ESSAYISTS ANGLAIS

II.
FRANCIS JEFFREY.
Contributions to the Edinburgh Review.[1]

Ceux qui, malgré la défaillance où sont tombées en ce moment les littératures européennes, reportent encore une pensée émue vers les jours glorieux qu’elles ont eus au commencement de ce siècle, ceux qui mesurent à l’étendue et à la vivacité de leurs regrets l’élan de leurs vœux, et qui fécondent leurs espérances avec leurs souvenirs, ne feront pas un accueil indifférent aux volumes que vient de publier Francis Jeffrey. Ces pages où le critique anglais a réuni les principaux morceaux de discussion politique, philosophique et littéraire qu’il a écrits pour la Revue d’Édimbourg durant une collaboration de près de quarante années, ces pages sont les bulletins d’une époque littéraire dont la publication qui les rassemble aujourd’hui marque la dernière heure. Et cette époque est celle qui, seulement dans la poésie, ouverte avec tant de vigueur par Cowper et par Burns, fut si richement dotée par Crabbe, Campbell, Moore, Southey, Coleridge, Wordsworth, et reçut de Walter Scott et de Byron un lustre immortel.

Il n’y a pas, je pense, de témérité, si rapprochée qu’elle soit de nous, à placer l’ère de Walter Scott et de Byron parmi les grands âges de l’histoire des lettres. L’influence que M. Jeffrey y a exercée au nom d’un des intérêts les plus sérieux de la littérature recommande donc hautement les volumes que nous nous proposons d’examiner. Peut-être ne fut-il jamais plus important qu’aujourd’hui de se bien rendre compte de la solidarité qui unit la prospérité des lettres à la force de l’esprit critique : il serait assurément difficile de trouver pour une étude si opportune des lumières plus précieuses que celles que nous apportent les essais de M. Jeffrey.

Lorsque le public distrait ou rebuté accueille les travaux littéraires par l’indifférence ou quelquefois par des engouemens plus injurieux pour l’art que la brutalité naïve d’un mépris absolu, lorsque, sauf des exceptions bien rares, ceux d’entre les poètes chez lesquels la lassitude ou le découragement n’a point éteint, je ne dis pas l’inspiration, mais l’activité productrice, semblent faire de leur mieux pour justifier les dédains du public, c’est un pressant devoir pour les intelligences élevées d’appliquer leur attention aux causes qui animent et entretiennent la vie littéraire dans les sociétés. L’indifférence commune, loin d’envahir les esprits de cet ordre, ne peut que redoubler en eux le souci des intérêts de la littérature. Il ne faudrait pas seulement qu’ils eussent réprimé les aspirations les plus puissantes et les plus douces que développe la culture intellectuelle, il faudrait qu’ils se fussent lâchement détournés des grandes ambitions, pour cesser de voir et d’aimer dans les lettres la splendeur qui multiplie et consacre ce souvenir perpétué de toutes les grandes choses qui s’appelle la gloire. Ces esprits succomberaient-ils plutôt sous les désappointemens prodigués avec une libéralité si cruelle à la situation présente ? Parce que le succès n’a pas couronné toutes les espérances conçues il y a vingt ans, parce que toutes les promesses n’ont pas été tenues, parce que bien des gloires ont vu se ternir leur éclat précoce et se sont flétries dans leur fleur, faut-il se punir soi-même par le découragement des fautes de la présomption ? Faut-il délaisser désormais comme une préoccupation aussi stérile qu’importune l’étude des lois mystérieuses qui président à l’enfantement des âges littéraires ? Si des siècles privilégiés élèvent des œuvres impérissables, si des époques déshéritées survivent à la ruine des édifices qu’elles avaient construits avec orgueil, la sagesse est-elle d’attendre dans une oisiveté insoucieuse l’impulsion de la main supérieure qui combine ces vicissitudes suivant un dessein inconnu ? Faudrait-il donc se résigner aux décadences comme à des situations irrévocables et fatales ? Au lieu d’exciter et de nourrir nos efforts par l’émulation des grands exemples, les œuvres de nos devanciers ne sauraient-elles plus nous commander l’admiration qu’en nous humiliant dans la conscience désespérée d’une incurable faiblesse ?

Je comprends ces arrêts dans la bouche de ceux qui pensent sauver leur fierté en feignant de ne pas porter pour eux-mêmes le deuil de leurs ambitions déçues ; mais, placés au-dessus de l’indifférence qui dédaigne parce qu’elle ignore, les esprits élevés ne sont pas moins protégés contre l’indifférence que le découragement inspire. Ils savent bien qu’il n’en est pas des sociétés comme des individus, que la Providence ne leur a pas avarement mesuré une seule jeunesse, une seule virilité ; ils savent que, tant que les sociétés ont une raison d’être, c’est-à-dire tant qu’elles ont le besoin et la force d’agir, le travail assidu de l’imagination et de l’esprit sur la parole, qui est la forme la plus directe, l’expression continuelle et nécessaire de leur activité, ne peut être interrompu en elles. L’histoire des phases diverses à travers lesquelles les littératures se renouvellent et se transforment est, à cet égard, une leçon significative et une suffisante garantie pour l’avenir. Voyez la littérature anglaise ; elle ne s’est pas absorbée dans le siècle qui l’ouvre et qui la domine de si haut. La spontanéité et la richesse d’inspiration dont les écrivains de l’âge d’Élisabeth furent doués, toutes les qualités qui se sont une fois donné rendez-vous dans Shakspeare, ne semblent plus, il est vrai, pouvoir se produire encore avec la même exubérance de sève, avec une aussi riche variété de formes, avec la même fraîcheur de fleurs, de fruits et de parfums. Le travail de la poésie et des lettres n’est pas terminé cependant. À la littérature d’inspiration succède la littérature d’esprit, née des habitudes et des exigences que donnent au jugement l’étude des œuvres de l’antiquité et les mœurs raffinées d’une société polie. C’est du jugement surtout, qui a acquis dans la familiarité des anciens modèles et dans les agrémens artificiels de la vie distinguée une finesse pénétrante, que cette littérature développe l’exercice et prépare les plaisirs. Aussi le choix et la parure de l’expression deviennent-ils son objet principal. Elle mesure avec dextérité la nuance et le relief du mot au ton et au trait de l’idée. Sous ses mains industrieuses, la phrase, comme un tissu docile aux intentions d’une coquetterie savante, dessine les contours les plus déliés de la pensée, et s’ajuste en plis élégans aux attitudes les plus délicates de l’esprit. Je ne compare pas les littératures de raffinement aux littératures d’inspiration spontanée : entre Dryden et Spenser, entre Pope et Shakspeare, entre l’aimable simplicité, l’ingénieux badinage d’Addison et la prose large, touffue et majestueuse de Jeremy Taylor, je ne voudrais pas exprimer une préférence qui fût une exclusion. N’est-ce pas d’ailleurs l’incontestable et suffisant mérite des littératures raffinées, de dresser pour ainsi la langue et d’assurer par d’habiles travaux la souveraineté définitive de l’esprit sur l’expression ? Sans doute elles s’épuisent dans l’excès de leurs tendances ; l’application exclusive à l’arrangement de la forme éteint à la longue l’imagination dans une imitation minutieuse et glacée, elle engendre je ne sais quelle puérile pusillanimité, quelle susceptibilité maladive, qui finissent par énerver et décolorer l’expression elle-même. Mais, effrayées de l’aridité que fait l’esprit dans la littérature, à force de s’éloigner du cœur, les natures généreuses franchissent un beau jour la distance et vont redemander la vie aux sources fécondes des émotions. C’est le moment d’un troisième âge littéraire, qui, joignant à la science expérimentée des formes la sève vivifiante des sentimens et la mâle hardiesse des idées, réunit les conditions désormais permanentes de la littérature dans les sociétés qui ont atteint à un certain degré de civilisation. L’invention spontanée peut y montrer encore la variété et la facilité merveilleuse de ses créations dans des organisations spécialement douées, comme Walter Scott par exemple : l’inspiration y éclot plus ordinairement sous le regard attentif et profond de la pensée, comme dans Cowper, et, aux deux extrémités de l’axe poétique, dans Crabbe et dans Byron. Il est évident que des horizons sans limites s’ouvrent à cette situation littéraire. Tandis que, durant les deux premières périodes, l’art n’avait guère exprimé que les sentimens simples et généraux, l’analyse des sentimens individuels et la peinture de leurs combinaisons infinies dans le mobile mécanisme de la vie sociale lui fournissent maintenant des matériaux qui se renouvellent sans cesse. Dans la poésie lyrique et élégiaque et dans le roman, il apporte à l’exposition des sentimens, des passions et des caractères individuels, l’attention studieuse qu’il avait mise durant la période précédente à éprouver le vocabulaire et à fixer les ressorts de la langue. Ce rajeunissement de la littérature par le retour de l’esprit vers le cœur fait en même temps refluer l’ame vers la nature ; en pénétrant la nature de son amour et de sa vie, le sentiment y multiplie ses vibrations en des échos vierges et sonores, et y trouve une variété inépuisable de formes et de couleurs, dont il peut emprunter les beautés splendides ou suaves toutes les fois qu’il ne serait pas plus beau dans sa nudité simple.

