Gallimard, Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 231-248).


III


Malgré la première apparence, et encore que chacun, comme l’on dit, « y mît du sien », cela n’allait qu’à moitié bien entre l’oncle Édouard et Bernard. Laura non plus ne se sentait pas satisfaite. Et comment eût-elle pu l’être ? Les circonstances l’avaient forcée d’assumer un rôle pour lequel elle n’était point née ; son honnêteté l’y gênait. Comme ces créatures aimantes et dociles qui font les épouses les plus dévouées, elle avait besoin, pour prendre appui, des convenances, et se sentait sans force depuis qu’elle était désencadrée. Sa situation vis-à-vis d’Édouard lui paraissait de jour en jour plus fausse. Ce dont elle souffrait surtout et qui, pour peu que s’y attardât sa pensée, lui devenait insupportable, c’était de vivre aux dépens de ce protecteur, ou mieux : de ne lui donner rien en échange ; ou plus exactement encore : c’était qu’Édouard ne lui demandât rien en échange, alors qu’elle se sentait prête à tout lui accorder. « Les bienfaits, dit Tacite à travers Montaigne, ne sont agréables que tant que l’on peut s’acquitter » ; et sans doute cela n’est vrai que pour les âmes nobles, mais Laura certes était de celles-ci. Alors qu’elle eût voulu donner, c’était elle qui recevait sans cesse, et ceci l’irritait contre Édouard. De plus, lorsqu’elle se remémorait le passé, il lui paraissait qu’Édouard l’avait trompée en éveillant en elle un amour qu’elle sentait encore vivace, puis en se dérobant à cet amour et en le laissant sans emploi. N’était-ce pas là le secret motif de ses erreurs, de son mariage avec Douviers, auquel elle s’était résignée, auquel Édouard l’avait conduite ; puis de son laisser aller, sitôt ensuite, aux sollicitations du printemps ? Car, elle devait bien se l’avouer, dans les bras de Vincent, c’était Édouard encore qu’elle cherchait. Et, ne s’expliquant pas cette froideur de son amant, elle s’en faisait responsable, se disait qu’elle l’eût pu vaincre, si plus belle ou si plus hardie ; et, ne parvenant pas à le haïr, elle s’accusait elle-même, se dépréciait, se déniait toute valeur, et supprimait sa raison d’être, et ne se reconnaissait plus de vertu.

Ajoutons encore que cette vie de campement, imposée par la disposition des chambres, et qui pouvait paraître si plaisante à ses compagnons, froissait en elle mainte pudeur. Et elle n’entrevoyait aucune issue à cette situation, pourtant difficilement prolongeable.

Laura ne puisait un peu de réconfort et de joie qu’en s’inventant vis-à-vis de Bernard de nouveaux devoirs de marraine ou de sœur aînée. Elle était sensible à ce culte que lui vouait cet adolescent plein de grâce ; l’adoration dont elle était l’objet la retenait sur la pente de ce mépris de soi-même, de ce dégoût, qui peut mener à des résolutions extrêmes les êtres les plus irrésolus. Bernard, chaque matin, quand une excursion en montagne ne l’entraînait pas avant l’aube (car il aimait se lever tôt), passait deux pleines heures auprès d’elle à lire de l’anglais. L’examen auquel il devait se présenter en octobre était un prétexte commode.

