Les Femmes arabes en Algérie/Pour faire une musulmane médecin

Société d’éditions littéraires (p. 130-137).


Pour faire une musulmane médecin




Comment la femme arabe pourrait-elle s’éclairer, s’affiner, devenir apte à perfectionner ses industries pour les rendre plus productives, puisqu’elle n’a pas d’écoles où elle peut aller s’instruire ?

Pendant mon séjour à Alger, j’ai dû avec surprise constater que la capitale de l’Algérie était dépourvue d’écoles indigènes de filles. Voici en quelles circonstances :

Une ancienne habitante de l’Algérie, avait conçu le projet de faire initier à ses frais à l’art de guérir, une mauresque. Elle voulait que le diplôme décroché, la nouvelle doctoresse qui aurait gardé pour inspirer confiance, le costume et les mœurs de sa race, se dévouât à soulager les maux des femmes ses compatriotes et coreligionnaires.

Ce but louable, ne pouvant qu’aider à l’affranchissement de la femme arabe, je me mis à la recherche d’une jeune mauresque que son intelligence rendrait apte à profiter des études médicales. Pensant que nulle part, mieux qu’à son école, je pourrais être renseignée sur les dispositions d’une fillette de neuf à dix ans, je m’informais où se trouvaient les écoles arabes de filles.

Plusieurs personnes firent à ma question des réponses prouvant qu’elles ne comprenaient ce que je demandais ; alors, me souvenant des Zaouïa (écoles entretenues par les mosquées) je dirigeais mes pas vers la place du Gouvernement, et j’entrai dans la grande mosquée, si joliment illuminée à la fin du Ramadan par les feux des émeraudes (simples lampions verts) qui la constellent. Le Taleb (savant) auquel je m’adressais parut lui aussi, surpris de ma question. Il réfléchit longuement et enfin m’affirma qu’il n’y avait pas à Alger d’écoles arabes pour les filles.

— Est-ce qu’il n’y en a jamais eu ?

— Si.

— Est-ce qu’il n’y en a pas ailleurs ?

— Si.

Bref, de questions en questions je parvins à connaître le nom d’une ex-directrice des écoles arabes de filles d’Alger ; et à force de marches et de contre marches, l’adresse de sa petite fille qui m’apprit beaucoup de choses ; mais je voulus tout contrôler.

Pour avoir des renseignements précis, exacts, je compulsais dans les bibliothèques les documents officiels, je lus les comptes rendus des Conseils généraux et tout ce qui a trait à l’instruction publique depuis l’annexion. J’appris ainsi, qu’avant le décret en date du 14 Juillet 1850, qui avait organisé l’enseignement musulman et créé dans les villes d’Alger, d’Oran, de Constantine et de Bone une école où les filles arabes recevaient l’enseignement primaire, il existait une école musulmane de filles à Alger ; seulement depuis que la France s’était emparée des biens habbous qui lui permettait de subsister elle avait dû fermer ses portes.

Dans sa session de 1861, le Conseil Général d’Alger avait supprimé l’allocation destinée aux écoles féminines arabes, arguant que l’enseignement pédagogique n’était pas en rapport avec l’état de la femme dans la société musulmane ; qu’il ne saurait se concilier avec les devoirs que les mœurs des musulmans imposent à la femme ; qu’on rendait, en les instruisant, de mauvais services aux jeunes filles et qu’aucun musulman se respectant, n’enverrait sa fille à l’école[1], ni n’y prendrait sa femme ; car, il était reconnu que quand les jeunes filles avaient passé par l’école, elles étaient moins maniables et se pliaient difficilement aux mœurs de leur race.

Point d’écoles, conséquemment point d’écolières. Il s’agissait donc d’entrer directement en rapport avec les familles pour trouver le sujet que je cherchais. Je fis des démarches auprès de nombre de familles qui étaient toutes décidées à vendre leurs fillettes à un musulman, mais qui ne voulurent pas, malgré des offres d’indemnité équivalentes à une dot, me les confier pour les faire instruire.

Si ces démarches furent infructueuses, quant au résultat poursuivi, elles furent pour ma curiosité et mes recherches sur les habitudes et les mœurs des arabes, pleines de profits et d’enseignements.

Dans toutes les races humaines, la classe aisée a plus de préjugés que celle qui ne l’est pas. Je songeais que ma proposition n’avait de chance d’être acceptée, que par les pauvres ; et j’allais frapper au bureau d’assistance musulmane. Le trésorier qui avait vu une jeune fille arabe s’instruire avec succès, prendre son diplôme d’institutrice, parut tout disposé à m’aider à trouver la future docteur. — Il voyait surtout le côté humanitaire de la question ; car quant à l’assimilation, il en désespérait, disait-il, et comparait le fanatisme musulman à celui de Saint-Louis, qui parlait d’enfoncer à ceux qui ne croyaient pas, son épée jusqu’à la garde dans le corps.

L’instruction justement, tue le fanatisme et les Français qui veulent réellement conquérir les arabes fanatiques, feraient bien d’imiter le vice-roi d’Égypte Mahomed-Ali, qui faisait ramasser les enfants dans les rues et sur les places publiques, pour les conduire à l’école. C’est ainsi qu’il a pu régénérer son pays.

Cependant, le temps passait et aucune petite pauvresse n’avait encore fixé notre choix. Il importait de trouver une enfant sachant au moins lire et un peu parler en français.

J’adressais partout et à tous ma réclamation ; je passe les recherches vaines, les espoirs déçus, les indications erronées, le fameux sujet fut trouvé et perdu maintes fois avant d’être découvert. Enfin, j’allais chez le recteur de l’académie d’Alger.

M. Jeanmaire se déclara sympathique à l’idée d’instruire une musulmane. Il conseilla de choisir une Kabyle et offrit obligeamment de trouver une enfant intelligente. On devrait l’envoyer faire ses études à Paris ; car, si elle restait à Alger, les arabes n’auraient pas pour elle autant de considération que si elle revenait de France.

On lui faciliterait son instruction. Elle obtiendrait des dispenses, serait reçue officier de santé…

Son exemple qui déciderait d’autres arabes à faire faire des études médicales à leurs filles, pousserait l’État qui fabrique des médecins arabes, auxquels il donne le traitement de médecins de colonisation à agir de même envers les femmes. D’autant que cela lui coûterait moins ; les filles étant tout de suite assimilées tandis qu’il faut quatre ans pour assimiler les garçons.

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Mon départ précipité d’Algérie fit forcément ajourner le projet de faire une musulmane médecin.

Avant longtemps l’idée sera reprise ; j’ai dès maintenant la certitude, que les études sérieuses ne répugneront pas aux filles de notre Afrique du Nord.

Il est aussi urgent au point de vue patriotique qu’au point de vue humanitaire, qu’il y ait des musulmanes médecins ; car, la pieuvre anglaise essaie d’enserrer de ses tentacules notre belle colonie ; après avoir fourni armes et poudre aux belligérants et aux bandits, afin de « nous faire » dans le désordre et le trouble l’Algérie, elle cherche à conquérir moralement le pays.

Elle fait envahir les tribus arabes, par des légions de prétendues doctoresses qui sous prétexte de traiter les musulmanes et de leur donner des médicaments, pénètrent sous les tentes pour déprécier, calomnier la France et faire l’apologie de l’Angleterre. Quand on chasse ces diaconesses, elles rentrent comme hiverneuses.



  1. Mohammed Kamal, rédacteur au journal Le Mobacher, réclame énergiquement l’instruction de la femme arabe.