Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 30-57).
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ACTE DEUXIÈME.

À Marville. — Un salon. — Porte au fond. — À gauche, 1er plan, une armoire, un petit guéridon, une table, un petit tabouret en tapisserie. — 2e plan, porte d’appartement. À droite, 1er plan, un cabinet. — 2e plan, une cheminée, un canapé. — Trois portes au fond ouvrant sur un jardin.


Scène PREMIÈRE.

QUENTIN, JEAN.
QUENTIN, entrant et regardant sa montre.

Six heures et demie… Il est temps de dîner. (Il appelle.) Jean ! (Jean paraît.) Où sont ces demoiselles ?

JEAN.

Ces demoiselles ne disent jamais où elles vont, monsieur.

QUENTIN.

Elles sont donc sorties ?

JEAN.

Depuis ce matin.

QUENTIN.

Toutes les deux ?

JEAN.

Oui, monsieur… Je crois que mademoiselle Jenny était à cheval…

QUENTIN, grognant.

Et miss Deborah ?

JEAN.

Miss Deborah est dans son laboratoire, monsieur. (Il sort.)

QUENTIN, seul.

On a pourtant sonné le dernier coup ! C’est inouï, cela ! Depuis six mois que nous sommes à Marville, je ne les vois plus, ces demoiselles ; on ne se donne plus la peine de me dire bonjour, ni bonsoir…


Scène II

QUENTIN, CLAIRE.
QUENTIN.

Ah ! c’est toi !… Le dîner, n’est-ce pas ?…

CLAIRE, lui remettant des lettres.

Non ! des lettres ! Jenny n’est pas rentrée ?…

QUENTIN, tirant une carte de sa poche.

Non !… Ah ! dis donc, qu’est-ce que c’est qu’un monsieur Lazarowitch ?…

CLAIRE.

C’est ce Monténégrin dont je vous ai parlé, mon parrain.

QUENTIN.

Ah ! oui ! le prince !

CLAIRE.

Oh ! prince, c’est douteux ! Est-ce que vous ne trouvez pas que ce nom-là sonne faux ?…

QUENTIN.

Je trouve qu’il sonne mal… Lazarowitch…

CLAIRE.

Du reste, il n’est plus inquiétant. J’ai su qu’il était perdu de dettes, et je le crois même à Clichy !…

QUENTIN, tirant une carte de sa poche.

À Clichy ? Il est ici, puisque voilà sa carte !

CLAIRE, vivement.

Ici. (À part.) C’est donc pour cela que Jenny sort si souvent depuis huit jours… et qu’elle rentre si tard !

QUENTIN.

Eh bien ! qu’est-ce qu’il te prend ?

CLAIRE.

Ah ! vous le voyez bien ! Jenny ne rentre pas, et je suis inquiète !

QUENTIN.

De quoi ?

CLAIRE.

Je vous dis que j’ai peur ; mon parrain. Avec ceux que l’on aime, on ne raisonne pas ces choses-là, on les sent !

(Elle remonté et disparaît dans le jardin, après avoir regardé tous côtés si elle voit Jenny.)
QUENTIN.

Drôle de fille, va ! elle a peur ! Elle ne se fera jamais à l’éducation américaine !


Scène III

QUENTIN et TOUPART.
QUENTIN, ouvrant et parcourant les lettres remises par Claire.

Tout seul ?

TOUPART.

Oui, Pulchérie étudie l’emprunt ottoman !

QUENTIN.

Tu n’as pas vu Gabrielle ?

TOUPART.

Gabrielle ? Elle est à la chasse !

QUENTIN.

À la chasse ?

TOUPART.

Oui, avec M. Lachapelle !

QUENTIN.

Elle chasse maintenant ?

TOUPART, s’asseyant sur le canapé.

Ouf ! je suis éreinté !

QUENTIN.

De quoi ? C’est moi qui surveille les ouvriers du matin au soir, et tu n’as rien à faire !

TOUPART.

Rien à faire ! Je suis debout depuis cinq heures ; j’ai arrosé le jardin, frotté la rampe de notre escalier, battu les coussins, remonté les pendules !…

QUENTIN.

Pourquoi pas ciré les souliers ?

TOUPART.

Cela viendra !

QUENTIN, s’arrêtant.

Avec deux domestiques ?

TOUPART, se levant.

Voilà mon malheur ! C’est que j’ai deux domestiques maintenant. Quand je n’avais qu’une petite bonne, je n’avais que sa petite besogne à faire ; aujourd’hui il faut que je travaille pour deux grands diables !… Pulchérie a toujours des livres, des journaux à leur faire porter, rapporter, reporter au Havre… sans parler des lettres qu’elle s’avise d’écrire à tous les auteurs de Paris.

QUENTIN.

Pourquoi faire ?

TOUPART.

Pour leur dire qu’ils montrent la femme sous un mauvais jour…

QUENTIN.

Et on lui répond ?…

TOUPART.

Je crois bien, il y en a un qui lui a répondu : « Et vous donc !… »

QUENTIN.

Mais enfin, quand ils ne sont pas au Havre, les domestiques ?

TOUPART.

Ah ! alors… oui ! Ils font les courses de madame Lahorie !

QUENTIN.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

TOUPART.

Madame Lahorie ? une nouvelle amie de Pulchérie… Une jolie femme, très-vive, qui a fait deux fois le tour du monde.

QUENTIN.

Et bien d’autres tours, probablement…

TOUPART.

Enfin, une gaillarde ! Tu vas la voir !

QUENTIN.

Je n’y tiens pas !

TOUPART.

Ni moi. Mais tu vas la voir… Ma femme l’a invitée à ton dîner… C’est elle qui doit enseigner à ces demoiselles la natation, la gymnastique et l’escrime…

QUENTIN.

