Gallimard, Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 425-436).


CHAPITRE XII


Journal d’Édouard


« Rapporté à Olivier ses affaires. Sitôt de retour de chez Passavant, travail. Exaltation calme et lucide. Joie inconnue jusqu’à ce jour. Écrit trente pages des Faux-Monnayeurs, sans hésitation, sans ratures. Comme un paysage nocturne à la lueur soudaine d’un éclair, tout le drame surgit de l’ombre, très différent de ce que je m’efforçais en vain d’inventer. Les livres que j’ai écrits jusqu’à présent me paraissent comparables à ces bassins des jardins publics, d’un contour précis, parfait peut-être, mais où l’eau captive est sans vie. À présent, je la veux laisser couler selon sa pente, tantôt rapide et tantôt lente, en des lacis que je me refuse à prévoir.

« X. soutient que le bon romancier doit, avant de commencer son livre, savoir comment ce livre finira. Pour moi, qui laisse aller le mien à l’aventure, je considère que la vie ne nous propose jamais-rien qui, tout autant qu’un aboutissement, ne puisse être considéré comme un nouveau point de départ. « Pourrait être continué »… c’est sur ces mots que je voudrais terminer mes Faux-Monnayeurs.

« Visite de Douviers. C’est décidément un très brave garçon.

« Comme j’exagérais ma sympathie, j’ai dû essuyer des effusions assez gênantes. Tout en lui parlant, je me redisais ces mots de La Rochefoucauld : « Je suis peu sensible à la pitié ; et voudrais ne l’y être point du tout… Je tiens qu’il faut se contenter d’en témoigner et se garder soigneusement d’en avoir. » Pourtant ma sympathie était réelle, indéniable, et j’étais ému jusqu’aux larmes. À vrai dire, mes larmes m’ont paru le consoler encore mieux que mes paroles. Je crois même qu’il a renoncé à sa tristesse aussitôt qu’il m’a vu pleurer.

« J’étais fermement résolu à ne point lui livrer le nom du séducteur ; mais, à ma surprise, il ne me l’a pas demandé. Je crois que sa jalousie retombe dès qu’il ne se sent plus contemplé par Laura. En tout cas, sa démarche près de moi venait d’en fatiguer un peu l’énergie.

« Quelque illogisme dans son cas ; il s’indigne que l’autre ait abandonné Laura. J’ai fait valoir que, sans cet abandon, Laura ne lui serait pas revenue. Il se promet d’aimer l’enfant comme il aimerait le sien propre. Les joies de la paternité, qui sait si, sans le séducteur, il aurait pu jamais les connaître ? C’est ce que je me suis gardé de lui faire observer, car, au souvenir de ses insuffisances, sa jalousie s’exaspère. Mais dès lors elle ressortit à l’amour-propre et cesse de m’intéresser.

« Qu’un Othello soit jaloux, cela se comprend ; l’image du plaisir pris par sa femme avec autrui l’obsède. Mais un Douviers, pour devenir jaloux doit se figurer qu’il doit l’être.

« Et sans doute entretient-il en lui cette passion par un secret besoin de corser son personnage un peu mince. Le bonheur lui serait naturel ; mais il a besoin de s’admirer et c’est l’obtenu, non le naturel, qu’il estime. Je me suis donc évertué à lui peindre le simple bonheur plus méritoire que le tourment, et très difficile à atteindre. Ne l’ai laissé partir que rasséréné.

« Inconséquence des caractères. Les personnages qui, d’un bout à l’autre du roman ou du drame, agissent exactement comme on aurait pu le prévoir… On propose à notre admiration cette constance, à quoi je reconnais au contraire qu’ils sont artificiels et construits.

« Et je ne prétends pas que l’inconséquence soit l’indice certain du naturel, car l’on rencontre, et particulièrement parmi les femmes, bien des inconséquences affectées ; d’autre part, je peux admirer, chez quelques rares, ce que l’on appelle « l’esprit de suite » ; mais, le plus souvent, cette conséquence de l’être n’est obtenue que par un cramponnement vaniteux et qu’aux dépens du naturel. L’individu, plus il est de fonds généreux et plus ses possibilités foisonnent, plus il reste dispos à changer, moins volontiers il laisse son passé décider de son avenir.

Le « justum et tenacem propositi virum » que l’on nous propose en modèle, n’offre le plus souvent qu’un sol rocheux et réfractaire à la culture.

