Gallimard, Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 249-260).


IV


— Je voulais vous demander, Laura, dit Bernard : pensez-vous qu’il y ait rien, sur cette terre, qui ne puisse être mis en doute ?… C’est au point que je doute si l’on ne pourrait prendre le doute même comme point d’appui ; car enfin, lui du moins, je pense, ne nous fera jamais défaut. Je puis douter de la réalité de tout, mais pas de la réalité de mon doute. Je voudrais… Excusez-moi si je m’exprime d’une manière pédante ; je ne suis pas pédant de ma nature, mais je sors de philosophie, et vous ne sauriez croire le pli que la dissertation fréquente imprime bientôt à l’esprit ; je m’en corrigerai, je vous jure.

— Pourquoi cette parenthèse ? Vous voudriez… ?

— Je voudrais écrire l’histoire de quelqu’un qui d’abord écoute chacun, et qui va, consultant chacun, à la manière de Panurge, avant de décider quoi que ce soit ; après avoir éprouvé que les opinions des uns et des autres, sur chaque point, se contredisent, il prendrait le parti de n’écouter plus rien que lui, et du coup deviendrait très fort.

— C’est un projet de vieillard, dit Laura.

— Je suis plus mûr que vous ne croyez. Depuis quelques jours, je tiens un carnet, comme Édouard ; sur la page de droite j’écris une opinion, dès que, sur la page de gauche, en regard, je peux inscrire l’opinion contraire. Tenez, par exemple, l’autre soir, Sophroniska nous a dit qu’elle faisait dormir Boris et Bronja avec la fenêtre grande ouverte. Tout ce qu’elle nous a dit à l’appui de ce régime nous paraissait, n’est-il pas vrai, parfaitement raisonnable et probant. Mais voici qu’hier, au fumoir de l’hôtel, j’ai entendu ce professeur allemand qui vient d’arriver, soutenir une théorie opposée, qui m’a paru, je l’avoue, plus raisonnable encore et mieux fondée. L’important, disait-il, c’est, durant le sommeil, de restreindre le plus possible les dépenses et ce trafic d’échanges qu’est la vie ; ce qu’il appelait la carburation ; c’est alors seulement que le sommeil devient vraiment réparateur. Il donnait en exemple les oiseaux qui se mettent la tête sous l’aile, tous les animaux qui se blottissent pour dormir, de manière à ne respirer plus qu’à peine ; ainsi les races les plus proches de la nature, disait-il, les paysans les moins cultivés se calfeutrent dans des alcôves ; les Arabes, forcés de coucher en plein air, du moins ramènent sur leur visage le capuchon de leur burnous. Mais, revenant à Sophroniska et aux deux enfants qu’elle éduque, j’en viens à penser qu’elle n’a tout de même pas tort, et que ce qui est bon pour d’autres serait préjudiciable à ces petits, car, si j’ai bien compris, ils ont en eux des germes de tuberculose. Bref, je me dis… Mais je vous ennuie.

— Ne vous inquiétez donc pas de cela. Vous vous disiez… ?

— Je ne sais plus.

— Allons ! le voilà qui boude. N’ayez point honte de vos pensées.


— Je me disais que rien n’est bon pour tous, mais seulement par rapport à certains ; que rien n’est vrai pour tous, mais seulement par rapport à qui le croit tel ; qu’il n’est méthode ni théorie qui soit applicable indifféremment à chacun ; que si, pour agir, il nous faut choisir, du moins nous avons libre choix ; que si nous n’avons pas libre choix, la chose est plus simple encore ; mais que ceci me devient vrai (non d’une manière absolue sans doute, mais par rapport à moi) qui me permet le meilleur emploi de mes forces, la mise en œuvre de mes vertus. Car tout à la fois je ne puis retenir mon doute, et j’ai l’indécision en horreur. Le « mol et doux oreiller » de Montaigne, n’est pas fait pour ma tête, car je n’ai pas sommeil encore et ne veux pas me reposer. La route est longue, qui mène de ce que je croyais être à ce que peut-être je suis. J’ai peur parfois de m’être levé trop matin.

— Vous avez peur ?

— Non, je n’ai peur de rien. Mais savez-vous que j’ai déjà beaucoup changé ; ou du moins mon paysage intérieur n’est déjà plus du tout le même que le jour où j’ai quitté la maison ; depuis, je vous ai rencontrée. Tout aussitôt, j’ai cessé de chercher par-dessus tout ma liberté. Peut-être n’avez-vous pas bien compris que je suis à votre service.

— Que faut-il entendre par là ?

— Oh ! vous le savez bien. Pourquoi voulez-vous me le faire dire ? Attendez-vous de moi des aveux ?… Non, non, je vous en prie, ne voilez pas votre sourire, ou je prends froid.