On ne pouvait vraiment pas dire que ses fonctions de secrétaire lui prissent beaucoup de temps. Elles étaient mal définies. Bernard, lorsqu’il les avait assumées, s’imaginait déjà assis devant une table de travail, écrivant sous la dictée d’Édouard, mettant au net des manuscrits. Édouard ne dictait rien ; les manuscrits, si tant est qu’il y en eût, restaient enfermés dans la malle ; à toute heure du jour, Bernard avait sa liberté ; mais comme il ne tenait qu’à Édouard d’utiliser davantage un zèle qui ne demandait qu’à s’employer, Bernard ne se faisait point trop souci de sa vacance et de ne gagner point cette vie assez large que grâce à la munificence d’Édouard il menait. Il était bien résolu à ne se laisser point embarrasser par les scrupules. Il croyait, je n’ose dire à la providence, mais bien du moins à son étoile, et qu’un certain bonheur lui était dû, tout comme l’air aux poumons qui le respirent ; Édouard en était le dispensateur, au même titre que l’orateur sacré, selon Bossuet, celui de la sagesse divine. Au surplus, le régime présent, Bernard le tenait pour provisoire, pensant bien se pouvoir acquitter un jour, et dès qu’il aurait monnayé les richesses dont il soupesait en son cœur l’abondance. Ce qui le dépitait plutôt, c’est qu’Édouard ne fît point appel à certains dons qu’il sentait en lui et qu’il ne retrouvait pas dans Édouard. « Il ne sait pas m’utiliser », pensait Bernard, qui ravalait son amour-propre et, sagement, ajoutait aussitôt : « Tant pis ».

Mais alors, entre Édouard et Bernard, d’où pouvait provenir la gêne ? Bernard me paraît être de cette sorte d’esprits qui trouvent dans l’opposition leur assurance. Il ne supportait pas qu’Édouard prît ascendant sur lui, et, devant que de céder à l’influence, il regimbait. Édouard, qui ne songeait aucunement à le plier, tour à tour s’irritait et se désolait à le sentir rétif, prêt à se défendre sans cesse, ou du moins à se protéger. Il en venait donc à douter s’il n’avait pas fait un pas de clerc en emmenant avec lui ces deux êtres qu’il n’avait réunis, semblait-il, que pour les liguer contre lui. Incapable de pénétrer les sentiments secrets de Laura, il prenait pour de la froideur son retrait et ses réticences. Il eût été bien gêné d’y voir clair et c’est ce que Laura comprenait ; de sorte que son amour dédaigné n’employait plus sa force qu’à se cacher et à se taire.

L’heure du thé les rassemblait à l’ordinaire tous trois dans la grande chambre ; il arrivait souvent que, sur leur invite, Mme Sophroniska se joignait à eux ; principalement les jours où Boris et Bronja étaient partis en promenade. Elle les laissait très libres malgré leur jeune âge ; elle avait parfaite confiance en Bronja, la connaissait pour très prudente, et particulièrement avec Boris, qui se montrait particulièrement docile avec elle. Le pays était sûr ; car il n’était pas question pour eux, certes, de s’aventurer en montagne, ni même d’escalader les rochers proches de l’hôtel. Certain jour que les deux enfants avaient obtenu la permission d’aller jusqu’au pied du glacier, à condition de ne s’écarter point de la route, Mme Sophroniska, conviée au thé, et encouragée par Bernard et par Laura, s’enhardit jusqu’à oser prier Édouard de leur parler de son futur roman, si toutefois cela ne lui était pas désagréable.

— Nullement ; mais je ne puis vous le raconter.

Pourtant il sembla presque se fâcher, lorsque Laura lui demanda (question évidemment maladroite) « à quoi ce livre ressemblerait ».

— À rien, s’était-il écrié ; puis aussitôt, et comme s’il n’avait attendu que cette provocation : — Pourquoi refaire ce que d’autres que moi ont déjà fait, ou ce que j’ai déjà fait moi-même, ou ce que d’autres que moi pourraient faire ?

Édouard n’eut pas plutôt proféré ces paroles qu’il en sentit l’inconvenance et l’outrance et l’absurdité ; du moins, ces paroles lui parurent-elles inconvenantes et absurdes ; ou du moins craignait-il qu’elles n’apparussent telles au jugement de Bernard.

Édouard était très chatouilleux. Dès qu’on lui parlait de son travail, et surtout dès qu’on l’en faisait parler, on eût dit qu’il perdait la tête.