Quoique cette triple évolution ne se soit pas accomplie partout sous la même forme, il ne serait pas difficile d’en signaler les principaux caractères chez tous les peuples modernes. Au degré de culture où elles sont parvenues, les nations européennes sont entrées dans cette troisième période où les élémens d’abord divisés de l’activité littéraire se rejoignent. Réunissant les conditions complètes du développement des littératures, cette situation est loin d’être de nature à en accélérer la décadence, à en précipiter la ruine ; elle semblerait au contraire devoir les conduire à un degré plus élevé de puissance, de fécondité et de splendeur. Si l’inspiration s’arrête aujourd’hui, ce n’est donc pas que les sources qui l’abreuvent soient ou inconnues ou taries, ce n’est pas que la science des formes lui fasse défaut : la science des formes est une conquête toujours ouverte à l’étude laborieuse.

Il est certain qu’un grand mouvement poétique et littéraire ne se produit jamais par sa propre spontanéité ; il est ordinairement la conséquence d’une émotion provoquée dans les esprits par des intérêts moraux ou politiques. Lorsque les esprits sont émus, lorsqu’une impulsion puissante les emporte et les soulève, toutes les sèves de l’activité humaine s’échauffent et s’agitent. L’intelligence vit d’une vie plus haute, plus large, plus rapide ; l’effervescence universelle communique alors à l’inspiration poétique l’élan, le courage, l’ambition, l’enthousiasme indispensables en littérature, comme partout, pour l’accomplissement des grandes œuvres. Il serait superflu d’en signaler des exemples : peut-être l’objet de ces pages m’autorise-t-il à rappeler ceux que présente le développement de la littérature anglaise ; le premier âge de cette littérature suit le vaste ébranlement imprimé aux esprits par la réforme, il est contemporain des glorieuses prospérités du règne de la fille d’Anne de Boleyn. La littérature élégante et fine, spirituelle et sensée, du règne d’Anne, reflet brillant de la société aristocratique qui la protégeait pour la faire servir à ses desseins politiques, s’éteignit et disparut lorsque cette société lui retira son patronage. Et quels furent les faits précurseurs de la renaissance de la fin du XVIIIe siècle ? N’est-ce pas l’impulsion imprimée à la politique par le génie impétueux et altier de lord Chatham ? N’est-ce pas cette fièvre d’entreprise que vint allumer au sein de la nation anglaise la merveilleuse extension donnée dans l’Inde à la puissance et aux richesses britanniques par Clive et Warren Hastings ? N’est-ce pas le sentiment religieux réveillé par le pieux enthousiasme de Wesley, et les grandes luttes provoquées par les secousses répétées coup sur coup de la révolution américaine et de la révolution française ?

L’inspiration poétique ne se mesure donc pas à elle-même ses périodes d’activité et de repos ; il n’est au pouvoir d’aucune force humaine de susciter à volonté les circonstances qui l’animent et qui l’exaltent : le refroidissement et l’abaissement de l’inspiration littéraire sont la faute des temps plus que celle des hommes, cela est vrai ; mais les temps de ralentissement et de halte ont aussi leurs devoirs et leurs travaux. Ne faut-il pas s’y préparer à de nouveaux essors, y consolider les résultats antérieurement acquis, y perpétuer les traditions transmises, et si l’on n’y fait plus de nouvelles conquêtes, ne pas laisser entamer les anciennes ?

Aussi le temps où l’invention s’allanguit dans l’art ne doit pas être perdu pour la réflexion ; la critique doit veiller plus que jamais lorsque l’inspiration sommeille. En effet, quand le poète se retire, la société ne s’en va pas, le public reste. Or il y a entre le public et le poète une intime solidarité, une étroite correspondance. On le disait il y a long-temps ; il me semble que le mot est de La Bruyère : « S’il n’y a pas assez de bons écrivains, où sont ceux qui savent lire ? » et c’est précisément la tâche des critiques, déjà les représentans éminens du public vis-à-vis des inventeurs, de former, de discipliner, de protéger le goût du public en lui rendant compte des impressions que les œuvres d’art lui font éprouver, en lui apprenant à remonter jusqu’aux sources de ses émotions, en l’initiant à mille délicates beautés qui échappent à l’observation superficielle et pressée. En même temps qu’elle défend auprès du poète l’intérêt des plaisirs intellectuels du public, la critique prépare ainsi un public au poète. La mission de la critique n’est donc pas interrompue par les lassitudes de la création littéraire ; elle a alors à travailler pour le poète futur. Aussi l’autorité critique remplit-elle ordinairement les interrègnes de la poésie. Je remarque que, dans l’intervalle qui sépare l’ère d’Anne de la renaissance de la fin du XVIIIe siècle, le plus grand nom littéraire est celui du critique Johnson, qui a été contemporain de Pope et qui a pu lire Cowper.

La nécessité d’élever le public à un niveau littéraire supérieur, afin de rehausser la littérature elle-même, est un des intérêts les plus importans d’une société civilisée ; mais un mouvement poétique suppose dans le public un courant d’activité et de sympathies auquel il s’associe et qui le soutient. Je n’ai pas de peine à comprendre, par exemple, les dernières ardeurs de vie littéraire que nous avons eues en France sous la restauration et au commencement de ce règne. Je vois, à ces époques, un public jeune que les grandes choses au milieu desquelles il s’était formé et auxquelles il travaillait lui-même provoquaient à de hautes ambitions, et que l’ambition faisait studieux et hardi. Les déplacemens qu’opéra 1830, la perturbation qu’il apporta dans la stratégie des intérêts, rompirent déjà les rangs de ce public ; tant que durèrent les secousses à travers lesquelles s’est fondé l’ordre de choses actuel, il y eut cependant encore un mouvement littéraire, parce qu’il y avait encore je ne sais quel inquiet sentiment d’attente qui tisonnait un reste de feu sacré dans les esprits. Mais depuis que la consolidation de l’œuvre de 1830 a été assurée, que les ambitions désordonnées et sans but ont été refroidies, on a pu voir qu’il n’y avait plus en France de public assez nombreux, assez uni, assez actif, et il me semble que les artistes sérieux ont dû éprouver l’embarras cruel de ne plus savoir à qui s’adresser. Aussi, en ce moment où cette dispersion de l’auditoire ému et éclairé d’avant 1830 se fait si douloureusement regretter, je connais peu de questions aussi intéressantes que celles-ci : comment peut-on reformer en France un public littéraire ? Où faut-il en aller chercher les élémens ?

Ai-je besoin de dire que je ne désigne pas, par les mots de public littéraire, la foule, sur laquelle les œuvres d’art peuvent exercer des impressions plus ou moins vives, mais qui ne sont, pour ainsi dire, qu’instinctives ? que je ne parle que de la portion la moins nombreuse, de cette élite, de cette aristocratie du public, capable de jouir doublement de ses impressions, en les analysant et en rapportant ses émotions à leurs causes ? C’est un public de cette sorte qui s’associe à un mouvement littéraire, et qui en signe, pour ainsi dire, tout entier les grandes œuvres. Ainsi, à travers les inspirations politiques et la langue altière et profonde qui les exprime, si admirées dans Corneille, — à travers les dialogues d’Auguste et de Cinna, de Sertorius et de Pompée, vous entendez distinctement parler cette génération qui servit ou se disputa l’état au temps de Richelieu et du coadjuteur. La cour de Louis XIV vous explique également Racine, et l’intelligence de la littérature du XVIIIe siècle vous manque, si vous n’avez saisi dans les mémoires et dans les correspondances de cette époque l’esprit de la société polie et des salons, où cette littérature se faisait et avait ses juges. Jusqu’à ce siècle donc, en France, la littérature a toujours trouvé son public naturel, le public de qualité dont je parle, dans l’aristocratie, active et mâle encore aux alentours de la fronde, éclairée ensuite des reflets de la majesté du grand roi, enfin corrompue et frivole, mais élégante et spirituelle, sous la régence et sous Louis XV.

J’appellerai encore un public de qualité celui qu’a eu le mouvement littéraire de la restauration. Le caractère élevé des intérêts qui se débattaient alors, le prestige attaché à ces causes qui s’appelaient autorité ou liberté, hiérarchie ou égalité, passé ou avenir, s’était communiqué à la tenue d’esprit de ceux qui prenaient part à la lutte. Aujourd’hui que tout s’est affaissé et dispersé, en fait de gouvernement littéraire, nous sommes en plein dans la brutale anarchie du suffrage universel ; le public littéraire, cet auditoire d’élite où l’esprit doit être jugé par ses pairs, est envahi par la démocratie ; ne sont-ce pas nos cinq cent mille lecteurs de romans-feuilletons qui font les scandaleux succès dont vous gémissez ?