Sept heures moins le quart ! et à la chasse ! Je vous demande un peu ! Avec tous ces accidents… Je suis d’une inquiétude…

(Il remonte.)
TOUPART[1].

Tu t’y feras !… On s’y fait !… Où met-on les boutons chez toi ?

QUENTIN.

Pourquoi faire ?

TOUPART, montrant sa manchette.

C’est ma manche… (Regardant la manche de Quentin.) Tu as des boutons aux manches, toi… Tu es heureux. On voit bien que Claire n’est pas une femme supérieure !…

(Il va à gauche prendre un bouton, du fil, un dé, etc., dans la corbeille qui est sur le guéridon.)
QUENTIN, ouvrant une lettre et poussant un cri.

Ah !

TOUPART, revenant avec son bouton.

Quoi donc ?

QUENTIN.

Grande, grande nouvelle ! notre neveu !

TOUPART, effrayé.

Notre neveu ?

QUENTIN.
« Oui. (Lisant.) Jonathan William
QUENTIN.
fils d’Auguste, Amédée ou Antoine Quentin…» (Parlé.) Il paraît qu’il n’est pas mieux renseigné que moi… (Lisant :) « Fait savoir à son oncle Jean-Marie Onésyme, qu’il n’est pas mort, car… »
TOUPART, avec désespoir.

Il vit encore !…

QUENTIN.

« À Stockton (Californie), où il tient une maison de charpente qui peut se vanter d’être la plus importante des États-Unis. » Américain, va ! Il fait sa petite réclame en passant !

TOUPART, avec mépris.

Un charpentier !

QUENTIN.

Oui, mais un charpentier d’Amérique ! Un de ces Titans qui vous font en bois des églises, des clochers… qui se montent, qui se démontent…

TOUPART.

La suite ?…

QUENTIN, continuant.

« Et il se propose d’être à Marville au commencement de septembre de la présente année… »

TOUPART.

Septembre ? mais nous y sommes !

QUENTIN.

C’est vrai, nous y sommes !… Il arrive en même temps que son avis ! Il vient !

TOUPART, piteusement.

Il vient !… Il vient nous prendre six cent soixante-six mille six cent soixante-six francs, soixante-six centimes !…

QUENTIN[2].

Voyons ! voyons ! Il ne faut pas voir les choses en noir.

TOUPART.

C’est vrai, il y a encore la ressource d’un naufrage !…

QUENTIN.

Nous ne voulons pas le tuer, n’est-ce pas, ce garçon ?

TOUPART, avec une concession pénible.

Dame ! non !

QUENTIN.

Eh bien ! (S’arrêtant et regardant Toupart sous l’impression de cette idée de tuer.) Oh ! non ! (Continant.) Eh bien ! j’ai mon plan !… Claire connaît mon plan… (Il se frotte l’estomac avec les gestes d’un homme qui a faim.) Un jeune homme qui sera enchanté de retrouver ici les moeurs américaines… et ravi de l’éducation que j’ai fait donner à mes filles… et… (S’arrêtant.) Et… Ah ! mais sapristi !… je n’y tiens plus, moi ! je meurs de faim… Mais où diable sont-elles, ces enragées-là ?


Scène IV

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Les précédents, MADAME TOUPART.
(TOUPART assis sur le canapé, coud son bouton.)
QUENTIN.

Enfin ! j’en tiens une !…

MADAME TOUPART, en costume un peu masculin, tenant des brochures qu’elle parcourt à l’aide de son binocle.

Pathologie des femmes !

QUENTIN, la suivant.

Ma soeur !…

MADAME TOUPART.

Physiologie des femmes !

QUENTIN.

Ma soeur… je…

MADAME TOUPART.

Idiosyncrasie des femmes !

QUENTIN.

Ma soeur…

MADAME TOUPART., feuilletant sans l’écouter.

Parlez, j’écoute…

QUENTIN.

Je vous demande pardon de vous déranger; mais est-ce qu’il n’est pas temps de dîner ?

MADAME TOUPART., montrant ses brochures.

Ça ? non ! Ce sont des brochures qu’on m’envoie.

QUENTIN.

Je sais bien ; mais le dîner est prêt, et je demande…

MADAME TOUPART., jetant les brochures sur la table à gauche.

Si c’est bon ? (Faisant la grimace.) Ma foi non !…

QUENTIN.

Alors, nous ne dînons pas ?

MADAME TOUPART.

Dîner ? Et qui est-ce qui y pense ?

QUENTIN, s’échauffant.

Mais moi, j’y pense !… Et vous aussi vous devriez y penser, car enfin le dîner, c’est de votre ressort, que diable !… une femme !…

MADAME TOUPART.

Une femme !… Ne savez-vous pas, mon frère, que je désavoue ce nom, et que, depuis ma naissance, je proteste contre cette erreur de la nature…

QUENTIN.

Mais enfin ! puisqu’elle s’est trompée, cette nature !

TOUPART, doucement.

Oui, ma bonne, depuis cinquante ans !…

MADAME TOUPART, sans les écouter.

Se sentir l’énergie, la volonté, la force d’un homme, et languir stérile, sous le jupon, et se voir l’esclave, la propriété, la chose de monsieur Toupart !

TOUPART, suffoqué.

De moi !

MADAME TOUPART.

Non ! je ne me ferai jamais à l’idée que je suis une femme !

TOUPART.

Mais je vous assure, Pulchérie…

MADAME TOUPART, montrant son front.

Le sexe est là, monsieur, il est là !

QUENTIN.

Mais sapristi !… mais sacrebleu… puisqu’il vous certifie… Non ! tenez ! vous me feriez dire des sottises !…


Scène V

.
Les precedents, MADAME LAHORIE.
MADAME LAHORIE, cheveux à l’homme, zouave, toréador, etc.

