Les Fellatores/Une Coterie lubrique

Union des bibliophiles (p. 86-98).

CHAPITRE IV

Une Coterie lubrique.


Dans le harem du comte Luttérani, Arthur devint grande favorite.

Non-seulement le vicieux étranger continua sa ruine, mais il l’acheva, grâce à l’aide de Prudence et de Clapotis.

La favorite, ayant insinué au comte qu’il devait à tout prix sauver les apparences, reçut des petites femmes. Luttérani leur faisait octroyer à chacune, par Prudence, cinq louis par visite, sur lesquels Prudence savait en retenir quatre.

Quand le comte manquait d’argent, Prudence battait monnaie avec le mobilier, les tableaux, les curiosités, les chevaux, les voitures, les tapisseries, la vaisselle ; tout se brocantait. Prudence avait pour ce faire des aptitudes spéciales : il avait truqué des tableaux.

Bientôt la petite maison de Passy se dégarnit de ses richesses pour contenter la rapacité des deux misérables que l’ignoble Luttérani avait intronisés chez lui.

Les domestiques furent congédiés successivement. Le comte ne conserva plus que deux femmes et un valet.

Bientôt on put contempler à l’aise la nudité des murs, les fenêtres sans rideaux, les cheminées sans pendules. Le Berlinois avait un faible pour l’horlogerie.

Les pièces où l’on n’allait jamais furent complètement déménagées. Prudence condamna les portes qui y donnaient accès, ferma les persiennes, assombrit les appartements dévastés.

Il se livrait sans contrainte aux instincts de sa race, possédé du génie de la destruction, et fonctionnait sur la fortune du comte comme une machine d’épuisement.

Clapotis l’excitait à la curée, il voulait un hôtel pour vivre de ses rentes. La ruine rapide du comte pouvait seule l’aider à réaliser son dessein.

Le nouvel amant de la dame aux gardénias avait un défaut avec lequel il fallait compter. Ce défaut, c’était l’inconstance : il aimait le changement. Prudence comprit le danger.

L’existence casanière du comte pouvait devenir nuisible aux intérêts d’Arthur.

Le Prussien s’imagina de lui créer des distractions spéciales, il ne marchanda pas son dévouement. Pour parvenir à ce résultat, un homme allait être très utile, cet homme, c’était Titine, surnommé le Petit Guano.

Il habitait dans l’avenue des Champs-Élysées un appartement assez coquet, et gagnait son pain en exploitant une industrie qui remonte à Sodome.

Il avait une clientèle sérieuse, fréquentait le dimanche l’allée des Acacias et laissait tomber ses prix jusqu’à cinq francs pour ce jour de fête.

Ce pitoyable personnage était affligé d’une sodomie périphérique ; en semaine, il escaladait les impériales d’omnibus pour s’offrir à des garçons bouchers. Quand il était repoussé et qu’il rentrait seul chez lui, il se livrait à la masturbation anale à l’aide d’un long goulot de bouteille.

C’est à Titine qu’arriva cet accident qui eut dans le monde médical un retentissement énorme.

Par une cause assez difficile à expliquer, le goulot en faisant son office fut englouti dans l’intestin. Titine, consterné, appela un docteur qui décida qu’une opération chirurgicale était nécessaire. Le médecin endormit le patient et ne le réveilla qu’après avoir opéré l’extraction du goulot avec une grande habileté.

À son réveil, Titine apercevant son instrument de plaisir se jeta dessus, le saisit et s’écria en témoignant la joie la plus vive :

— Te voilà donc, pauvre chéri, une autre fois, je t’attacherai avec une ficelle pour ne plus te perdre.

Ce sentiment qui peut paraître incroyable, prouve quelle lésion s’était faite dans l’intelligence de cet individu, et le déplacement anormal des filets nerveux.

Prudence visita ce triste sire et fut d’autant mieux accueilli qu’il était juif. Titine descendait de la grande famille qui habitait autrefois la terre de Chanaan.

Il s’agissait de faire entrer le petit Guano dans la combinaison ; organiser dans son propre appartement un five o’clock tea, où se retrouveraient quelques fois par semaine les hautes sommités du fellatorisme.

Titine, qui voyait là une nouvelle source de profits, accepta, et le five o’clock tea fut constitué. On lança des invitations.

Les premières réunions furent un peu mêlées. C’est ainsi qu’on voyait le riche de Tirker, un oculiste, souffleté jadis devant ses domestiques par un jeune homme qu’il guérissait à l’œil et qu’il voulait soigner de trop près. C’était un émule de Titine et son voisin.

Hamberg, un pianiste qui s’émaillait la figure et qui fellatorisait suivant salaire.

Le baron Schling, l’homme aux ongles soignés, à la correction poussée jusqu’au larbinisme, et comme le ci-devant, ejusdem farinæ.

Palouff, un couturier qui n’acceptait les jeunes gens qui s’employaient chez lui que si les gaillards se mettaient à sa discrétion. Sa maison était connue pour fournir des victimes à la débauche. Le soir, les vieux messieurs qu’anime l’infâme volupté attendaient les petits garçons à la sortie des ateliers.

Bock, un autre industriel en plumes, qui, pour les employés, faisait la pige à Palouff.

Le prince Pompazine qui s’était collé avec un petit parfumeur.