Mais dans l’état actuel de notre société, de quel côté, dans quelle direction faut-il chercher à rallier l’esprit critique et à former ainsi ce premier public ayant qualité pour apprécier ? Là apparemment où le mouvement peut renaître et où se rencontrent les conditions premières de l’esprit critique : dans ces positions supérieures qui, suggérant le goût des succès de vanité, ou imposant la nécessité des succès d’ambition, obligent la pensée à appeler à son aide toutes les forces et toutes les séductions de la parole. Or ces conditions résultent ou de l’élégance et de la finesse déliée de mœurs distinguées, ou d’un mouvement imprimé aux esprits par de grands intérêts. Lorsque les délicates exigences que l’oisiveté développe au sein des sociétés aristocratiques disparaissent, attendu qu’il n’y a vraiment plus d’aristocratie oisive, c’est donc autour d’un grand intérêt, d’une puissante préoccupation, qu’il faut chercher ces conditions d’activité intellectuelle qui forment l’esprit critique et un public littéraire. Ai-je besoin d’indiquer l’intérêt, la préoccupation, qui dominent l’activité et les mœurs de notre société nouvelle ? Oserai-je avouer qu’à mon avis, la littérature n’a pas de meilleure manière de travailler pour elle-même que de s’associer à l’esprit politique pour l’étendre, l’élever, le fortifier et l’orner, et qu’elle ne peut même se préparer une restauration glorieuse qu’en ranimant d’abord la littérature politique ?

« Il y a en France trois sortes d’état, écrivait l’ingénieux auteur des Lettres Persanes, l’église, l’épée, la robe. Chacun a un mépris souverain pour les deux autres. Tel par exemple que l’on devrait mépriser parce qu’il est un sot, ne l’est souvent que parce qu’il est un homme de robe. » Malheureusement, il ne paraît pas que nous soyons guéris de ce travers. À la tournure qu’ont prise les choses, il semble qu’il faudrait peu de temps pour que la littérature et la politique en vinssent à avoir l’une pour l’autre un mépris souverain. Il y a des deux côtés une tendance peu courtoise à s’éconduire réciproquement. Ici le lettré est suspect de légèreté, de faiblesse d’esprit ; là on se défie et on raille de l’homme politique comme d’une intelligence naturellement lourde, sans délicatesse, grossière. Que l’on ait souvent raison sur les hommes, je ne le conteste pas ; mais que l’on se laisse entraîner à vouloir étendre aux choses cette jalousie étroite et quelque peu impertinente, qui finirait par déprimer à la fois la littérature et la politique, en affranchissant l’une de l’intervention du bon sens, en réduisant l’autre à je ne sais quelle pratique inculte et barbare, là commence le travers maladroit contre lequel on ne saurait trop vivement protester.

Dans les pays libres, dans les pays où la souveraineté universelle est décidément dévolue à l’opinion, et où tous les genres de succès se disputent par devers l’opinion, où la parole est par conséquent le moyen de puissance le plus général et le plus grand, l’esprit littéraire et l’esprit politique, ne pouvant se passer l’un de l’autre, feraient mieux d’échanger l’estime que le dédain et de s’allier de bon cœur. Je demande l’alliance, et je m’empresse de délimiter ma pensée en déclarant que je veux moins que personne la confusion et les empiètemens. Je goûte parfaitement en effet le mot épigrammatique de Louis XIV sur Racine et le marquis de Cavoie. Si, du temps de Versailles, le gentilhomme et le poète, en s’efforçant, pour satisfaire une vanité puérile, d’échanger leurs distinctions naturelles, étaient conduits au ridicule par l’affectation, je ne crois pas davantage qu’il convienne à l’ode de se traduire en prose parlementaire du haut d’une tribune, et je suis loin d’inviter la plume qui vient de calculer une combinaison de douane à écrire une élégie ou un paysage. Je demande seulement à l’esprit littéraire de voir dans l’esprit politique un associé naturel, et de ne pas oublier, s’il tient à être apprécié à sa valeur, qu’il ne peut l’être dans notre société que grace aux développemens de l’esprit politique. Je ne lui demande que les aptitudes critiques : j’ai garde d’exiger de celui-ci les facultés créatrices ; j’en attends la pénétration qui reconnaît les beautés de l’art, le goût qui les recherche et l’intelligence exercée qui se les assimile.

La culture de deux branches de la littérature qui appartiennent de plein droit à l’esprit politique, l’histoire et l’éloquence, doit nécessairement le préparer aux facultés critiques dont je parle. Lors même que les hommes qui veulent agir immédiatement sur le présent ne seraient pas forcés de demander à l’histoire la connaissance des grandes lois qui gouvernent le mouvement des sociétés, une tendance toute spontanée les porterait encore vers cette étude. La société naturelle de ces esprits d’élite n’est pas circonscrite par les limites de leur existence. L’élévation de leur nature fait des grands hommes des siècles passés leurs vrais contemporains. Quelque médiocres que puissent être les choses qui les environnent, comme ces esprits ne peuvent dominer le présent sans l’enthousiasme qui le dépasse, au-dessus du présent le passé leur ouvre une société supérieure qu’ils visitent souvent de la pensée et où ils nouent d’étroites liaisons ; la fréquentation de ce monde qu’habite dans les monumens de la parole écrite tout ce qui a été illustre sur la terre, les soulevant par momens au-dessus des petitesses de la réalité, leur transmet avec des tressaillemens sublimes une extraordinaire puissance. Tant que l’humanité subsistera, les intelligences actives, recherchant l’intimité des grands hommes dans les œuvres achevées où ils revivent encore, aimeront dans la langue littéraire le seul intermédiaire par lequel elles puissent communiquer avec eux.

L’usage de la parole comme moyen d’ascendant, l’éloquence politique, les lie plus fortement peut-être à la culture littéraire. Il ne s’agit ici ni d’un penchant désintéressé, ni d’un luxe de bel esprit, mais d’une nécessité impérieuse, la nécessité de connaître à fond tous les procédés par lesquels la parole peut, en allant de l’oreille au cœur des hommes, y remuer les sentimens et y déterminer les résolutions. J’accorderai sans peine que l’énumération des qualités que Cicéron exige, dans ses dialogues, de l’homme politique accompli des pays libres, n’est que l’ostentation orgueilleuse de celles qu’il possédait lui-même. Cependant, avant le vainqueur de Catilina, l’ambition seule avait fait une nécessité aux hommes qui poursuivaient l’influence sur le public le moins cultivé, sur les masses, de s’initier aux ressources de l’expression par un laborieux apprentissage. Je ne dis rien d’Athènes ; mais à Rome, où le peuple était bien loin des susceptibilités de l’atticisme, on connaît les études que firent les Gracchus sous les maîtres que Cornélie leur avait choisis parmi les plus célèbres de la Grèce, et on sait jusqu’où le plus jeune poussait le raffinement du dilettantisme oratoire.

Si l’on songe que toutes les branches de la littérature sont solidaires et se prêtent de mutuels secours, puisqu’elles veulent toutes la même chose, produire l’émotion, et par le même moyen, par la puissance de l’expression ; si l’on songe encore que la principale affaire des hommes politiques est la connaissance profonde des intérêts et des sentimens humains qu’ils veulent conduire, il semble que personne ne doive être plus sensible qu’eux aux beautés des œuvres purement littéraires qui révèlent et agrandissent les ressources de la parole, il semble que la peinture des caractères et des passions ne puisse trouver des spectateurs plus curieux et des appréciateurs plus compétens. Il est donc aussi naturel aux hommes politiques de vivre dans la familiarité des poètes qu’au poète lui-même de fréquenter l’atelier du peintre ou du sculpteur. Aussi, je comprends l’attention intelligente que les hommes d’état distingués de l’Angleterre ont toujours prêtée à la littérature. Je ne suis pas surpris, en feuilletant les lettres précieuses que lord Chatham écrivait à son jeune neveu Grenville, de voir la connaissance intime et le goût sûr que ce grand homme y révèle des littératures classiques de l’antiquité et des temps modernes. Je ne suis pas surpris de voir Pitt, qui avait su déjà apprécier et récompenser le mérite du prosateur élégant et délicat qui a écrit l’Homme de sentiment et Julia de Roubigné, de voir Pitt, après la lecture du Lai du dernier Ménestrel, manifester à l’égard du jeune poète des intentions que sa mort prématurée l’empêche de réaliser. Je comprends l’estime que faisaient Walter Scott et Byron des félicitations empressées de Canning. Et lorsque Fox, lassé de la longue impuissance de son opposition, cesse, en 1797, de prendre une part régulière aux débats du parlement, ce n’est pas moi qui trouverai étrange ou ridicule l’ardeur avec laquelle il se remet à l’étude des poètes, et ce retour de fougue juvénile qui lui fait annoncer dans sa correspondance avec ses amis des projets tels que ceux-ci : la publication d’une édition de Dryden, une étude sur Euripide, et une défense de Racine et de la scène française.