Me voilà ! ouf !… j’ai fait quatre lieues ! (A. M. Toupart.) Bonjour, ma fille ! Bonjour, cher monsieur, touchez là !

QUENTIN[3].

Pardon, mais…

MADAME LAHORIE, avec une extrême volubilité.

Mon nom ! c’est juste ! (À madame Toupart.) Ne bouge pas, ma chère, on n’est pas timide ! (À Quentin.) Madame Lahorie, voyageuse, naturaliste, botaniste et membre des instituts de Stockholm, de Dublin, de Philadelphie et de Novogorod.

QUENTIN.

Je suis flatté…

MADAME LAHORIE.

Je le comprends. (Continuant.) Chargée de diverses missions scientifiques par la Belgique, la Suède et le Brésil… (1847… 52!… 54!) Auteur d’une flore comparée des Cordilières des Andes, d’une carte rectifiée du Sahara africain, de six mémoires sur les montagnes de la Lune, et dans toutes mes courses comblée d’honneurs, admirée, adorée parfois et toujours… respectée !…

QUENTIN[4].

J’admire !

MADAME LAHORIE.

Je le comprends. (Continuant.) Prisonnière des pirates javanais pendant six mois en 52.

QUENTIN.

Diable ! diable ! mais dites donc !…

MADAME LAHORIE, continuant.

Eh bien, non, mon cher ! Vendue sur les bords du Niger, en 56, et enfermée dans le harem du sultan d’Yaourie…

TOUPART.

Diable ! diable ! diable ! mais alors…

MADAME LAHORIE.

Non, mon cher ! Enrôlée dans les troupes d’amazones du roi de Dahomey, en 57, pour leur enseigner l’exercice à l’européenne, et comme telle, honorée de l’affection toute particuticulière du prince…

QUENTIN.

Oh ! c’est pour le coup !

MADAME LAHORIE, impatientée.

Eh ! non, mon cher ! D’ailleurs j’ai eu deux maris !

QUENTIN.

Eh ! il fallait donc le dire tout de suite !


Scène VI

CLAIRE, Les précédents, JENNY, en amazone blanche.
CLAIRE, entrant avec Jenny.

Enfin ! la voilà !

QUENTIN.

Eh ! arrive donc ! (Madame Lahorie et madame Toupart remontent en causant.)

JENNY, avec noblesse.

Bonjour, monsieur ! (Elle lui tend sa main à baiser.)

QUENTIN[5].

La main seulement ! Merci ! (Il lui baise le front.)

JENNY.

Ah ! que vous êtes vulgaire, mon père !

CLAIRE.

Mais d’où viens-tu ?

QUENTIN.

Oui, d’où viens-tu ?

JENNY.

De la falaise !… où j’écoutais cette grande symphonie de la mer !

QUENTIN.

Oui, et puis le dîner sera trop cuit !

JENNY.

Ah ! le dîner ! Est-ce que l’on dîne ?

QUENTIN.

Mais non, on ne dîne pas, et c’est ce dont j’enrage !

JENNY.

Adressez-vous à mademoiselle Claire.

QUENTIN.

Cette idée de se percher sur un rocher, toute seule, comme un albatros !

JENNY, mélancoliquement.

Je n’étais pas seule ! J’étais avec un jeune homme… (Mouvement de Claire) que vous ne connaissez pas !

QUENTIN.

Que je ne connais pas ?

JENNY.

Oui, je vous le présenterai. Il a dû vous envoyer sa carte ; je l’ai invité à venir ce soir.

CLAIRE.

Ici ?

QUENTIN.

C’est donc Lazarowitch ?… (Mouvement de Claire.)

JENNY.

Oui ! Un pauvre exilé qui me confiait ses rêves, ses espérances, et nous disions…

QUENTIN, vivement.

Et vous disiez ?…

JENNY.

Mais je crois que vous m’interrogez, monsieur ?

QUENTIN.

Pardieu ! oui, je t’interroge !

JENNY, faisant la moue.

Ah !… monsieur… Est-ce que nous allons revenir à ces façons d’autrefois ?

QUENTIN.

Je ne dis pas…

JENNY.

Renouveler les sottises de l’éducation française ?

QUENTIN.

Il n’est pas question…

JENNY.

M’avez-vous laissée libre de voir qui je veux, où je veux, quand je veux ?

QUENTIN.

Oui, mais…

JENNY.

Alors, embrassez-moi, monsieur, et ne recommencez plus ! (Elle remonte vers le fond.)

QUENTIN, à Claire[6].

Qu’est-ce que tu dis de ça, toi ?

CLAIRE.

Et vous ?

QUENTIN.

Euh ! euh !

CLAIRE.

Oui !…

QUENTIN.

Certainement… que…

CLAIRE.

Eh ! bien, voilà !… (Coup de fusil. Toutes les femmes crient et redescendent.)

QUENTIN.

Mais qui est-ce qui se permet ? (Claire disparait.)


Scène VII

Les précédents, GABRIELLE, en costume de chasse : jupe courte, guêtres, petit paletot, casquette, carnassière, fusil. LACHAPELLE.
GABRIELLE.

C’est nous !…

QUENTIN.

Mais conçoit-on ?…

GABRIELLE, donnant son fusil à Lachapelle.

Tonton, tontaine, tonton !

QUENTIN[7].

Voulez-vous m’écouter ?

GABRIELLE.

Ah ! qu’est-ce que c’est que ce ton-là, papa ? Demandez pardon à votre fille, tout de suite.

QUENTIN.

Mais je veux…

LES FEMMES, se récriant.

Oh ! je veux !

QUENTIN.

Mais si tu te blessais, malheureuse ?

GABRIELLE, en riant.

Allons donc !

LACHAPELLE.

