge.) Elle veut dire, cette face : Commande qui peut, et obéit qui veut. Quand cette face aura fait aller aux galères le seigneur don… suffit, je m’entends ; comme dit un autre feuillet de missel semblable à celui-ci ; quand elle aura fait qu’un honnête garçon puisse épouser une honnête fille qui consent à le prendre pour mari, alors je lui dirai mon nom, à cette face ; je lui donnerai même un baiser par-dessus le marché. Je puis avoir de bonnes raisons pour ne pas le dire, mon nom. Oh ! bon, et si un méchant coquin, avec une bande d’autres coquins à ses ordres, car s’il était seul… et ici un geste acheva la phrase… Si un méchant coquin voulait savoir où je suis pour me jouer quelque mauvais tour, je demande, moi, si cette face se remuerait pour venir à mon aide. Est-ce que je suis obligé de dire mes affaires ? Oh ! celle-là est nouvelle. Je suis venu à Milan pour me confesser, mettons le cas ; mais je veux me confesser à un père capucin, comme qui dirait, et non pas à un maître d’hôtellerie. »

L’hôte se taisait et continuait de regarder le guide, qui ne faisait de démonstrations d’aucune sorte. Renzo, nous avons regret à le dire, avala un autre verre, et poursuivit : « Je vais te faire, mon cher hôte, un raisonnement que tu sauras comprendre. Si les ordonnances qui parlent bien en faveur des bons chrétiens sont choses dont on ne tient pas compte, encore moins doit-on tenir compte de celles qui parlent mal. Emporte donc tous ces embarras, et donne-moi à la place un autre cruchon, car celui-ci est fêlé. » En disant cela, il le frappa légèrement du doigt et ajouta : « Écoute, cher hôte, comme il sonne creux. »

Cette fois encore, Renzo avait peu à peu attiré l’attention de ceux qui se trouvaient là, et cette fois encore il fut applaudi par son auditoire.

« Que dois-je faire ? dit l’hôte en regardant l’inconnu qui n’était pas tel pour lui.

— Allons donc, allons donc, crièrent plusieurs des camarades : ce jeune homme a raison ; ce ne sont que des gênes, des pièges, des tromperies : loi nouvelle aujourd’hui, loi nouvelle. »

Au milieu de ces cris, l’inconnu lançant à l’hôte un regard de reproche pour l’interrogation qu’il lui avait adressée trop à découvert, dit : « Laissez-le donc faire comme il l’entend : ne faites pas de scènes.

— J’ai rempli mon devoir, dit l’aubergiste à haute voix ; et il ajouta en lui-même : — maintenant j’ai le dos au mur[2]. — Puis il prit le papier, la plume, l’écritoire, l’ordonnance, et le cruchon vide, pour le remettre au garçon.

— Apporte du même, dit Renzo : je le trouve de bon naturel, et nous l’enverrons coucher avec l’autre, sans lui demander ses nom et prénoms, ni de quel pays il est, ni ce qu’il vient faire, ni s’il doit rester longtemps dans cette ville.

— Du même, » dit l’hôte au garçon, en lui donnant le cruchon, et il retourna, s’asseoir sous le manteau de la cheminée. « Lièvre et dix fois lièvre, disait-il en lui-même, en reprenant ses dessins sur la cendre, et dans quelles mains tu es tombé ! Grand imbécile ! si tu veux te noyer, libre à toi ; mais l’hôte de la Pleine-Lune n’ira pas se compromettre pour tes extravagances. »

Renzo remercia le guide et tous ceux qui avaient pris son parti. « Braves amis ! dit-il, je vois bien à présent que les honnêtes gens se donnent la main et se soutiennent. » Puis, étendant la main en l’air au-dessus de la table, et se posant de nouveau en prédicateur : « C’est pourtant une chose étrange, s’écria-t-il, que tous ceux qui règlent les affaires veuillent faire entrer partout le papier, la plume et l’écritoire ! Toujours la plume en l’air ! Singulière manie que ces messieurs ont pour la plume !

— Eh ! brave villageois ! voulez-vous en savoir la raison ? dit en riant l’un des joueurs qui gagnait.

— Voyons un peu, répondit Renzo.

— La voici, la raison, dit cet autre. C’est que ces messieurs sont ceux qui mangent les oies, et ils se trouvent avoir ainsi tant de plumes, tant de plumes qu’il faut bien qu’ils en fassent quelque chose. »

Tous se mirent à rire, excepté celui qui perdait.

