Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 58-99).
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ACTE TROISIÈME.

Même décor. — Une table à droite, près de la cheminée, à la place du canapé.


Scène PREMIÈRE.

LACHAPELLE, GABRIELLE.
Lachapelle, entrant.

Ah ! c’est trop fort !

GABRIELLE, entrant.

Plaît-il ?

LACHAPELLE.

Pardon ! Je parle de ce coquin de Lazarowitch que je viens de rencontrer allant au chemin de fer.

GABRIELLE.

Le prince ?

LACHAPELLE.

Il m’a crié : « Eh bien ! ils sont donc ruinés, ces pauvres gens ?… Un neveu d’Amérique… on m’a conté cela… c’est très drôle !… » Et là-dessus, il s’est sauvé !

GABRIELLE.

Ah ! le monstre ! Il s’en va maintenant que ma soeur n’a plus de dot.

LACHAPELLE.

Justement !

GABRIELLE.

Ma pauvre Jenny ; allons la prévenir…

LACHAPELLE.

Oui, mademoiselle !

GABRIELLE.

Ah ! les hommes !

LACHAPELLE, s’arrêtant.

Mais pardon… distinguons… (Prenant son parti.) Aussi bien, je suis pressé et le temps de l’hésitation est passé… Oui, je n’hésite plus !

GABRIELLE, reculant.

Mais qu’est-ce que c’est que ça, mon Dieu !

LACHAPELLE.

Voilà six mois, mademoiselle, que je consulte mon coeur à l’instigation de mademoiselle Claire et que je me demande si je vous aime pour tout de bon, ou si je ne vous aime pas !

GABRIELLE.

Ce doute me charme !

LACHAPELLE.

Il n’y a plus de doute, mademoiselle, en vous voyant hier évanouie, j’ai compris pour la première fois ce qui se passe dans cette âme… je vous aime ! C’est un fait avéré, incontestable !

GABRIELLE.

Mais prenez garde ! S’il y avait malentendu, si c’était ma soeur au lieu de moi ?

LACHAPELLE, frappé et réfléchissant un instant.

Votre soeur… (Avec décision.) Non !

GABRIELLE.

Alors, c’est très-décidément ?

LACHAPELLE.

Vous !

GABRIELLE.

Eh bien ! qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ?

LACHAPELLE.

Mais je veux que vous m’autorisiez à demander votre main à monsieur votre père.

GABRIELLE.

Sans dot ?

LACHAPELLE.

Voilà ma nature : dès qu’une femme n’a plus de dot, je me présente !

GABRIELLE.

Mais c’est très-beau, cela !

LACHAPELLE, modestement.

Est-ce beau ?

GABRIELLE.

Mais c’est héroïque !…

LACHAPELLE, idem.

Ah !

GABRIELLE.

Mais vous êtes tout bonnement un grand homme !

LACHAPELLE, idem.

Oh !

GABRIELLE.

Mais je vous aime beaucoup, moi !

LACHAPELLE, vivement.

Alors vous consentez…

GABRIELLE.

À quoi ?

LACHAPELLE.

À m’épouser…

GABRIELLE.

Oh ! non !

LACHAPELLE.

Comment, non ?

GABRIELLE.

Vous autoriser à me faire une cour assidue pendant un nombre illimité d'années, oui. Mais me marier !…

LACHAPELLE.

Eh bien ?

GABRIELLE.

Moi ! J'enchaînerais ma liberté !… et je vous jurerais obéissance… Jamais !

LACHAPELLE.

Ah ! c'est moi qui mettrai mon bonheur à vous obéir !…

GABRIELLE.

Oui, oui… on dit ces choses-là ! puis après !… Lisez l'ouvrage de miss Deborah sur le mariage, c'est à faire dresser les cheveux sur la tête. Des maris qui ne veulent pas que leurs femmes sortent toutes seules… qui lisent leurs lettres, qui refusent de les mener au spectacle… qui les ramènent du bal à une heure du matin… qui se font tirer l'oreille pour un cachemire, qui les tutoient devant le monde, et pour diminuer d'autant leur importance par des comparaisons insultantes, les appellent mon petit chat, mon petit chien, mon petit chou…

LACHAPELLE.

Oh !… je ne vous appellerai jamais…

GABRIELLE.

Non ! non ! Je ne veux pas me marier, tant qu’on n’aura pas réformé tout cela !

LACHAPELLE.

Mais ce sera bien long !

GABRIELLE.

Tant pis pour vous ! Si toutes les jeunes filles faisaient comme moi !…

LACHAPELLE.

Mais vous ne serez plus une jeune fille !… Vous serez une vieille fille !…

GABRIELLE.

Miss Deborah l’est bien !

LACHAPELLE.

Elle l’est mal !

GABRIELLE.

Bien ou mal, je vous défends de demander ma main à mon père !

LACHAPELLE.

Mais…

GABRIELLE.

Car d’abord, je ne sais pas jusqu’à quel point il a le droit de la donner !

LACHAPELLE.

Et puis ?

GABRIELLE.
Et puis… Il faut aller prévenir ma soeur… Venez, venez !…
(Elle sort à gauche.)
LACHAPELLE, la suivant.

Mais ce n’est pas votre dernier mot !… Et à mon retour… (Il va prendre son chapeau ; entrent Toupart et Quentin.) Ah ! mon Dieu !… monsieur Quentin ! Toupart !… Quelles figures !


Scène II

TOUPART, QUENTIN.

(Ils entrent tous deux la tête basse, et, arrivés à l’avant-scène, se regardent consternés.)

QUENTIN, après un moment de silence.

Si nous consultions un autre homme d’affaires ?

TOUPART, soupirant.

Consultons !

QUENTIN.

Et quand je pense qu’il était en Californie et que c’est moi qui l’ai fait venir !

TOUPART.

Oui !…

QUENTIN, l’interrompant.

Quand tu me feras des reproches : c’est fait ! c’est fait ! n’est-ce pas ?…

TOUPART, surpris.

Mais je ne dis…

QUENTIN, de même.

Toutes ces récriminations n’embelliront pas la situation présente !

TOUPART.

Mais puisque…

QUENTIN, de même.

Elles ne feront qu’ajouter à nos douleurs celle de la discorde !

TOUPART.

Mais je ne…

QUENTIN, de même.

Tu regrettes ta vivacité, n’en parlons plus ! Donnons-nous la main, et soyons unis, Toupart nous serons forts !…

TOUPART.

Mais je ne demande pas mieux !

QUENTIN, baissant la voir.

D’autant qu’il n’a pas l’air de l’être, lui !

TOUPART.

Non !

QUENTIN.

Un charpentier !

TOUPART.

Sans usage !

QUENTIN.

Aucun usage !… Est-ce qu’il n’est pas encore couché, à cette heure-ci ?

TOUPART.

Et de vieux madrés comme nous, car je suis Normand, moi.

QUENTIN.

Et moi donc !

TOUPART.

Avec un peu de bonne volonté, on le jouerait par-dessous…

QUENTIN, l’interrompant.

Chut ! Le voilà ! (On aperçoit Jonathan qui arrive tranquillement en taillant de petits morceaux de bois avec son canif.)

TOUPART, bas.

Ce charpentier ! Il coupe de petits morceaux de bois avec son canif !…

QUENTIN, bas.

Oui, oui, ces Américains coupent toujours quelque chose !… Une manie !… comme de s’asseoir les jambes en l’air ! Un joli pays pour les bonnes façons !… Ne faisons pas semblant de le voir !

TOUPART.

C’est cela ! ayons l’air très-satisfaits !… Il ne se doute pas que nous avons consulté.


Scène III

.
TOUPART, QUENTIN, JONATHAN.

(Toupart et Quentin affectent de ne pas voir Jonathan et fredonnent.)

JONATHAN.

Eh bien, qu’est-ce qu’il dit, l’homme de loi ?

QUENTIN, stupéfait.

Vous savez…

TOUPART.
,

Il sait !…

JONATHAN.

Moi, rien du tout ! Seulement, je vous ai vus debout à quatre heures du matin. Je me suis dit : Ils vont au Havre consulter un avocat en cachette… Je le saurai bien… et vous voyez ! — Je le sais.