J’y veillais, monsieur Quentin !

QUENTIN.

Eh ! lisez les journaux… on ne voit que fusils qui partent sans être chargés ! Je vous défends de recommencer !

JENNY et GABRIELLE, riant.

Tu nous défends !

QUENTIN.

Oui… (Elles éclatent de rire.)

TOUPART.

Voilà l’effet que ça produit ?

MADAME LAHORIE.

Parbleu !…

QUENTIN.

Mais voyez-vous cette impertinence !…

GABRIELLE., lui tapant sur la joue.

Ah ! papa ! si tu savais comme tu as bien dit cela ! Et nos libertés ? Tu les biffes ?

QUENTIN.

Vos libertés ! Vous en prenez trop, de libertés !

TOUTES LES FEMMES, protestant.

Oh !


Scène VIII

Les précédents, DEBORAH.
DEBORAH.

Aoh ! c’était un vacarme… qui gênait tout à fait le travail du cabinette.

QUENTIN.

Miss Deborah ! venez mettre à la raison ces petites filles et leur enseigner l’obéissance qu’elles doivent à leur père.

DEBORAH.

Aoh ! no !

QUENTIN.

Comment, no !

DEBORAH.

Je enseignai à elles le chimie, le médecine, le magnétisme, et les sciences naturelles, mais je enseignais pas à elles le servitude.

LES FEMMES.

Bravo ! miss !

QUENTIN.

Ce n’est donc pas une science naturelle, d’obéir à son, papa ?

DEBORAH.

No ! pas en Amérique !

MADAME TOUPART et MADAME LAHORIE.

Pas en Amérique !

GABRIELLE, à Quentin.

Ah ! tu vois bien !

QUENTIN.

C’est bon ! c’est bon ! Ce qui est naturel, c’est de dîner. Allons dîner !

TOUS.

Allons dîner !… (Les femmes et Lachapelle entrent dans la salle à manger.)

QUENTIN, à madame Lahorie en lui offrant son bras.

Madame !…

MADAME LAHORIE, passant majestueusement devant lui.

Allons donc ! mon cher ! j’ai fait le tour du monde toute seule ! Ce n’est pas pour prendre votre bras aujourd’hui, (Elle entre dans la salle à manger.)

QUENTIN, ahuri,

Ah ! (il regarde Toupart.)

TOUPART.

Donne-moi le bras, va ! Il n’y a plus que nous de femmes dans la maison ! (Ils, entrent dans la salle à manger. — Jean prend les objets de chasse et va pour sortir.)


Scène IX

.
LAZAROWITCH et JEAN.
.
LAZAROWITCH, entrant par le fond, vivement.

On est encore à table ?

JEAN.

On s’y met, monsieur.

LAZAROWITCH, mystérieusement.

Chut !… Dites tout bas à mademoiselle Jenny que M. Lazarowitch désire lui parler tout de suite.

JEAN, hésitant.

Moi, monsieur ?

LAZAROWITCH.

Hein ! ah ! oui, je comprends ! (Il se fouille.) C’est ruineux, d’être prince… monténégrin surtout ! un peuple neuf ! On attend beaucoup des Monténégrins. — Tiens ! (Il lui donne une pièce d’or.)

JEAN.

Je vais la prévenir tout de suite, monsieur, (Il se dirige vers la porte de gauche, et arrivé près du seuil il répète :) Tout de suite.

LAZAROWITCH, seul.

C’est un drôle ! Un mauvais serviteur !… heureusement ! car il n’y a pas à dire… il faut que je parte ce soir, moi !… Ce télégramme de Paris est parfaitement clair… : pour moi ! (il lit) « On sait que tu es à Marville, et toute la société est en route. » — Toute ma société, ce sont mes créanciers ! Des maladroits qui me feraient manquer le plus joli mariage ! Il est vrai que jusqu’ici cette chasse à l’héritière me coûte plus qu’elle ne me rapporte. — J’en suis las, des promenades sentimentales et vertueuses sur les falaises et des ballades du Monténégro que je lui chante en alsacien ! Il est temps de brusquer le dénoûment ! — Un bon scandale ! la demoiselle compromise, les parents trop heureux de m’accorder sa main. Voilà le but !… Un rendez-vous ce soir, sous prétexte d’adieux… Voilà le moyen ! Et si elle n’est pas demain à Londres avec moi… c’est que décidément je ne suis qu’un sot ! — La voilà !


Scène X

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JENNY, LAZAROWITCH.
(La scène à demi-voix. Jenny inquiète.)
JENNY, sortant de la salle à manger.

Déjà ?

LAZAROWITCH.

Ah ! Jenny !… je pars ce soir !

JENNY.

Vous partez ?

LAZAROWITCH.

Pour Londres… Mes ennemis… mes ennemis politiques ont découvert ma retraite. Il faut absolument que je vous parle seule à seul avant mon départ.

JENNY.

Ici ?

LAZAROWITCH.

Non… on pourrait nous surprendre… sortez… ce soir, je vous attendrai !

JENNY.

Mais ce n’est pas possible… À la nuit, toutes les portes sont fermées !

LAZAROWITCH.

Vous sortirez par le jardin.

JENNY.

Mais le jardin est fermé aussi, et je n’ai pas la clef !

LAZAROWITCH.

Vous l’aurez !

JENNY.

Mais…

LAZAROWITCH.

Ah ! Jenny dites-moi que vous viendrez… il y va de mon bonheur… de ma vie !

JENNY.
Eh bien ! oui !… (Apercevant Claire.) Ah !…

Scène XI

Les précédents, CLAIRE.
CLAIRE[8].

Monsieur Lazarowitch, croyez-vous que ce que vous faites là soit d’un honnête homme ?

LAZAROWITCH.