« Tiens ! dit Renzo, en voilà un qui est poëte. Vous avez aussi des poëtes, vous autres ; au reste, il en naît en tout pays. J’en ai moi-même ma petite veine, de poésie, et quelquefois j’en dis d’assez drôles… mais quand les choses vont bien. »

Pour comprendre cette bêtise dans la bouche du pauvre Renzo, il faut savoir que chez le vulgaire, à Milan, et plus encore dans la province, qui dit poëte ne dit pas, comme chacun l’entendrait, un génie sacré, un habitant du Pinde, un nourrisson des Muses ; il dit un cerveau bizarre et un peu timbré qui, dans ses propos et ses actions, vise plutôt au subtil et au singulier qu’au raisonnable ; tant ce mal-appris de vulgaire est osé pour se jouer des mots et leur prêter la signification la plus opposée à celle qui leur appartient ! Car, je vous le demande, qu’a de commun un poëte avec un cerveau timbré ?

« Je vais vous la donner, moi, la vraie raison, ajoute Renzo ; c’est que cette plume, ce sont eux qui la tiennent ; et, moyennant cela, les paroles qu’ils disent s’envolent et disparaissent ; mais pour celles que disent un pauvre garçon, ils les écoutent bien, et vite, vite ils les enfilent en l’air avec cette plume, et vous les clouent sur le papier, pour s’en servir en temps et lieu. Ils ont encore une autre malice, c’est que, lorsqu’ils veulent faire embrouiller un pauvre garçon qui n’a pas étudié, mais qui a un peu de… je sais bien ce que je veux dire… » Et, pour se faire entendre il allait se frappant le front du bout de son doigt ; … « Et lorsqu’ils s’aperçoivent qu’il commence à comprendre l’imbroglio, paf ! ils jettent à travers le discours quelque mot latin, pour lui faire perdre le fil et lui troubler les idées. Au reste, il n’en manque pas, d’habitudes à faire abandonner. À bon compte, aujourd’hui tout s’est fait sans cérémonies, sans plume, ni encre ni papier ; et demain, si l’on sait se conduire, on fera mieux encore : sans toucher un cheveu à personne, pourtant ; tout par la voie de la justice. »

Cependant quelques-uns de ces gens s’étaient remis à jouer, d’autres à manger, plusieurs à crier. Quelques-uns aussi s’en allaient ; il en arrivait de nouveaux ; l’aubergiste s’occupait des uns et des autres ; toutes choses qui n’ont que faire avec notre histoire. Le guide inconnu était lui-même impatient de se retirer ; il paraissait n’avoir rien à faire en ce lieu ; et pourtant il ne voulait point partir avant d’avoir encore un peu causé avec Renzo en particulier. Il se tourna vers lui, ramena l’entretien sur l’affaire du pain ; et, après quelques-unes de ces phrases qui depuis quelque temps couraient dans toutes les bouches, il en vint à mettre au jour un plan de son invention : « Ah ! si je commandais, dit-il, je trouverais bien le moyen, moi, de faire marcher les choses comme il faut.

— Que feriez-vous ? demanda Renzo en le regardant avec deux yeux plus brillants qu’ils n’auraient dû l’être, et en tordant un peu la bouche, comme pour prêter plus d’attention.

— Ce que je ferais ? dit l’autre, j’arrangerais les choses de façon qu’il y eût du pain pour tout le monde ; pour les pauvres comme pour les riches.

— Ah ! voilà qui est bien, dit Renzo.

— Voici comment je m’y prendrais. D’abord une taxe raisonnable, afin que tous pussent y arriver. Après quoi répartir le pain en raison des bouches, parce qu’il y a des goulus sans discrétion qui voudraient tout pour eux, qui attrapent tout ce qu’ils peuvent, et puis le pain manque pour les pauvres gens. Ainsi donc répartir le pain. Et le moyen ? le voici : donner un billet à chaque famille, en proportion des bouches, pour aller prendre le pain chez le boulanger. À moi, par exemple, on donnerait un billet sous cette forme : Ambrogio Fusella, fourbisseur de profession, avec femme et quatre enfants, tous en âge de manger du pain (notez bien) ; qu’il lui soit donné tant de pain, et qu’il ait tant à payer. Mais faire les choses avec justice, toujours en raison des bouches. À vous, par supposition, on ferait un billet pour votre nom ?

— Lorenzo Tramuglino, dit le jeune homme qui, charmé du projet, ne remarqua pas qu’il reposait tout entier sur le papier, la plume et l’écritoire ; et que, pour le mettre à exécution, la première chose à faire était de prendre les noms des personnes.

— Fort bien, dit l’inconnu ; mais avez-vous femme et enfants ?

— Je devrais bien… des enfants, non… c’est trop tôt… mais la femme… si le monde allait comme il devrait aller…

— Ah ! vous êtes seul ! En ce cas, je suis fâché, mais votre portion serait moindre.

— C’est juste ; mais si bientôt, comme je l’espère et avec l’aide de Dieu… bref ; quand j’aurais, moi aussi, une femme ?

