Union des bibliophiles (p. 221-229).

ÉPILOGUE



Le succès de Bettina, au fameux concours de l’avenue Mousquet, occasionna un premier désastre.

La désagrégation du ménage à trois.

Le prix de force, de vigueur, valut à Bettina les hommages de tous les vrais amateurs. Il les accepta par avarice. S’esquivant de la demeure du prince, courant à des rendez-vous, acceptant même l’intermédiaire de Schling et de Titine, lesquels lui louaient une pièce de leurs appartements afin qu’il pût recevoir ses visites.

Six mois durant, il contenta les plus exigeants, garda des abonnés et s’habitua tellement à leurs manœuvres que la vue d’une bouche provoquait chez lui le désir.

Cette phase fut la plus heureuse pour le prince et la jeune ballerine Pépina Cotti : un bonheur à trois sans mélange.

Puis, sans que Pépina se doutât des causes, des modifications notables se produisirent dans le caractère de son amant.

Il devint irritable, versatile, maussade, pleura sans motif, fut sujet aux pandiculations.

Il refusait de manger et dépensait ses journées en stations chez les pâtissiers, sortant de l’un pour entrer chez l’autre : il n’osait pas s’adresser dans les restaurants, passé les heures auxquelles on mange.

Il ne dormait plus la nuit, sommeillait seulement quelques heures le matin d’un sommeil lourd, laborieux.

Cette nouvelle phase resserra les liens du ménage. Pépina choyait son amant, le prince, positivement frappé de ce changement, augmenta la somme de ses bontés.

La troisième phase détermina une rupture entre Pépina et Bettina.

Un prince sérieux, des amours de rencontre et de nombreux caprices ne suffisaient plus à Bettina.

L’abus excessif de ses fonctions exaltait son imagination et lui causait des désirs insatiables, immodérés, d’apaiser sa sensibilité permanente.

Son amour était une épouvante pour Pépina ; il usait de violence envers elle.

La résistance de la ballerine le mettait en fureur, il entrait dans des rages de possession qui consternaient l’Italienne.

Une nuit, comme elle le refusait, il l’étrangla presque et la viola.

Le prince, les domestiques réveillés par les cris de Pépina, l’arrachèrent à la brutalité lascive de ce bourreau et lièrent sur son lit la féroce Bettina qui essayait de mordre les libérateurs de sa victime.

L’altesse expédia la ballerine pour Turin, à sa demande motivée, et crut pour un instant avoir recouvré la paix.

Mais Bettina devenait difficile à garder, il n’avait aucune retenue.

Chez le prince, il provoquait les domestiques, commettait des indécences ; dans la rue, il tenait aux femmes des propos inconsidérés.

Il essayait même de débaucher les fournisseurs de son Altesse.

Il obséda de ses demandes incongrues un tailleur, homme très honorable et digne de foi, qui avait environ soixante ans.

Devant les plaintes qui lui étaient faites, le prince enferma son favori et entreprit de le soigner.

Il voulut essayer sur lui les antiphlogistiques, les émollients, les réfrigérants, en un mot tout ce qui pouvait calmer cette surexcitation, mais Bettina se sauva, courant la prétentaine, se livrant aux plus crapuleuses débauches et passant les nuits dans les bouges autorisés.

Le prince, pris d’inquiétude après plusieurs jours d’absence, alla frapper de porte en porte, suppliant qu’on lui rendit sa Bettina.

Il le trouva, un soir, sur les divans de Schling, harassé, mais non assouvi.

Bettina se laissa emporter comme une faible femme.

Dans le coupé il se frotta contre l’Altesse, imitant la chatte amoureuse.

À l’hôtel, il commanda un souper et mangea, vis-à-vis du prince qui ne soupait jamais, avec un appétit d’ogre, ne laissant remporter que les plats vides.

Après qu’il eût soupé, il mangea encore tous les fruits des corbeilles, dégarnit les assiettes de leurs petits fours, les drageoirs de leurs fruits glacés.

Il but du champagne, toasta avec mignon et s’apercevant que le champagne était fadasse, il mélangea du kümmel au vodki qu’il coupa de chartreuse et de café.

L’Altesse le vit absorber ce mélange avec terreur.

Bettina pouffait de plénitude ; il quitta la salle à manger d’un pas lourd, la face congestionnée, l’œil en feu.

Avisant une chaise longue dans une chambre, il s’y étendit, appela son mignon près de lui, et lui tint un discours incohérent d’homme gorgé de liqueurs.

Le prince écoutait, bon enfant, joyeux de l’avoir ramené, assis sur un large pouff qu’il avait roulé près de la chaise longue ; et il le flattait comme une amante, il le cajolait comme une femme aimée, il le baisait sur la bouche, et le parfum de cassis-vin invétéré que distillait sa dent creuse s’alliait aux hoquets vaporisés de kümmel au vodki que lâchait Bettina.

Puis, au contact prolongé de leurs lèvres, ils se sentirent tous deux repris de leurs infâmes désirs.

Bettina, excité par la boisson qu’il avait prise, s’abandonna à sa passion.

Le prince rassasia ses appétits de goule.

Tout à coup Bettina fut secoué par un spasme violent.

Il étendit les bras, leva la tête et s’abattit.

Quand l’Altesse se redressa, Bettina avait cessé de vivre.

Le prince, au comble de la stupeur, faillit devenir fou.

Cette funeste aventure a considérablement affaibli ses facultés mentales.

Ainsi finit Bettina, la diva des mâles lesbiens.

Boïard, la terreur de la coterie, vit retiré dans sa folie. Entouré de ses domestiques, il organise des processions chantantes qui se terminent infailliblement par un coup de revolver ; le meurtre d’une poupée habillée en religieuse qui représente Arthur.

Le plus bel exploit de la vie d’Ivan.

D’autres fois, il reste des heures entières en contemplation devant la canne des victimes, éclatant de son rire de faune et dansant, devant ce fragile monument, la polka du scalp.

Le garçon de café, le noble ruiné par les révolutions, se meurt d’épuisement dans une maison de santé.

Plumberger entretient toujours ses six ménages et continue à embêter ses confrères par la supposition de la femme assassinée.

On a supprimé les grandes fêtes. Chacun se livre à son vice en petit comité, entre rastaquouères : chez Titine, chez Schling, chez Bock ou chez Sabine.

Clapotis est aveugle. La perte de son œil a entraîné celle de l’autre.

Aveugle à vingt-deux ans !

On aura le temps de lui choisir un caniche.

Alice, enlevée à la pourriture parisienne, prospère en terre normande comme une bouture de géranium.

Son œil reflète un ciel qui n’est pas le nôtre ; elle sourit aux choses simples, à la feuille qui tombe, au vol de l’oiseau, à la chanson du vent, à son plus jeune fils, et n’oublie pas, dans son existence insoucieuse et riante, le pauvre fou qui l’a tirée de la situation précaire où l’égoïsme de ses contemporains l’avait jetée.