— Voyons, mon petit Bernard, vous n’allez pourtant pas prétendre que vous commencez à m’aimer.

— Oh ! je ne commence pas, dit Bernard. C’est vous qui commencez à le sentir, peut-être ; mais vous ne pouvez pas m’empêcher.

— Ce m’était si charmant de n’avoir pas à me méfier de vous. Si maintenant je ne dois plus vous approcher qu’avec précaution, comme une matière inflammable… Mais songez à la créature difforme et gonflée que bientôt je vais être. Mon seul aspect saura bien vous guérir.

— Oui, si je n’aimais de vous que l’aspect. Et puis d’abord, je ne suis pas malade ; ou si c’est être malade que de vous aimer, je préfère ne pas guérir.

Il disait tout cela gravement, tristement presque ; il la regardait plus tendrement que n’avaient jamais fait Édouard ni Douviers, mais si respectueusement qu’elle n’en pouvait point prendre ombrage. Elle tenait sur ses genoux un livre anglais dont ils avaient interrompu la lecture, et qu’elle feuilletait distraitement ; on eût dit qu’elle n’écoutait point, de sorte que Bernard continuait sans trop de gêne :

— J’imaginais l’amour comme quelque chose de volcanique ; du moins celui que j’étais né pour éprouver. Oui, vraiment je croyais ne pouvoir aimer que d’une manière sauvage, dévastatrice, à la Byron. Comme je me connaissais mal ! C’est vous, Laura, qui m’avez fait me connaître ; si différent de celui que je croyais que j’étais ! Je jouais un affreux personnage, m’efforçais de lui ressembler. Quand je songe à la lettre que j’écrivais à mon faux père avant de quitter la maison, j’ai grand’honte, je vous assure. Je me prenais pour un révolté, un outlaw, qui foule aux pieds tout ce qui fait obstacle à son désir ; et voici que, près de vous, je n’ai même plus de désirs. J’aspirais à la liberté comme à un bien suprême, et je n’ai pas plus tôt été libre que je me suis soumis à vos… Ah ! si vous saviez ce que c’est enrageant d’avoir dans la tête des tas de phrases de grands auteurs, qui viennent irrésistiblement sur vos lèvres quand on veut exprimer un sentiment sincère. Ce sentiment est si nouveau pour moi qu’il n’a pas encore su inventer son langage. Mettons que ce ne soit pas de l’amour, puisque ce mot-là vous déplaît ; que ce soit de la dévotion. On dirait qu’à cette liberté, qui me paraissait jusqu’alors infinie, vos lois ont tracé des limites. On dirait que tout ce qui s’agitait en moi de turbulent, d’informe, danse une ronde harmonieuse autour de vous. Si quelqu’une de mes pensées vient à s’écarter de vous, je la quitte… Laura, je ne vous demande pas de m’aimer ; je ne suis rien encore qu’un écolier ; je ne vaux pas votre attention ; mais tout ce que je veux faire à présent, c’est pour mériter un peu votre… (ah ! le mot est hideux)… votre estime.

Il s’était mis à genoux devant elle, et bien qu’elle eût un peu reculé sa chaise d’abord, Bernard touchait du front sa robe, les bras rejetés en arrière comme en signe d’adoration ; mais quand il sentit sur son front la main de Laura se poser, il saisit cette main sur laquelle il pressa ses lèvres.

— Quel enfant vous êtes, Bernard ! Moi non plus je ne suis pas libre, dit-elle en retirant sa main. Tenez, lisez ceci.

Elle sortit de son corsage un papier froissé qu’elle tendit à Bernard.

Bernard vit tout d’abord la signature. Ainsi qu’il le craignait, c’était celle de Félix Douviers. Un instant il garda la lettre dans sa main sans la lire ; il levait les yeux vers Laura. Elle pleurait. Bernard sentit alors en son cœur encore une attache se rompre, un de ces liens secrets qui relient chacun de nous à soi-même, à son égoïste passé. Puis il lut :

« Ma Laura bien-aimée,

« Au nom de ce petit enfant qui va naître, et que je fais serment d’aimer autant que si j’étais son père, je te conjure, de revenir. Ne crois pas qu’aucun reproche puisse accueillir ici ton retour. Ne t’accuse pas trop, car c’est de cela surtout que je souffre. Ne tarde pas. Je t’attends de toute mon âme qui t’adore et se prosterne devant toi. »

Bernard était assis à terre, devant Laura, mais c’est sans la regarder qu’il lui demanda :

— Quand avez-vous reçu cette lettre ?

— Ce matin.

— Je croyais qu’il ignorait tout. Vous lui avez écrit ?

— Oui ; je lui ai tout avoué.

— Édouard le sait-il ?

— Il n’en sait rien.

