Les Facéties érotiques de Bebelius/00-2

Traduction par Edmondo Fazio alias Edmond Fazy.
E. Sansot (p. 7-17).

bandeau
bandeau

Préface Bio-Bibliographique



Bebelius, à son vrai nom Heinrich Bebel, est un beau type d’Allemand de la Renaissance. Fils de paysans souabes, paysan lui-même, il enseigne l’éloquence à l’Université de Tübingen, et il fréquente, non sans succès, les grands seigneurs. Bon latiniste, il est un champion fougueux de la culture antique et des lettres humaines. Toute l’Europe savante de l’époque lit ses opuscules. Enfin, ses Facéties, écrites en latin comme le reste de ses ouvrages, ont provoqué de nombreuses imitations dans les langues modernes, et lui survivent encore.

Heinrich Bebel naquit, probablement en 1472, au village d’Ingstetten, pris de Justingen, en Souabe. Son père, qui portait le même prénom, devint maire de la commune, fournit une carrière irréprochable, et mourut de la peste en 1495.

On a peu de détails sur la vie privée de la famille Bebel : on sait seulement que notre Heinrich avait un frère cadet, Wolfgang, médecin et ami des lettres.

Notre Heinrich se montrait fier d’être un paysan. Il pratiquait la piété filiale, à la façon d’Horace. Il rendait à son digne père une sorte de culte. Il chantait en vers latins la probité rustique de sa famille, et injuriait les envieux qui osaient alléguer la prétendue bassesse de son origine.

Bebelius est, dès son adolescence, un humaniste passionné. Il étudie à l’Université de Cracovie (1492), puis à celle de Bâle (1494) et, en 1496, le voilà professeur d’éloquence à l’Université de Tübingen. Il a un double idéal, la restauration de la bonne vieille latinité, et l’expulsion de la sotte barbarie scolastique. Il adore sa petite patrie, la Souabe, mais il est, en même temps, un pangermaniste. Il multiplie les pamphlets, les traités historiques ou ethnographiques, le tout en latin. Il ne craint pas les polémiques personnelles : il attaque notamment les Suisses, qu’il déclare grossiers et querelleurs.

Bebelius voyage. En 1501, à Innsbruck, l’empereur Maximilien le consacre poète en le couronnant de lauriers et de lierre, et lui octroie un blason.

En 1502, la peste sévit à Stuttgart et à Tübingen. Bebelius profite de ses vacances forcées pour bien travailler, dans le sans-gêne de la campagne, et pour mener joyeuse vie. Il relit ses Latins favoris et il collectionne des simples, il chasse le lièvre et il donne aux paysans des conseils agronomiques. Il se promène beaucoup ; il fréquente les presbytères, les couvents, par exemple ceux de Zwiefalten et d’Adelberg, et les auberges, bref, les compagnies où on entend les meilleures histoires. Comme il s’agit de plaire aux villageoises qui ne comprennent pas le latin, Bebelius se résigne à faire des vers allemands (il dit « barbares ») ; alors, ses lieder sont dans toutes les bouches, et, quand il flâne, par une matinée de soleil, il aperçoit à chaque fenêtre une amie qui lui sourit.

Bebelius ne paraît point s’être marié. On a de lui trois poèmes attendris sur la mort de la belle Agnès Rethaberin, que la peste avait saisie, à Tübingen, en 1502. Deux ans plus tard, il adresse à une vierge qu’il nomme Apollonia des distiques latins, d’une vigueur fiévreuse, où il la presse de jouir de sa jeunesse, en lui peignant les outrages menaçants de la décrépitude.

Bebelius, érudit et poète, compte au rang des hommes célèbres. Il échange des injures savoureuses avec ses contradicteurs : le Français Corunnus le traite de brute allemande, et conclut par cet à peu près : « Tu mériterais plutôt le nom de Balbus (bègue) que celui de Bebelius ! » La brute en question joue son rôle dans les Epistolæ Obscurorum Virorum : on l’y qualifie de révolutionnaire qui ose faire des livres d’un genre nouveau et vilipender les théologiens.

Nous ne savons presque rien des dernières années de Bebelius. Après 1507, il se trouve à Aix-la-Chapelle : on ignore à quel propos. Ses Proverbia Germanica paraissent en 1508 : ce recueil demeure un document fort utile aux fervents du folk-lore ; la plupart des 600 proverbes que Bebelius traduit en latin sont des locutions usuelles, populaires, à l’époque, dans tous les pays de Souabe où l’auteur a vécu. Beaucoup subsistent. Les Proverbia sont un chef-d’œuvre de docte paysannerie.

En 1509, Bebelius publie son Triumphus Veneris, qui est surtout un réquisitoire contre les curés et les moines, les nonnes et les béguines, l’ânerie des scolastiques, et les faux savants ; mais il n’y épargne point les vices et les travers du bourgeois, son voisin.

Après 1512, Bebelius ne produit plus. Il avait, dès l’adolescence, une santé délicate : il avait souffert de la fièvre, à Cracovie, et de la dyssenterie, à Bâle, étant étudiant. Une édition de la Physique d’Aristote, publiée en 1518, contient un distique latin que Bebelius s’est arraché sur son lit de malade : Henricus Bebelius morbo gravatus hoc distichon extorsit.

Bebelius vivait encore, le 4 mars 1518. Il mourut sans doute cette année-là ou la suivante. Melanchton honora sa mémoire par des vers grecs, et Hummelberger lui fit son épitaphe, en latin.

