Les Fellatores/La Vengeance du Prussien

Union des bibliophiles (p. 62-85).

CHAPITRE III

La Vengeance du Prussien.


Prudence, libre de ses démarches, obtint des secours de Clapotis et prépara lentement sa vengeance. On le vit dans tous les endroits publics où se rendent les fellatores. Le lundi à l’Opéra, le mardi à l’Hippodrome, le mercredi au Cirque, le jeudi à l’Eden, le vendredi au Jardin de Paris, le samedi à l’Opéra-Comique, et le dimanche, allée des Acacias. Il paraissait dans ces lieux-là en compagnie de jeunes gens très distingués qui répondaient aux noms de : Titine, la Perle du Brésil, la Germaine, la Batignolle, Bistouri, la Parfumeuse, la Corbine, et tous gentilshommes hochant le chef au mot de passe : Il en est, et appartenant à de gros banquiers, à des industriels juifs, ou cherchant, pour leur plaisir, à mettre en pratique les talents qu’ils avaient acquis dans l’art si difficile de manger les asperges.

Certains se maquillaient comme des femmes ; d’autres portaient, sur le visage, un émaillage parfait ; une trace de parfum signalait leur passage, et ils mettaient des bagues et des bracelets du plus grand prix. Prudence manœuvra si habilement qu’il connut bientôt les nouvelles recrues que la corporation avait faites ; les offres et les demandes, les ruptures et les collages.

Un comte Luttérani, déjà âgé, lui fut désigné comme très accueillant et très vicieux. Le Berlinois s’informa de ses habitudes, s’introduisit chez lui, gagna sa confiance et lui suggéra l’idée hardie d’enlever Clapotis au Russe Ivan Boïard.

Allié d’une famille royale, le comte Luttérani avait dissipé une fortune de dix millions à satisfaire les caprices de ses favoris. À cinquante ans, il ne lui restait plus que quelques rentes, sa maison de plaisance à Passy, une propriété en Angleterre, et son infâme passion. Comme il ne pouvait plus payer très cher, il avait transformé son hôtel en maison de plaisirs discrets : rideaux tirés, fenêtres closes, portes verrouillées : autour et au dedans un silence de couvent. C’était un harem de la décadence, le comte se faisait la baronne d’Ange de ses grooms et de ses laquais. À l’office et dans les cuisines, ceux qui se prêtaient à ses complaisances ne l’appelaient que la Comtesse.

Le Berlinois dépeignit sa dame aux gardénias sous les couleurs les plus heureuses.

Le comte se laissa tenter, mais, en homme pratique, il demanda le prix.

Prudence insinua qu’un Clapotis, qui avait obtenu les faveurs d’une Altesse et d’un Boïard, était un morceau de roi, digne de capter l’attention d’un homme tel que lui ; qu’il ne devait pas hésiter à gagner ses bonnes grâces, que cet exploit aurait un retentissement certain, un relief écrasant auprès des sommités fellatoriennes de Paris. C’était affirmer la supériorité de sa fortune sur celles du prince et d’Ivan Boïard.

Le comte se rendit à cette dernière raison ; ses biens étant quelque peu hypothéqués, il espérait, par cette action d’éclat, relever son crédit. Prudence, ravi de son succès, profita de la détermination du comte pour s’installer chez lui : il vécut à ses dépens, comme il avait vécu aux dépens d’Ivan, le juif russe.

Assuré d’un logis et de son avenir, Prudence excita son activité cérébrale à trouver un ingénieux moyen de prévenir Clapotis sans éveiller les soupçons de Bob.

Il rendit visite à la jeune Bontems, l’ennemie de M. Zola, qui gardait le castel de Chatou en attendant de jour en jour l’arrivée de son Arthur.

Elle recevait des lettres presque chaque matin, Arthur annonçait sa venue et s’excusait de n’avoir pu la veille.

La joyeuse fille éprouva un plaisir excessif à la vue du Berlinois ; cet hôte inattendu pronostiquait une heureuse nouvelle.

Seule depuis quinze jours dans le chalet, n’ayant d’autre distraction que la lecture des journaux à quatre feuilletons, elle se rasait à dix francs l’heure, et se demandait parfois, malgré l’hospitalité toute écossaise que lui offrait Arthur, s’il ne la trompait pas à Paris avec une autre femme ?