« J’en ai connu, d’une autre sorte encore, qui se forgent assidûment une consciente originalité, et dont le principal souci consiste, après avoir fait choix de quelques us, à ne s’en jamais départir ; qui demeurent sur le qui-vive et ne se permettent pas d’abandon. (Je songe à X, qui refusait son verre au Montrachet 1904 que je lui offrais : « Je n’aime que le Bordeaux », disait-il. Dès que je l’eus fait passer pour du Bordeaux, le Montrachet lui parut délectable.)

« Lorsque j’étais plus jeune, je prenais des résolutions, que je m’imaginais vertueuses. Je m’inquiétais moins d’être qui j’étais, que de devenir qui je prétendais être. À présent, peu s’en faut que je ne voie dans l’irrésolution le secret de ne pas vieillir.

« Olivier m’a demandé à quoi je travaillais. Je me suis laissé entraîner à lui parler de mon livre, et même à lui lire, tant il semblait intéressé, les pages que je venais d’écrire. Je redoutais son jugement, connaissant l’intransigeance de la jeunesse et la difficulté qu’elle éprouve à admettre un autre point de vue que le sien. Mais les quelques remarques qu’il a craintivement hasardées m’ont paru des plus judicieuses, au point que j’en ai tout aussitôt profité.

« C’est par lui, c’est à travers lui que je sens et que je respire.

« Il garde de l’inquiétude au sujet de cette revue qu’il devait diriger, et particulièrement de ce conte qu’il désavoue, écrit sur la demande de Passavant. Les nouvelles dispositions prises par celui-ci entraîneront, lui ai-je dit, un remaniement du sommaire ; il pourra se ressaisir de son manuscrit.

« Reçu la visite, bien inattendue, de Monsieur le juge d’instruction Profitendieu. Il s’épongeait le front et respirait fortement, non tant essoufflé d’avoir monté mes six étages, que gêné, m’a-t-il paru. Il gardait son chapeau à la main et ne s’est assis que sur mon invite. C’est un homme de bel aspect, bien découplé et d’une indéniable prestance.

« — Vous êtes, je crois, le beau-frère du président Molinier, m’a-t-il dit. C’est au sujet de son fils Georges que je me suis permis de venir vous trouver. Vous voudrez bien, sans doute, excuser une démarche qui peut d’abord vous paraître indiscrète, mais que l’affection et l’estime que je porte à mon collègue vont suffire à vous expliquer, je l’espère.

« Il prit un temps. Je me levai et fis retomber une portière, par crainte que ma femme de ménage, qui est très indiscrète et que je savais dans la pièce voisine, pût entendre. Profitendieu m’approuva d’un sourire.

« — En tant que juge d’instruction, reprit-il, j’ai à m’occuper d’une affaire qui m’embarrasse extrêmement. Votre jeune neveu s’était déjà commis précédemment dans une aventure… — que ceci reste entre nous, n’est-ce pas — une aventure assez scandaleuse, où je veux croire, étant donné son très jeune âge, que sa bonne foi, son innocence, aient été surprises ; mais qu’il m’a fallu déjà, je l’avoue, quelque habileté pour… circonscrire, sans nuire aux intérêts de la justice. Devant une récidive… d’une toute autre nature, je m’empresse de l’ajouter… je ne puis répondre que le jeune Georges s’en tire à aussi bon compte. Je doute même s’il est dans l’intérêt de l’enfant de chercher à l’en tirer, malgré tout le désir amical que j’aurais d’épargner ce scandale à votre beau-frère. J’essaierai pourtant ; mais j’ai des agents, vous comprenez, qui font du zèle, et que je ne peux pas toujours retenir. Ou, si vous préférez, je le peux encore ; mais demain je ne le pourrai plus. Voici pourquoi j’ai pensé que vous devriez parler à votre neveu, lui dire à quoi il s’expose…

« La visite de Profitendieu, pourquoi ne pas l’avouer, m’avait d’abord terriblement inquiété ; mais depuis que j’avais compris qu’il ne venait ni en ennemi, ni en juge, je me sentais plutôt amusé. Je le devins bien davantage lorsqu’il reprit :