Je ne crois pas que ces réflexions m’aient éloigné de l’objet de cette étude. M. Jeffrey, que Walter Scott et Byron et l’Angleterre avec eux ont proclamé le premier critique de ce siècle, représente précisément en effet l’esprit critique dans une société où la discussion des affaires politiques domine et règle tout le mouvement intellectuel. Dans les qualités sérieuses qui distinguent ses travaux, dans la nature du recueil auquel il a attaché son nom, dans le caractère général de sa vie, qu’un rôle littéraire rempli avec éclat n’a pu distraire des devoirs et des succès d’une profession active, on reconnaît l’influence indirecte de la vie politique : la vigoureuse portée qu’elle donne aux esprits, les habitudes laborieuses et la mâle tenue qu’elle leur inspire.

On sait que M. Jeffrey (je devrais dire lord Jeffrey, si je me conformais à l’usage anglais, puisqu’il occupe la place éminente de lord-justice, de juge de la cour de session d’Écosse), on sait que M. Jeffrey fut un des quatre ou cinq jeunes gens qui fondèrent en 1802 la Revue d’Édimbourg. La pensée de ce recueil vint au révérend Sydney Smith, qui en a été assurément l’écrivain le plus spirituel et le plus vif. Il eut tout de suite pour associés M. Jeffrey, M. Brougham, M. Horner, qui s’acquit bientôt à la chambre des communes une autorité universellement reconnue dans les questions financières et commerciales, et qu’une mort prématurée empêcha seule d’arriver aux positions les plus considérables. Walter Scott y travailla pendant les premiers temps ; mais les tendances politiques de la Revue d’Édimbourg lui firent cesser sa collaboration. M. Sydney Smith ne fut à la tête de la rédaction que pendant une année ; M. Jeffrey prit la direction du recueil en 1803 et ne la quitta qu’en 1829. Il en fut pendant toute cette période le rédacteur le plus assidu. Il y a tel numéro dans lequel j’ai compté jusqu’à quatre ou cinq articles de sa plume. Élu, en 1829, doyen de l’ordre des avocats d’Édimbourg, il ne crut pas pouvoir concilier la dignité qui venait de lui être conférée à l’unanimité par ses confrères avec la position de directeur d’un journal de parti, et il résigna ses fonctions d’editor. Il cessa aussi de prendre une part active à la rédaction : il n’a pas écrit depuis lors pour l’Edinburgh Review plus de quatre articles. Les positions élevées qu’il occupa bientôt après dans la magistrature durent naturellement ralentir sa collaboration. Édimbourg l’envoya en 1831 à la chambre des communes ; il fit partie de l’administration de lord Grey comme lord-advocate (procureur-général) d’Écosse. Sa carrière parlementaire fut de courte durée. Une immense réputation d’écrivain l’avait devancé à la chambre des communes ; ses amis, ses compatriotes, témoins de ses succès au barreau d’Édimbourg, lui présageaient d’éclatans triomphes oratoires sur la première scène politique du royaume-uni. La curiosité, les grandes espérances qui s’attachaient à son début parlementaire lui furent nuisibles : quoique doué d’une extraordinaire facilité de parole, il n’obtint auprès de l’auditoire des communes qu’un succès d’estime, ce qui était un échec, comparé aux succès d’enthousiasme que les journaux écossais avaient promis. Je crois que M. Jeffrey commençait trop tard sa carrière parlementaire. Sur une assemblée composée comme la chambre des communes, c’est par une argumentation vive, mais familière, et dont il faut combiner d’ailleurs les évolutions rapides sous le feu des mobiles impressions de l’auditoire, que la parole acquiert un ascendant assuré. Or, la nature d’éloquence qui réussit le plus sur les assemblées politiques, ce talent de la discussion pratique, que les Anglais définissent d’un mot en donnant à ceux qui en sont doués le nom de debater, est rarement innée ; elle ne s’acquiert ordinairement que par l’habitude. De notre temps, il n’y a que lord Stanley qui soit né debater, Burke, le plus éloquent pamphlétaire, le plus grand écrivain politique que l’Angleterre ait produit, ne l’a jamais été. Aussi faisait-il peu d’impression sur la chambre ; les bancs se dégarnissaient et l’on allait dîner lorsqu’il prenait la parole. Erskine échoua au parlement après de magnifiques succès au barreau. Fox devint un debater consommé ; mais pour arriver à cette supériorité, pendant les cinq premières années qu’il passa à la chambre, il se fit une loi (qu’il observa) de prendre la parole au moins une fois tous les soirs. M. Jeffrey ne fut pas tenté de commencer si tard ce difficile apprentissage. Maître du premier rang ailleurs, la région du second ordre ne pouvait lui convenir à la chambre des communes : il en sortit en 1835 pour prendre le poste de juge de la cour de session d’Écosse qu’il remplit aujourd’hui.

J’ai dit comment a fini la carrière active de M. Jeffrey avant de parler des circonstances qui en décidèrent la direction. Parmi celles-ci, je crois devoir compter en première ligne le caractère particulier de la ville où il est né, de la société au milieu de laquelle il s’est formé. Édimbourg présentait, à la fin du XVIIIe siècle surtout, l’ensemble de conditions le plus propre à placer la jeunesse distinguée dans cet heureux milieu qui la provoque à développer les forces vives qui sont en elle, en même temps qu’elle lui apprend à les diriger et à les régler. Comme capitale de l’Écosse, cette ville était le siége des premières fonctions administratives et le séjour habituel de la haute aristocratie du pays. Par son université, elle attirait dans son sein les esprits les plus éminens dans les sciences, dans la philosophie et dans les lettres. Les deux aristocraties, celle de la naissance et de la fortune, et celle de l’intelligence, s’y rencontraient donc et s’y mêlaient avec une considération et un empressement mutuels. C’est à cette liaison du monde et des lettres que Hume et Robertson avaient formée au nom de celles-ci, que continuèrent Henri Mackenzie, les professeurs Fergusson, Dugald Stewart, Playfair, et plus tard Walter Scott, M. Jeffrey lui-même et d’autres hommes de mérite trop peu connus hors d’Angleterre pour que je les nomme ; c’est à cette liaison assurément que la société d’Édimbourg est redevable de la supériorité qu’elle a conservée sur les autres villes du royaume-uni. Édimbourg était même en meilleure position que Londres, pour que ce rapprochement du monde et des lettres portât ses fruits. Le retentissement de la politique s’y faisait suffisamment sentir pour y entretenir la virilité des esprits, mais non pour les étourdir de son tumulte ou les absorber dans la confuse mêlée de ses intrigues. On y était également à l’abri du grossier tapage de l’industrie et du commerce. La vie purement intellectuelle, la vie d’observation, de réflexion et de poésie, y trouvait ce repos, ce loisir, cet isolement des autres préoccupations, à la faveur desquels elle se déploie si volontiers. Au sein de cette société naturellement bien classée, on pouvait, dans la fréquentation assidue de cercles choisis, tirer des échanges intimes de la pensée ce renouvellement des forces de l’intelligence que les esprits supérieurs aiment et recherchent dans les rapports de cette nature. Ce caractère distingué de la société d’Édimbourg devait avoir une vive influence sur la jeunesse instruite de cette ville : il s’y reflétait en une généreuse ardeur pour les travaux d’imagination et de réflexion, en une active et féconde émulation de talent. De là ces debating societies, ces nombreuses associations de jeunes gens où l’on se réunissait pour se former aux discussions littéraires et politiques. Ce fut dans un cercle de ce genre que sir James Mackintosh rencontra notre Benjamin Constant, « Suisse de mœurs originales et de grand talent, » comme il dit dans son journal. Dans la plus remarquable de ces réunions, la speculative society, M. Jeffrey lia avec Walter Scott une étroite amitié. Ce que ces jeunes esprits gagnaient à ces exercices en étendue, en profondeur, en force et en souplesse, ils l’ont montré depuis. On peut dire que la Revue d’Édimbourg en est sortie ; la debating society est bien reconnaissable dans l’origine de ce recueil.

La revue critique, telle qu’elle fut fondée par MM. Sydney Smith et Jeffrey, est en effet la discussion vaste et approfondie et le gouvernement représentatif pour ainsi dire introduits dans la littérature. Une entreprise semblable ne pouvait être tentée que par des esprits façonnés par les mœurs politiques d’un pays libre ; elle devait bien l’être dans la situation nouvelle qui s’ouvrait à l’Angleterre au commencement de ce siècle. C’était l’époque où l’agitation imprimée aux idées depuis le ministère de lord Chatham commençait à avoir un retentissement large, profond, et qui ne devait plus s’arrêter, dans cette extension des classes moyennes, qui allait modifier la constitution de la société anglaise. Accrues, fortifiées, enrichies, remuées en tout sens par les progrès des intérêts industriels, que la guerre combinée avec les inventions mécaniques provoquait alors, les classes moyennes, en entrant d’une manière plus sérieuse et plus suivie dans le mouvement politique, allaient porter sur toutes choses une plus curieuse activité de pensée. Il fallait faire l’éducation de ce nouveau public créé par un mouvement politique. Des esprits fortifiés eux-mêmes par l’activité politique s’en chargèrent et en étaient seuls capables ; la revue critique, qui introduisait la division du travail et la discussion dans la sphère intellectuelle en ramenant tout aux intérêts présens, fut le moyen dont ils se servirent. S’ils sont arrivés à leurs fins, je le laisse dire à M. Jeffrey lui-même.