Dans un flux de paroles, elle dit à Prudence tout ce qu’elle avait sur le cœur. Le Berlinois consola de son mieux madame Clapotis. Il raconta qu’Arthur travaillait, qu’il était circonvenu par sa famille, qu’il rattrapait l’argent que sa longue maladie lui avait fait perdre.

— Cependant, ajouta-t-il, je sais un moyen sûr de le faire venir, écrivez-lui qu’un accident est arrivé à son canot, qu’on l’attend pour décider ce qu’il doit faire, signez d’un nom quelconque et adressez-lui cette lettre chez Ivan Boïard, il viendra et vous remerciera d’avoir inventé ce prétexte.

Alice comprit la finesse de ce subterfuge, elle écrivit. Prudence se chargea de faire partir la lettre, et sur son départ, fit cette recommandation :

— Lorsqu’il viendra, aussitôt, prévenez-moi par dépêche, chez le comte Luttérani, j’ai à lui faire part d’une chose importante : n’oubliez pas.

Alice, fixée sur le dévouement sincère de Prudence, promit, sur ce qu’elle avait de plus sacré (ses quatre feuilletons sans doute), de l’avertir instantanément, le reconduisit jusqu’à la grille, et, passant à travers le jardin, décora sa boutonnière d’une fleur. Prudence hors de vue, Alice s’allongea sur la chaise longue et rêva que si elle était bien sage, Arthur finirait peut-être par l’épouser. La désillusion était proche.

À la réception de la lettre inventée par le Berlinois, Clapotis lâcha devant Bob une bordée d’injures. Il croyait à l’ouverture du canot.

— Les mufles, ils ont crevé ma péniche, tas de vaches !

Et tout contrit d’un pareil accident, il regardait Bob qui ne comprenait rien à cette tristesse de gosse pour un canot brisé.

Toute la soirée, Clapotis pleura sur sa « péniche », menaçant la rosse, le pignouf, le chameau qui avait fait le coup, d’une raclée aux petits oignons.

Bob s’agaçait, il trouvait bête cette colère de gamin. Et Clapotis insistait, parlait de se rendre à Chatou et de truffer la hure du pontife qui avait chahuté sa barque.

Le Russe riait de cette fureur qui se traduisait en argot de fantaisie, il permit à sa nonnette d’aller jusqu’à Chatou le lendemain, et de régler l’affaire du canot. Clapotis feignit d’accepter sans enthousiasme, mais dans le fond, enchanté de pouvoir s’éloigner de Bob, qui devenait pour lui de plus en plus séchant, ravi de retrouver Alice, mais affecté de l’état de son canot.

Le lendemain se trouvait un dimanche. Arthur se sauva par un train du matin après avoir promis à Bob de rentrer le soir pour dîner.

Guidée par son pressentiment, Alice avait tout préparé dans l’attente de son petit homme.

Le chalet avait pris un air de fête, les fenêtres étaient garnies de pots de fleurs, les meubles reluisaient, tout était en ordre, et la table dressée dans la salle basse, hérissée de bouteilles, de verres, de compotiers chargés de fruits, qu’irisaient les rayons du soleil du matin, et le meilleur siège traîné à la meilleure place, témoignaient de l’amour qu’inspirait Clapotis.

À dix heures, Arthur, qui s’était d’abord rendu compte de la conservation parfaite de son canot, se jeta dans les bras d’Alice.

Alors, il se passa une scène dont la délicatesse et le charme ne sont compris que par ceux qui ont aimé. Alice, au comble de la félicité, entraîna Clapotis dans sa chambre. Ils se retrouvaient après quinze jours d’absence.

Leur joie fut sans mélange et s’exhala en épanchements réciproques : ardeurs contenues, suaves expansions ; leurs lèvres chantaient à coups de baisers la mélodie du bonheur.

Arthur se laissait aller aux franches émotions de cet amour, de ces tendresses caressantes, il songeait à ne vivre que pour cette enfant qui, croyait-il, se donnait à lui sans calcul ; pour la première fois de sa vie, il aimait.

Tout à la joie, fut le mot d’ordre de la journée.

Il n’était question ni de Boïard ni de Prudence. Oublié tout cela, on allait s’amuser ferme. Après le déjeuner, Clapotis détacha sa « péniche » et cingla vers Bougi avec la dame.