— Alors, on change le billet, et l’on augmente la portion. Comme j’ai dit ; toujours en raison des bouches, dit l’inconnu en se levant.

— Voilà qui est bien, cela, » cria Renzo ; et il poursuivit en criant encore et frappant du poing sur la table : « Et pourquoi ne font-ils pas une loi dans ce genre-là ?

— Que voulez-vous que je vous dise ? En attendant, je vous souhaite bonne nuit et je m’en vais ; car je pense que ma femme et mes enfants sont depuis longtemps à m’attendre.

— Encore une goutte, une goutte, criait Renzo en remplissant à la hâte le verre de l’autre ; et, se dressant, il le saisit par le bord de son pourpoint et le tirait fortement à lui pour l’obliger à se rasseoir. Encore une goutte, ne me faites pas cet affront. »

Mais l’ami, tirant de son côté, se dégagea, et, laissant Renzo faire un galimatias d’instances et de reproches, il dit de nouveau : « Bonne nuit ; » et s’en fut. Il était déjà dans la rue que Renzo lui en contait encore pour retomber ensuite comme un plomb sur son banc. Il considéra ce verre qu’il avait rempli ; et, voyant passer le garçon devant la table, il lui fit signe de s’arrêter, comme s’il avait quelque affaire à lui communiquer ; puis il lui montra le verre, et, prononçant les mots avec une solennelle lenteur, les détachant l’un de l’autre d’une manière toute particulière, il dit : « Le voilà ; je l’avais préparé pour cet honnête homme. Voyez ; pleine rasade ; tout à fait en ami ; mais il ne l’a pas voulu. Les gens ont quelquefois de singulières idées. Ce n’est pas ma faute ; mon bon cœur s’est assez fait voir. Maintenant, puisque la chose est faite, il ne faut pas le laisser perdre. » Cela dit, il prit le verre et le vida d’un trait.

« Je comprends, dit le garçon en s’en allant.

— Ah ! vous comprenez, reprit Renzo ; donc c’est vrai ce que je dis. Ce que c’est que de parler juste ! »

Ici il ne faut rien moins que l’amour que nous avons voué à la vérité pour nous faire poursuivre fidèlement un récit qui fait si peu d’honneur à un personnage si essentiel, on pourrait presque dire au héros de notre histoire. Mais, par suite de cette même impartialité, nous devons avertir aussi que c’était la première fois que pareille chose arrivait à Renzo ; et c’est même à son manque d’habitude de semblables désordres qu’il faut attribuer en grande partie tout ce que le premier auquel il se livra eut de fatal pour lui. Ces quelques verres qu’il avait dans le principe avalés l’un sur l’autre, contre sa coutume, tant à cause de l’altération qu’il éprouvait que par un certain trouble d’esprit qui ne lui laissait rien faire avec mesure, lui avaient subitement porté à la tête, tandis que pour un buveur un peu exercé ils n’auraient produit d’autre effet que d’apaiser sa soif. À ce sujet, notre anonyme fait une observation que nous répéterons pour ce qu’elle peut valoir. Les habitudes honnêtes et réglées, dit-il, portent avec elles cet avantage, parmi tant d’autres, que, plus elles sont anciennes et enracinées chez un homme, plus il est sujet, pour peu qu’il s’en éloigne, à se ressentir aussitôt de cet écart, de manière qu’il en conserve ensuite un long souvenir et s’instruit par sa faute même.

Quoi qu’il en soit, lorsque ces premières fumées eurent monté au cerveau de Renzo, le vin et les paroles continuèrent d’aller leur double train, sans règle ni mesure ; et, au moment où nous l’avons laissé, sa contenance n’était déjà rien moins qu’assurée. Il se sentait une grande envie de parler. Les auditeurs, ou du moins ceux qu’il pouvait prendre pour tels, ne lui manquaient pas ; et pendant quelque temps les mots étaient venus d’assez bonne grâce se laisser arranger tant bien que mal dans sa bouche. Mais peu à peu le travail d’achever les phrases commença à lui devenir singulièrement difficile. La pensée qui s’était présentée vive et nette à son esprit se perdait dans un nuage et s’évanouissait tout à coup ; et le mot, après s’être longtemps fait attendre, n’était pas celui qu’il fallait. Dans cette peine, et par l’un de ces faux instincts qui, en tant de choses, perdent les hommes, il recourait à son bienheureux cruchon. Mais quel secours pouvait lui prêter le cruchon dans une telle circonstance ? Que celui qui a un peu de sens le dise.

Nous ne rapporterons que quelques-uns des propos si nombreux qu’il tint dans cette malheureuse soirée ; ceux que nous omettons seraient, en effet, ici trop déplacés ; car non-seulement ils n’ont pas de sens, mais ils n’ont pas même l’air d’en avoir, ce qui, pour un livre imprimé, est une condition nécessaire.