QUENTIN et TOUPART., un peu sots.

Ah !…

JONATHAN.

Il vous a donc dit que votre affaire n’était pas fameuse, hein ?

QUENTIN et TOUPART.

Non !

JONATHAN, tranquillement.

Si !… Que ma donation était inattaquable ?

QUENTIN et TOUPART.

Non !

JONATHAN.

Si !… Et que vous n’aviez plus droit à rien ?

QUENTIN et TOUPART.

N…

JONATHAN.

Si !…

QUENTIN, éclatant.

Eh bien ! oui !

JONATHAN.

Ah !

QUENTIN.

Mais il n’y a pas qu’un avoué en France ! Et tous les avoués ne sont pas du même avis ; et nous en trouverons bien un qui nous dira que nous avons raison et nous plaiderons ! (À Toupart.) Faisons-lui peur !

TOUPART., bas.

C’est ça ! (Haut.) Nous plaiderons !

JONATHAN.

Vous perdrez !

QUENTIN.

Ta, ta, ta. (Bas à Toupart.) Il ne connaît pas la loi française… Je vais l’éblouir. (Haut.) Ah ! vous croyez, beau neveu, qu’on peut dépouiller sans réserves les héritiers légitimes ?…

JONATHAN, à cheval sur une chaise ; il a commence à tailler le dos de la chaise après avoir jeté son petit morceau de bois.

« Les libéralités par actes entre-vifs ou testamentaires peuvent épuiser la totalité des biens. » Code civil, art. 916.

TOUPART, à Quentin.

Il sait le code !

QUENTIN., à Jonathan.

Oui, mais en attendant, ne coupez pas ma chaise !

JONATHAN.

Bah ! elle est à moi, la chaise !

QUENTIN.

À vous ! à vous !… c’est ce qu’il faut prouver !…

TOUPART, qui a tiré et ouvert son code d’un air triomphant.

C’est ce qu’il faut prouver ! — car… « La donation deviendra, caduque (Appuyant), lc ! pour cause d’ingratitude... » Art. 953.

QUENTIN, vivement.

Et avez-vous été assez ingrats pour ce pauvre Quentin Mascaret ! — L’avez-vous assez abandonné dans ses derniers jours !…

TOUPART.

À sa dernière heure !

QUENTIN.

Ingratitude !

TOUPART.

Monstrueuse !

JONATHAN, de même.

« Mais il n’y aura caducité pour cause d’ingratitude que si le donataire a attenté à la vie du donateur, ou s’il l’a injurié ou battu, ou s’il lui a refusé des aliments… » Art. 955.

TOUPART, regardant le code.

C’est exact ! — Il est joliment fort !

QUENTIN.

Cette législation n’a pas de coeur !… Mais ne coupez donc pas ma chaise !…

JONATHAN.

Mais elle est à moi, la chaise !

TOUPART, qui feuillette le code.

Pas encore ! — Je le tiens !… nous le tenons !… Pour faire une donation, il faut être sain d’esprit !… Article 901.

QUENTIN, lisant son code.

Parbleu ! — Et le défunt n’était pas sain d’esprit, puisque c’est vous qu’il a choisi pour héritier !

JONATHAN.

Prouvez que pas sain !…

TOUPART.

Nous le prouverons !

QUENTIN, feuilletant.

Et nous prouverons qu’il était dans un état habituel d’imbécillité, de démence et de fureur. 489.

JONATHAN.

Les faits seront articulés par écrit ! 493. Articulez !

TOUPART.

Nous articulerons !

JONATHAN.

Vos témoins et vos pièces ?

QUENTIN.

Nous produirons nos témoins et nos pièces !

TOUPART, feuilletant avec rage.

Car il y a captation !

QUENTIN, feuilletant.

Captation ! Où est la captation, Toupart ?

TOUPART, feuilletant.

Je la trouverai ! Où est-elle ?

JONATHAN, tranquillement.

Elle n’y est pas !

TOUPART et QUENTIN, s’arrêtant.

Hein ?

JONATHAN, de même, taillant toujours sa chaise.

Voyez Dalloz, Répertoire général. Verbo : Dispositions entrevifs et testamentaires. Titre 2. Chapitre 2. Section 1re . Art. 1er . Paragraphe 8. No 247 !

TOUPART, découragé, rengainant le code.

Ah ! nous ne sommes pas de force !

QUENTIN, exaspéré.

Mais ne coupez donc pas ma chaise, sapristi !

JONATHAN.

Mais elle est à moi, sapristi !

QUENTIN, rengainant son code.

(Il prend Toupart à part.) Toupart ! l’intimidation réussit mal !

TOUPART.

Bien mal !

QUENTIN, de même.

C’est un homme pratique. Voilà l’inconvénient des hommes pratiques ! Si nous rusions maintenant ?

TOUPART.

Oui, rusons !

QUENTIN, revenant à Jonathan.

Voyons, mon neveu… (À lui-même.) Cette manie de coupailler ! (Haut.) Je pense bien que vous n’avez pas l’intention de vendre l’usine ?

JONATHAN.

Non !

QUENTIN.

Vous continuerez la fabrication des épingles ?

JONATHAN.

Oui !

QUENTIN, souriant.

Eh bien, mais cela va tout seul alors ; nous voulions nous proposer l’association. — Offrez-nous-la, nous acceptons !

TOUPART, appuyant de même.

Voilà !

QUENTIN, bas à Toupart et regardant l’effet produit sur Jonathan.

Je crois que c’est assez rusé ?

TOUPART, bas.

Je crois aussi !

JONATHAN, qui a entendu.

Je crois aussi !… Mais je n’ai pas besoin d’associés !

QUENTIN.

Vous ne connaissez pas la partie !… Un charpentier !

JONATHAN, se levant brusquement.

Allons donc ! Des épingles ou des poutres ! Mais je la sais par cœur, votre fabrique : c’est mal bâti, mal établi, mal mené, et je vais vous faire marcher ça, vous allez voir !…

QUENTIN et TOUPART.

Ah !

JONATHAN.

D’abord, les ateliers par terre, c’est trop petit ; et le moulin à bas, c’est trop grand ; et la rivière ici, c’est trop loin ; et les forges au delà, c’est trop près ! — Et ce salon-là. Regardez-moi cela ! — En voilà de la place perdue… (Quentin et Toupart regardent d’un air effaré tout ce qu’il leur montre.) Quand j’aurai fait passer ici trois tuyaux de calorifère… sous le plafond, les conduits de gaz ; sous le parquet, les conduits d’eau ; un treuil dans un coin, un moufle dans l’autre, avec des fils électriques en travers pour les ordres et un chemin de fer en biais pour les paniers ; vous verrez un peu la mine que ça aura !

QUENTIN, étourdi.

Eh bien, et le thé ?… où le prendra-t-on, le thé ?

JONATHAN.

On le prendra au milieu !

QUENTIN, à Toupart.

C’est un homme qui défriche. Voilà l’inconvénient des hommes qui défrichent ! Prenons-le par le cœur !

TOUPART.

Tâtons le cœur ! Et ta famille, Jonathan ? et tes bons parents, mon enfant, où les mettras-tu ?

JONATHAN.

Qui ça, mes parents… Vous ?

QUENTIN.

Oui. Voilà bien les rails, les treuils et les moufles ; mais les bons parents ?

JONATHAN.

Ah çà, voyons, la main sur la conscience, êtes-vous bons à quelque chose, vous deux ?

QUENTIN.

Mais, bons à tout !

JONATHAN.

Eh ! bien, on verra, on tâchera de vous caser quelque part !

TOUPART, avec amertume.

Il nous casera !

QUENTIN.

Caser tes oncles ?… les frères de…

JONATHAN.

Ah ! quand vous seriez mes grands-pères, est-ce que je vous dois quelque chose, moi ? Je ne dois rien à personne ! À quinze ans je gagnais ma vie tout seul ! Et le vieux… (mon père) ne me donnait pas un dollar ! À dix-sept ans, j’étais caissier ; à dix-neuf, je montais une scierie ; à vingt, j’étais riche ; à vingt-deux, ruiné ; à vingt-huit, je recommençais, et à quarante j’aurai triplé mon capital. Chacun pour soi et en avant ! C’est la devise américaine, et la mienne ! Ce qui ne m’empêche pas d’être un bon garçon qui sera toujours enchanté de faire avec vous sa partie de quilles le dimanche !