Le passé n’existait pas. Clapotis ne voulait plus se souvenir des injures faites à Arthur ; il stoppa au ponton du Casino. Le jardin en était vide, sous une tente, quelques vieilles gardes et trois gommeux se faisaient décaver aux petits chevaux. Non, décidément, ça manquait d’animation ; ils lancèrent la péniche dans une autre direction : la Grenouillère, cet Éden des marins d’eau douce et des modistes en liberté. Cet endroit ne manquait pas d’animation : il en avait trop. Les batelets de promenade encombraient la rive, d’intrépides baigneurs, peu dégoûtés, barbotaient dans l’onde limoneuse de la Seine, et la terrasse flottante de l’établissement des bains était bondée de consommateurs, de vierges folles et de canotiers. Au milieu de tout ce monde, un harpiste et deux violons essayaient de traduire en cris de chats fâchés la Valse du bleu Danube, que quelques groupes glissaient sur le plancher, tandis que les consommateurs accompagnaient le rythme du bruit de leurs voix, de leurs cuillères et de leurs verres.

L’apparition de Clapotis au bras de sa dame fut saluée par des bravos. Depuis le temps qu’on ne l’avait vu, c’était comme un numéro ajouté au programme.

Des petits jeunes gens que l’on voit partout, des piliers du café de la Guerre, des râleurs de boulevard, signalèrent Clapotis à l’attention de leurs voisins. Des chuchotements couraient de bouche en bouche, les histoires oubliées, les cancans, tout le vieux stock des médisances se déroulait de table en table.

Tout à coup le Danube bleu s’éteignit sous un vacarme ; des femmes criaient : Clapotis ! puis les canotiers, sur l’air des lampions : Clapotis ! Clapotis ! Clapotis ! Les uns martelaient les tables du pied de leur verre ; les autres tapotaient avec des cannes, des pipes, des soucoupes.

Arthur tenait crânement tête à l’orage, Alice souriait à tous, presque heureuse du succès incompréhensible de son amant.

Un peintre, un farceur, leur fit place près de lui, sur un banc, clignant de l’œil aux voisins, ce qui signifiait clairement :

— Approchez, on va commencer le bêchage.

Les rangs se resserrèrent. Aucun, parmi ceux qui entouraient le peintre, ne connaissait l’exacte vérité, le vice d’Arthur. Clapotis représentait un type parfait de benjamite : ils n’en savaient pas davantage.

Autour de l’amant d’Alice, les questions s’entrecroisaient, ordurières, insolentes :

— Clapotis, t’as donc une femme ?

— Qu’est-ce que tu peux bien lui faire ?

— Je croyais que tu n’aimais que les hommes chics ?

À ces questions, Clapotis répondait dédaigneusement par des phrases de gavroche, qu’il rendait plus canailles par le traînement de sa voix.

— Et ta sœur ! Tas de moules ! Paquets ! Pochetés !

Et les autres de rire en disant :

— Ce qu’il est bien élevé le jeune homme, mince de distinction !

Le peintre, lui, glissait des phrases équivoques dans l’oreille de la jeune fille, qui rougissait sans comprendre parfaitement le sens infâme qu’elles couvraient.

Agacé, Clapotis se leva, entraînant Alice, au milieu des huées, des sifflets et des insultes.

L’élégant Arthur répliquait par des gros mots, des ordures, des termes d’argot sonores.

Ses adversaires ripostaient.

— Va donc, hé tapette ! Pédero ! Tu perds tes légumes !

Arthur fuyait sous l’insulte, sans se retourner, l’épaule haute, le mépris aux lèvres. Il nagea dans la direction de Rueil, n’osant repasser devant la terrasse du ponton, pour essuyer une bordée d’injures.

Alice pleurait d’une rage rentrée, de tout ce que le peintre avait osé lui dire, du peu de bravoure de son amant. Elle éclata en sanglots, bégayant des reproches, d’amers regrets ; qu’elle ne sortirait plus avec lui parce qu’il ne savait pas la faire respecter.

Arthur tirait sur l’aviron en grommelant des injures. Plus moyen d’avoir la paix, maintenant, sans se cacher. Il lui faudrait vivre comme un ours, solitaire, fuir dans un pays inconnu, suspecter ses dernières amitiés.

Et pourtant, c’était faux ! jadis oui, mais aujourd’hui, le temps avait passé l’éponge sur les vieilles fautes. Pour lui reprocher son vice, il fallait le connaître, et tous l’ignoraient. Par le raisonnement, Clapotis redevenait blanc comme neige. Le prince, Ivan et Alice ne lui avaient-ils pas refait une virginité ?