Mais, mademoiselle, je ne sais ce que vous voulez dire… Je suis en visite, chez M. Quentin à qui mademoiselle veut bien me présenter, et…

CLAIRE, allant à Lazarowitch.

Et cela vous parait convenable et digne, monsieur ?

LAZAROWITCH.

Mais il suffit que mademoiselle le juge tel. Je la crois maîtresse de ses actions.

JENNY.

Sans doute !

CLAIRE.

Jenny ! (Jenny, intimidée baisse les yeux sons le regard de Claire et rentre lentement dans la salle à manger, elle se retourne, nouveau regard de Claire plus impérieux que le premier, Jenny disparaît. À Lazarowitch :) Si vous persistez à vous faire admettre chez mon parrain, monsieur, c’est moi qui aurai l’honneur de vous présenter à lui.

LAZAROWITCH.

Vous, mademoiselle ?

CLAIRE.

Tout de suite ! Seulement… comment faut-il que je vous annonce ? Êtes-vous bien sûr d’être Monténégrin ?

LAZAROWITCH.

Moi ?

CLAIRE.

D’être prince ?

LAZAROWITCH.

Mais…

CLAIRE.

Et de vous appeler… comme vous dites ?

LAZAROWITCH.

Mais je crois, mademoiselle…

CLAIRE.

Cherchez bien !… On croit se nommer Lazarowitch et l’on s’appelle tout simplement Lazare. (Mouvement de Lazarowitch) Durandoïo… et l’on s’appelle Durand.

LAZAROWITCH., à part.

Elle y est… (Haut) Je…

CLAIRE.

Allons, monsieur Lazarowitch ou Lazare ! retirez-vous, la partie devient mauvaise pour vous et votre masque ne tient plus. Vous vous êtes dit : Voilà une maison mal gardée… plus d’autorité ! plus de maître ! Le père un peu léger… la fille très-romanesque !… La proie est facile et le butin magnifique !

LAZAROWITCH.

Je vous jure…

CLAIRE.

Voilà ce que vous vous êtes dit ! Et puis, pas de mère pour veiller sur l’enfant !… pas de mère, n’est-ce pas ? Eh bien ! vous vous trompiez !… Il y en a une ! qui vous a deviné le premier jour ! et qui veille, qui garde !… qui défend !… C’est moi, et je vous jure que vous n’êtes pas de force !

LAZAROWITCH.

Vous avez raison, mademoiselle, ici je ne suis pas de force ; car mon bras est désarmé par ce seul fait que mon adversaire est une femme. Mais il se trouvera bien quelque endroit où vous ne serez pas et où il me sera permis de prendre ma revanche. Je crois qu’en vous avertissant, je fais tout ce que peut un ennemi loyal et, quoi que vous en disiez, galant homme ! (Il s’incline et sort.)

CLAIRE, seule, inquiète.

Une menace ! Un danger ! Lequel ? (On entend tout le monde qui sort de table.)


Scène XII

.
CLAIRE, QUENTIN, TOUPART, LACHAPELLE, JENNY, GABRIELLE, DEBORAH, MADAME LAHORIE, MADAME TOUPART.
QUENTIN, se frottant les mains.

Enfin ! j’ai dîné !

TOUPART et LACHAPELLE.

Nous avons dîné !…

QUENTIN.

Nous avons bien dîné ! Ah ! les millions ont du bon ! (Il va s’asseoir sur le canapé.)

GABRIELLE.

Qu’est-ce qui a du papier à cigarettes ?

MADAME LAHORIE.

Moi ! (Elles vont au fond et fument ; Lachapelle leur donne du feu. Jenny qui est entrée, cherche auteur d’elle Lazarovvitch.)

CLAIRE, à Jenny à demi-voix.

Ne cherche pas, va ! Il est parti !

JENNY.

Ah !… Eh bien ! je ne le verrai pas aujourd’hui, voilà tout ! (Elle remonte vers sa soeur.)

CLAIRE, à part.

Elle ment !… Ah ! elle médite quelque folie ; mais je l’en empêcherai bien ! (Jean apporte un plateau avec les tasses et ce qu’il faut pour prendre le thé et le café. Madame Toupart et Deborah entrent en causant.)

TOUPART.

Ah ! le café !… qui veut du café ?…

JENNY, TOUPART, LACHAPELLE, MADAME LAHORIE.

Du café !

MADAME TOUPART, GABRIELLE, DEBORAH.

Du thé !

QUENTIN.

Moi, j’aime mieux le café !… Mais je prends du thé ; c’est plus américain !

CLAIRE, à madame Toupart et à Deborah.

Mesdames, ayez donc l’obligeance de servir…

MADAME TOUPART, avec dédain.

Nous !… allons donc !…

CLAIRE, se reprenant.

Ah ! pardon, j’oubliais… Alors, messieurs… veuillez servir Ces dames… (Elle donne à Lachapelle le sucrier, à Toupart la cafetière.) Et vous, mon parrain, offrez-leur du lait ! (Elle lui donne le vase au lait.)

QUENTIN, se levant en grommelant.

Du lait !… Ça regarde les femmes, le lait !… Je ne tiens pas de lait, moi !

CLAIRE.

Pardon ! Mais comme ces dames ne m’aident pas…

(Les trois hommes se trouvent seuls à l’avant-scène, portant : Lachapelle le sucre, Quentin le lait et Toupart le café d’une main, et de l’autre, chacun une tasse. Ils se regardent avec étonnement.)
TOUPART, à demi-voix.

Nous avons l’air un peu bêtes comme cela !

TOUPART.

Peuh ! quand on y est habitué !…

LACHAPELLE.

Hercule lui-même…

QUENTIN.

C’est égal ! nous avons l’air un peu bêtes !… (Ils remontent et servent les dames. Gabrielle redescend en prenant une tasse dus mains de Lachapelle.)