TOUPART.

Pour le moment, c’est nous qui sommes les quilles !

QUENTIN, à lui-même.

Nature positive ! Voilà l’inconvénient des natures positives ! Mais, enfin, tu te marieras bien !

JONATHAN.

Pourquoi faire ?

QUENTIN.

Mais pour avoir une petite femme !… élevée à l’américaine !…

JONATHAN.

Ah ! avec ça que j’aime les petites femmes ! Sans parler des mioches, du beau-père, de la belle-mère, et du reste !… merci !… une femme qui n’a en tête que ses chiffons, qui bavarde, raconte vos affaires vous brouille avec les amis, vous fait des gens qui vous déplaisent et qui crie toute la journée ; qui crie si vous rentrez trop tôt, qui crie si vous rentrez trop tard, qui crie si vous ne rentrez pas du tout ! Non, non, non ! Pas si bête, Jonathan ! Je me marierai quand je ne serai plus bon à rien !

QUENTIN.

Pourtant… nous en avons ici….

JONATHAN.

Stop ! Je vais donner un coup d’œil aux livres. Préparez vos comptes de tutelle.

TOUPART.

Nos comptes !…

JONATHAN, se ravisant.

Ah ! si vous voulez rester pour dîner, je veux bien ; mais pas les femmes !… hein ?… pas les femmes ! (Il sort.)


Scène IV

TOUPART, QUENTIN, puis CLAIRE, MADAME TOUPART, MADAME LAHORIE, GABRIELLE, DEBORAH.
TOUPART, imitant Quentin.

Ah ! ah ! vous allez voir l’homme moderne, le pionnier de la civilisation !… le pionnier qui défriche la nature ! — Défriché Toupart ! Défriché Quentin ! (Montrant la chaise.) Défriché les meubles !

QUENTIN.

Et quand je pense que c’est moi qui l’ai fait venir de Californie !

MADAME TOUPART., entrant par le fond.

Eh bien ?

MADAME LAHORIE et DEBORAH., par la gauche.

Eh bien ?

JENNY, CLAIRE et GABRIELLE., par la droite.

Eh bien ?

QUENTIN.

Oui, oui, arrivez !… Il est gentil, le charpentier !

MADAME TOUPART.

Il ne consent pas ?

TOUPART.

À votre départ, si ! si !

TOUTES.

Notre départ ?

QUENTIN.

Il veut bien nous caser, nous, mais il ne veut pas de vous. Voilà tout ce que nous avons obtenu.

MADAME TOUPART.

Je vous fais mes compliments, messieurs !

QUENTIN et TOUPART.

Mais… cependant…

MADAME TOUPART.

Et voilà ces hommes qui prétendent avoir le monopole de l’esprit, de l’intelligence et des affaires !

QUENTIN.

Mais….

MADAME TOUPART.

Taisez-vous !… Vous n’êtes pas seulement capables d’apprivoiser un imbécile !…

TOUPART.

Mais….

MADAME TOUPART.

Ah !… Il est temps que les femmes s’en mêlent !

QUENTIN.

Vous ?

MADAME LAHORIE.

Nous allons réparer vos sottises ! Dehors les hommes !

TOUPART.

Mais… pourtant…

MADAME TOUPART., les poussant vers la porte.

Dehors les hommes !

QUENTIN.

Au moins, dites-nous…

TOUTES, criant.

Dehors les hommes ! (Quentin et Toupart assourdis se sauvent. — Toupart entraine Quentin.)

MADAME LAHORIE.

Sexe bavard ! (Toutes les femmes redescendent vivement.)

MADAME TOUPART.

Mesdames, le Capitole est menacé, et… (À Claire.) Vous nous quittez, mademoiselle ?

CLAIRE.

Ah ! madame, je n’ai pas qualité comme vous pour le sauver. (Elle sort.)


Scène V

MADAME TOUPART, MADAME LAHORIE, DEBORAH,
GABRIELLE, JENNY.
MADAME LAHORIE.

Serait-ce une épigramme ?

MADAME TOUPART.

Mesdames ! mesdames ! délibérons au pied levé. Catilina est à nos portes ! il s’agit de dompter ce farouche personnage et de rester dans la maison ; que chacune donne son avis, — je recueillerai les voix par rang d’âge.

TOUTES.

Oui !

MADAME TOUPART.

La plus âgée d’abord. Parlez ! (Silence.) Eh bien ?

MADAME LAHORIE.

J’attends que miss Deborah commence.

DEBORAH.

Aoh ! — C’était le plus âgé qui commençait…

MADAME LAHORIE.

Allons, ma chère ! vous allez nous faire croire que je suis votre aînée, moi ?…

DEBORAH.

Yes !

MADAME LAHORIE.

Mais, mon petit poulet, ne nous faites donc pas de ces histoires-là. — Tout le monde sait très-bien que vous avez quarante-cinq ans au moins…

DEBORAH.

J’en avais vingt-deux ! Vingt-deux !

MADAME TOUPART, les séparant.

Mesdames ! mesdames ! Catilina est à nos portes et nous nous chamaillons !

MADAME LAHORIE.

Eh bien, moi, je suis pour les moyens violents.

JENNY.

Et moi, aussi depuis la trahison de M. Lazarowitch !

GABRIELLE.

Et moi je suis pour la douceur ! — Qui dompte les bêtes les plus féroces ? l’amour. Faisons-lui tourner la tête et nous lui dicterons nos conditions.

MADAME TOUPART.

Et quel moyen ?

GABRIELLE.

Un moyen de son pays : la flirtation.

TOUTES.

La flirtation !

MADAME TOUPART.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

GABRIELLE.

La flirtation ! c’est ce qui remplace, en Amérique, la coquetterie française… c’est une façon de provoquer ces messieurs… légèrement… en rougissant… et de les regarder en face, en baissant les yeux ! enfin… c’est la flirtation… Demandez à miss…

MISS DEBORAH.

Yes.

MADAME TOUPART.
Que les personnes qui sont pour la flirtechione lèvent la main !
(On lève la main.)
JENNY.

À l’unanimité !

GABRIELLE.

Et maintenant aux armes, c’est-à-dire à la toilette !

(Tout le monde sort. Madame Toupart reste.)

Scène VI

.
MADAME TOUPART, puis JONATHAN.
MADAME TOUPART.

Puisque les convenances me défendent d’user comme elles de mes avantages, préparons-lui un speach ! Le voilà !

JONATHAN, Il entre tenant un crayon et un calepin et comptant.

Dix et quinze vingt-cinq, et huit trente-trois, et sept quarante ! — Ah ! c’est ma tante Toupart ! (Il fait comme s’il ne l’avait pas une et va pour s’éloigner.)

MADAME TOUPART, l’arrêtant.

Mon neveu ! Je laisserai à d’autres le soin de faire appel à votre générosité… à d’autres la tâche plus ingrate de discuter vos droits… à d’autres le pénible office de vous intimider !… Je mettrai la question plus haut !… Je ne vous dirai rien…

JONATHAN, lui serrant la main.

Eh bien, à la bonne heure, ma tante !… vous êtes une femme raisonnable, vous ! (Recommençant ses comptes.) Et huit, trente-trois, et sept…

MADAME TOUPART, continuant.

Rien que ce qui pourra toucher votre raison !… Et d’abord examinons la question au point de vue philosophique et social, et voyons, sur le fait d’héritage, si la législation a sauvegardé les intérêts de la femme… Eh bien, non ! mon neveu ! interrogez l’histoire… Esclave chez les Grecs et reléguée à l’ombre du gynécée, — servante au moyen âge et reléguée à l’ombre du donjon, — la femme n’a jamais pu ni ester en justice, ni contracter, ni acquérir, ni donner, ni écrire, ni penser, ni parler…

JONATHAN, impatienté.

Mais vous voyez bien que si, ma tante.

MADAME TOUPART.

Ne m’interrompez pas, Jonathan ! Et examinez d’abord les femmes antiques.

JONATHAN, la regardant.