En rentrant à Chatou, Arthur avait reconquis son sourire des beaux jours ; Alice, dans sa candeur, renonçait à comprendre l’acharnement de tous ces canotiers contre son petit homme. Clapotis expliqua la chose d’un mot.

— Ils sont jaloux, parce que j’ai plus d’argent qu’eux et que j’ai eu toutes leurs femmes.

Alice trouva cette explication très logique, se fit pardonner ses reproches, promit de ne plus recommencer et cacha sa petite tête dans le maillot de son amant.

Le soir, par un reste d’exaspération, Arthur télégraphia à Bob qu’il ne rentrerait pas, que son père, qu’il n’avait pas vu depuis longtemps, était venu le prendre à Chatou, qu’il rentrerait avec lui à Paris.

Cela fit plaisir à la gentille Alice de conserver son divin Clapotis.

La nuit, sur l’oreiller, la jeune fille se rappela Prudence et sa promesse.

Elle se leva, enfila son peignoir, écrivit le texte de la dépêche et la porta chez sa bonne, qu’elle réveilla avec ordre d’aller de bonne heure au télégraphe, dès son lever, puis elle reprit son chemin à travers les couloirs, et se glissa de nouveau dans son lit sans réveiller Adonis.

Le lendemain matin, Clapotis annonça son départ pour dix heures, mais Alice n’eut pas besoin de grands frais d’imagination pour le faire lever à midi.

Il voulut déjeuner rapidement, s’arracher aux caresses de la petite, mais elle avait son plan. Devant l’insistance d’Arthur, cependant, elle céda, découvrant son complot avec Prudence, son oubli, l’importance de la communication du Berlinois. Arthur se résigna d’attendre.

Prudence vint. Ils s’enfermèrent tous deux.

Quand Clapotis fut renseigné sur les dispositions du comte Luttérani, il accepta et chargea Prudence de traiter au mieux. On convint, en outre, d’un café à l’écart pour se voir, des heures à prendre, et d’arriver rondement à une solution.

Prudence repartit annoncer au comte la bonne nouvelle, et Clapotis, après s’être arraché aux étreintes de Mme Clapotis, qui pleurait comme une autre fille de Jephté, regagna rapidement le domicile de son Bob.

L’entrevue Bob et Clapotis débuta par une scène.

— Tu ne pouvais pas lâcher ton père ? Moi qui t’attendais pour dîner, commença Ivan.

Clapotis était remonté ; dans le fond il se fichait de Bob ; il répliqua :

— Enfin, c’est comme ça, que ça te plaise ou que ça ne te plaise pas, c’est pareil ; mon père veut maintenant que j’aille coucher dans ma famille, et j’irai coucher dans ma famille. C’est bien simple.

Ivan ne trouvait rien à répondre.

— Et le canot ? fit-il soudain.

— Il est réparé, dit Arthur sans s’émouvoir.

Ivan avait une arrière-pensée qu’il ne disait. Il caressa Arthur, qui n’y tenait pas ; lui apprit qu’il disposait de costumes nouveaux pour changer un peu et varier leurs plaisirs.

Pour Clapotis, c’était un habillement de gosse des écoles communales avec la gibecière de cuir mastic et la petite casquette de drap.

Pour Bob, un costume complet de frère ignorantin avec le rabat blanc et le chapeau rond-tricorne.

Clapotis trouva l’idée originale. Ils s’habillèrent. Devant la glace, Arthur fut pris d’un fou rire. Bob, en frère ignorantin, était roulant.

Clapotis ne s’arrêtait plus maintenant, son rire devenait nerveux, inextinguible. Mais la querelle recommença dès que Bob s’avisa de lutiner l’enfant.

Clapotis semblait frappé d’anaphrodisie. Malgré tous les efforts de Bob pour renouer la conversation, Arthur restait dans le plus complet mutisme.

Le Russe formula des soupçons. Il accusa son mignon de voir des femmes, de lui faire des… infidélités, de ne plus l’aimer (?).

Clapotis continuait à rire, se tenait les côtes, disait entre deux éclats :

— Je ne peux pas te prendre au sérieux.

Outré de dépit, le Russe dépouilla sa soutane, fit sauter son chapeau tricorne, et, le cerveau plein de désirs immodérés, il courut dans le quartier de l’Europe, chez des fellatrices de sa connaissance, s’offrant de prostituer ses lèvres et de donner de l’or.