JENNY[9], à demi-voix, appelant Gabrielle.

Gabrielle !… (Gabrielle vint à elle.) Sais-tu ?… (Quentin qui a servi les dames, descend à Gabrielle et la sert, ce qui coupe la parole à Jenny. Puis Quentin remonte.)

JENNY, à demi-voix.

Sais-tu où est la clef du jardin ?

GABRIELLE, de même.

Au trousseau de Claire.

JENNY.

Tu la connais ?

GABRIELLE.

C’est la plus grosse. Je la vois d’ici. Tu la veux ?

JENNY.

Oui.

GABRIELLE.

Attends… Je vais essayer… (Elle traverse lentement, en buvant son café, pendant les paroles suivantes.)

TOUPART, à Deborah, au fond.

Voulez-vous de la crème ?

DEBORAH.

No !… Je voulais du rhum !

LACHAPELLE, à madame Lahorie.

Madame veut-elle se sucrer ?

MADAME LAHORIE, assise sur le canapé.

Sachez, jeune homme, que j’ai pris le café sous la tente avec les tribus les plus féroces, et que je ne prends pas de sucre !

GABRIELLE, embrassant Claire.

Petite maman, je ne vous ai pas embrassée aujourd’hui !

(Elle cherche à prendre la clef au trousseau de Claire.)
CLAIRE, avec défiance.

Ce retour de tendresse !… Qu’est-ce qu’il te prend donc… à toi ?…

GABRIELLE, l’embrassant.

Oh !… rien !… (Claire a versé du rhum dans un petit verre qu’elle donne à Quentin pour miss Deborah. Le trousseau échappe à Gabrielle qui redescend avec dépit. À part.) Il n’y a pas moyen… (Elle fait signe à Jenny qu’elle a échoué.)

QUENTIN.

Allons, Toupart ! si nous faisions notre partie d’échecs, nous ?

MADAME TOUPART.

Et pendant ce temps-là, miss Deborah va enseigner à vos filles les droits de la femme ! (Elle place une chaise au milieu, pour Deborah.)

QUENTIN.

Après dîner, est-ce bien amusant ?

MADAME TOUPART.

Ce n’est pas amusant, monsieur, c’est instructif… et tout le monde en profitera, même mademoiselle…

(Elle désigne Claire qui a pris sa broderie et travaille assise près de la table. On enlève le plateau ; Toupart et Quentin commencent une partie d’échecs ; Gabrielle s’assied près de Claire sur un tabouret pour tâcher de prendre la clef. À droite, sur le canapé, madame Lahorie, Jenny. Au milieu de la scène, troisième plan, miss Deborah, madame Toupart assise. Lachapelle, debout, regarde jouer.)
CLAIRE.

Oh ! pour moi, je vous remercie, madame, car sur ce que vous appelez mes droits je me déclare suffisamment instruite, et ne suis curieuse que de mes devoirs.

MADAME LAHORIE, à madame Toupart.

Vous oubliez, ma chère Pulchérie, que mademoiselle désavoue notre programme, et n’aspire à rien moins qu’à devenir une femme forte.

CLAIRE.

Pardonnez-moi, madame ; si vous entendez par la force, ce courage qui nous soutient dans nos épreuves et qui nous permet de vaincre la malice des autres et nos propres défauts, je ne sais rien de plus désirable ; mais si la force consiste pour vous à lutter avec ces messieurs de vigueur, d’audace et de laisser-aller, j’avoue que je suis bien résolue à rester faible toute ma vie !

MADAME LAHORIE.

À ce compte, mademoiselle ne voit aucun avantage pour une jeune femme à pouvoir se conduire et se protéger elle-même.

CLAIRE.

Cela vaut-il, madame, à votre avis, la douceur de s’appuyer sur le bras de celui qu’on aime ?
(Gabrielle détache la clef du trousseau de Claire. Elle se lève vivement et sans bruit, et passe derrière tout te monde en traversant la scène, au fond.)

TOUPART.

Très-bien ! (Sa femme lui impose silence d’un coup d’oeil.)

MADAME TOUPART.

Bref ! Il faut nous abêtir, n’est-ce pas ? Et borner notre ambition à repriser des serviettes et à ourler des mouchoirs ?

CLAIRE, n’apercevant plus Gabrielle auprès d’elle, regarde son trousseau et s’aperçoit de la disparition de la clef. À part.

Elle a pris la clef !… Ah ! tu ne la garderas pas longtemps, cette clef !… (Elle reprend la conversation tout en observant Jenny et Gabrielle.) Oh ! que non ! madame ! Je nous crois au contraire le droit de savoir tout ce que nous sommes capables d’apprendre.

LES FEMMES, vivement.

Eh bien ! alors… (Gabrielle est arrivée près de Jenny ; elle lui donne la clef en cachette ; Jenny se lève doucement, Gabrielle prend sa place sur le canapé, et Jenny, debout derrière elle, attend le moment de gagner la porte sans être vue.)

CLAIRE.

Mais c’est afin que nous soyons (à madame Toupart) plus sensées… (à madame Lahorie) plus douces… (à Deborah) plus séduisantes ; et pour tout dire en un mot, plus femmes ! Autrement tout ce que l’on gagne ne vaut pas ce que l’on perd !… Que madame Toupart lise, médite, écrive même, j’applaudis des deux mains, si elle a du talent ! mais ce que je regrette : c’est qu’elle n’écrive plus sa dépense. (À ce moment Jenny se dirige vers le fond.) Miss Deborah prétend nous guérir, je le veux bien… (Aux hommes.) Mais la voyez-vous disséquer ! Que madame Lahorie voyage, rien de mieux ! Mais sa vertu sera-t-elle mieux portante quand elle aura dormi sous la tente du Bédouin. Enfin (elle se lève brusquement en regardant Jenny qui est sur le point de sortir et qui s’arrête court) Jenny chevauche sur les falaises, ce n’est que romanesque. Mais qu’elle quitte la nuit le toit paternel pour courir je ne sais où ! Comment cela s’appellera-t-il ? (Jenny baisse les yeux et redescend.)