Eh bien, c’est tout vu, ma tante… restons-en là !

MADAME TOUPART.

Plaît-il ?

JONATHAN.

Je dis que c’est tout vu !… Laissez-moi donc finir mes comptes, sapristi !… Et sept quarante, et dix… cinquante ! cinquante !

MADAME TOUPART.

Mais je l’ai entendu ! et cette allusion à mon âge est du plus mauvais goût.

JONATHAN.

Hein ?

MADAME TOUPART.

Vous ne répondez à mes raisons que par des insultes, n’est-ce pas ?

JONATHAN.

Moi ?

MADAME TOUPART.

Comme un véritable rustre que vous êtes !

JONATHAN, riant.

Ah çà !

MADAME TOUPART.

Allez ! vous êtes bien un homme !

JONATHAN, de même.

Je l’espère bien !…

MADAME TOUPART.

Mais ça ne durera pas !

JONATHAN.

Ah bah !

MADAME TOUPART.

Je m’entends !

JONATHAN, riant.

Vous criez assez fort pour ça !

MADAME TOUPART.

Et vous êtes un malappris !

JONATHAN, riant

Oui, ma tante.

MADAME TOUPART, exaspérée.

Adieu !

JONATHAN.

Bonsoir ! (Seul, reprenant son compte.) Et sept, quarante, et huit, quarante-huit… (Il continue tout bas, et va pour sortir à droite. Entre Gabrielle.)


Scène VII

.
JONATHAN, GABRIELLE, JENNY.
GABRIELLE.

Ah ! mon cousin !

JONATHAN.

Pardon… (Il gagne la gauche : entre Jenny)

JENNY.

Monsieur Jonathan… (Il salue et va pour sortir par le fond.)

GABRIELLE.

Comment ! vous nous quittez ?…

JONATHAN.

Oui, oui, je cours après la tante Toupart.

JENNY, minaudant.

Oh ! pas si vite !

GABRIELLE, de même.

Pas avant que nous ayons fait connaissance… Venez… venez…

JONATHAN.

Plus tard ! plus tard !

GABRIELLE, l’attirant à droite vers la chaise.

Asseyez-vous là… allons ! allons ! je vous en prie…

JONATHAN, à part.

Qu’est-ce qu’elle me veut, celle-là ? (Il prend la chaise et va pour s’asseoir.)

JENNY, à part.

Ah ! mais, elle va trop vite ! (Au moment où Jonathan prend la chaise, elle pousse un cri.) Ah ! (Elle jette son mouchoir à terre.)

JONATHAN.

Hein !

JENNY, languissamment.

J’ai laissé tomber mon mouchoir.

JONATHAN.

Eh bien, ramassez-le !

JENNY.

Ah ! mon cher Jonathan !

GABRIELLE, à part.

A-t-elle de l’aplomb, cette Jenny !

JONATHAN

Le voilà, cousine !… (Il le lui jette.)

JENNY.

Tenez ! (Elle lui tend sa main à baiser.)

JONATHAN.

Quoi ?

JENNY.

Je vous permets…

JONATHAN.

Quoi ?

JENNY.

Il faut donc vous le dire ? — un baiser.

JONATHAN.

Ah ! (Il prend brusquement sa main pour en finir.)

GABRIELLE, à part.

Ah ! mais non ! Elle va trop vite. (Poussant un cri au moment où Jonathan va baiser la main.) Oh !

JONATHAN.

Hein !

GABRIELLE.

Mon peigne est détaché !… Jonathan ! mon cher Jonathan !…

JENNY, à part, avec dépit.

Est-elle effrontée, cette Gabrielle !

GABRIELLE, à Jonathan.

Aidez-moi à le remettre.

JONATHAN.

Ah çà, est-ce que vous me prenez pour votre domestique, à la fin ?

JENNY et GABRIELLE, protestant.

Oh !

JONATHAN.

Mais vous savez que vous ne m’amusez pas du tout avec vos grimaces !

GABRIELLE.

Ah ! le vilain cousin !

JENNY.

Vous ne voulez donc pas flirter ?

JONATHAN.

Flirter ?

GABRIELLE et JENNY.

À l’américaine ?

JONATHAN.

Ah ! vous voulez ? — Ah ! c’est… Il fallait le dire ! (À part.) Attends, va ! Je vais t’apprendre à flirter, moi ! — Laissez-moi remettre votre peigne, ma toute belle.

GABRIELLE.

À la bonne heure !

JONATHAN, baisant les cheveux de Gabrielle.

Voilà !

GABRIELLE, saisie.

Mon cousin…

JONATHAN, réitérant.

Oui, mon ange !

JENNY, se levant.

Eh bien ! qu’est ce qu’il fait donc ?

JONATHAN, courant à Jenny et lui prenant la taille.

Je flirte, mon mignon !

JENNY, effrayée, en se sauvant.

Monsieur…

JONATHAN.

Ah ! vous voulez flirter, flirtons ! (Il court à Gabrielle.)

GABRIELLE, attrapée par Jonathan dans un coin et cachant son visage.

Au secours ! (Le menaçant.) Je griffe !…

JONATHAN.

Flirtons ! flirtons ! (Il la ramène de force sur le devant de la scène.)

JENNY, perdant la tête et se sauvant.

Ah ! c’est indigne !

JONATHAN, courant à elle sans laisser Gabrielle et la ramenant également sur le devant de la scène.

De vous abandonner !… oui, ma charmante !

JENNY, se défendant.

Au secours !

GABRIELLE, de même.

À l’aide !

JONATHAN, vivement.

Voilà pour vous apprendre… (il embrasse Jenny) à ne pas faire (il embrasse Gabrielle) des avances ? (il embrasse Jenny) qui ne sont (il embrasse Gabrielle) ni convenables (il embrasse Jenny) ni décentes ! (il embrasse Gabrielle.)

GABRIELLE et JENNY.

Grâce !

JONATHAN.

Vous ne recommencerez plus ?

TOUTES DEUX.

Non.

JONATHAN.

Jamais ! jamais ?

TOUTES DEUX.

Jamais !

JONATHAN.

C’est bien ; allez ! et ne péchez plus ! (Reprenant son compte.) Quarante-huit et deux, cinquante.

GABRIELLE, se frottant la joue.

Cinquante ! Il y en a bien cent ! (Elles se rajustent.)

JONATHAN, se retournant.

Eh bien !

GABRIELLE ET JENNY, effrayées, courant.

Ah !… (Elles se sauvent.)

(Madame Lahorie entre et les regarde sortir.)

Scène VIII

JONATHAN seul, puis MADAME LAHORIE.
JONATHAN.

Cinquante et huit… Je ne sais plus où j’en suis !

MADAME LAHORIE., lui frappant sur l’épaule.

Des gamines, mon cher monsieur Jonathan, de véritables gamines !

JONATHAN.

Encore ! By God !

MADAME LAHORIE.

Ce qu’il faut à un homme comme vous, c’est une femme énergique, une maîtresse femme !

JONATHAN, fermant son calepin.

(À part.) J’y renonce ! (Haut.) Ah ! vous croyez ?

MADAME LAHORIE.

Parbleu ! est-ce que vous resterez en France, vous ? vous étoufferiez dans ce potager ! Il vous faut l’Amérique, les sierras, les savanes… le désert, le désert surtout ! avec ses prairies plantureuses… et ses forêts vierges, et dedans, une femme comme les prairies…

JONATHAN.

Oui, et comme les…

MADAME LAHORIE.

Un détail ! un détail ! L’important, c’est qu’elle soit capable de faire au besoin le coup de fusil et de pousser la charrette par derrière. Ah! Jonathan, j’ai vécu de cette existence aventureuse, toute parfumée de senteurs balsamiques, j’ai chassé l’ours dans les montagnes Rocheuses, j’ai pioché l’or… J’ai été attachée au poteau de guerre des Apaches…

JONATHAN, joignant les mains.

Et ils vous ont lâchée !

MADAME LAHORIE.