Ces ignobles femelles proposaient ainsi la chose à leurs clients.

— Dis donc, ma cocotte, veux-tu me faire gagner cent francs ? Il y a là un monsieur très chic qui veut me remplacer auprès de toi.

Le plus curieux, c’est que, malgré leur infamie, ces singuliers clients ne consentaient pas.

À partir de ce jour, Clapotis alla soi-disant dans sa famille ; il plaquait Bob, suivant son dire, tous les soirs, et revenait le matin lui extorquer de l’argent.

Malheureusement, Clapotis, vis-à-vis de Bob, tombait de plus en plus en anaphrodisie. Alors. Boïard, inassouvi, se roulait près de Clapotis, se jetait à ses pieds, se traînait sur le ventre, articulait des supplications folles qui lui attiraient cette apostrophe méprisante de sa mâle maîtresse :

— Qu’est-ce que tu veux, c’est plus fort que moi, tu me dégoûtes.

Ivan se costuma en berger Watteau, sans obtenir plus de succès, il fit copier les corsages à maillots des filles de féerie les plus en renom, s’habilla même en danseuse. Clapotis restait muet.

Le domestique, le garçon de café de grande famille, jaloux du succès d’Arthur, ne tarda pas à surprendre le commencement de brouille qui existait entre les deux amants. Il résolut d’en profiter et de rentrer du même coup dans les bonnes grâces de son maître. Le soir, il suivit Clapotis.

Le Russe maudissait la facilité avec laquelle il avait permis à Clapotis de découcher. Évidemment, Arthur voyait des femmes, il fallait empêcher ses sorties ou rompre. Boïard en sentait la nécessité.

Mais voilà qu’un matin, Ivan est instruit par la jalousie de son domestique que Clapotis couchait chez le comte Luttérani.

Le juif, furieux, offrit à Moloch un sacrifice de porcelaines, de verreries et de poteries : la table de toilette reçut l’holocauste.

À dix heures, monsieur Clapotis exécuta une entrée brillante, il se dandinait, imitait le tambour-major avec une fort jolie canne, cadeau d’Ivan, qui contenait, dans le pommeau, un flacon d’odeurs.

Le Russe marcha droit à sa rencontre.

— D’où viens-tu ? interrogea-t-il.

— Je viens de chez papa, répondit Arthur.

— Tu mens, fit Bob, tu as couché chez Luttérani.

Stupéfaction de Clapotis, qui d’abord voulut nier, mais, voyant les regards furibonds de Boïard, il jugea qu’il valait mieux avouer, et dit cyniquement :

— Et puis après !

Bob ne s’attendait pas à celle-là, il en fut abruti. Ses palpitations le reprirent, ses yeux se voilèrent, il chancela.

D’abord, il pensa le retenir, mais sachant l’effet de ses prières et de ses supplications sur le mauvais cœur de sa maîtresse, il préféra rompre en gentilhomme, en lui tendant une branche de salut.

Le Russe avait fait monter une superbe bague pour regagner les faveurs de Clapotis, un très beau saphir orné de brillants. Il le prit, l’enveloppa d’un billet de mille francs et le remit au jeune homme.

— Va-t-en, que je ne te revoie plus.

Le bel Arthur voulut se défendre de rien accepter ; il joua les grands sentiments, le désintéressement, la vive amitié ; il exprima des regrets, il fut vil, il fut lâche, il fut plat.

Boïard en éprouva de la honte et répéta :

— Prends ceci et va-t-en !

Clapot, très pratique au fond, réfléchit un instant que la bague valait 2,000 francs, qu’il avait assez du Russe et qu’il fallait en finir, le temps des excuses était passé.

— Après tout, dit-il, je m’en vais, j’aime mieux ça. Et il s’empara de la bague et du billet.

Le beau Tomado arpenta le boulevard en se disant que la matinée était bonne, et le garçon de café, le noble ruiné par les révolutions, obtint les bénéfices de sa cafarderie. Il offrit des consolations à son maître.

La jupe de religieuse était un peu courte pour lui, mais Ivan aimait mieux cela.

Une semaine après la rupture, Clapotis éprouva le besoin d’écrire à Boïard une lettre dans laquelle on lisait au milieu d’autres bêtises :

« Donne les effets que j’ai laissés chez toi à quelque pauvre. »

Bob répondit par lettre, également :

« Un pauvre ne voudrait pas de tes effets, il se souillerait. »

L’injure convenait bien au juif immonde.