« Ah ! notre hôte, notre hôte ! recommença-t-il à dire, en le suivant de l’œil autour de la table ou sous le manteau de la cheminée, le regardant quelquefois là où il n’était pas, et parlant toujours au milieu du tapage que faisait la compagnie ; hôte singulier que tu es ! Je ne puis le digérer, ce trait que tu m’as fait là… Le nom, le prénom et l’affaire. À un garçon comme moi !… Tu ne t’es pas bien comporté. Quel plaisir, dis-moi donc un peu, quel bonheur, quelle jouissance… à coucher sur le papier un pauvre garçon ? Parlé-je bien, messieurs ? Les hôtes devraient toujours se mettre du côté des bons garçons… Écoute, écoute, notre hôte ; je veux te faire une comparaison… par la raison… Vous riez, vous autres ? Je suis un peu en gaieté, c’est vrai… Mais les raisons, je les donne justes. Dis-moi un peu ; qui est-ce qui soutient ta boutique ? Les pauvres garçons, n’est-ce pas ? Dis-je bien ? Remarque un peu si ces messieurs des ordonnances viennent jamais chez toi boire un tout petit verre.

— Tous gens qui ne boivent que de l’eau, dit un voisin de Renzo.

— Ils veulent garder leur tête libre, ajouta un autre, pour pouvoir mieux mentir.

— Ah ! s’écria Renzo, cette fois c’est le poëte qui a parlé. Vous entendez donc aussi, vous autres, mes raisons. Réponds-moi donc, notre hôte. Ferrer lui-même, qui est pourtant le meilleur de tous, est-il jamais venu trinquer ici et y déposer un denier ? Et ce chien d’assassin de don… ? Je me tais, parce que je suis un peu trop en train. Ferrer et le père Crrr… Je sais bien ce que je veux dire, ceux-là sont deux braves gens ; mais il y en a peu de braves gens. Les vieux sont pires que les jeunes, et les jeunes… pires encore que les vieux. Cependant je suis bien aise qu’il n’y ait pas eu de sang ; allons donc ! ce sont des actes de barbarie qu’il faut laisser au bourreau. Du pain ; oh ! cela, oui. J’en ai reçu, des poussées ; mais… aussi j’en ai données. Place ! abondance ! vive !… Et pourtant, Ferrer lui-même… Quelque petit mot en latin… Siès baraòs trapolorum… Maudit défaut. Vive ! justice ! pain ! Ah ! voilà des mots raisonnables !… C’était là-bas qu’il les fallait, ces camarades,… quand résonna tout à coup le maudit ton, ton, ton, et puis encore ton, ton, ton. On ne se serait pas mis à courir alors. Et ce monsieur le curé,… le tenir là. Je sais bien à qui je pense ! »

À ces mots, il baissa la tête, et demeura quelque temps comme absorbé dans une pensée ; puis il poussa un gros soupir, et releva deux yeux humides et si étrangement piteux, un visage où le chagrin se peignait avec si peu de grâce, qu’il eût été fâcheux que la personne, objet de ce chagrin, eût pu le voir exprimé de cette manière. Mais ces rustres de cabaret qui avaient déjà commencé à s’amuser de Renzo et de la chaleur de son éloquence embrouillée, s’amusèrent d’autant plus de son air contrit. Les plus rapprochés de sa place disaient aux autres : « Regardez ; » et tous se tournaient vers lui, si bien qu’il devint le jouet de la compagnie. Non qu’ils fussent tous dans leur bon sens, ou avec cette dose quelconque de bon sens qui leur était ordinaire ; mais, à dire vrai, aucun ne l’avait perdue autant que le pauvre Renzo avait perdue la sienne ; et de plus il était villageois. Ils se mirent tour à tour à l’agacer par de plates et grossières questions, par de moqueuses cérémonies. Renzo, tantôt faisait mine de s’en formaliser, tantôt le prenait en riant, ou bien, sans faire attention à toutes ces voix, il parlait de tout autre chose, répondait, interrogeait, toujours à tort et à travers. Par bonheur, au milieu de son égarement, il lui était resté comme une attention d’instinct à ne pas laisser échapper les noms des personnes ; de sorte que celui qui devait être le plus profondément gravé dans sa mémoire ne fut jamais prononcé. Il nous serait trop pénible que ce nom, pour lequel nous nous sentons nous-mêmes quelque affection et quelque respect, eût traîné dans de telles bouches, que des langues de cette espèce en eussent fait leur divertissement.


  1. Gâteau de farine mou et plat, connu aussi dans le midi de la France sous le nom vulgaire de fougasse.
  2. Je suis à l’abri, (N. du T.)