Il tenait en parfait mépris la coutumière fatuité des auteurs ; il mouchait de son mieux la sienne propre ; mais il cherchait volontiers dans la considération d’autrui un renfort à sa modestie ; cette considération venait-elle à manquer, la modestie tout aussitôt faisait faillite. L’estime de Bernard lui importait extrêmement. Était-ce pour la conquérir qu’Édouard, aussitôt devant lui, laissait son pégase piaffer ? Le meilleur moyen pour la perdre, Édouard le sentait bien ; il se le disait et se le répétait ; mais, en dépit de toute résolution, sitôt devant Bernard, il agissait tout autrement qu’il eût voulu, et parlait d’une manière qu’il jugeait tout aussitôt absurde (et qui l’était en vérité). À quoi l’on aurait pu penser qu’il l’aimait ?… Mais non ; je ne crois pas. Pour obtenir de nous de la grimace, aussi bien que beaucoup d’amour, un peu de vanité suffit.

— Est-ce parce que, de tous les genres littéraires, discourait Édouard, le roman reste le plus libre, le plus lawless…, est-ce peut-être pour cela, par peur de cette liberté même (car les artistes qui soupirent le plus après la liberté, sont les plus affolés souvent, dès qu’ils l’obtiennent) que le roman, toujours, s’est si craintivement cramponné à la réalité ? Et je ne parle pas seulement du roman français. Tout aussi bien que le roman anglais, le roman russe, si échappé qu’il soit de la contrainte, s’asservit à la ressemblance. Le seul progrès qu’il envisage, c’est de se rapprocher encore plus du naturel. Il n’a jamais connu, le roman, cette « formidable érosion des contours », dont parle Nietzsche, et ce volontaire écartement de la vie, qui permirent le style, aux œuvres des dramaturges grecs par exemple, ou aux tragédies du xviie siècle français. Connaissez-vous rien de plus parfait et de plus profondément humain que ces œuvres ? Mais précisément, cela n’est humain que profondément ; cela ne se pique pas de le paraître, ou du moins de paraître réel. Cela demeure une œuvre d’art.

Édouard s’était levé, et, par grande crainte de paraître faire un cours, tout en parlant il versait le thé, puis allait et venait, puis pressait un citron dans sa tasse, mais tout de même continuait :

— Parce que Balzac était un génie, et parce que tout génie semble apporter à son art une solution définitive et exclusive, l’on a décrété que le propre du roman était de faire « concurrence à l’état civil ». Balzac avait édifié son œuvre ; mais il n’avait jamais prétendu codifier le roman ; son article sur Stendhal le montre bien. Concurrence à l’état civil ! Comme s’il n’y avait pas déjà suffisamment de magots et de paltoquets sur la terre ! Qu’ai-je affaire à l’état civil ! L’état c’est moi, l’artiste ; civile ou pas, mon œuvre prétend ne concurrencer rien.

Édouard qui se chauffait, un peu facticement peut-être, se rassit. Il affectait de ne regarder point Bernard ; mais c’était pour lui qu’il parlait. Seul avec lui, il n’aurait rien su dire ; il était reconnaissant à ces deux femmes de le pousser.

— Parfois il me paraît que je n’admire en littérature rien tant que, par exemple, dans Racine, la : discussion entre Mithridate et ses fils ; où l’on sait parfaitement bien que jamais un père et des fils n’ont pu parler de la sorte, et où néanmoins (et je devrais dire : d’autant plus) tous les pères et tous les fils peuvent se reconnaître. En localisant et en spécifiant, l’on restreint. Il n’y a de vérité psychologique que particulière, il est vrai ; mais il n’y a d’art que général. Tout le problème est là, précisément ; exprimer le général par le particulier ; faire exprimer par le particulier le général. Vous permettez que j’allume ma pipe ?

— Faites donc, faites donc, dit Sophroniska.

— Eh bien ! je voudrais un roman qui serait à la fois aussi vrai, et aussi éloigné de la réalité, aussi particulier et aussi général à la fois, aussi humain et aussi fictif qu’Athalie, que Tartuffe ou que Cinna.

