Gallimard, Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 437-444).


CHAPITRE XIII


Bernard devait éprouver ce matin-là que, pour une nature généreuse autant que la sienne, il n’y a pas de plus grande joie que de réjouir un autre être. Cette joie lui était refusée. Il venait d’être reçu à son examen avec mention, et, ne trouvant personne près de lui à qui annoncer cette heureuse nouvelle, celle-ci lui pesait. Bernard savait bien que celui qui s’en serait montré le plus satisfait, c’était son père. Même il hésita un instant s’il n’irait pas aussitôt le lui apprendre ; mais l’orgueil le retint. Édouard ? Olivier ? C’était vraiment donner trop d’importance à un diplôme. Il était bachelier. La belle avance ! C’est à présent que la difficulté commençait.

Dans la cour de la Sorbonne, il vit un de ses camarades, reçu comme lui, qui s’écartait des autres et pleurait. Ce camarade était en deuil. Bernard savait qu’il venait de perdre sa mère. Un grand élan de sympathie le poussait vers l’orphelin ; il s’approcha ; puis, par absurde pudeur, passa outre. L’autre, qui le vit approcher, puis passer, eut honte de ses larmes ; il estimait Bernard et souffrit de ce qu’il prit pour du mépris.

Bernard entra dans le jardin du Luxembourg. Il s’assit sur un banc, dans cette même partie du jardin où il était venu retrouver Olivier le soir où il cherchait asile. L’air était presque tiède et l’azur lui riait à travers les rameaux déjà dépouillés des grands arbres. On doutait si vraiment on s’acheminait vers l’hiver ; des oiseaux roucoulants s’y trompaient. Mais Bernard ne regardait pas le jardin ; il voyait devant lui l’océan de la vie s’étendre. On dit qu’il est des routes sur la mer ; mais elles ne sont pas tracées, et Bernard ne savait quelle était la sienne.

Il méditait depuis quelques instants, lorsqu’il vit s’approcher de lui, glissant et d’un pied si léger qu’on sentait qu’il eût pu poser sur les flots, un ange. Bernard n’avait jamais vu d’anges, mais il n’hésita pas un instant, et lorsque l’ange lui dit : « Viens », il se leva docilement et le suivit. Il n’était pas plus étonné qu’il ne l’eût été dans un rêve. Il chercha plus tard à se souvenir si l’ange l’avait pris par la main ; mais en réalité ils ne se touchèrent point et même gardaient entre eux un peu de distance. Ils retournèrent tous deux dans cette cour où Bernard avait laissé l’orphelin, bien résolus à lui parler ; mais la cour à présent était vide.

Bernard s’achemina, l’ange l’accompagnant, vers l’église de la Sorbonne, où l’ange entra d’abord, où Bernard n’était jamais entré. D’autres anges circulaient dans ce lieu ; mais Bernard n’avait pas les yeux qu’il fallait pour les voir. Une paix inconnue l’enveloppait. L’ange approcha du maître-autel et Bernard, lorsqu’il le vit s’agenouiller, s’agenouilla de même auprès de lui. Il ne croyait à aucun dieu, de sorte qu’il ne pouvait prier ; mais son cœur était envahi d’un amoureux besoin de don, de sacrifice ; il s’offrait. Son émotion demeurait si confuse qu’aucun mot ne l’eût exprimée ; mais soudain le chant de l’orgue s’éleva.

— Tu t’offrais de même à Laura, dit l’ange ; et Bernard sentit sur ses joues ruisseler des larmes. — Viens, suis-moi.

Bernard, tandis que l’ange l’entraînait, se heurta presque à un de ses anciens camarades qui venait de passer lui aussi son oral. Bernard le tenait pour un cancre et s’étonnait qu’on l’eût reçu. Le cancre n’avait pas remarqué Bernard, qui le vit glisser dans la main du bedeau de l’argent pour payer un cierge. Bernard haussa les épaules et sortit.