Ah ! vous allez voir comment ! Nous étions en caravane de six : trois bandits échappés des présidios du Mexique, deux nègres et moi ! Nous nous égarons : plus de vivres ; on mange les mulets… puis les selles et les brides, et nous allions passer aux nègres, quand nous tombons sur une tribu d’Apaches en tenue d’été. Je m’arrête, en passant, pour faire un croquis de ce tableau ; les Apaches me saisissent, me garrottent, je me vois perdue… Quand tout à coup, brisant mes liens d’un seul effort, je pousse un cri formidable… mais un cri, monsieur, qui n’avait rien d’humain… un cri !… attendez ! je vais essayer de le reproduire…

JONATHAN.

Non, non ! c’est inutile.

MADAME LAHORIE.

À ce vacarme, les Apaches tombent foudroyés, croyant à l’apparition d’une divinité vengeresse ! Je m’élance à la nage dans le fleuve ; je gagne l’autre rive, je saute sur un cheval sauvage ; et me voilà !

JONATHAN, soupirant.

Et vous voilà, by God !

MADAME LAHORIE.

Du reste, une force herculéenne ! Voyez mes biceps !… de l’acier !

JONATHAN.

Pardon, je…

MADAME LAHORIE.

Touchez ! touchez ! Voilà les effets de l’escrime et du trapèze ? Qu’est-ce que vous dites de ça ?

JONATHAN.

Diable !

MADAME LAHORIE.

C’est sec, nerveux ! je suis taillée pour la course, (elle va montrer sa jambe.)

JONATHAN, l’arrêtant.

Oui, oui ! je vous crois !

MADAME LAHORIE.

Avec cela, vous comprenez qu’une femme n’est embarrassée de rien ! Elle peut aller partout, et je n’ai pas besoin de vous dire que je suis encore telle que je suis sortie… des bras de mon second mari !

JONATHAN.

Ah !

MADAME LAHORIE.

Quand ferez-vous le troisième, Jonathan ?

JONATHAN.

Moi ?

MADAME LAHORIE.

Oui !

JONATHAN.

Dieu me damne ! ma bonne dame, moi !… affronter cette musculature… être serré dans ces biceps d’acier… jamais !

MADAME LAHORIE.

Comment !

JONATHAN, éclatant.

Voulez-vous me laisser tranquille, vous ! Est-ce que vous êtes folle ?

MADAME LAHORIE.

Folle !

JONATHAN.

Oui, folle !

MADAME LAHORIE.

Mais vous savez que vous êtes un manant, vous ; et que vous ne me faites pas peur, entendez-vous ?

JONATHAN.

Eh bien ! vous, c’est différent, vous me faites peur !

MADAME LAHORIE.

Et si vous n’êtes pas content !… je suis votre femme !

JONATHAN.

Ah ! mais je ne suis pas votre homme !

MADAME LAHORIE.

Il m’insulte !

JONATHAN.

Baraque de maison, avec ses horreurs de…


Scène IX

.
Les précédents, DEBORAH.
DEBORAH.

Quel tioumoulte !

JONATHAN.

Une autre ! Allez-vous-en ! allez-vous-en ! allez-vous-en !

(Il la prend violemment par le bras, la fait passer devant lui, et remonte pour sortir. Miss Deborah et madame Lahorie s’élancent vers lui.)
DEBORAH., de même.

Mauvais garçone ! il osait toucher… what is the word… biousculer !

Ensemble :

(Elle s’embrouille et finit par parler américain. Jonathan et madame Lahorie aussi en même temps.) See what a wretch you, are to dare, to puch me ! You are an ignorant, brute, and a disgrace to America !

JONATHAN.

Will you let me alon, there are women every where ; go to the devil you, she, and all the rest !

MADAME LAHORIE.

Yes ! yes ! Help me, miss Deborah, and we will throw him out at the window.


Scène X

.
Les précédents, QUENTIN, TOUPART, MADAME TOUPART, GABRIELLE, JENNY.
QUENTIN, accourant et les séparant.

Qu’est-ce que c’est que ça, bon Dieu !

TOUPART, de même.

On se tue !

JONATHAN, hors de lui.

Sortez tous ! sortez de ma maison !

QUENTIN.

Mon neveu !

JONATHAN.

Il n’y a pas de neveu !… Je vous donne une heure pour me débarrasser de vous, de vos paquets et de vos jupons… Une heure, entendez-vous, ou je vous fais emballer par mes ouvriers ! (Il remonte vers la cheminée, et boit un verre d’eau. La nuit commence à venir.)

QUENTIN, aux femmes.

Ah ! voilà l’effet que vous produisez, vous !…

TOUTES.

C’est lui qui !…

QUENTIN.

Vous voulez apprivoiser un ours, et vous le rendez enragé !

MADAME TOUPART.

Mais, mon frère, toute la famille…

QUENTIN.

Ah ! parlons-en, de ma famille ! Et qu’est-ce que vous en avez fait de ma famille ? Une maison à l’aventure !… le gâchis, le désordre et le gaspillage partout !… (Montrant Jenny.) Une fille qui court la pretantaine à cheval !… (montrant Gabrielle) l’autre qui court le lièvre !… (montrant sa sœur) une vieille folle qui radote !… (montrant Deborah) une vieille fille qui baragouine !… (montrant madame Lahorie) et un Turco !… La voilà, ma famille !… Où peut-on être plus mal qu’au sein de ma famille ?…

DEBORAH.

Mais…

QUENTIN.

Ah ! vous, la médecine !… Allez voir… au Niagara, si j’y suis… (Aux autres.) Et vous, allez faire vos malles !…

GABRIELLE.

Nous-mêmes !…

QUENTIN.

Allez faire vos malles !…

JONATHAN, redescendant furieux.

Allez faire vos malles, by God !…

QUENTIN.

Mais on y va ! on y va !… Et dire que c’est moi qui l’ai fait venir de Californie !

(Jonathan les fait tous reculer et toutes les portes se referment sur lui en même temps.)


Scène XI

.
JONATHAN, seul ; il prend une chaise et s’étale avec bonheur.

Enfin ! je suis seul chez moi !… Ce n’est pas malheureux !… (Il regarde l’heure.) Cinq heures !… Les ouvriers sont partis !… Je n’ai plus qu’à dîner !… Qu’est-ce que j’ai fait de mon sac ?… Voilà mon sac et des vivres !… (Il tire différents objets.) Le thé ! la théière ! Je vais faire un repas délicieux !… Oui, mais je voudrais bien avoir de la lumière… Qui va là ?


Scène XII

.
JONATHAN, CLAIRE, avec une lampe.
CLAIRE.

Pardon, c’est moi !

JONATHAN.

Encore une !… Mais il y a en a donc toujours !…

CLAIRE.

Je vous prie m’excuser, monsieur Jonathan, je viens chercher…

JONATHAN, brusquement.

Allez-vous-en !…

CLAIRE.

Dans ce cabinet !…

JONATHAN.

Allez-vous-en !…

CLAIRE.

Pardon !… c’est une malle…

JONATHAN.

Pour partir ?…

CLAIRE.

Oui ! pour partir !…

JONATHAN.

Prenez ! prenez !…

CLAIRE, à part, traversant pour aller au cabinet.

Trop aimable !… (Elle ouvre la porte du cabinet.) Voici la malle !

JONATHAN, (Il prépare sa théière ; Claire cherche à tirer la malle hors du cabinet, il la regarde en haussant l’épaule.)

Vous n’en viendrez jamais à bout !

CLAIRE.

Oui, c’est un peu lourd !

JONATHAN.

Otez-vous de là ! ôtez-vous de là, je vous dis ! Vous allez vous faire mal !… (Il apporte la malle sur la scène, et regardant Claire.) Tiens, c’est la petite qui ne s’est pas évanouie hier.

CLAIRE.

Je vous remercie !…

JONATHAN, posant la malle à terre.

C’est vide !… Qu’est-ce que vous allez mettre là-dedans ?

CLAIRE.

Le linge de table qui est dans cette armoire. (Elle ouvre la malle.)

JONATHAN.

Ah ! c’est vous qui êtes chargée de ces choses-là !

(Il va pour verser l’eau dans la théière.)
CLAIRE, s’arrêtant.

Vous ne faites pas chauffer la théière avant ?

JONATHAN, surpris.

Non !

CLAIRE.

Il faut toujours commencer par là !

JONATHAN.