MADAME LAHORIE.

Conclusion !… L’exploitation de la femme par l’homme ! l’éteignoir du mari !… Et la société sera privée de tous les services et de tous les chefs-d’œuvre dont nous pouvons l’enrichir comme artistes, journalistes, médecins, jurisconsultes, magistrats et soldats au besoin, le tout pour que monsieur ait son dîner cuit à point, et ses enfants faits à terme !

DEBORAH, se levant.

Yes ! le baby !… Mais nous voulons que les hommes étaient aussi des babys devant nous… et qu’ils étaient à nos genoux… et que nous serions les plus fortes !

LES FEMMES.

Certainement !

CLAIRE.

Ah ! voilà justement le malheur, miss… c’est que vous n’êtes plus femmes, et alors vous n’êtes plus fortes…

LES FEMMES, se levant.

Plus fortes !

CLAIRE.

Non ! non ! mesdames ! Car notre force, à nous, c’est notre bonne humeur, notre grâce, notre bonté, et tous ces fils dorés dont nous enlaçons les cœurs, par la plus grande des violences… celle qui ne se sent pas… C’est le conseil donné tendrement à l’oreille ; c’est le reproche glissé dans une caresse… C’est l’amour que nous inspirons et l’estime où l’on nous tient. Et quand nous les voulons à nos pieds ces hommes, qui sont toujours de petits enfants pour leurs mères, et de grands enfants pour leurs femmes, ce n’est pas en fronçant le sourcil que nous les faisons plier ; c’est en souriant. Ce n’est pas en criant bien haut : Je veux ! mais en murmurant tout bas : Si vous vouliez

TOUPART, ému.

Ah ! voilà !…

(Les femmes remontent au fond en haussant les épaules.)
QUENTIN.

Je ne puis pourtant pas admettre que je me sois trompé, et qu’en élevant mes filles à l’anglaise et à l’américaine !…

CLAIRE.

Eh ! mon parrain ! laissez les Américains faire à leur guise, ils sont chez eux, et nous sommes chez nous !… Que leurs demoiselles courent les champs… (Elle regarde Jenny) qu’elles sacrifient leur candeur d’enfant au savoir précoce, et se préparent aux luttes de la vie par le danger, tant mieux pour elles, si elles s’en trouvent bien et si leurs mères y consentent… (Regardant Jenny et Gabrielle[10].) Mais j’ai connu la vôtre, chères enfants… C’était une âme si craintive… un cœur si doux et si tendre… Ce n’est pas elle qui eût permis à sa Gabrielle la chasse et l’escrime !… Ce n’est pas de son vivant que Jenny serait sortie au clair de la lune… Car, au moment de fuir, elle se serait dit : Et si ma pauvre mère s’éveille… si elle trouve la chambre vide !… elle va m’appeler et me chercher partout, épouvantée, pleurant, folle de douleur ! Ah ! je suis donc bien coupable… ce que je fais là est donc bien mal… et… n’est-ce pas que tu ne serais pas sortie ?

JENNY, frappée et laissant échapper un cri comme malgré elle.

Oh ! non ! (Elle laisse tomber la clef. — Claire regarde Gabrielle qui se met à genoux lentement, ramasse la clef et la lui présente en lui disant d’un ton suppliant.)

GABRIELLE.

Petite maman !…

CLAIRE., les attirant dans ses bras.

Ah ! chères enfants !

QUENTIN, qui Jean a remis une carte, se levant tout à coup.

Debout, debout ! C’est lui ! c’est Jonathan Quentin !

TOUS.

Jonathan !

TOUPART, avec douleur.

Il n’a pas fait naufrage !

QUENTIN.

Le citoyen de la jeune Amérique !… L’homme moderne !… l’homme sérieux, l’homme pratique !

MADAME TOUPART, vivement.

Ah ! mon Dieu ! suis-je bien coiffée !

DEBORAH.

Un compatriote !…

QUETIN, se tournant vers la porte.

Qu’il entre, ce fils de la civilisation moderne !…. qu’il entre !

(Tout le monde se range pour faire place à Jonathan.[11])
JONATHAN, dehors.

By God ! on y va ! on y va !

JEAN, en dehors.

Par ici, monsieur, par ici !


Scène XIII

.
Les précédents, JONATHAN.

(Entre Jonathan, un nécessaire de voyage à la main, une canne et un chien.)

QUENTIN.

Mon neveu !…

JONATHAN.

Ah ! c’est vous qui êtes mon oncle ! (À Jean.) Eh ! le garçon ! soigne mon chien ! (Il caresse son chien, que Jean emmène.)

QUENTIN, à ses filles.

Il pense d’abord à son chien ! Quel homme pratique !

JONATHAN, de bonne humeur.

Eh bonjour tout le monde ! By God ! En voilà-t-il des femmes, ici. (Tout le monde le regarde d’un air effaré.) Eh bien ! qu’est-ce que vous avez tous à me regarder comme cela ?

QUENTIN.

On vous admire, Jonathan !…

JONATHAN, riant.

Ah ! ne vous gênez pas ! Je suis un bon garçon moi ! Qui est-ce qui m’accroche mon chapeau par là ? (Il jette son chapeau en l’air.)

GABRIELLE, bas à Quentin.

Mais c’est un butor !

QUENTIN.

Oh ! c’est un pionnier ! ne perdons pas de vue que c’est un pionnier !