Quand il se retrouva dans la rue, il s’aperçut que l’ange l’avait quitté. Il entra dans un bureau de tabac, celui précisément où Georges, huit jours plus tôt, avait risqué sa fausse pièce. Il en avait fait passer bien d’autres depuis. Bernard acheta un paquet de cigarettes et fuma. Pourquoi l’ange était-il parti ? Bernard et lui n’avaient-ils donc rien à se dire ?… Midi sonna. Bernard avait faim. Rentrerait-il à la pension ? Irait-il rejoindre Olivier, partager avec lui le déjeuner d’Édouard ?… Il s’assura d’avoir assez d’argent en poche et entra dans un restaurant. Comme il achevait de manger, une voix douce murmura :

— Le temps est venu de faire tes comptes.

Bernard tourna la tête. L’ange était de nouveau près de lui.

— Il va falloir se décider, disait-il. Tu n’as vécu qu’à l’aventure. Laisseras-tu disposer de toi le hasard ? Tu veux servir à quelque chose. Il importe de savoir à quoi.

— Enseigne-moi ; guide-moi, dit Bernard.

L’ange mena Bernard dans une salle emplie de monde. Au fond de la salle était une estrade, et sur cette estrade une table recouverte d’un tapis grenat. Assis derrière la table, un homme encore jeune parlait.

— C’est une bien grande folie, disait-il, que de prétendre rien découvrir. Nous n’avons rien que nous n’ayons reçu. Chacun de nous se doit de comprendre, encore jeune, que nous dépendons d’un passé et que ce passé nous oblige. Par lui, tout notre avenir est tracé.

Quand il eut achevé de développer ce thème, un autre orateur prit sa place et commença par l’approuver, puis s’éleva contre le présomptueux qui prétend vivre sans doctrine, ou se guider lui-même et d’après ses propres clartés.

— Une doctrine nous est léguée, disait-il. Elle a déjà traversé bien des siècles. C’est la meilleure assurément et c’est la seule ; chacun de nous se doit de le prouver. C’est celle que nous ont transmis nos maîtres. C’est celle de notre pays, qui, chaque fois qu’il la renie, doit payer chèrement son erreur. L’on ne peut être bon Français sans la connaître, ni réussir rien de bon sans s’y ranger.

À ce second orateur, un troisième succéda, qui remercia les deux autres d’avoir si bien tracé ce qu’il appela la théorie de leur programme ; puis établit que ce programme ne comportait rien de moins que la régénération de la France, grâce à l’effort de chacun des membres de leur parti. Lui se disait homme d’action ; il affirmait que toute théorie trouve dans la pratique sa fin et sa preuve, et que tout bon Français se devait d’être combattant.

— Mais hélas ! ajoutait-il, que de forces isolées, perdues ! Quelle ne serait pas la grandeur de notre pays, le rayonnement des œuvres, la mise en valeur de chacun, si ces forces étaient ordonnées, si ces œuvres célébraient la règle, si chacun s’enrégimentait !

Et tandis qu’il continuait, des jeunes gens commencèrent à circuler dans l’assistance, distribuant des bulletins d’adhésion sur lesquels il ne restait qu’à opposer sa signature.

— Tu voulais t’offrir, dit alors l’ange. Qu’attends-tu ?

Bernard prit une de ces feuilles qu’on lui tendait, dont le texte commençait par ces mots : « Je m’engage solennellement à… » Il lut, puis regarda l’ange et vit que celui-ci souriait ; puis il regarda l’assemblée, et reconnut parmi les jeunes gens le nouveau bachelier de tantôt qui, dans l’église de la Sorbonne, brûlait un cierge en reconnaissance de son succès ; et soudain, un peu plus loin, il aperçut son frère aîné, qu’il n’avait pas revu depuis qu’il avait quitté la maison paternelle. Bernard ne l’aimait pas et jalousait un peu la considération que semblait lui accorder leur père. Il froissa nerveusement le bulletin.