Oh ! je ne suis pas si raffiné que cela, moi !

CLAIRE.

Oh ! il n’y a pas besoin d’être raffiné pour… Voulez-vous me laisser faire votre thé ?

JONATHAN.

Un rendu pour un prêté ! — Je veux bien !

CLAIRE, après avoir échaudé la théière, préparant le thé.

Et où allez-vous le prendre, ce thé ?

JONATHAN, montrant la table.

Là-dessus !

CLAIRE.

Sans nappe !

JONATHAN.

Bah !

CLAIRE.

Oh ! ce n’est pas permis : attendez ! (Elle jette une nappe sur la table.)

JONATHAN.

Quel luxe !

CLAIRE, (mettant le petit couvert.)

Non ! non ! ne touchez à rien ! Les hommes ont la main trop lourde !… Chacun son métier ! (Elle va chercher une serviette dans l’armoire et revient.)

JONATHAN, (mangeant.)

C’est gentil de la voir trotter comme ça ! Et puis elle ne fait pas d’embarras celle-là, on ne l’entend pas !

CLAIRE, (lui versant une tasse de thé.)

La !… voilà votre thé ! Tenez !…

JONATHAN, (s’asseyant.)

Ma foi, merci, mademoiselle. Comment vous appelez-vous ?

CLAIRE.

Claire !

JONATHAN, (sucrant.)

Claire ! C’est un joli nom !… Claire ! (Mouvement de Claire. Il reprend brutalement.) Je vous dis que c’est un joli nom ! (Il boit.)

CLAIRE, à la malle.

Merci pour lui ! — Est-il bon ?

JONATHAN.

Ah ! délicieux ! Ah le bon thé ! voilà de bon thé… Est-ce que vous en faites comme cela à mon oncle ?

CLAIRE.

Tous les soirs ! (Elle va à l’armoire.)

JONATHAN.

Il est bien heureux, mon oncle ! (Regardant l’armoire qui est pleine de linge.) Et son linge qui est tout rangé dans l’armoire : c’est vous qui rangez ça ?…

CLAIRE, apportant un petit guéridon près de la malle, à gauche.

Mais oui !…

JONATHAN, soupirant.

Ah ! cela me rappelle ma pauvre mère ! Elle avait aussi une grande armoire comme vous, et des serviettes et avec des petits rubans roses, bleus pour s’y reconnaître ! Voilà une femme courageuse à l’ouvrage, ma mère, et qui tenait bien sa maison !… Et qui m’aimait !… Ah ! que tout cela est loin, et que c’est près tout même quand on y pense !

(Claire pendant que Jonathan parlait, est allée à l’armoire et a pris des nappes et des draps qu’elle dépose sur le guéridon.)
CLAIRE., s’arrêtant.

Elle est morte ?

JONATHAN.

Oui, j’avais quinze ans ! Et il n’y a plus de femmes pareilles, voyez-vous ! il n’y en a plus qu’une par-ci par-là, comme vous, peut-être !…

CLAIRE.

Moi ?

JONATHAN.

Oui, quand je vous vois aller et venir, avec votre linge sur les bras, il me semble que je m’y retrouve… elle glissait comme vous, sans faire de bruit… et il y a longtemps que je ne me suis vu comme cela, tranquille, chez moi, bien assis, avec de vrais meubles, de vraies armoires et de vrai thé !… Ah ! cela a son bon côté tout de même ; c’est ce qu’elle me disait toujours, la pauvre femme, quand je parlais de quitter la maison ! et je lui répondais si durement… Elle pleurait, en se cachant, et puis elle est morte… et alors… Ah ! parlons d’autre chose. Tenez, voulez-vous en prendre une tasse avec moi ?

CLAIRE.

Non, merci !

JONATHAN.

C’est vrai !… C’est bête, ce que je vous offre là ! Ah çà, vous paye-t-il bien, au moins, mon oncle, pour tout le soin que vous avez de lui ?

CLAIRE, appareillant les serviettes, etc.

Il m’aime comme si j’étais son enfant ! Franchement, c’est bien payé.

JONATHAN, se levant.

Parbleu ! j’en ferais bien autant à sa place ! une femme qui veille à tout, qui mène tout, qui fait marcher les domestiques ! Il est vrai qu’il ne va plus en avoir, de domestiques.

CLAIRE, (à son linge).

Dame ! non !

JONATHAN.

C’est tout au plus s’il sera à son aise, l’oncle Quentin ! Qu’est-ce que vous allez faire chez lui ?

CLAIRE, continuant.

Ce que je faisais ici.

JONATHAN, rabattant avec le pied le couvercle de la malle et s’asseyant dessus.

Oui, en petit ! Et si on vous offrait de belles conditions pour rester ?

CLAIRE.

Ici ?

JONATHAN.

Oui ! ici !

CLAIRE.

Avec vous ?

JONATHAN.

Avec moi, oui !… Car enfin, il faudra bien les remplir demain, mes armoires ! Et il faudra bien quelqu’un pour le ranger, ce linge !… et pour me faire mon thé… Me voilà propriétaire… Je voudrais bien trouver mon couvert mis quand je rentre, et mon feu allumé.

CLAIRE.

Mariez-vous !

JONATHAN, s’apprêtant à allumer sa pipe et se levant.

Ah ! bigre, non ! par exemple !… j’aime trop à faire mes volontés, et…

CLAIRE, vivement.

Vous allez fumer ?

JONATHAN.

Eh bien ?

CLAIRE.

Oh ! si vous vouliez ne pas fumer ! Je vous serais bien reconnaissante : je ne peux pas supporter la fumée de tabac !

JONATHAN.

Ah !… Eh bien, voilà un défaut, par exemple ! de ne pas supporter le tabac !

CLAIRE.

Si vous voulez, je m’en irai, et…

JONATHAN, déposant sa pipe et l’arrêtant.

Non ! non !… ne vous en allez pas, et répondez-moi un peu !

CLAIRE.

À quoi ?

JONATHAN, se rapprochant d’elle, un pied sur la malle.

À ce que je vous ai dit ! Combien me prendrez-vous pour rester chez moi à gouverner ma maison ?

CLAIRE.

Mais d’abord, ce n’est pas possible !… et je ne suis pas encore d’un âge !…

JONATHAN.

On jaserait !… Vous croyez qu’on jaserait ?… Au fait ! il y aurait de quoi !… Oui !… vous et moi ! (À lui-même, en redescendant.) Tiens !… tiens ! c’est une idée, cela !… Elle me revient tout à fait, cette petite-là !

CLAIRE, allant à l’armoire prendre du linge.

Et puis, autre raison…

JONATHAN.

Autre raison !

CLAIRE.

Mon oncle a besoin de moi, et ce n’est pas quand il est pauvre… (Elle revient avec des draps.)

JONATHAN.

Eh bien ! au contraire, il me semble que c’est le moment de le quitter !

CLAIRE.

En Amérique peut-être ; mais en France, c’est le moment de rester !

JONATHAN, reprenant sa pipe.

Ah !… vous avez raison !… Eh bien, je me passerai de vous, voilà tout !

CLAIRE.

Est-ce que vous allez ?…

JONATHAN.

Quoi ? (Claire lui montre la pipe.) Ah ! oui ; j’oubliais !… Tiens ! (Il casse sa pipe.) Va au diable, toi ! (Il se verse un grand verre de rhum.)

CLAIRE, riant.

Il n’y a pas grand mal !

JONATHAN, se versant du rhum.

Vous trouvez, vous ?… Une pipe qui a traversé avec moi le désert du Far-West et la mer ! Les femmes ne tiennent à rien ! (Il boit.)

CLAIRE.

S’il est permis de boire du rhum comme cela ! Ah ! si j’étais votre femme ou votre Soeur ! (Elle retourne à l’armoire et monte sur une chaise.)

JONATHAN.

Oui ! pas de rhum et pas de tabac, merci ! ça serait gai !… (Brusquement.) Tenez ! ça n’en finit pas ! Je vais vous aider ! (À part.) Elle commence à m’impatienter ! Vrai ! elle m’impatiente ! (Il jette les draps dans la malle.)

CLAIRE, tranquillement.

Non ! non ! Les nappes au fond… là !