« La Revue d’Édimbourg, on le sait bien, écrit-il dans le court avertissement qui précède ses essais, visait haut dès le début ; elle ne voulait pas se borner à l’humble tâche de prononcer sur le mérite littéraire des ouvrages qui se présentaient à elle ; elle faisait profession d’approfondir les principes sur lesquels ses jugemens devaient s’appuyer, et d’exposer des vues larges et originales sur les questions auxquelles ces ouvrages pouvaient se rapporter. En somme, je pense qu’il est aujourd’hui généralement admis qu’elle a atteint le but qu’elle se proposait. Des erreurs nombreuses, quelques grosses étourderies, ont pu être commises ; on s’est laissé entraîner à des excès par l’esprit de parti, par une présomptueuse confiance et une tendance trop vive au blâme. Malgré ces fautes, on accordera, je pense, que sur les grands objets que poursuit l’esprit humain, la Revue d’Édimbourg a réussi à familiariser le public avec des spéculations plus élevées, des vues plus profondes et plus étendues que celles auxquelles il était accoutumé ; on accordera qu’elle a réussi à augmenter l’influence de cette sorte d’écrits périodiques, non-seulement dans ce pays, mais dans la plus grande partie de l’Europe, qu’elle a agrandi la capacité du public croissant auquel ces écrits s’adressent, et lui a donné un goût plus vif pour la forte nourriture qui lui était offerte alors pour la première fois. »

M. Jeffrey peut revendiquer avec un légitime orgueil la plus grande part de ce succès. Les quatre volumes qu’il vient de publier contiennent à peine le tiers de ce qu’il a écrit dans la Revue d’Édimbourg ; la diversité des travaux qui y sont reproduits suffit pour donner une prodigieuse idée de l’ampleur et de l’activité de son esprit. Il n’y a qu’à citer les divisions sous lesquelles il les a classés : littérature générale et biographie littéraire, — histoire et mémoires historiques, — poésie, — psychologie, métaphysique et jurisprudence, — romans et œuvres d’imagination en prose, — politique générale, — mélanges. On voit que M. Jeffrey a porté à peu près sur tout l’esprit critique et l’analyse. On voit sur quelle variété d’objets, dans une société à laquelle la discussion des intérêts politiques imprime un puissant mouvement, l’esprit critique exerce et nourrit ses forces. Je ne veux pas discuter le classement que M. Jeffrey a cru devoir faire de ses essais ; je les examinerai dans un ordre plus simple et plus logique, distinguant les discussions purement littéraires de celles qui se rattachent à des intérêts moraux ou politiques, et des travaux qui intéressent purement la curiosité. Les essais de critique littéraire sont d’ailleurs ceux qui occupent la plus grande place dans ces volumes ; ce sont également ceux qui ont le plus contribué à la renommée de l’auteur ; ils doivent à ce titre attirer de préférence et d’abord notre attention.

La publication actuelle s’ouvre par un des articles les plus estimés de M. Jeffrey : une étude approfondie sur le goût et sur le beau. Un critique consciencieux et conséquent doit s’être mis scrupuleusement d’accord avec lui-même sur la portée et les droits de l’autorité dont il veut être l’organe, et avoir fixé un point solide où il puisse attacher avec assurance le fil de ses déductions. Rechercher la nature du beau et du goût, c’était précisément soumettre à cette épreuve les fondemens de la critique, puisque la prétention de la critique est d’être l’exercice le plus parfait de la faculté qui perçoit le beau. M. Jeffrey a rempli cette tâche avec la dextérité d’analyse et l’exactitude d’esprit qui distinguent les philosophes écossais, mais aussi avec une vigueur et un coloris de style que l’on n’est pas habitué à rencontrer chez les ingénieux psychologistes d’Édimbourg. Je n’indiquerai dans cette belle et longue dissertation que les idées qui peuvent faire comprendre les doctrines critiques de M. Jeffrey.

Définir philosophiquement le beau, c’est-à-dire la source de l’émotion poétique, n’est point un facile problème : il n’en est pas des sentimens qu’allument en nous les rayons du beau comme des impressions simples et immédiates qui nous arrivent par les sens, lesquelles se définissent elles-mêmes. Je parle du rouge, et j’explique la sensation que je désigne ainsi, je justifie le nom que je lui donne en montrant un objet rouge ; mais le beau n’est pas défini par lui-même, puisque tous les hommes ne sont pas d’accord sur les sentimens dont ils attribuent l’origine à la beauté, puisque, tandis que la lumière est lumière pour tous, ce qui est trouvé beau par les uns est loin souvent de paraître tel aux autres, et qu’on pourrait dire pour la beauté ce que Pascal disait de la justice : « Un méridien en décide. » Cette diversité d’opinions indique déjà que la beauté n’est pas une propriété réelle des objets, s’adressant en nous d’une manière uniforme à un sens spécial et distinct : il suffit, pour s’en convaincre, de songer en combien d’objets différens nous en voyons le caractère. Les propriétés réelles et constitutives des choses sont identiques dans chacune de celles auxquelles elles sont communes. Je dis que la neige est blanche, que le lis est blanc, et l’œil reconnaît, en effet, dans le lis et dans la neige la même propriété annoncée à l’esprit par le même mot. Il n’en est pas ainsi de la beauté. Dans un seul ordre, celui des formes, si je parle d’un beau vase, d’un bel arbre, d’une belle femme, où est, dans ces divers objets, le caractère identique qui détermine et révèle la beauté ? Dans d’autres ordres encore, à quelle propriété commune et semblable reconnaissez-vous la beauté d’une belle fleur et d’une belle symphonie, d’un beau poème et d’un beau paysage ? L’unité des sentimens qu’éveillent en nous des choses si différentes ne saurait donc être une propriété inhérente à ces choses : elle consiste en une sensation de plaisir que la présence de ces objets nous suggère ; mais cette jouissance intérieure n’est pas un caractère suffisant pour déterminer la beauté, puisque nous n’appelons pas belles toutes les choses qui éveillent en nous des émotions agréables. Suivant M. Jeffrey, ce qui distinguerait la sensation du beau et l’émotion poétique, ce serait d’être le retentissement de plaisirs, d’émotions plus simples, antérieurement éprouvés. La beauté attribuée aux objets, au lieu de leur appartenir en propre, leur viendrait de sensations anciennes auxquelles ils demeureraient unis dans notre mémoire, soit qu’ils eussent été la cause immédiate de ces sensations, soit qu’ils leur eussent été indirectement et accidentellement associés : elle ne serait que le reflet de nos propres émotions ; les objets qui nous plaisent comme beaux ne feraient ainsi que nous rendre, dans des combinaisons nouvelles et à travers des faces prismatiques, ces affections que nous aurions autrefois déposées en eux, ces effluves, ces émanations, ces irradiations de l’âme humaine, dont nous les aurions, pour ainsi dire, pénétrés, imprégnés et colorés.

M. Jeffrey indique avec une sagacité délicate ces sentimens premiers, dont les reflets nous attirent et nous charment dans la beauté, et il semble justifier complètement sa théorie en décrivant plusieurs des associations nécessaires ou accidentelles qui unissent ces sentimens aux objets. Ainsi, dans la beauté d’une jeune fille, ce n’est pas la combinaison de certaines formes, la réunion et l’harmonie de certaines couleurs en elles-mêmes que nous aimons : ce sont les qualités dont ces couleurs et ces formes sont pour nous l’expression si habituelle, que nous avons fini par les confondre avec elles ; c’est l’épanouissement et la plénitude de la vie, c’est la première et pure fraîcheur des sentimens. Vous ne verriez pas la beauté dans ces ravissans sourires, s’ils étaient le langage de la douleur, ou si la nature y eût fait éclater la méchanceté au lieu d’y faire luire l’innocence ; vous ne la verriez pas dans ces couleurs où fleurissent à la fois la jeunesse et la pureté, dans ces regards où vous lisez l’intelligence, la vivacité, la tendresse, s’ils n’eussent jamais peint que les ruines de la vie, les dégradations du vice, ou l’humiliante insensibilité de l’idiotisme. Il en est de même de la nature morte. M. Jeffrey, interrogeant la réflexion en présence de paysages divers qu’il reproduit avec une heureuse richesse de pinceau, montre aisément que nous ne sentons, que nous n’aimons dans les beautés de la nature que les jouissances ou les peines dont l’humanité l’a comme peuplée et animée. C’est ce qui explique la diversité que l’on observe dans les types du beau suivant les temps et les latitudes : la beauté n’étant déterminée que par l’union souvent variable qui existe entre nos sympathies et les circonstances extérieures qui y sont attachées par l’habitude et le souvenir, les types extérieurs de la beauté doivent varier avec ces circonstances. De là les caractères particuliers qui distinguent les différens goûts nationaux dans les arts ; c’est ainsi que les différences d’éducation et d’instruction modifient nos perceptions de la beauté : voilà pourquoi chaque homme a, suivant les circonstances de sa vie, des préférences de beauté et un goût personnel.

