Les Femmes (Carmontelle)/Chapitre 07

Delongchamps (tome Ip. 40-50).


CHAPITRE VII.

Engouée de la musique.

Séparateur


« Je connais une femme qui a sûrement l’ame très-sensible.

— Par où le jugez-vous ?

— Premièrement, parce qu’elle est blonde, et qu’elle a les yeux bleus.

— Et vous croyez…

— Mais, oui ; son regard me semble plus passionné que celui des autres femmes.

— Et s’il est le même pour tous les gens qu’elle voit.

— Voilà ce que je ne saurais imaginer. Elle aime passionnément la musique.

— Ce goût-là peut attendrir l’ame.

— Elle était gaie à son piano, dont elle joue supérieurement. Je me suis avisé de lui demander de qui était la pièce qu’elle jouait ; j’étais debout auprès d’elle ; en me répondant elle a levé les yeux en haut pour me regarder ; je n’ai jamais vu un regard si tendre.

— Et quelle est donc cette divinité ?

— Madame de Fontaine ; la connaissez-vous ?

— J’en ai entendu beaucoup parler à propos de son goût pour la musique, et de la supériorité de ses talens.

— Je vous le dis, il n’y a rien de pareil à cette femme-là.

— Et savez-vous la musique, vous ?

— On me l’a montrée pendant dix ans, sans que j’en aie jamais pu déchifrer une note.

— Ses talens vous ennuieront.

— Point du tout ; ne savez-vous pas que les vrais talens embellissent toujours les femmes qui les possèdent ?

— Vous voilà donc déterminé à aimer madame de Fontaine ?

— Dites à l’adorer. Je vous quitte ; je sais qu’elle reste chez elle aujourd’hui, et je veux y aller de bonne heure.

— Pour lui parler de votre passion ?

— Mais oui. Toute mon ambition est de régner dans son cœur comme elle règne dans le mien. Je sens que ce serait pour toute ma vie.

— N’y perdez donc pas un instant.

— C’est ce que je vais faire. Adieu, M. Dinval ; je vous rendrai compte de mes progrès, si je réussis à lui plaire. »

Dinval fut quelque temps à la campagne. Dès que Saint-Alvire apprit son retour, il vint le trouver. « Eh bien ! lui dit Dinval, comment va votre passion ?

— Toujours de même.

— Et espérez-vous ?

— Je jouis tant que je veux du bonheur de voir ce que j’aime.

— Lui parlez-vous de votre amour ?

— Très-souvent.

— Et que vous répond-elle ?

— Elle saisit l’à-propos de ce que je lui dis de tendre pour me chanter une ariette italienne très-passionnée, dont je n’entends pas les paroles.

— Je ne vous trouve pas fort avancé.

— Je vous demande pardon, car elle paraît toujours si touchée de ce que je lui dis, qu’il ne tiendrait qu’à moi de croire qu’elle le met en musique tout de suite. Je voudrais alors lui baiser les mains ; mais elle m’arrête en me faisant signe de la laisser achever : enfin, je ne la vois pas de fois qu’elle ne me chante la superbe ariette de Didon :

Quand je vous reçus dans ma cour, etc.

— Écoutez donc ; je ne veux pas détruire l’espèce de bonheur dont vous jouissez ; mais je voudrais vous voir plus certain d’être aimé.

— Supposé que mon bon sens ne soit qu’une illusion ; puisqu’elle me plaît dois-je chercher à la détruire ?

— Et vous apercevez-vous que vous soyez le seul qu’elle regarde avec tendresse ?

— Non, pas absolument le seul ; mais je vois que l’extrême sensibilité de son ame l’empêche de regarder autrement.

— Et qui vous répond que cette extrême sensibilité de son ame sera enfin dirigée vers vous ?

— Tout ; sa complaisance à me recevoir autant que je le veux et avec le même plaisir ; son empressement à m’amuser en exécutant des morceaux de musique toujours les plus tendres et les plus touchans.

— Je voudrais au moins, à votre placer, la faire expliquer sur mon amour.

— Eh ! puis-je la contraindre à parler lorsqu’elle veut chanter ?

— Et croyez-vous n’avoir point de rivaux ?

— J’entends bien parler sans cesse d’un monsieur Amarossini qu’elle attend avec impatience.

— C’est un musicien, sans doute ?

— Le plus fameux compositeur qui ait paru en Italie depuis long-temps.