— Et… le sujet de ce roman ?

— Il n’en a pas, repartit Édouard brusquement ; et c’est là ce qu’il a de plus étonnant peut-être. Mon roman n’a pas de sujet. Oui, je sais bien ; ça a l’air stupide ce que je dis là. Mettons si vous préférez qu’il n’y aura pas un sujet… « Une tranche de vie », disait l’école naturaliste. Le grand défaut de cette école, c’est de couper sa tranche toujours dans le même sens ; dans le sens du temps, en longueur. Pourquoi pas en largeur ? ou en profondeur ? Pour moi, je voudrais ne pas couper du tout. Comprenez-moi : je voudrais tout y faire entrer, dans ce roman. Pas de coup de ciseaux pour arrêter, ici plutôt que là, sa substance. Depuis plus d’un an que j’y travaille, il ne m’arrive rien que je n’y verse, et que je n’y veuille faire entrer : ce que je vois, ce que je sais, tout ce que m’apprend la vie des autres et la mienne…

— Et tout cela stylisé ? dit Sophroniska, feignant l’attention la plus vive, mais sans doute avec un peu d’ironie. Laura ne put réprimer un sourire. Édouard haussa légèrement les épaules et reprit :

— Et ce n’est même pas cela que je veux faire. Ce que je veux, c’est présenter d’une part la réalité, présenter d’autre part cet effort pour la styliser, dont je vous parlais tout à l’heure.

— Mon pauvre ami, vous ferez mourir d’ennui vos lecteurs, dit Laura ; ne pouvant plus cacher son sourire, elle avait pris le parti de rire vraiment.

— Pas du tout. Pour obtenir cet effet, suivez-moi, j’invente un personnage de romancier, que je pose en figure centrale ; et le sujet du livre, si vous voulez, c’est précisément la lutte entre ce que lui offre la réalité et ce que, lui, prétend en faire,

— Si, si ; j’entrevois, dit poliment Sophroniska, que le rire de Laura était bien près de gagner. — Ce pourrait être assez curieux. Mais, vous savez, dans les romans, c’est toujours dangereux de présenter des intellectuels. Ils assomment le public ; on ne parvient à leur faire dire que des âneries, et, à tout ce qui les touche, ils communiquent un air abstrait.

— Et puis je vois très bien ce qui va arriver, s’écria Laura : dans ce romancier, vous ne pourrez faire autrement que de vous peindre.

Elle avait pris, depuis quelque temps, en parlant à Édouard, un ton persifleur qui l’étonnait elle-même, et qui désarçonnait Édouard d’autant plus qu’il en surprenait un reflet dans les regards malicieux de Bernard. Édouard protesta

— Mais non ; j’aurai soin de le faire très désagréable.

Laura était lancée :

— C’est cela : tout le monde vous y reconnaîtra, dit-elle en éclatant d’un rire si franc qu’il entraîna celui des trois autres.

— Et le plan de ce livre est fait ? demanda Sophroniska, en tâchant de reprendre son sérieux.

— Naturellement pas.

— Comment ! naturellement pas ?

— Vous devriez comprendre qu’un plan, pour un livre de ce genre, est essentiellement inadmissible. Tout y serait faussé si j’y décidais rien par avance. J’attends que la réalité me le dicte.

— Mais je croyais que vous vouliez vous écarter de la réalité.

— Mon romancier voudra s’en écarter ; mais moi je l’y ramènerai sans cesse. À vrai dire, ce sera là le sujet : la lutte entre les faits proposés par la réalité, et la réalité idéale.

L’illogisme de son propos était flagrant, sautait aux yeux d’une manière pénible. Il apparaissait clairement que, sous son crâne, Édouard abritait deux exigences inconciliables, et qu’il s’usait à les vouloir accorder.

— Et c’est très avancé ? demanda poliment Sophroniska.