Je le répète, je ne fais qu’indiquer la pensée première de la théorie de M. Jeffrey, je ne peux le suivre dans les longs développemens par lesquels il la justifie ; je ne la discuterai pas davantage, je n’examinerai pas si elle peut satisfaire ceux qui veulent suivre les racines de ce qu’ils appellent la philosophie de l’art jusque dans les plus subtiles origines métaphysiques, mais j’en accepte volontiers les conclusions : elles ont l’avantage de mettre fin à ces questions sur les règles absolues et invariables du goût, qui, comme le dit avec raison M. Jeffrey, ont été le prétexte de tant de débats impertinens. Si les choses ne sont pas belles en elles-mêmes, si elles ne sont belles qu’autant qu’elles servent à suggérer à l’ame les émotions qu’elle aime, il n’y a d’invariable dans la beauté que ce qui est invariable dans l’essence de notre nature, et l’indépendance des goûts est délivrée des entraves artificielles dans lesquelles d’étroits critiques avaient voulu la garrotter.

Ces larges idées sur les sources de l’émotion poétique ont permis à M. Jeffrey de conserver une libérale tolérance à l’égard des dissidences qui divisent les littératures des peuples européens. Cette tolérance n’était pas peu méritoire au commencement de ce siècle, avant que la révolution tentée par M. de Châteaubriand et Mme de Staël dans notre littérature fût devenue un fait irrévocable et consacré. Bien peu d’esprits pouvaient alors comprendre parmi nous que des nations voisines, liées par des rapports quotidiens, arrivées au même degré de civilisation, nourries dans l’admiration et dans le respect des mêmes modèles antiques, suivissent en littérature des idées et des formes différentes. Ils ne voulaient expliquer ces divergences que par des infériorités naturelles, bien entendu qu’ils se réservaient à eux-mêmes et à leur pays le monopole du goût irréprochable. Cette présomption, qui s’était montrée si insolente à l’égard de Shakspeare et de la littérature anglaise, n’arrachait à M. Jeffrey aucune représaille. C’était avec le sang-froid du bon sens qu’il lui répondait. Nous reconnaissons sans doute des fautes dans Shakspeare, disait-il dans un article sur la Littérature de Mme de Staël, et il n’en vaudrait que mieux, s’il ne les avait pas ; mais il y a des choses que les Français appellent des fautes et que nous considérons délibérément, nous, comme des beautés. Je crains qu’ici la discussion ne puisse admettre d’arrangement, parce que je donne raison aux deux parties, si elles sont sincères ; le goût est la faculté de jouir des œuvres poétiques ; le meilleur goût est celui qui procure le plus de jouissances. Les Anglais qui, comprenant le français aussi bien que leur langue, préfèrent cependant Shakspeare à Racine, n’ont pas de justification plus complète et plus décisive à alléguer de leur préférence que de l’avouer modestement et fermement ; ils n’ont qu’à déclarer que leurs mœurs, leurs études et leurs occupations leur font goûter, à la plus riche variété d’images, à la flexibilité supérieure de ton, à l’imitation plus étroite de la nature, à la succession plus rapide des incidens et aux élans plus véhémens de passion que l’on rencontre dans l’auteur anglais, un plaisir beaucoup plus grand qu’à l’immuable majesté, à la composition travaillée et à la poésie épigrammatique du poète français. « Pour le goût de la nation anglaise, dit encore M. Jeffrey, je ne comprends pas qu’il soit besoin d’une autre apologie ; et quoiqu’il pût être désirable qu’elle tombât d’accord avec ses voisins sur ce point aussi bien que sur beaucoup d’autres, je n’en sais aucun sur lequel leur dissidence entraîne moins d’inconvéniens. » Au moment où M. Jeffrey écrivait ces lignes, à la fin de 1812, il ne prévoyait pas sans doute que ce dissentiment, qui lui paraissait avec raison le moins fâcheux, dût si tôt disparaître, et fût même le seul qui pût s’évanouir tout-à-fait.

Si les idées de M. Jeffrey sur la beauté poétique lui permettaient de comprendre la variété des goûts en littérature, elles ne le conduisaient pas cependant à ce scepticisme qui justifie tous les caprices, qui légitime toutes les boutades de la fantaisie. Suivant lui, le but du poète doit être de procurer le plaisir poétique à un aussi grand nombre de personnes que possible, mais surtout à celles qui, par leur éducation et leur position, semblent être appelées à régler le jugement des autres. C’est par conséquent le devoir du poète de rechercher ce qui plaît à ce public choisi, et de développer ses inventions dans les limites qui se peuvent déduire de cette recherche. Après avoir stipulé les droits de chacun et la liberté de conscience, pour ainsi dire, en littérature, M. Jeffrey, qui croit cependant qu’il y a un goût supérieur, un goût préférable, un bon goût, celui qui a les perceptions de beauté les plus puissantes et les plus nombreuses, et qui doit se rencontrer là où les affections dont le beau nous donne les reflets sont plus vives et plus exercées, M. Jeffrey place nécessairement ce bon goût sous la sauvegarde d’une aristocratie. Il aime mieux à cet égard peser les suffrages que les compter, et il émet formellement le doute, dans sa critique de la Dame du Lac de Walter Scott, que la poésie populaire soit communément la meilleure.

On a vu que, si M. Jeffrey accepte toutes les nationalités poétiques, ce n’est pas pour abdiquer le patriotisme littéraire : il porte aussi loin que possible la délicatesse et la fierté de ce patriotisme. Il y a pour lui un génie britannique, une muse tout anglaise, auxquels il réserve ses sympathies et son culte. C’est dans le mouvement littéraire qui précède les guerres civiles, dans l’âge que décorent les noms de Shakspeare, Bacon, Spenser, Hooker, Sydney, Taylor, Barrow, Milton, Cudworth et Hobbes, que M. Jeffrey voit fleurir dans sa vigueur et dans sa richesse ce véritable génie anglais. « Ce sont des œuvres de géans, dit-il en parlant des ouvrages de ces auteurs, et de géans d’une même famille : forts, intrépides, originaux, un caractère de pur sang (raciness) anglais les distingue de tout ce que l’on a produit depuis conformément aux modèles en honneur en Europe. » — « Cette profusion de pensées brillantes, dit-il ailleurs, d’images neuves, d’expressions splendides, dont ils ornaient et illuminaient même les matières les plus obscures et les plus difficiles, n’a jamais été égalée dans aucun âge, dans aucun pays, et place leur imagination au niveau de leur robuste raison et de leur vaste intelligence. La plupart de ces écrivains furent poètes dans le sens le plus élevé et le plus large du mot. Sans parler de ceux qui soumirent leur pensée à la mesure du vers, et se proposèrent pour but principal de plaire, je ne crains pas d’avancer qu’il y a dans chacun des in-folio de prose de Jeremy Taylor plus de belle fantaisie et d’images originales, plus de grandes pensées et d’expressions étincelantes, plus en un mot de ce qui est l’ame et le corps de la poésie, que dans toutes les odes et toutes les épopées qui ont été écrites depuis en Europe… On ne saurait avoir une juste idée des richesses de notre langue et de notre génie, si l’on ne s’est familiarisé avec les prosateurs et les poètes de cette mémorable période. »