JONATHAN.

Comme ça ?

CLAIRE.

Oui !

JONATHAN, à lui-même et la regardant ranger.

Elle est froide, cette femme-là ! Ça lui est égal… Tenez ! elle s’est mis dans la tête qu’elle s’en irait ; elle s’en… Et s’il restait, mon oncle, est-ce que vous vous en iriez ?…

CLAIRE.

Oh ! s’il restait !… Comme je ne veux pas le quitter… (Elle descend à l’avant-scène, Jonathan de même.)

JONATHAN.

Eh bien ! est-ce que je le chasse, moi, cet homme ! S’il peut être utile à la fabrique…

CLAIRE.

Utile !… Je crois bien, on a toujours besoin d’un second !… Et un homme si estimé dans le pays… ce n’est pas une mauvaise enseigne pour la maison !

JONATHAN.

C’est vrai, tout de même !

CLAIRE.

Et si vous vouliez…

JONATHAN, résolûment.

Eh bien, qu’il reste !

CLAIRE, vivement.

Avec ses filles ?

JONATHAN.

Ah ! non, par exemple !

CLAIRE.

Comment ?… vous…

JONATHAN, sans l’écouter.

Oh ! non… pas les filles !

CLAIRE, remontant à sa malle.

Alors, n’en parlons plus !

JONATHAN.

Eh bien ! n’en parlons… (Il se retourne.) Vous continuez à faire votre malle ?

CLAIRE.

Dame ! vous pensez bien que mon oncle ne restera pas ici sans ses enfants…

JONATHAN.

Oui, et vous vous êtes mis dans la tête que vous vous en iriez, n’est-ce pas ? Vous êtes bien contente de cela ?…

CLAIRE.

Voulez-vous me passer les essuie-mains qui sont là-haut ?…

JONATHAN.

Je ne suis pas votre domestique ! (Il va à l’armoire.)

CLAIRE, faisant le geste de se lever.

C’est vrai !

JONATHAN, rapportant les essuie-mains.

Tenez, les voilà !… (À part.) Est-elle assez froide, cette femme-là !…

CLAIRE, à genoux, près de la malle, à gauche.

Si vous vouliez m’aider, vous seriez bien plus vite débarrassé de moi !

JONATHAN, se mettant à genoux, près de la malle, à droite.

C’est ce que je me disais ! Vous n’êtes pas entêtée, vous, c’est un plaisir !… Avec cela que la cadette est agréable ! une écervelée…

CLAIRE, rangeant le linge dans la malle.

Oui, mais si bonne ! et l’aînée si douce ! (Elle le regarde.)

JONATHAN, ébloui.

Oui, oui, je le crois !… (À part, regardant Claire.) A-t-elle de jolis yeux ! Oui, mais elle est froide !… elle est froide ! (Haut.) Cette idée d’avoir deux filles au lieu de deux garçons ! Parlez-moi de garçons dans une maison !… C’est la force, ça ! c’est les bras…

CLAIRE, faisant toujours la malle.

Et qui en est le charme et la joie ? qui en est le coeur ?… les filles !… (À mesure qu’elle parle, Jonathan profite de ce qu’elle se détourne en prenant le linge, pour reprendre dans la malle celui qu’elle vient de ranger et le jeter derrière lui, sur le tapis. Claire le voit du coin de l’oeil, et continue.)

Dès que les garçons ont quinze ans, on ne les voit plus ! Mais qui reste au logis pour vous embrasser quand vous rentrez, et vous avancer le meilleur fauteuil en sautant sur vos genoux ? ce sont les petites filles… Une maison pleine de garçons, c’est un jardin plein de fruits ; mais il ne faut pas dédaigner les fleurs… (Le surprenant au moment où il ôte son linge.) Qu’est-ce que vous faites donc là ?

JONATHAN.

Je range !

CLAIRE.

Sur le tapis ?…

JONATHAN, se relevant.

Avouez que c’est pour me faire enrager, n’est-ce pas, ce que vous en faites ? Vous voyez que je suis contrarié de votre départ !

CLAIRE., assise à terre, d’un air suppliant et une serviette pliée à la main, qu’elle va placer dans la malle.

Mais moi aussi, je suis contrariée ! J’aimerais mieux rester ici, avec mon parrain… et ses filles, si vous vouliez !

JONATHAN.

Oui, oui ! si je voulais ! Toujours !… Eh bien ! voyons ! (Il prend la serviette d’une main sans que Claire la lâche.) Je veux bien en garder une, de ses filles… (Ils se lèvent et descendent.)

CLAIRE.

Non, les deux !

JONATHAN.

Non, rien que l’aînée ; je vous accorde l’aînée !

CLAIRE.

Et la cadette ?

JONATHAN.

Celle qui flirte ! non !

CLAIRE.

Si ! si !

JONATHAN, suppliant.

Oh ! pas la cadette ! je vous en prie ! Laissez donc la serviette !

CLAIRE.

Vous auriez le coeur de séparer deux soeurs ?

JONATHAN, lui arrachant la serviette.

Eh ! qu’elles restent toutes les deux, puisque vous le voulez ! Mais sapristi, laissez donc la serviette !

CLAIRE, courant au fond.

Je vais prévenir mon parrain qu’il reste ici avec M. Toupart.

JONATHAN, sautant.

Toupart !

CLAIRE, prête à sortir.

Oui !

JONATHAN, courant à elle.

Mais je n’ai pas parlé de Toupart, je ne veux pas de Toupart !

CLAIRE.

Oh ! vous voulez séparer les deux frères ?

JONATHAN.

Est-ce que vous vous moquez de moi ?… Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse de votre Toupart ?

CLAIRE.

Il tient si bien les écritures !

JONATHAN.

Au diable ! Je n’en veux pas !

CLAIRE, revenant à sa malle.

Alors, mon parrain ne consentira jamais : n’en parlons plus ! Où avez-vous mis les draps !

JONATHAN, irrité.

Là ! (À lui-même.) A-t-on jamais vu…

CLAIRE.

Je ne les vois pas !

JONATHAN, jetant dans la malle tout le linge qu’il en a tiré.

Mais les voilà, sacrebleu ! (À lui-même.) Cette idée de me camper encore celui-là ! (Regardant Claire.) La voilà qui recommence, tenez ! Dieu ! qu’elle m’agace avec sa malle ! (Il va et vient.) Une fille qui ferait si bien mon affaire !? de toutes les façons !… Mais si je consentais maintenant !… car je suis capable de consentir… (Haut.) Et je consentirais bien ; mais c’est que je suis sûr que vous allez encore me proposer quelqu’un avec Toupart.

CLAIRE, très-doucement.

Oui ! si vous vouliez…

JONATHAN.

Sa femme, n’est-ce pas ?

CLAIRE, timidement.

J’y venais !…

JONATHAN.

Celle qui prêche ?

CLAIRE.

Un peu ridicule, mais si bonne femme au fond.

CLAIRE, exaspéré.

Oui !… au fond. Tout au fond de l’eau !

CLAIRE.

Monsieur Jonathan !

JONATHAN.

Tenez ! tenez ! tenez ! Allez-vous-en ! J’aime mieux ça ! vous m’exaspérez !

CLAIRE.

Oh ! ne criez pas si fort ! je m’en vais !

JONATHAN, enlevant le guéridon.

Aussi bien, voilà une demi-heure que vous êtes là à me contrecarrer, à m’empêcher de fumer, de boire. Sacrebleu ! on ne m’a jamais mené comme ça, moi ! C’est honteux pour mon sexe !

CLAIRE.

Ah ! monsieur Jonathan !

JONATHAN.

Ah ! il n’y a pas de M. Jonathan !… M’avez-vous fait casser ma pipe, oui ou non ? Et tantôt celui qui aurait fait ça, je l’aurais jeté par la fenêtre ! Et tout ça pourquoi faire ? pour vous garder ici. Mais est-ce que j’ai besoin de vous, moi ? qu’est-ce que vous voulez que je fasse de vous ?

CLAIRE.

Mais ce n’est pas moi…

JONATHAN.

