Les Fellatores/Le Mari d’Alice

Union des bibliophiles (p. 208-220).

CHAPITRE XII

Le Mari d’Alice !


S’il y a, dans la vie, des bouffonneries sinistres, il y a aussi des austérités grotesques. Avant de s’endurcir dans son égoïsme de brute, l’âme humaine obéit au moins une fois à une poussée inéluctable, à un excelsior magique ; et l’on voit des individus qui grouillaient dans la fange du vice, donner des preuves stupéfiantes d’une vertu excelsiorisée.

Boïard obéissait à sa poussée : il ne voulait se séparer d’Alice sans lui avoir assuré une situation stable. Il ne regrettait pas sa tentative d’assassinat sur l’Espagnol, et se fût reproché le moindre accident survenu à la jeune fille. Il n’était pas l’esclave d’un sentimentalisme exagéré, mais considérait la veuve Clapotis comme la première arme de sa vengeance.

Or, après son crime, il avait fait encadrer le pistolet, il devait un pareil honneur à sa complice inconsciente.

Quel cadre choisirait-il ?

Il creusait le choix du cadre, négligeant d’augmenter les chiffres de la canne des victimes.

Il finirait l’année sans la compléter.

Était-ce drôle, à lui, Boïard, d’être tuteur d’une jeune fille ?

S’il pouvait la marier, la tutelle cesserait et c’était le moyen d’en être débarrassé à meilleur compte. Il la marierait. De cette façon, sa responsabilité serait couverte.

Il fit défiler dans son esprit tous les célibataires qu’il voyait et qui pourraient bien la prendre, à commencer par son domestique, le commis de son chemisier, le second de son cordonnier, l’associé de son tailleur, son chapelier, le fils de son portier, un garçon très chic qui était inspecteur dans un théâtre.

Il les interrogea tous, les tâtant avec adresse, les obligeant à chiffrer leurs prétentions.

Tous montraient trop d’exigence : ils ne voulaient plus rien faire après leur mariage. Et son domestique, le garçon de café, se réclamait de sa noblesse !

Boïard en fut écœuré. Il devenait d’une pudibonderie de fille de joie confite en dévotion.

Le hasard qui fait si bien les choses et qui en arrange beaucoup d’autres s’avança vers lui dans sa chasse au mari sous les traits d’un jeune campagnard.

Un de ces types rêvés par les vaudevillistes. Un paysan du Palais-Royal.

Un jeune fermier du pays de Caux, venu à Paris pour acheter au Jardin d’Acclimatation des canards chinois pour la femme du maire de son village.

Il y a des réalités qui atteignent les plus hautes limites de la farce quand on n’en connaît pas les dessous.

Ivan nouait des relations si bizarres dans ses promenades à travers Paris qu’il ne faut pas plus s’étonner de celle-ci que des premières.

Ce cultivateur aisé profitait de son achat de canards pour s’initier aux félicités parisiennes : Boïard le captiva (dans un passage) et se fit son mentor fidèle et désintéressé.

Le rural, avec cette simplicité native qui fait le plus bel apanage de l’homme des champs, ouvrit à Ivan les replis de son cœur.

Ce n’était pas le vulgaire patoiseur habitué à piquer les bœufs et à se griser de cidre ; c’était le paysan des nouvelles couches, élevé à la primaire et ferré sur les Droits de l’Homme.

Un gaillard qui ne marchandait pas son admiration aux immortels principes de 89.

Son voyage à Paris avait principalement pour but de réaliser une espérance longtemps caressée. Il venait se chercher une femme, une parisienne.

« — Dans nos pays, disait-il, les filles ne veulent pas de nous, elles sont trop bien élevées. Sitôt qu’un agriculteur a quelques sous, il met sa fille dans un pensionnat de la ville : on en fait une demoiselle.

« Ce qui fait qu’à leur retour au village, elles ont une répulsion instinctive pour la vie agricole.

« Aussi, lorsqu’il faut les établir, ne parlez pas de les marier à de simples cultivateurs. Fi donc ! Il leur faut des officiers ministériels, des négociants au moins.

« Encore faut-il retirer des officiers ministériels les notaires.

« Depuis que le procès de Marie Cliquet a fait connaître dans nos pays que, dans un notaire, il y avait l’étoffe d’un ténor et d’un homme de lettres, nos jeunes demoiselles n’en veulent plus.

« Pour la même raison, elles ne veulent plus de pharmaciens : Danval et Fenayrou ont beaucoup nui à la profession.

« Il leur faut des princes, des peintres décorés ou des ingénieurs, et elles veulent toutes venir à Paris : ce qui fait que nous ne trouvons pas d’épouses.

« Mais moi, malin, je me suis dit : puisque les campagnardes veulent toutes venir à Paris, il y a peut-être des parisiennes qui veulent venir à la campagne et j’ai idée que je réussirai à en remmener une. »

L’agriculteur répétait son boniment trois fois par jour, et chaque fois, Bob ne pouvait retenir son rire sinistre de fou sous la douche.

Ce rire effrayait bien un peu le fermier, mais M. Boïard était si distingué, si grand seigneur, si bien éduqué, qu’il n’y attachait pas plus d’importance.

Bob s’amusait de ce phénomène qui venait à Paris chercher une fille. C’était fait pour lui.

Il l’enjôla durant trois jours, l’hébergeant grassement, le conduisant au théâtre pour mieux pénétrer ses intentions et s’informer de son aisance.