« — Depuis quelque temps, des pièces de fausse monnaie circulent. J’en suis averti. Je n’ai pas encore réussi à découvrir leur provenance. Mais je sais que le jeune Georges, — tout naïvement, je veux le croire, — est un de ceux qui s’en servent et les mettent en circulation. Ils sont quelques-uns, de l’âge de votre neveu, qui se prêtent à ce honteux trafic. Je ne mets pas en doute qu’on n’abuse de leur innocence et que ces enfants sans discernement ne jouent le rôle de dupes entre les mains de quelques coupables aînés. Nous aurions déjà pu nous saisir des délinquants mineurs et, sans peine ; leur faire avouer la provenance de ces pièces ; mais je sais trop que, passé un certain point, une affaire nous échappe, pour ainsi dire… c’est-à-dire qu’une instruction ne peut pas revenir en arrière et que nous nous trouvons forcés de savoir ce que nous préférerions parfois ignorer. En l’espèce, je prétends parvenir à découvrir les vrais coupables sans recourir aux témoignages de ces mineurs. J’ai donc donné ordre qu’on ne les inquiétât point. Mais cet ordre n’est que provisoire. Je voudrais que votre neveu ne me forçât pas à le lever. Il serait bon qu’il sût qu’on a l’œil ouvert. Vous ne feriez même pas mal de l’effrayer un peu ; il est sur une mauvaise petite…

« Je protestai que je ferais de mon mieux pour l’avertir, mais Profitendieu semblait ne pas m’entendre. Son regard se perdit. Il répéta deux fois : « sur ce que l’on appelle une mauvaise pente », puis se tut.

« Je ne sais combien de temps dura son silence. Sans qu’il formulât sa pensée, il me semblait la voir se dérouler en lui, et déjà j’entendais, avant qu’il ne les dît, ses paroles :

« — Je suis père moi-même, Monsieur…

« Et tout ce qu’il avait dit d’abord disparut ; il n’y eut plus entre nous que Bernard. Le reste n’était que prétexte ; c’était pour me parler de lui qu’il venait.

« Si l’effusion me gêne, si l’exagération des sentiments m’importune, rien par contre n’était plus propre à me toucher que cette émotion contenue. Il la refoulait de son mieux, mais avec un si grand effort que ses lèvres et ses mains tremblèrent. Il ne put continuer. Soudain il cacha dans ses mains son visage, et le haut de son corps fut tout secoué de sanglots.

« — Vous voyez, balbutiait-il, vous voyez, monsieur, qu’un enfant peut nous rendre bien misérables.

« Qu’était-il besoin de biaiser ? Extrêmement ému moi-même :

« — Si Bernard vous voyait, m’écriai-je, son cœur fondrait ; je m’en porte garant.

« Je ne laissais pourtant pas que d’être fort embarrassé. Bernard ne m’avait presque jamais parlé de son père. J’avais accepté qu’il eût quitté sa famille, prompt que je suis à tenir semblable désertion pour naturelle, et dispos à n’y voir que le plus grand profit pour l’enfant. Il s’y joignait, dans le cas de Bernard, l’appoint de sa bâtardise… Mais voici que se révélaient, chez son faux père, des sentiments d’autant plus forts sans doute, qu’ils échappaient à la commande et d’autant plus sincères qu’ils n’étaient en rien obligés. Et, devant cet amour, ce chagrin, force était de me demander si Bernard avait eu raison de partir. Je ne me sentais plus le cœur de l’approuver.

« — Usez de moi si vous pensez que je puisse vous être utile, lui dis-je, si vous pensez que je doive lui parler. Il a bon cœur.

« — Je sais. Je sais… Oui, vous pouvez beaucoup. Je sais qu’il était avec vous cet été. Ma police est assez bien faite… Je sais également qu’il se présente aujourd’hui même à son oral. J’ai choisi le moment où je savais qu’il devait être à la Sorbonne pour venir vous voir. Je craignais de le rencontrer.

« Depuis quelques instants, mon émotion fléchissait, car je venais de m’apercevoir que le verbe « savoir » figurait dans presque toutes ses phrases. Je devins aussitôt moins soucieux de ce qu’il me disait que d’observer ce pli qui pouvait être professionnel.

« Il me dit « savoir » également que Bernard avait très brillamment passé son écrit. La complaisance d’un examinateur, qui se trouve être de ses amis, l’avait mis à même de prendre connaissance de la composition française de son fils, qui, paraît-il, était des plus remarquables. Il parlait de Bernard avec une sorte d’admiration contenue qui me faisait douter si peut-être, après tout, il ne se croyait pas son vrai père.