Un baron mulâtre, couvert de bijoux, habitué à faire dans les grands restaurants de Paris des dîners qu’il ne payait pas.

Fishmann, le prototype de la beauté sémite, une tête remarquable aux cheveux frisés. Il portait des bracelets et payait son vice avec plus de générosité que Boïard.

Enfin, Plumberger, un financier puissamment riche qui entretenait six ménages dans des appartements luxueux qu’il mettait au nom de sa femme et de sa belle-mère. Il possédait six hommes magnifiques : les gamins n’étaient pour lui d’aucun ragoût.

Enfin un duc à la figure peinte, qui portait un nom capiteux et avait ramassé son titre d’un coup de hasard.

Ce qu’il y avait d’étrange dans cette exquise société, c’est que tous ses membres étaient rastaquouères ou youtres étrangers, leur vice dégradant semblait comme une tare inhérente à leur race.

Prudence y amenait Luttérani et lui débinait les turpitudes de tous ces êtres, pour mieux lui faire sentir la valeur des charmes de son Clapotis.

Bock et Palouff proposèrent, quand on se connut mieux, de faire des redoutes d’hommes dans l’appartement de Titine.

Titine posait des conditions de vieille proxénète, défendait l’usure de ses tapis, la fraîcheur de ses meubles ; mais, quand les amateurs parlèrent de lui allouer une petite subvention, Titine ne fit plus d’opposition.

Ces redoutes obtinrent un plein succès, et, vu l’exiguïté de l’appartement des Champs-Élysées, il y en eut d’autres rue de l’Échiquemard.

Dans ces redoutes, on laissait entrer les cavaliers et les dames qui venaient par simple curiosité ; sous leurs yeux, la bande se livrait à son vice infâme et révoltant, sans la moindre retenue.

Les appartements ne suffisaient plus aux réunions, Bock loua un hôtel, avenue Mousquet, et fit des préparatifs immenses pour y donner une de ces fêtes qui laisserait loin derrière elle les plus troublantes des cultes orgiastiques.

Les effets de ces réunions furent sensibles pour les habitués. Leur commerce impur et inavouable devint un lien puissant qui enchaînait à jamais les uns aux autres tous ceux qui faisaient partie de cette coterie lubrique. Ce lien devint un moyen de chantage permanent pour les pauvres au détriment des riches, et Prudence ne se fit pas faute d’en user et de s’en faire des rentes.

Certaines affaires, impossibles à traiter, trouvaient des commanditaires ; des unions mal assorties se concluaient ; de mauvaises obligations trouvaient des acquéreurs ; des incapables réussissaient, et des voleurs n’étaient pas poursuivis.

On voyait même des gredins sortir de Mazas, sans un sou vaillant, chassés de partout, se refusant à tout moyen régulier de vivre, et, malgré cela, éclaboussant Paris de leur luxe !

Ces résultats dépassaient la compréhension du plus grand nombre, tandis que les initiés se disaient tout bas :

— Quoi d’étonnant à cela : Il en est !

Le vice créant une solidarité plus forte que la vertu, plus productive que l’honneur : quel exemple pour les honnêtes gens !

Luttérani se ruinait de gaieté de cœur pour Clapotis. Le comte avait pour lui des attentions de collégien pour sa maîtresse.

N’eut-il pas la folle idée de le conduire une nuit souper au cabaret ?

Clapotis se montrait d’une verve endiablée, il débagoulait tout ce qu’il savait d’argot.

Prudence faisait le menu, commandait les plats, veillait aux détails. Cette bonne Prudence se rendait vraiment indispensable.

Pendant le repas, Clapotis lançait des grivoiseries de courtisane.

— Ne mange pas de poivre ce soir, criait-il au comte, ça t’exciterait trop.

Tout allait pour le mieux, quand quelqu’un troubla la fête.

Boïard, qui soupait dans un cabinet voisin, apprend que Clapotis est avec son comte.

Ivre de champagne, le russe, au nom de Clapotis, se sent repris par ses palpitations de cœur, il bondit dans son cabinet, saisit un couteau et fait irruption dans le cabinet du comte pour la tuer.

Ce fut une bagarre indescriptible.

Arthur, pâle comme la mort, s’abritant derrière le piano. Luttérani debout, ne sachant que penser, et Prudence se précipitant résolument à la tête d’Ivan. La lutte fut courte, le gérant, les garçons accoururent, se jetèrent sur Bob pour le maîtriser et le continrent. On l’entendait hurler de rage entre les garçons et crier :

— Sale fille ! raccrocheuse ! je te tuerai !

La présence d’esprit de Prudence sauva cette fois Clapotis d’une vilaine affaire, et Luttérani renonça pour toujours à conduire sa belle au cabaret.

Il se contenta des plaisirs que lui procurait Prudence, des five o’clock teas de Titine et des réunions nocturnes avec le personnel des maisons Bock et Palouff.

Une grave occupation exigea toutes les ressources de son imagination. Il s’agissait des costumes à prendre pour la fête fameuse de l’avenue Mousquet.

On en parla beaucoup la veille, on en parla beaucoup le lendemain, mais ce fut une fête sans lendemain.

Laissons le comte à ses réflexions vestimentales, Clapotis aux soins de sa fortune, et Prudence à ses combinaisons machiavéliques et parasitaires, et revenons un instant à Chatou.