JONATHAN, au fond.

Ah ! Dieu de Dieu !… Mais voilà-t-il des femmes !…

QUENTIN, présentant madame Toupart.

Votre tante, Jonathan… la soeur de votre père…

JONATHAN.

Tiens ! je la croyais morte !

MADAME TOUPART.

Morte !…

QUENTIN.

Vous ne l’embrassez pas ?

JONATHAN, se levant.

Si elle y tient ! Est-ce que vous y tenez ?… Oui ! Eh bien ! allons !… (Il l’embrasse.)

JENNY, à Quentin.

Mais dis donc, il n’est pas poli !

QUENTIN, à demi-voix.

Poli !… Il en a bien le temps ! Une nature énergique ! vivace, pleine de séve !… (Haut à Jonathan.) Mes deux filles !…

JONATHAN, indifféremment.

Ah ! ah !… charmantes !

QUENTIN.

Madame Lahorie !… une voyageuse !

JONATHAN, serrant la main de madame Lahorie.

Ah ! ah !

QUENTIN.

Et votre compatriote, miss Deborah !…

JONATHAN, à lui-même.

Ah ! merci !… les compatriotes !… Je sors d’en prendre !… (Haut.) Et ce petit ratatiné là-bas ? (Il montre Toupart.)

TOUPART.

Moi ?

JONATHAN.

Oui !

QUENTIN.

Chut !… C’est votre oncle Toupart !

JONATHAN, riant.

Ah ! le mari de… bon ! bon ! Il a une drôle de tête !

TOUPART.

Mais il m’insulte !

MADAME LAHORIE, le lorgnant.

C’est un rustre !… mais il est bien attaché !

JONATHAN.

Ah çà ! c’est fini, n’est-ce-pas, le défilé ? Je souperais bien, moi !

QUENTIN.

Vous n’avez pas soupé ?

JONATHAN.

Si fait ! à quatre heures ; mais je recommencerais bien !

CLAIRE.

On va vous servir, monsieur, (Elle sort.)

JONATHAN, se retournant.

Tiens ! Ce n’est pas encore une cousine, celle-là ?

QUENTIN.

Non !… C’est ma filleule.

JONATHAN, indifféremment.

Allons, tant mieux ! C’est bien aimable à vous, mon oncle, d’avoir pensé à moi, comme cela, pour cet héritage…

QUENTIN, lui serrant les mains.

Ah ! c’est que je suis un Américain, moi, pour les affaires !

JONATHAN.

Est-ce cette maison-là qui est à moi ? (surprise générale.)

TOUPART, rectifiant.

À moi ! À nous !…

QUENTIN.

Mon Dieu ! oui, à nous !… à lui, à nous enfin !

JONATHAN.

Qu’est-ce qu’il dit, le petit vieux ?

QUENTIN.

Ne faites pas attention, il dit que la maison est à nous. C’est clair : à nous trois, comme tout l’héritage, enfin !

JONATHAN.

Comment ! à nous trois !… Qu’est-ce que vous me contez là, mon oncle !

QUENTIN.

Comment ! ce que je vous conte ! Je vous conte ce que vous savez aussi bien que moi… que nous héritons tous les trois !

JONATHAN.

Mais voilà l’erreur ! C’est moi qui hérite !

QUENTIN.

Vous ?

JONATHAN.

Tout seul !…

TOUS.

Tout seul !

TOUPART, riant.

Oh ! celle-là est bonne, par exemple… elle est trop bonne

QUENTIN.

Voyons, voyons ! il y a coq-à-l’âne, mon neveu. Il s’agit de l’héritage de notre oncle Quentin-Mascaret.

JONATHAN.

Je sais bien !

QUENTIN.

Mort sans testament !

JONATHAN.

Oui !

TOUPART, s’échauffant

Eh bien ! alors, nous sommes trois héritiers légitimes !

JONATHAN.

Ta ! ta ! ta ! ta ! ta ! Qu’est-ce qu’il jabote, le petit ! Il n’y a pas d’héritiers légitimes, puisqu’il y a donation entre-vifs, de tous les biens du défunt !

TOUS.

Donation !

JONATHAN, tirant un papier.

Pardine ! à mon père, par contrat de mariage que voilà signé du défunt ! Ça vaut tous les testaments du monde, ça !

QUENTIN, regardant le papier.

Juste ciel !

TOUPART.

Enfer et donation !

QUENTIN, tombant accablé.

Nous sommes ruinés !…

toutes les femmes fortes, s’évanouissant sur les chaises, les canapés, etc.

Ah !…

JONATHAN, repliant son papier.

Voilà ! (Regardant Claire debout près de Quentin.) Tiens ! il n’y a que celle-là qui n’a pas bronché !…


FIN DU DEUXIÈME ACTE.
  1. Toupart, Quentin.
  2. Quention, Toupart.
  3. Mme Toupart, Mme Lahorie, Quentin, Toupart.
  4. Mme Toupart, Mme Laborie, Quentin, Toupart.
  5. Claire, Jenny, Quentin.
  6. Quentin, Claire.
  7. Toupart, Jenny, Quentin, Gabrielle, Mme Lahorie, Mme Toupart, Lachapelle au fond.
  8. Claire, Jenny, Lazarowitch.
  9. Claire à la table, préparant les verres à liqueurs ; au fond, les dames et les hommes, qui les servent; à droite, 1er plan, Gabrielle, sa tasse à la main; Jenny.
  10. Toupart, Quentin, Lachapelle et les femmes au fond ; Claire au milieu du théâtre; à l’avant-scène, Jenny Gabrielle.
  11. Toupart, Deborah, Mme Lahorie, Mme , Lachapelle, à gauche ; à droite, Quentin, Jenny, Gabrielle ; Claire derrière le canapé.