Bernard resta silencieux quelque temps, la tête basse ; puis, retourné vers elle de nouveau :

— Et… que comptez-vous faire à présent ?

— Me le demandez-vous vraiment ?… Retourner près de lui. C’est à côté de lui qu’est ma place. C’est avec lui que je dois vivre. Vous le savez.

— Oui, dit Bernard.

Il y eut un très long silence. Bernard reprit :

— Est-ce que vous croyez qu’on peut aimer l’enfant d’un autre autant que le sien propre, vraiment ?

— Je ne sais pas si je le crois ; mais je l’espère.

— Pour moi, je le crois. Et je ne crois pas, au contraire, à ce qu’on appelle si bêtement « la voix du sang ». Oui, je crois que cette fameuse voix n’est qu’un mythe. J’ai lu que, chez certaines peuplades des îles de l’Océanie, c’est la coutume d’adopter les enfants d’autrui, et que ces enfants adoptés sont souvent préférés aux autres. Le livre disait, je m’en souviens fort bien, « plus choyés ». Savez-vous ce que je pense à présent ?… Je pense que celui qui m’a tenu lieu de père n’a jamais rien dit ni rien fait qui laissât soupçonner que je n’étais pas son vrai fils ; qu’en lui écrivant, comme j’ai fait, que j’avais toujours senti la différence, j’ai menti ; qu’au contraire il me témoignait une sorte de prédilection, à laquelle j’étais sensible ; de sorte que mon ingratitude envers lui est d’autant plus abominable ; que j’ai mal agi envers lui. Laura, mon amie, je voudrais vous demander… Est-ce que vous trouvez que je devrais implorer son pardon, retourner près de lui ?

— Non, dit Laura.

— Pourquoi ? Si vous, vous retournez près de Douviers…

— Vous me le disiez tout à l’heure, ce qui est vrai pour l’un ne l’est pas pour un autre. Je me sens faible ; vous êtes fort. Monsieur Profitendieu peut vous aimer ; mais, si j’en crois ce que vous m’avez dit de lui, vous n’êtes pas faits pour vous entendre… Ou du moins, attendez encore. Ne revenez pas à lui défait. Voulez-vous toute ma pensée ? C’est pour moi, non pour lui, que vous vous proposez cela ; pour obtenir ce que vous appeliez : mon estime. Vous ne l’aurez, Bernard, que si je ne vous sens pas la chercher. Je ne peux vous aimer que naturel. Laissez-moi le repentir ; il n’est pas fait pour vous, Bernard.

— J’en viens presque à aimer mon nom, quand je l’entends sur votre bouche. Savez-vous ce dont j’avais le plus horreur, là-bas ? C’est du luxe. Tant de confort, tant de facilités… Je me sentais devenir anarchiste. À présent, au contraire, je crois que je tourne au conservateur. J’ai compris brusquement cela, l’autre jour, à cette indignation qui m’a pris en entendant le touriste de la frontière parler du plaisir qu’il avait à frauder la douane. « Voler l’État, c’est ne voler personne », disait-il. Par protestation, j’ai compris tout à coup ce que c’était que l’État. Et je me suis mis à l’aimer, simplement parce qu’on lui faisait du tort. Je n’avais jamais réfléchi à cela. « L’État, ce n’est qu’une convention », disait-il encore. Quelle belle chose ce serait, une convention qui reposerait sur la bonne foi de chacun… si seulement il n’y avait que des gens probes. Tenez, on me demanderait aujourd’hui quelle vertu me paraît la plus belle, je répondrais sans hésiter ; la probité. Oh ! Laura ! Je voudrais, tout le long de ma vie, au moindre choc, rendre un son pur, probe, authentique. Presque tous les gens que j’ai connus sonnent faux. Valoir exactement ce qu’on paraît ; ne pas chercher à paraître plus qu’on ne vaut… On veut donner le change, et l’on s’occupe tant de paraître, qu’on finit par ne plus savoir qui l’on est… Excusez-moi de vous parler ainsi. Je vous fais part de mes réflexions de la nuit.

— Vous pensiez à la petite pièce que vous nous montriez hier. Lorsque je partirai…

Elle ne put achever sa phrase ; les larmes montaient à ses yeux, et, dans l’effort qu’elle fit pour les retenir, Bernard vit ses lèvres trembler.

— Alors, vous partirez, Laura… reprit-il tristement. J’ai peur, lorsque je ne vous sentirai plus près de moi, de ne plus rien valoir, ou que si peu… Mais, dites, je voudrais vous demander : …est-ce que vous partiriez, auriez-vous écrit ces aveux, si Édouard… je ne sais comment dire… (et tandis que Laura rougissait) si Édouard valait davantage ? Oh ! ne protestez pas. Je sais si bien ce que vous pensez de lui.