Cet essor du génie anglais fut interrompu par les guerres civiles. M. Jeffrey déplore et maudit l’invasion étrangère qui, à la restauration, l’arrêta et le proscrivit. Les Stuarts et leurs courtisans rapportèrent en Angleterre, avec les mœurs de la cour de Louis XIV, la poétique française. Plus spirituel, plus minutieusement attentif à sa toilette, portant une plus visible empreinte du travail de l’art, adopté, recommandé par la cour et le bon ton, le nouveau style s’imposa à l’Angleterre comme le style de l’Europe cultivée et le calque exact de celui de l’antiquité polie. M. Jeffrey ne méconnaît pas les services que put rendre l’école continentale : elle corrigea les grossièretés de la langue, elle en accrut la précision, elle en aiguisa le fil et la pointe, elle répandit sur toutes choses un ton de bon sens net et condensé ; mais il ne lui pardonne pas d’avoir acheté ces qualités au prix des charmes les plus attrayans de la muse anglaise, d’avoir transformé cette muse, autrefois si tendre dans sa fierté farouche, si amoureuse des champs et de la nature, se livrant dans sa naïveté à des entraînemens si sublimes, révélant dans sa démarche inexpérimentée et fantasque de si éblouissantes beautés, en une grande dame prétentieuse et coquette, curieuse des ruses de l’esprit, oubliant les grands mouvemens de la passion et de la fantaisie pour les minauderies du babillage mondain et les subtiles évolutions de l’ironie, mettant le fard et la mouche à sa phrase musquée, au lieu de rafraîchir et de purifier ses couleurs aux vives brises de l’inspiration. M. Jeffrey définit sa répugnance pour cette école, dont Pope a été le représentant le plus accompli, en l’appelant une poésie de ville, de grand monde et de vie purement littéraire (of town life, high life and literary life), et il voit avec joie son règne finir au temps où les grandes affaires de l’Angleterre cessèrent de préoccuper l’aristocratie seule, lorsque l’esprit de la nation, l’esprit anglais, réveillé par de grands évènemens, répandit des courans de force et de vie dans toutes les artères de la littérature, lorsque Junius et Burke, du côté de la politique, rendirent à la prose des mouvemens plus amples et plus vigoureux, une voix plus mâle et plus retentissante, lorsque Cowper brisa le réseau artificiel où l’école continentale avait emprisonné la poésie. M. Jeffrey ne ferme pas les yeux sur les défauts de Cowper ; « mais, dit-il, il y avait quelque chose de si délicieusement rafraichissant à voir des phrases et des images naturelles déployer encore leurs graces libres, et balancer leurs cimes vierges dans les jardins enchantés de la poésie, qu’il ne fallait pas songer à se plaindre des erreurs de son goût. »

Ce ne serait pas, je crois, hasarder une interprétation inexacte du patriotisme littéraire de M. Jeffrey, que de dire qu’au fond il n’est autre chose que l’amour de la franchise et de la sincérité dans l’art. Ainsi, accorder la liberté à l’invention, mais lui imposer le devoir de faire admettre le mérite de ses créations par la partie du public dont le jugement et les sentimens sont le plus développés et le plus cultivés, et de ne pas trahir la vérité de l’expression que veulent la nature, le génie national et la langue, par un calque servile des goûts étrangers ou par des formules artificielles, tels sont les principes élémentaires de la critique de M. Jeffrey.

Les progrès qu’ont fait faire dans notre siècle à la critique les esprits éminens, distingués, ingénieux, qui s’y sont appliqués, y ont marqué deux écoles, deux manières, qui se complètent l’une l’autre par des qualités opposées. Dans celle que, avec sa justesse habituelle d’intuition, l’écrivain qui en est, ce me semble, le fondateur, rattachait à l’école hollandaise, la poésie domine. C’est la fantaisie présentant et agitant elle-même le miroir devant les effets de l’œuvre qu’elle a aperçus avec la vive et sûre pénétration de l’instinct. Elle a d’admirables facultés de sympathie pour s’identifier ainsi aux œuvres qu’elle veut montrer : vous diriez qu’elle les recompose elle-même, à la finesse avec laquelle elle s’est assimilé et vous révèle les découvertes qu’elle y a faites. Le procédé dialectique l’emporte dans l’autre manière. Les effets de l’œuvre y sont plutôt discutés que montrés avec une amoureuse complaisance. Les combinaisons de caractères et de passions y sont décomposées, leurs rapports sont mesurés, leurs effets sont déduits. Le ton de cette critique ne saurait avoir la vivacité, la capricieuse souplesse de l’autre : elle traite en effet de la poésie comme d’une chose des plus sérieuses, comme d’une chose qui a tout droit à préoccuper gravement la réflexion et la raison. On ne peut appeler cette critique pédantesque que lorsqu’elle n’est pas profonde, que lorsqu’elle prononce ses jugemens sans en délibérer les motifs, lorsqu’elle veut s’imposer à vous de confiance au lieu de vous posséder par la persuasion, lorsqu’elle croit pouvoir remplacer la force indispensable de l’argument par l’exemple arbitrairement choisi des modèles ou par l’autorité illusoire d’une règle inexpliquée.

De ces deux manières, la seconde, on le devine, est celle de M. Jeffrey : si j’avais à me prononcer sur les deux, je n’en exclurais certainement aucune ; mais il me semble que la méthode dialectique conviendrait mieux à l’appréciation des œuvres isolées, qui ont besoin, à leur entrée dans le monde, d’être contestées et discutées, et je réserverais l’autre pour l’appréciation de l’œuvre entière du poète, pour la vue d’ensemble à jeter sur la portée générale, sur l’harmonie, sur la nature intime et particulière de ses compositions, que l’on mettrait dans leur vrai jour en les éclairant par la vie et le caractère de l’auteur. Les essais de M. Jeffrey ont ordinairement pour objet les œuvres isolées : la discussion y a la première place. Après ses travaux, il resterait encore à faire, sur chacun des poètes dont il a discuté les créations, l’étude d’ensemble et le portrait, qui parfois pourraient, je pense, heureusement modifier ou compléter les arrêts portés sur les œuvres séparées. La biographie littéraire et le portrait tels que je les conçois ici ne seraient pas d’ailleurs dans la nature du talent de M. Jeffrey. Le critique écossais ne paraît pas avoir cette sorte de passion nécessaire au portraitiste littéraire, qui le porte, pour s’approprier complètement une physionomie, à s’effacer et à chercher en quelque sorte à vivre lui-même dans le modèle qui pose devant lui. M. Jeffrey ne s’oublie pas ainsi en face de l’objet de son observation. Il y a dans les volumes qu’il vient de publier plusieurs travaux qui prêtaient à ce genre, les articles sur Swift, sur Cowper, sur Burns, par exemple ; mais on y entend toujours le juge moraliste, lorsque ce n’est pas le juge littéraire qui parle.

En revanche, M. Jeffrey a les meilleures qualités du critique dialecticien. Sa pensée est mâle, juste et modérée comme le bon sens ; il a la main ferme et sûre dans l’analyse ; il est assez maître de son style nerveux et ample, nourri à l’école des prosateurs du XVIIe siècle, pour le laisser traduire en grandes images les sentimens que la beauté poétique qu’il analyse lui inspire, ou prendre les allures élégantes que l’esprit suggère, sans que le souci de l’expression le détourne de la ligne logique qu’il s’est tracée. Cette sûreté avec laquelle M. Jeffrey s’avance dans la déduction logique de sa pensée me frappe peut-être surtout parce qu’elle est une des qualités que l’esprit français, malgré sa renommée de netteté, est le plus en péril de perdre dans la critique. En aucun pays, depuis Balzac, Voiture et les cabinets d’Arténice jusqu’à nos jours, on n’a, dans les salons, ou la plume à la main, autant sacrifié qu’en celui-ci à l’épigramme, au bon mot, au trait. Je ne sais vraiment pas si, parmi nous, la chute du sonnet d’Oronte a jamais perdu son procès contre le misanthrope : il me semble qu’en toutes choses c’est toujours à cette fine chute que nous visons. Dans une nation comme la nôtre, chez laquelle la causerie a été si long-temps un des exercices les plus goûtés de l’esprit, il était impossible que la préoccupation du bon mot ne prît cet ascendant, et il est tout naturel qu’en écrivant sur les choses de l’esprit, on fût perpétuellement agité de la sollicitude du trait épigrammatique. Benjamin Constant en voulait même au bon mot d’interrompre dans la causerie le fil des pensées sérieuses : il disait que c’est un coup de fusil que l’on tire aux idées des autres, et qui abat la conversation. Il me semble qu’on peut être indulgent pour cette aimable mousqueterie dans la conversation, car elle y rend souvent le service d’abattre de peu regrettables sottises ; mais en écrivant, pour peu qu’on n’y prenne garde, le bon mot est un coup de fusil qu’on tire à ses propres idées. Le jugement perd sa voie, chancelle, et difficilement revient à son but.