Les Facéties (Facetiæ) sont l’œuvre immortelle de Bebelius. Il y travaillait depuis 1505. Les deux premiers livres parurent en 1508, dans le même volume que les Proverbia. On les réimprima fort souvent, au XVIe et au XVIIe siècles, soit seules, soit avec celles de Frischlin. La dernière édition revue et corrigée par l’auteur a été publiée à Strasbourg, chez Mathias Schürer, en 1512 et en 1514, et reproduite à Paris, en 1516 et en 1526 : le volume est intitulé Bebeliana Opuscula Nova et Adolescentiæ Labores ; il renferme, avec les Proverbia et divers poèmes, trois livres de Facéties. C’est d’après le texte de Strasbourg, (1514), que j’offre aux Pantagruélistes les Facéties Érotiques de Bebelius. J’ajoute, en supplément, deux leçons tirées des Proverbia.

Les bonnes histoires de Bebelius ne sont pas toutes originales. Beaucoup sont de simples variantes des Fabliaux, des Cent Nouvelles Nouvelles, des Facezie del Piovano Arlotto. Il emprunte abondamment à la littérature latine, profane et chrétienne, aux prêcheurs grotesques du Moyen Age, aux vieux poètes allemands, au Decamerone et aux Facetiæ de mes confrères toscans Boccaccio et Poggio, aux Fables d’Abstemius, aux Facéties d’Augustin Tünger, procurateur de la Cour de Constance, qui circulent manuscrites, et aux propos des amis qui reviennent d’Italie. Mais le docte paysan Bebelius germanise, et à fond, tout ce qu’il touche ; il prodigue les petits tableaux de genre au cadre bien souabe, les anecdotes de terroir et les observations personnelles.

La grande majorité des Facéties n’a pas un caractère spécialement érotique. Ce livre d’or est fort varié : il immortalise, en raccourci, toute la comédie humaine de l’époque. Voici, pêle-mêle, les prêtres qui étalent leur grossièreté et leur ignorance, les juifs qu’on berne, les meuniers qui sont des voleurs, les écoliers errants et les Polonais qui ne valent pas mieux, les femmes qui tyrannisent leurs maris, les lourdauds de village, les prêcheurs qui ne savent pas le latin, les moines mendiants, les nonnes, les béguines, les ennemis de la poésie, les aubergistes, les lansquenets, les bouffons de princes ou d’évêques, les hobereaux, les brigands nobles, les médecins, les charlatans, les jongleurs, le loup, le renard et l’âne de la fable éternelle, les Suisses et les Français, les Romains corrompus, les ivrognes, les philosophes pouilleux, les Hongrois, les Bavarois, les grand’mères superstitieuses. Tout cela grouille, parle, agit, ingénument. Bebelius n’a jamais peur du mot cru.

Les Facéties sont restées célèbres pendant plus de deux siècles, dans toute l’Europe. On ne les a point traduites en français, mais, soit imitation, soit rencontre, soit usage d’un modèle commun, nos ouvrages facétieux, de date postérieure, rappellent souvent le vieux Souabe : citons, par exemple, au XVIe siècle, le Pantagruel de Rabelais, les Épigrammes de Marot, les Nouvelles Récréations et Joyeux Devis de Bonaventure des Périers, l’Apologie pour Hérodote d’Henri Estienne, le Grand Parangon des Nouvelles Nouvelles de Nicolas de Troyes, les Comptes du Monde Adventureux, les Contes et Discours d’Eutrapel de Noël du Fail, le Moyen de Parvenir ; au XVIIe siècle, les Serées de Guillaume Bouchet, l’Élite des Contes du sieur d’Ouville, le Facétieux Reveille-Matin, les Récréations Françoises, les Nouveaux Contes à Rire ; au XVIIIe siècle, le Passe-Temps joyeux. Contes à rire et Gasconnades nouvelles, l’Élite des Bons Mots et des Pensées choisies, le Recueil de Pièces Sérieuses, Comiques et Burlesques, et au XIXe siècle même, les Contes de Gudin (1804), les Contes en Vers, Imités du Moyen de Parvenir (1874) la Sarabande (1903).

Je me suis abstenu, à dessein, de jeter seulement les yeux sur aucun des passages similaires. J’ai traduit, très librement et à ma fantaisie, d’après le texte latin de Bebelius, les bonnes histoires de mon choix, savoir toutes les facéties érotiques, à part celles que je n’ai pas trouvé drôles, et, à titre d’échantillons, deux ou trois facéties morales et vermifuges. Mon but est de raconter ces bonnes histoires aux lecteurs pantagruélistes, comme pourrait le faire Bebelius lui-même, s’il ressuscitait chez nous, pour divertir des compagnons en notre langue d’aujourd’hui, dans quelque auberge normande, bourguignonne ou angevine. J’invite, au demeurant, les curieux de rapprochements et de notes savantes à se procurer, en sa reliure de parchemin, l’ouvrage suivant : Heinrich Bebels Schwänke, zum ersten Male in vollständiger Uebertragung herausgegeben, von Albert Wesselski (München und Leipzig, bei Georg Müller, 1907). Cette encyclopédie facétieuse, qui a deux volumes, est presque exempte de fautes d’impression : les acheteurs en seront très contents.


Un dernier mot. Il ne faut pas que les plaisanteries « anticléricales » de Bebelius induisent un seul Pantagruéliste en erreur. Le professeur de Tübingen était un excellent catholique. On a de lui de nombreux poèmes latins, à la louange de la Sainte Vierge, et d’autres saintes. Il dit, en vers allemands, dans son Liber Hymnorum (1501 ?) : « Je meurs, et je ne sais pas quand, je vais, et je ne sais pas où. Comment suis-je gai ? Cela m’étonne. »

E. F.