— Cela dépend de ce que vous entendez par là. À vrai dire, du livre même, je n’ai pas encore écrit une ligne. Mais j’y ai déjà beaucoup travaillé. J’y pense chaque jour et sans cesse. J’y travaille d’une façon très curieuse, que je m’en vais vous dire : sur un carnet, je note au jour le jour l’état de ce roman dans mon esprit ; oui, c’est une sorte de journal que je tiens, comme on ferait celui d’un enfant… C’est-à-dire qu’au lieu de me contenter de résoudre, à mesure qu’elle se propose, chaque difficulté (et toute œuvre d’art n’est que la somme ou le produit des solutions d’une quantité de menues difficultés successives), chacune de ces difficultés, je l’expose, je l’étudie. Si vous voulez, ce carnet contient la critique continue de mon roman ; ou mieux : du roman en général. Songez à l’intérêt qu’aurait pour nous un semblable carnet tenu par Dickens, ou Balzac ; si nous avions le journal de l’Éducation Sentimentale, ou des Frères Karamazof ! l’histoire de l’œuvre, de sa gestation ! Mais ce serait passionnant… plus intéressant que l’œuvre elle-même…

Édouard espérait confusément qu’on lui demanderait de lire ces notes. Mais aucun des trois autres ne manifesta la moindre curiosité. Au lieu de cela :

— Mon pauvre ami, dit Laura avec un accent de tristesse ; ce roman, je vois bien que jamais vous ne l’écrirez.

— Eh bien ! je vais vous dire une chose, s’écria dans un élan impétueux Édouard : ça m’est égal. Oui, si je ne parviens pas à l’écrire, ce livre, c’est que l’histoire du livre m’aura plus intéressé que le livre lui-même ; qu’elle aura pris sa place ; et ce sera tant mieux.

— Ne craignez-vous pas, en quittant la réalité, de vous égarer dans des régions mortellement abstraites, et de faire un roman, non d’êtres vivants, mais d’idées ? demanda Sophroniska craintivement.

— Et quand cela serait ! cria Édouard avec un redoublement de vigueur. À cause des maladroits qui s’y sont fourvoyés, devons-nous condamner le roman d’idées ? En guise de romans d’idées, on ne nous a servi jusqu’à présent que d’exécrables romans à thèses. Mais il ne s’agit pas de cela, vous pensez bien. Les idées…, les idées, je vous l’avoue, m’intéressent plus que les hommes ; m’intéressent par dessus tout. Elles vivent ; elles combattent ; elles agonisent comme les hommes. Naturellement on peut dire que nous ne les connaissons que par les hommes, de même que nous n’avons connaissance du vent que par les roseaux qu’il incline ; mais tout de même le vent importe plus que les roseaux.

— Le vent existe indépendamment des roseaux, hasarda Bernard.

Son intervention fit rebondir Édouard, qui l’attendait depuis longtemps.

— Oui, je sais : les idées n’existent que par les hommes ; mais, c’est bien là le pathétique : elles vivent aux dépens d’eux.

Bernard avait écouté tout cela avec une attention soutenue ; il était plein de scepticisme et peu s’en fallait qu’Édouard ne lui parût un songe-creux ; dans les derniers instants pourtant, l’éloquence de celui-ci l’avait ému ; sous le souffle de cette éloquence, il avait senti s’incliner sa pensée ; mais, se disait Bernard, comme un roseau après que le vent a passé, celle-ci bientôt se redresse. Il se remémorait ce qu’on leur enseignait en classe : les passions mènent l’homme, non les idées. Cependant Édouard continuait :

— Ce que je voudrais faire, comprenez-moi, c’est quelque chose qui serait comme l’Art de la fugue. Et je ne vois pas pourquoi ce qui fut possible en musique, serait impossible en littérature…

À quoi Sophroniska ripostait que la musique est un art mathématique, et qu’au surplus, à n’en considérer exceptionnellement plus que le chiffre, à en bannir le pathos et l’humanité, Bach avait réussi le chef-d’œuvre abstrait de l’ennui, une sorte de temple astronomique, où ne pouvaient pénétrer que de rares initiés. Édouard protestait aussitôt, qu’il trouvait ce temple admirable, qu’il y voyait l’aboutissement et le sommet de toute la carrière de Bach.