Si, c’est vous ! Vous faites la sucrée, là, avec vos petits airs… Si vous vouliez !… Si vous vouliez !… mais sac au diable ! c’est vous qui voulez, ce n’est plus moi ! Ah çà, vous n’aurez donc jamais fini votre malle ? et vous ne vous en irez donc pas ?… (Il ferme le couvercle brutalement.)

CLAIRE.

Oh ! ne vous fâchez pas, monsieur Jonathan ! je vais… (Elle va pour tirer la malle.)

JONATHAN, arrêtant la malle avec le pied.

Ah ! vous ne pouviez pas la tirer vide ! Ce n’est pas maintenant qu’elle est pleine… (Il pousse la malle du pied.)

CLAIRE.

C’est vrai !… je vais me faire aider…

JONATHAN, sautant devant elle et lui barrant le passage.

Pas encore ! Vous ne comprenez donc pas ?… Vous n’avez donc jamais marchandé dans votre vie ? — Eh bien ! je suis un marchand, moi !… Je ne fais rien pour rien !… Mais on peut s’entendre… s’arranger, quoi !

CLAIRE.

Comment ?

JONATHAN.

Allons ! Vous me comprenez bien ! vous êtes assez fine pour ça. — Je le garderai, l’oncle Toupart !… Je vous passe le Toupart !… Mais tout ce que j’en fais, n’est-ce pas… c’est pour vous garder… c’est pour vous avoir… et je voudrais bien qu’il m’en revînt quelque chose par avance, comme qui dirait les arrhes du marché !…

CLAIRE.

Je ne comprends pas !

JONATHAN.

Que si fait ! vous me comprenez bien !

CLAIRE.

Non !

JONATHAN.

Enfin, je voudrais… vous et moi, n’est-ce pas ?… une belle fille et un beau garçon… je m’en vante ! Eh bien… enfin, quand ce serait, n’est-ce pas ?… ça ne fera de mal à personne, et en attendant… comme ça, un petit baiser !

CLAIRE.

Ah !

JONATHAN, éclatant.

Eh bien, vous y voilà… Tenez !… vous m’avez rendu fou ! — Je vous aime comme un perdu !… et bon gré mal gré vous ne vous en irez plus !…

CLAIRE.

Laissez-moi sortir…

JONATHAN.

Ah ! bien oui !… ne faites donc pas la méchante… comme cela, pour un petit baiser !

CLAIRE.

Laissez-moi, ou j’appelle.

JONATHAN.

Bah ! on ne viendra pas !

CLAIRE.

Laissez-moi !

JONATHAN.

Je te dis qu’on ne viendra pas ! et que tu ne me fais pas peur avec tes petites mains ! Tiens ! voilà ce que j’en fais, de tes petites mains ! (Il écarte les mains de Claire et va pour l’embrasser.)

CLAIRE, criant.

Ah !…

JONATHAN, la lâchant.

Quoi ?

CLAIRE, faisant comme ai elle s’était blessée aux ciseaux pendus à sa ceinture.

Vous m’avez fait mal !…

JONATHAN.

Blessée ?

CLAIRE.

Avec les ciseaux, oui !

JONATHAN.

Ah ! c’est moi qui… Ah ! brutal, butor, bête brute !

CLAIRE.

Voyons ! ne jurez pas, et donnez-moi un petit linge,

JONATHAN, courant comme on fou.

Oui, ah ! pardonnez-moi ! je suis un misérable ! un sauvage ! Ah ! mon Dieu ! est-ce que c’est profond… voulez-vous de l’eau ?

CLAIRE.

Non !… le petit linge, vite !…

JONATHAN, lui jetant une serviette.

Voilà !

CLAIRE.

Mais non ! c’est trop grand !

JONATHAN, effaré.

Ah ! c’est trop grand ! Et ça ? (Il lui jette une nappe.)

CLAIRE.

Mais non, dans la corbeille !

JONATHAN, lui apportant la corbeille.

Ah ! oui ! cela vous fait bien mal, n’est-ce pas ?

CLAIRE, enveloppant son doigt avec un petit linge.

Un peu !… Nous disons donc que vous m’accordez… Toupart… Donnez-moi ce peloton de soie !…

JONATHAN, prenant le peloton.

Toupart !… oui, c’est convenu !… oui, tout ce que vous voudrez ! mais je vous adore et je vous épouse !

CLAIRE.

Et madame Toupart ?

JONATHAN.

Ah ! non, pas madame Toupart !

CLAIRE.

Oh ! que cela me cuit !

JONATHAN, effrayé.

Cela vous cuit ?…

CLAIRE.

Très-fort ! oui… Tenez le peloton. (Il tient le peloton, elle enroule le fil autour du linge.) Nous disons donc le mari et la femme…

JONATHAN.

Non, le mari sans la femme.

CLAIRE.

Ah ! quels élancements !

JONATHAN, de même.

Des élancements ! Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce qui pourrait donc bien vous soulager ?

CLAIRE.

Ah ! si vous m’accordiez madame Toupart, il me semble que cela me soulagerait un peu !

JONATHAN.

Non, c’est une idée que vous vous faites !

CLAIRE.

Ah ! si ! La contrariété, vous comprenez, cela m’irrite ! cela envenime le mal ! Aïe !

JONATHAN.

Ah ! mon Dieu ! elle crie… Je ne puis plus. (Avec désespoir.) Mais c’est qu’elle est si ennuyeuse, cette femme !

CLAIRE.

Oh ! prenez garde !

JONATHAN, en gesticulant, s’embrouille dans le fil de soie.

Si bavarde !

CLAIRE, criant.

Ah ! cela s’enflamme !

JONATHAN.

Cela s’enflamme !… Si insupp…

CLAIRE, plus fort.

Oh la, la !

JONATHAN, empêtré dans le fil.

Eh bien ! oui, la ! je consens, mais je vous épouse…

CLAIRE, appelant.

Enfin ! Mon parrain ! mon parrain ! (Elle court au fond)

JONATHAN, les mains prises dans l’écheveau, la suivant, tenu par un fil.

Elle me tient !… je suis pris !… Elle m’entraîne !… elle m’entraîne !


Scène XIII

CLAIRE, JONATHAN, QUENTIN, TOUPART, LACHAPELLE, JENNY, GABRIELLE.

(Tous tenant des paquets et des malles.)

QUENTIN.

Qu’est-ce que c’est encore que ça ?

CLAIRE, descendant suivie de Jonathan qu’elle tient toujours par le fil.

C’est la victoire ! Laissez vos paquets ! on ne part plus ! on reste !

TOUS.

On reste ! (Ils laissent tous tomber leurs paquets.)

CLAIRE.

Demandez à M. Jonathan ! Allons ! (Elle tire le fil.) Monsieur Jonathan…

JONATHAN.

Eh bien ! oui, mon oncle ! on reste ! le logis est assez large pour tout le monde et le coeur aussi !

QUENTIN.

Tu nous gardes chez toi ?

CLAIRE, tirant le fil.

Allons !

JONATHAN.

Oui !

TOUPART.

Les femmes aussi ? (Jonathan semble hésiter.)

CLAIRE, même jeu.

Allons ! allons !

JONATHAN, prenant son-parti.

Eh bien ! oui, les femmes aussi ! Tenez, embrassez-moi, ma tante… (Il se jette dans les bras de madame Toupart.) Et n’en parlons plus ! (Puis à Claire.) M’en faites-vous faire assez, vous !

CLAIRE.

Pas encore !

JONATHAN.

Pas encore ?

CLAIRE.

Il manque quelque chose !

JONATHAN.

Ah, bien ! pendant que j’y suis, tenez ! il n’en coûte pas plus ! (Il tire la donation et la déchire.)

TOUS.

La donation !

CLAIRE.

Brave cœur !

CLAIRE.

Brave coeur !

JONATHAN, à Claire.

Et maintenant que j’ai fait toutes vos volontés, qu’est-ce que vous me donnerez ?

CLAIRE, lui donnant ses deux mains.

Tout ! (aux autres.) Eh bien, n’avais-je pas raison… et la plus faible n’est-elle pas encore la plus forte ?…

MADAME TOUPART.

Mais enfin, avec quoi l’avez-vous enchaîné, ce lion ?…

CLAIRE, montrant le fil de soie.

Avec cela !


FIN.