Quand il le connut à fond, il lui proposa sa pupille et s’offrit de le présenter.

Le villageois, ravi d’être présenté à la pupille d’un homme aussi riche que M. Boïard, se fit nipper dans le dernier genre pour séduire la jeune fille.

La présentation eut lieu après un avertissement préparatoire de Bob à madame Clapotis, avertissement qui vaut la peine d’une reproduction.

« — Je vais vous présenter un homme qui a de la fortune, du bien, de la santé, une humeur joviale et de l’honnêteté. Il cherche à s’associer une compagne par les liens du mariage. Il ne sait autre chose de votre passé que vous êtes ma pupille.

« Sachez me faire honneur, et tâchez qu’il vous plaise. »

Alice avait profondément réfléchi à la fausseté de sa situation depuis ces derniers jours ; malgré sa rudesse, l’avis lui parut bon.

La jeune fille accepta le prétendu sans se plaindre : c’était son sauveur.

Le rural, joyeux d’être agréé, se déclara prêt à verser son sang pour sa fiancée. Boïard lui permit de faire sa cour.

Le Russe mena rondement les démarches.

Alice était mineure, il fallait l’autorisation de la mère ; il l’obtint en parlant à madame Bontems comme il parlait à Titine.

Madame Bontems essaya de se rebiffer. De quoi se mêlait-il ?

— Quand les mères comme vous ne font pas leur devoir, elles doivent s’estimer heureuses quand un homme comme moi les remplace. — Cette phrase historique ferma le bec de la mère.

Il devenait sublime de grotesque.

En moins de quinze jours le mariage fut bâclé. Clapotis reçut une lettre de faire part. Il ne se dérangea pas.

Ivan dotait Alice de dix mille francs et lui octroyait le mobilier de la maison qu’elle avait habitée. Un rêve !

La canotière de Chatou se maria en blanc, elle eut tous les honneurs de la fleur d’oranger et laissa son mari la persuader qu’il était son initiateur en amour.

Alice fermière, Ivan revendit la maison achetée pour elle avec une plus-value qui compensait largement ses déboursés.

Les bénéfices d’une bonne action.

Le sacrifice consommé, Ivan ne redouta plus les remords. Il avait rempli son devoir, il se replongea dans la fange.

Le revolver avait un cadre d’or, Alice avait un cadre de verdure.

Il se perfectionna dans sa dépravation, inventa des sièges, dressa des chiens, apprit d’une doctoresse en voluptés les nuances délicates qui distinguent l’Orientale et la Bretonne de l’Épée de Roland.

Des mois se passèrent ainsi dans une ambition constante d’érotisme, avec les petites réunions intimes chez Titine, rue de l’Échiquemard, et rue des Écuries-Bourbon où le baron Schling recevait dans un salon meublé à la turque.

Un beau matin, une catastrophe épouvantable consterna toute la corporation.

Prudence, le Berlinois, retiré du canal Saint-Martin — mort — et, chose singulière, les pieds enchevêtrés, emmaillotés dans sa culotte.

On rapporta le cadavre chez Tomado, où il logeait.

Plumberger s’y fit conduire, pour savoir. Il n’apprit rien.

On enterra le fidèle ami d’Arthur, victime des malfaiteurs, sans explications.

Le financier insinua aux esprits faibles que Prudence, comme Clapotis, devait son accident à Boïard, son ancien patron. On le crut. Tous lui fermèrent leur porte.

Une enquête secrète, ordonnée par le Parquet, établit qu’avec l’argent que Tomado mettait à la disposition de son ami, Prudence, à l’instar de Titine, cherchait des distractions boulevard Bourbon.

Une lettre trouvée dans un garni mit la justice sur les traces d’une bande.

Cette lettre ne laissait aucun doute sur les derniers moments de Prudence.

La voici, sans orthographe fantaisiste :


Vieux galupier,

Si j’ai pas rebiffé au truc depuis le coup de rifle du garno, c’est que, piges-tu, vieux rigolo, j’ai assez de maltaise dans mes baguenaudes pour me fader en carrelures de ventre, et puis le turbin donne pas, le long du canngi, les pantriots requinqués s’aguichent plus chez les troquets pour y camoufler la bibine.

Bezef à refrire, que de la roustissure.

Cette carouble, à deux pions trente broquilles de la sorgue, les frérots et lui, par chopin, ont dessalé un enfigneur. Le mec poirotait sous la lansquine pour dénicher un encloué. Surfin dit : j’ai mon frangin, si tu veux l’embauber, l’encarrade est pas dure.

Le frérot vient, fait l’asticot, l’amorce sur la berge.

Quand le chenillon veut lui chouter le triffois, le frérot se fiche à cribler.

Surfin aguiche ses fumerons, y taupe le gniaf y l’estourbit. En y tortillant le sifflet, y fait flotter le chiffon rouge.

Nous y farfouillons les finettes, dans son georget, dans son phalzar, dans sa roquemaure. J’y choppe le fourmilion au beurre, son cadran d’ordure, sa gourmette, et d’un coup de balancez-moi ça, nous t’expédions le pedreau dans l’anisette de barbillon.

Voilà le fourbis, tu peux le dévider aux escargots de la préfectance, si ceux-là me pagnotent à l’hosto, je leur y défouette la carafe.

Souviens-toi que tu me dois de la braise, ma panuche ira se faire fusiller chez toi : prépare tes balles.

Ton zigano.


Triste fin pour un membre de la meilleure société.