— Après quoi, ajouta Laura, on a été guéri de la fugue pour longtemps. L’émotion humaine, ne trouvant plus à s’y loger, a cherché d’autres domiciles.

La discussion se perdait en arguties. Bernard, qui jusqu’à ce moment avait gardé le silence, mais qui commençait à s’impatienter sur sa chaise, à la fin n’y tint plus ; avec une déférence extrême, exagérée même, comme chaque fois qu’il adressait la parole à Édouard, mais avec cette sorte d’enjouement qui semblait faire de cette déférence un jeu :

— Pardonnez-moi, Monsieur, dit-il, de connaître le titre de votre livre, puisque c’est par une indiscrétion, mais sur laquelle vous avez bien voulu, je crois, passer l’éponge. Ce titre pourtant semblait annoncer une histoire… ?

— Oh ! dites-nous ce titre, dit Laura.

— Ma chère amie, si vous voulez… Mais je vous avertis qu’il est possible que j’en change. Je crains qu’il ne soit un peu trompeur… Tenez, dites-le leur, Bernard.

— Vous permettez ?… Les Faux-Monnayeurs, dit Bernard. Mais maintenant, à votre tour, dites-nous : ces faux-monnayeurs… qui sont-ils ?

— Eh bien ! je n’en sais rien, dit Édouard.

Bernard et Laura se regardèrent, puis regardèrent Sophroniska ; on entendit un long soupir ; je crois qu’il fut poussé par Laura.

À vrai dire, c’est à certains de ses confrères qu’Édouard pensait d’abord, en pensant aux faux-monnayeurs ; et singulièrement au vicomte de Passavant. Mais l’attribution s’était bientôt considérablement élargie ; suivant que le vent de l’esprit soufflait ou de Rome ou d’ailleurs, ses héros tour à tour devenaient prêtres ou francs-maçons. Son cerveau, s’il l’abandonnait à sa pente, chavirait vite dans l’abstrait, où il se vautrait tout à l’aise. Les idées de change, de dévalorisation, d’inflation, peu à peu envahissaient son livre, comme les théories du vêtement le Sartor Resartus de Carlyle — où elles usurpaient la place des personnages. Édouard ne pouvant parler de cela, se taisait de la manière la plus gauche, et son silence, qui semblait un aveu de disette, commençait à gêner beaucoup les trois autres.

— Vous est-il arrivé déjà de tenir entre les mains une pièce fausse ? demanda-t-il enfin.

— Oui, dit Bernard ; mais le « non » des deux femmes couvrit sa voix.

— Eh bien ! imaginez une pièce d’or de dix francs qui soit fausse. Elle ne vaut en réalité que deux sous. Elle vaudra dix francs tant qu’on ne reconnaîtra pas qu’elle est fausse. Si donc je pars de cette idée que…

— Mais pourquoi partir d’une idée ? interrompit Bernard impatienté. Si vous partiez d’un fait bien exposé, l’idée viendrait l’habiter d’elle-même. Si j’écrivais Les Faux-Monnayeurs, je commencerais par présenter la pièce fausse, cette petite pièce dont vous parliez à l’instant… et que voici.

Ce disant, il saisit dans son gousset une petite pièce de dix francs, qu’il jeta sur la table.

— Écoutez comme elle sonne bien. Presque le même son que les autres. On jurerait qu’elle est en or. J’y ai été pris ce matin, comme l’épicier qui me la passait y fut pris, m’a-t-il dit, lui-même. Elle n’a pas tout à fait le poids, je crois ; mais elle a l’éclat et presque le son d’une vraie pièce ; son revêtement est en or, de sorte qu’elle vaut pourtant un peu plus de deux sous ; mais elle est en cristal. À l’usage, elle va devenir transparente. Non, ne la frottez pas ; vous me l’abîmeriez. Déjà l’on voit presque au travers.