« — Seigneur ! ajoutait-il, n’allez surtout pas lui raconter cela ! Il est de naturel si fier, si ombrageux !… S’il se doutait que, depuis son départ, je n’ai pas cessé de penser à lui, de le suivre… Mais tout de même, ce que vous pouvez lui dire, c’est que vous m’avez vu. (Il respirait péniblement entre chaque phrase). — Ce que vous seul pouvez lui dire, c’est que je ne lui en veux pas, (puis d’une voix qui faiblissait :) que je n’ai jamais cessé de l’aimer… comme un fils. Oui, je sais bien que vous savez… Ce que vous pouvez lui dire aussi… (et, sans me regarder, avec difficulté, dans un état de confusion extrême :) c’est que sa mère m’a quitté… oui, définitivement, cet été ; et que, si lui, voulait revenir, je…

« Il ne put achever.

« Un gros homme robuste, positif, établi dans la vie, solidement assis dans sa carrière, qui soudain renonçant à tout décorum, s’ouvre et répand devant un étranger, donne à celui-ci que j’étais un spectacle bien extraordinaire. J’ai pu constater une fois de plus à cette occasion que je suis plus aisément ému par les effusions d’un inconnu que par celles d’un familier. Chercherai à m’expliquer là-dessus un autre jour.

« Profitendieu ne me cacha pas les préventions qu’il nourrissait d’abord à mon égard, s’étant mal expliqué, s’expliquant mal encore, que Bernard ait déserté son foyer pour me rejoindre. C’était ce qui l’avait retenu d’abord de chercher à me voir. Je n’osai point lui raconter l’histoire de ma valise et ne parlai que de l’amitié de son fils pour Olivier, à la faveur de laquelle, lui dis-je, nous nous étions vite liés.

« — Ces jeunes gens, reprenait Profitendieu, s’élancent dans la vie sans savoir à quoi ils s’exposent. L’ignorance des dangers fait leur force, sans doute. Mais nous qui savons, nous les pères, nous tremblons pour eux. Notre sollicitude les irrite, et le mieux est de ne pas trop la leur laisser voir. Je sais qu’elle s’exerce bien importunément et maladroitement quelquefois. Plutôt que répéter sans cesse à l’enfant que le feu brûle, consentons à le laisser un peu se brûler. L’expérience instruit plus sûrement que le conseil. J’ai toujours accordé le plus de liberté possible à Bernard. Jusqu’à l’amener à croire, hélas ! que je ne me souciais pas beaucoup de lui. Je crains qu’il ne s’y soit mépris ; de là sa fuite. Même alors, j’ai cru bon de le laisser faire ; tout en veillant sur lui de loin, sans qu’il s’en doute. Dieu merci, je disposais de moyens pour cela. (Évidemment Profitendieu reportait là-dessus son orgueil, et se montrait particulièrement fier de l’organisation de sa police ; c’est la troisième fois qu’il m’en parlait). J’ai cru qu’il fallait me garder de diminuer aux yeux de cet enfant les risques de son initiative. Vous avouerai-je que cet acte d’insoumission, malgré la peine qu’il m’a causée, n’a fait que m’attacher à lui davantage ? J’ai su y voir une preuve de courage, de valeur…

« À présent qu’il se sentait en confiance, l’excellent homme ne tarissait plus. Je tâchai de ramener la conversation vers ce qui m’intéressait davantage et, coupant court, lui demandai s’il avait vu ces fausses pièces dont il m’avait parlé d’abord. J’étais curieux de savoir si elles étaient semblables à la piécette de cristal que Bernard nous avait montrée. Je ne lui eus pas plus tôt parlé de celle-ci que Profitendieu changea de visage ; ses paupières se fermèrent à demi, tandis qu’au fond de ses yeux s’allumait une flamme bizarre ; sur ses tempes, la patte d’oie se marqua ; ses lèvres se pincèrent ; l’attention tira vers en haut tous ses traits. De tout ce qu’il m’avait dit d’abord, il ne fut plus question. Le juge envahissait le père, et rien plus n’existait pour lui que le métier. Il me pressa de questions, prit des notes et parla d’envoyer un agent à Saas-Fée, pour relever les noms des voyageurs sur les registres des hôtels.

« — Encore que, vraisemblablement, ajouta-t-il, cette fausse pièce ait été remise à votre épicier par un aventurier de passage et dans un lieu qu’il n’aura fait que traverser.

« À quoi je répliquai que Saas-Fée se trouvait au fond d’une impasse et qu’on ne pouvait facilement y aller et en revenir dans une même journée. Il se montra particulièrement satisfait de ce dernier renseignement et me quitta là-dessus, après m’avoir chaudement remercié, l’air absorbé, ravi, et sans plus du tout reparler ni de Georges ni de Bernard. »