— Tu trouves que je devrais signer ?

— Oui, certes, si tu doutes de toi, dit l’ange.

— Je ne doute plus, dit Bernard, qui jeta loin de lui le papier.

L’orateur cependant continuait. Quand Bernard recommença de l’écouter, il enseignait un moyen certain de ne jamais se tromper, qui était de renoncer à jamais juger par soi-même, mais bien de s’en remettre toujours aux jugements de ses supérieurs.

— Ces supérieurs, qui sont-ils ? demanda Bernard ; et soudain une grande indignation s’empara de lui.

— Si tu montais sur l’estrade, dit-il à l’ange, et si tu t’empoignais avec lui, tu le terrasserais sans doute…

Mais l’ange, en souriant :

— C’est contre toi que je lutterai. Ce soir, veux-tu ?…

— Oui, dit Bernard.

Ils sortirent. Ils gagnèrent les grands boulevards. La foule qui s’y pressait paraissait uniquement composée de gens riches ; chacun paraissait sûr de soi, indifférent aux autres, mais soucieux.

— Est-ce l’image du bonheur ? demanda Bernard, qui sentit son cœur plein de larmes.

Puis l’ange mena Bernard dans de pauvres quartiers, dont Bernard ne soupçonnait pas auparavant la misère. Le soir tombait. Ils errèrent longtemps entre de hautes maisons sordides qu’habitaient la maladie, la prostitution, la honte, le crime et la faim. C’est alors seulement que Bernard prit la main de l’ange, et l’ange se détournait de lui pour pleurer.

Bernard ne dîna pas ce soir-là ; et quand il rentra à la pension, il ne chercha pas à rejoindre Sarah, ainsi qu’il avait fait les autres soirs, mais monta tout droit à cette chambre qu’il occupait avec Boris.

Boris était déjà couché, mais ne dormait pas encore. Il relisait, à la clarté d’une bougie, la lettre qu’il avait reçue de Bronja le matin même de ce jour.

« Je crains, lui disait son amie, de ne jamais plus te revoir. J’ai pris froid à mon retour en Pologne. Je tousse ; et bien que le médecin me le cache, je sens que je ne peux plus vivre longtemps. »

En entendant approcher Bernard, Boris cacha la lettre sous son oreiller et souffla précipitamment sa bougie.

Bernard s’avança dans le noir. L’ange était entré dans la chambre avec lui, mais bien que la nuit ne fût pas très obscure, Boris ne voyait que Bernard.

— Dors-tu ? demanda Bernard à voix basse. Et comme Boris ne répondait pas, Bernard en conclut qu’il dormait.

— Alors, maintenant, à nous deux, dit Bernard à l’ange.

Et toute cette nuit, jusqu’au petit matin, ils luttèrent.

Boris voyait confusément Bernard s’agiter. Il crut que c’était sa façon de prier et prit garde de ne point l’interrompre. Pourtant il aurait voulu lui parler, car il sentait une grande détresse. S’étant levé, il s’agenouilla au pied de son lit. Il aurait voulu prier, mais ne pouvait que sangloter :

— Ô Bronja, toi qui vois les anges, toi qui devais m’ouvrir les yeux, tu me quittes ! Sans toi, Bronja, que deviendrai-je ? Qu’est-ce que je vais devenir ?

Bernard et l’ange étaient trop occupés pour l’entendre. Tous deux luttèrent jusqu’à l’aube. L’ange se retira sans qu’aucun des deux fût vainqueur.

Lorsque, plus tard, Bernard sortit à son tour de la chambre, il croisa Rachel dans le couloir.

— J’ai à vous parler, lui dit-elle. Sa voix était si triste que Bernard comprit aussitôt tout ce qu’elle avait à lui dire. Il ne répondit rien, courba la tête, et par grande pitié pour Rachel, soudain prit Sarah en haine et le plaisir qu’il goûtait avec elle en horreur.