Édouard l’avait saisie et la considérait avec la plus attentive curiosité.

— Mais de qui l’épicier la tient-il ?

— Il ne sait plus. Il croit qu’il l’a depuis plusieurs jours dans son tiroir. Il s’amusait à me la passer, pour voir si j’y serais pris. J’allais l’accepter, ma parole ! mais, comme il est honnête, il m’a détrompé ; puis me l’a laissée pour cinq francs. Il voulait la garder pour la montrer à ce qu’il appelle « les amateurs ». J’ai pensé qu’il ne saurait y en avoir de meilleur que l’auteur des Faux-Monnayeurs ; et c’est pour vous la montrer que je l’ai prise. Mais maintenant que vous l’avez examinée, rendez-la-moi ! Je vois, hélas ! que la réalité ne vous intéresse pas.

— Si, dit Édouard ; mais elle me gêne.

— C’est dommage, reprit Bernard.


Journal d’Édouard


« (Ce même soir.) — Sophroniska, Bernard et Laura m’ont questionné sur mon roman. Pourquoi me suis-je laissé aller à parler ? Je n’ai dit que des âneries. Interrompu heureusement par le retour des deux enfants ; rouges, essoufflés, comme s’ils avaient beaucoup couru. Sitôt entrée, Bronja s’est précipitée sur sa mère ; j’ai cru qu’elle allait sangloter.

« — Maman, s’écria-t-elle, gronde un peu Boris. Il voulait se coucher tout nu dans la neige.

« Sophroniska a regardé Boris qui se tenait sur le pas de la porte, le front bas et avec un regard fixe qui semblait presque haineux ; elle a semblé ne pas s’apercevoir de l’expression insolite de cet enfant, mais, avec un calme admirable :

« — Écoute, Boris, a-t-elle dit, il ne faut pas faire cela le soir. Si tu veux, nous irons là-bas demain matin ; et, d’abord, tu essaieras d’y aller nu-pieds…

« Elle caressait doucement le front de sa fille ; mais celle-ci, brusquement, est tombée à terre et s’est roulée dans des convulsions. Nous étions assez inquiets. Sophroniska l’a prise et l’a étendue sur le sopha. Boris, sans bouger, regardait avec de grands yeux hébétés cette scène.

« Je crois les méthodes d’éducation de Sophroniska excellentes en théorie, mais peut-être s’abuse-t-elle sur la résistance de ces enfants.

« — Vous agissez comme si le bien devait toujours triompher du mal, lui ai-je dit un peu plus tard, quand je me suis trouvé seul avec elle. (Après le repas, j’étais allé demander des nouvelles de Bronja qui n’avait pu descendre dîner.)

« — En effet, ma-t-elle dit. Je crois fermement que le bien doit triompher. J’ai confiance.

« — Pourtant, par excès de confiance, vous pouvez vous tromper…

« — Chaque fois que je me suis trompée, c’est que ma confiance n’a pas été assez forte. Aujourd’hui, en laissant sortir ces enfants, je m’étais laissée aller à leur montrer un peu d’inquiétude ; ils l’ont sentie. Tout le reste est venu de là.

« Elle m’a pris la main :

« — Vous n’avez pas l’air de croire à la vertu des convictions… je veux dire : à leur force agissante,

« — En effet, ai-je dit en riant, je ne suis pas mystique.

« — Eh bien ! moi, s’est-elle écriée, dans un élan admirable, je crois de toute mon âme que, sans mysticisme, il ne se fait ici-bas rien de grand, rien de beau.

« Découvert sur le registre des voyageurs le nom de Victor Strouvilhou. D’après les renseignements du patron de l’hôtel, il a dû quitter Saas-Fée l’avant-veille de notre arrivée, après être resté ici près d’un mois. J’aurais été curieux de le revoir. Sophroniska l’a sans doute fréquenté. Il faudra que je l’interroge. »