— Il ne peut pas être un rival.

— Je ne le saurais croire. Il arrive aujourd’hui ; je veux être à sa réception. Ainsi je ne puis rester davantage avec vous.

— Quand vous reverrai-je ?

— Mais demain, sûrement. »

Le lendemain Dinval vit entrer chez lui Saint-Alvire dans le plus grand abattement.

« Qu’avez-vous donc, lui dit-il avec cet air sombre ?

— Ah ! mon ami ! je suis l’homme du monde le plus malheureux.

— Malheureux ! et par amour ?

— Oui, par amour.

— Je comprends cela ; il y a quelquefois des momens fâcheux.

— Ah ! désespérans !

— Au moins cela occupe vivement.

— Dites plutôt mortellement.

— Voyons ; votre nouvelle passion sera-t-elle entièrement détruite ?

— Je le voudrais.

— Allons, fort bien ! ce désir vous amène au seul remède qui vous reste, puisque vous voilà sans espoir ; mais examinons de sang-froid si tout est perdu pour vous. Sur quoi pouvez-vous le penser ?

— J’étais hier chez madame de Fontaine lorsque le chevalier de Villenoire entra. Il est fort de mes amis, et j’ignorais qu’il fût son frère. Il s’écria d’abord qu’il me vit : Eh ! ma sœur, que faites-vous donc ici de Saint-Alvire ; il ne peut pas souffrir la musique : il n’en a jamais su une seule note. Quoi ! Monsieur, me dit-elle, en me lançant un regard foudroyant que je ne lui avais jamais vu pour personne, vous m’avez donc trompée ?

À ces mots je suis resté anéanti, pétrifié, et sans pouvoir dire un seul mot.

— Voilà le plus grand tort que l’on puisse avoir en pareil cas ; au lieu de se taire, il faut parler, se désespérer, faire du bruit, tomber à genoux…

— Eh ! je n’en ai pas eu le temps ; dans ce moment cruel on a annoncé ce M. Amarossini, attendu depuis si longtemps. Je vis entrer un petit homme assez mal. Madame de Fontaine se jette dans ses bras, le regarde, l’admire, l’embrasse encore et se récrie : Je ne veux plus d’autre bonheur ! je vois enfin le premier homme du monde, le souverain de l’univers, le dieu de la musique !

— Il fallait l’admirer aussi.

— J’ai voulu parler. Quoi ! continua-t-elle en me regardant avec dédain, vous voudriez parler ? Vous ? Devant un si grand homme. Ce dédain m’a terrassé. Le chevalier a éclaté de rire, et il m’a emmené plus mort que vif.

— Eh bien ! cette femme à grands sentimens, n’aime donc que la musique ? Voilà ce que c’est, elle préférera toujours un musicien à un amant.

— Je le crois à présent.

— Il n’y a pas à hésiter, il faut ne la plus revoir.

— J’ai toujours dans le cœur son regard d’indignation.

— Il doit en effacer tous les autres.

— J’ai passé une nuit bien cruelle ! et je venais ce matin à peine de m’endormir, lorsque le chevalier est entré chez moi : il m’avait bien dit qu’il viendrait me voir, parce qu’il avait un service à me rendre.

— Je serais fâché que ce fût auprès de sa sœur.

— Il n’en a pas été question non plus ; au contraire, il veut me lier avec une femme qu’il croit amie de celle qu’il aime.

— Je suis fort d’avis que vous saisissiez cette occasion d’oublier madame de Foulaire.

— Il prétend que si je plaisais à cette amie, je pourrais l’engager à servir sa passion ; deux femmes qui ont le même intérêt, ont beaucoup de confidences respectives à se faire, dit-il, et toutes ces confidences tournent au profit de l’amour.

— Ceci n’est pas mal vu ; mais voilà deux passions qu’il faut faire marcher de front, et cela n’est pas aisé : il faut que ces deux femmes n’aient pas le cœur occupé, ou bien que toutes les deux soient très-changeantes.

— Ce n’est pas là ce que je voudrais trouver dans celle qu’il me destine.

— Et la connaissez-vous ?

— Je ne l’ai jamais vue, et je n’en ai entendu parler qu’au chevalier ; mais il prétend qu’elle a un faux air de sa sœur, et que c’est là ce qui lui a fait naître l’idée de me proposer de m’attacher à elle. »