— Vous dites cela parce que hier vous avez surpris mon sourire, tandis qu’il parlait ; vous vous êtes aussitôt persuadé que nous le jugions pareillement. Mais non ; détrompez-vous. À vrai dire, je ne sais pas ce que je pense de lui. Il n’est jamais longtemps le même. Il ne s’attache à rien ; mais rien n’est plus attachant que sa fuite. Vous le connaissez depuis trop peu de temps pour le juger. Son être se défait et se refait sans cesse. On croit le saisir… c’est Protée. Il prend la forme de ce qu’il aime. Et lui-même, pour le comprendre, il faut l’aimer.

— Vous l’aimez. Oh ! Laura, ce n’est pas de Douviers que je me sens jaloux, ni de Vincent ; c’est d’Édouard.

— Pourquoi jaloux ? J’aime Douviers ; j’aime Édouard ; mais différemment. Si je dois vous aimer, ce sera d’un autre amour encore.

— Laura, Laura, vous n’aimez pas Douviers. Vous avez pour lui de l’affection, de la pitié, de l’estime : mais cela n’est pas de l’amour. Je crois que le secret de votre tristesse (car vous êtes triste, Laura) c’est que la vie vous a divisée ; l’amour n’a voulu de vous qu’incomplète ; vous répartissez sur plusieurs ce que vous auriez voulu donner à un seul. Pour moi, je me sens indivisible ; je ne puis me donner qu’en entier.

— Vous êtes trop jeune pour parler ainsi. Vous ne pouvez savoir déjà, si, vous aussi, la vie ne vous « divisera » pas, comme vous dites. Je ne puis accepter de vous que cette… dévotion, que vous m’offrez. Le reste aura ses exigences, qui devront bien se satisfaire ailleurs.

— Serait-il vrai ? Vous allez me dégoûter par avance et de moi-même et de la vie.

— Vous ne connaissez rien de la vie. Vous pouvez tout attendre d’elle. Savez-vous quelle a été ma faute ? De ne plus en attendre rien. C’est quand j’ai cru, hélas ! que je n’avais plus rien à attendre, que je me suis abandonnée. J’ai vécu ce printemps, à Pau, comme si je ne devais plus en voir d’autres ; comme si plus rien n’importait. Bernard, je puis vous le dire, à présent que j’en suis punie : ne désespérez jamais de la vie.

Que sert de parler ainsi à un jeune être plein de flamme ? Aussi bien ce que disait Laura ne s’adressait point à Bernard. À l’appel de sa sympathie, elle pensait devant lui, malgré elle, à voix haute. Elle était inhabile à feindre, inhabile à se maîtriser. Comme elle avait cédé d’abord à cet élan qui l’emportait dès qu’elle pensait à Édouard, et où se trahissait son amour, elle s’était laissée aller à certain besoin de sermonner qu’elle tenait, assurément de son père. Mais Bernard avait horreur des recommandations, des conseils, dussent-ils venir de Laura ; son sourire avertit Laura, qui reprit sur un ton plus calme :

— Pensez-vous demeurer le secrétaire d’Édouard, à votre retour à Paris ?

— Oui, s’il consent à m’employer ; mais il ne me donne rien à faire. Savez-vous ce qui m’amuserait ? C’est d’écrire avec lui ce livre, que, seul, il n’écrira jamais ; vous le lui avez bien dit hier. Je trouve absurde cette méthode de travail qu’il nous exposait. Un bon roman s’écrit plus naïvement que cela. Et d’abord, il faut croire à ce que l’on raconte, ne pensez-vous pas ? et raconter tout simplement. J’ai d’abord cru que je pourrais l’aider. S’il avait eu besoin d’un détective, j’aurais peut-être satisfait aux exigences de l’emploi. Il aurait travaillé sur les faits qu’aurait découvert ma police… Mais avec un idéologue, rien à faire. Près de lui, je me sens une âme de reporter. S’il s’entête dans son erreur, je travaillerai de mon côté. Il me faudra gagner ma vie. J’offrirai mes services à quelque journal. Entre-temps, je ferai des vers.

— Car près des reporters, assurément, vous vous sentirez une âme de poète.

— Oh ! ne vous moquez pas de moi. Je sais que je suis ridicule ; ne me le faites pas trop sentir.

— Restez avec Édouard ; vous l’aiderez, et laissez-vous aider par lui. Il est bon.

On entendit la cloche du déjeuner. Bernard se leva. Laura lui prit la main :

— Dites encore : cette petite pièce que vous nous montriez hier… en souvenir de vous, lorsque je partirai — elle se raidit et cette fois put achever sa phrase — voudriez-vous me la donner ?

— Tenez ; la voici ; prenez-la, dit Bernard.