Le signe irrécusable du succès pour la critique dialectique, c’est, lorsqu’elle est servie par une intelligence vaste, par un sens droit, par un style robuste et souple, la domination mêlée de terreur qu’elle exerce. M. Jeffrey a largement moissonné ce genre de succès. Il s’est fait craindre autant qu’estimer des premiers poètes de son temps. Cet ascendant redouté se conquiert surtout par la hardiesse des agressions et par l’opiniâtreté des luttes ; aussi est-ce une inestimable fortune pour un critique de rencontrer devant lui un poète ou une école qui froisse le bon sens par l’exagération de tendances systématiques, qui jette à la censure d’irritans et continuels défis avec une obstination superbe, et qui ait d’ailleurs assez d’élévation de talent pour qu’il ne soit pas sans gloire de lui faire une guerre rude et prolongée. Cette bonne fortune n’a pas manqué non plus à M. Jeffrey. L’école des lakists lui a fourni l’occasion d’assurer et de maintenir son autorité en entretenant ses forces militantes. Il a été sévère jusqu’à la cruauté contre Wordsworth, Coleridge et Southey. Il a continuellement poursuivi de ses argumens et de ses sarcasmes leurs excentricités poétiques. Ce n’est pas qu’il méconnût leurs talens, qui justifiaient, comme il l’a écrit, l’anxiété éprouvée pour leur renommée par les admirateurs de Shakspeare et de Milton. Il savait aimer la douce sensibilité, la tendresse d’ame de Wordsworth ; il proclamait la richesse d’imagination, la variété et la puissance d’expression de Southey ; il avait admiré dans sa conversation même, qui paraît avoir été une des plus remarquables de ce siècle, la chaleur d’esprit, l’éblouissante éloquence de Coleridge. Mais il reprochait à ces poètes, à Wordsworth surtout, la fadeur de leurs pastorales, l’emphatique solennité qu’ils donnaient aux choses et aux pensées les plus puériles ; à Southey, la redondance souvent vide de ses amplifications outrées ; à Coleridge, cette tendance, qu’il tenait du mauvais germanisme, à chercher la profondeur sous des mots dont la creuse sonorité impatiente les bons esprits, auxquels elle fait plus vivement sentir l’absence de la pensée. Il ne pardonna jamais à cette école son affectation prétentieuse et ses mystiques et dédaigneuses manières de secte et de petite église. M. Jeffrey n’a reproduit dans la réimpression actuelle aucun de ses articles sur Coleridge, avec lequel la lutte devint personnelle. Il en est un cependant, le plus véhément de tous, celui qu’il publia à propos de la Biographia litteraria de cet écrivain, et où il avait à repousser des attaques directes, que je regrette pour une esquisse du caractère et du talent de Burke, qui me paraît devoir figurer parmi les plus excellentes pages de M. Jeffrey. Il y a dans ces volumes deux articles sur Wordsworth (l’un sur l’Excursion, l’autre sur le White Doe), et un article sur le Roderick de Southey. M. Jeffrey les a reproduits parce que ce sont ceux où il a mis le plus de bonne volonté à signaler les beautés réelles de ces poètes, où il s’est le plus relâché de sa sévérité habituelle.

Rien n’était plus opposé à l’exagération, à l’emphase, aux ambitieuses singularités, au mysticisme, à tout ce côté faux de l’école des lacs, contre lequel M. Jeffrey protestait au nom de la saine nature, que la poésie de Crabbe. Le modeste curate, dont Burke protégea les premiers efforts, dont Fox mourant lisait le Parish Register, encore inédit, n’a pas eu de plus zélé patron que M. Jeffrey. Il occupe dans la publication actuelle une place plus considérable qu’aucun des poètes ses contemporains. M. Jeffrey persiste à penser aujourd’hui encore qu’on n’a pas rendu à l’auteur du Borough et des Tales of the Hall toute la justice qu’il mérite ; il croit remplir un devoir envers la renommée de Crabbe en reproduisant les appréciations qu’il avait consacrées à ses œuvres ; il est convaincu que cet observateur exquis a déployé dans le dessin de ses sobres esquisses assez d’imagination et de grace pour leur assurer une admiration prolongée. Il semble en effet que Crabbe, en dégageant avec une attention si scrupuleuse des régions obscures de l’existence la poésie qu’elles recèlent, ait acquis des titres à une sympathie durable auprès d’un public nombreux. Ces labeurs pénibles qui n’aboutissent qu’à des moissons insuffisantes, ces luttes qui ne connaissent d’autres repos que l’accablement des lassitudes, ces espérances dont l’essaim tremblant fuit et se disperse sans cesse, ces joies dont des sueurs ou des larmes mal essuyées semblent tremper de tristesse les ternes et vacillantes lueurs, et à travers tout cela les passions nouant au hasard leurs racines désordonnées, tordant leurs rameaux désolés comme des plantes qui se sont trompées de climat et ne portent que des fleurs étiolées et des fruits amers ; — ces misères réelles, que Crabbe reproduit habituellement sur le canevas de sa poésie, doivent éveiller l’émotion en plus d’un cœur, depuis les classes populaires jusque bien avant dans la partie de la société que les Anglais nous ont appris à appeler les classes moyennes. On a reproché à Crabbe la désespérante uniformité de ses tableaux. Sans doute, en peignant des détails qu’il avait si bien observés, il ne s’est pas toujours arrêté à la limite au-delà de laquelle ils deviennent repoussans, mais on ne contestera jamais la vérité de ses représentations. Ceux de nos socialistes qui ont eu l’idée d’introduire le peuple dans la littérature trouveraient en lui à cet égard d’utiles leçons. S’ils avaient, comme l’honnête clergyman de Trowbridge, ce que la Bible appelle l’intelligence du pauvre, s’ils observaient avec une consciencieuse exactitude les souffrances du peuple, s’ils en reproduisaient avec sincérité l’origine et l’histoire, il sortirait de leurs études, comme de celles de Crabbe, une moralité bien autrement puissante que les syllogismes socialistes : au lieu de demander à un remaniement chimérique de la société l’extinction de la misère, ils chercheraient dans la discipline éprouvée d’une morale vraiment religieuse le moyen de combattre le vice, de redresser les habitudes, de diriger les passions, et d’élever l’ame purifiée au-dessus des dégradations de la pauvreté.

M. Jeffrey s’était montré si sévère contre le libertinage de jeunesse auquel Moore s’était laissé aller dans ses premiers essais, que le pétulant poète répliqua par un cartel à la mercuriale du critique. L’intervention de la police empêcha cette égratignure de plume de faire couler réellement du sang. Le résultat singulier et heureux de ce duel avorté, auquel Byron fit une maligne allusion dans sa satire des critiques écossais et des poètes anglais, fut d’être la cause de l’intime amitié qui se forma plus tard entre le grand seigneur poète et Moore. M. Moore et M. Jeffrey ne restèrent pas long-temps ennemis. L’auteur des Mélodies irlandaises devint lui-même un des rédacteurs de la Revue d’Édimbourg, et M. Jeffrey accueillit Lalla Rookh par un brillant article qu’il a réimprimé. C’était un mérite de M. Jeffrey de savoir conserver son impartialité envers ses amis ; c’était un de ses plus précieux talens de leur signaler tout d’abord, par un avertissement finement enchâssé dans de légitimes éloges, la mauvaise pente de leur manière : il ne perdit pas ce mérite, et montra bien ce talent dans l’appréciation de Lalla Rookh. Il reconnut la verve de coloris vraiment orientale déployée par Moore, il se déclara émerveillé de l’étincelante joaillerie d’images et des scintillantes ciselures dont le poète irlandais avait surchargé les détails de son œuvre ; mais il avoua que ce poème péchait par l’excès de ses qualités, comme toutes les œuvres qui manquent l’effet en l’outrant, qu’il fatiguait le regard de l’imagination à force de l’éblouir, qu’il ne surprenait l’admiration qu’en inspirant l’étonnement, qu’il s’adressait trop à l’esprit au lieu de s’attacher le cœur par de vives et durables sympathies.

Cet équilibre parfait des qualités poétiques rêvé par les critiques, et dont on composerait l’idéal en éliminant tous les défauts qu’ils censurent, il semble que M. Jeffrey l’ait trouvé dans Campbell. Il ne pouvait reprendre dans l’auteur de Gertrude de Wyoming ni les pompeuses puérilités des lakistes, ni l’exubérance de couleur de Moore, ni la dureté de Crabbe, ni les négligences et les vulgarités de Walter Scott, ni la sombre monotonie de Byron ; mais l’absence des grands vices ne donne pas les grandes vertus. Malgré la douce harmonie qui existe entre la délicatesse de sa sensibilité et l’élégante pureté de son style, Campbell n’attirera ni autant, ni aussi long-temps l’attention que les poètes que nous venons de citer. Je ne suis pas étonné d’ailleurs de l’espèce de prédilection du critique de la Revue d’Édimbourg pour l’irréprochable Campbell, lorsque je vois Byron, marquant les places qu’avaient dans son estime les poètes ses contemporains, écrire le nom de Campbell le premier sur la liste, dans laquelle il ne comptait pas, il est vrai, Walter Scott, qu’il mettait hors de ligne, et où il ne parlait pas non plus de lui-même.

M. Jeffrey avait été de bonne heure l’ami de Walter Scott. Il avait débuté au barreau à peu près à la même époque que l’illustre poète. Dans une séance de la speculative society, après lui avoir entendu lire un morceau sur les ballades, je crois, il eut le désir de lui être présenté : il alla le voir le lendemain et le trouva dans un petit cabinet encombré de livres en désordre : ils se donnèrent rendez-vous pour la soirée dans une taverne où ils soupèrent ensemble. Tel fut le commencement de l’amitié qui unit les deux écrivains les plus remarquables de leur temps qu’Édimbourg ait produits. On présume bien que cette amitié entre deux hommes qui avaient mutuellement pressenti leur mérite ne dut pas s’éteindre lorsque la célébrité leur arrivant vint ratifier l’opinion qu’ils avaient, obscurs encore, conçue l’un de l’autre. Lorsque Jeffrey était dans la gloire de ses premiers succès à la Revue d’Édimbourg, une personne qui le vit un jour chez Walter Scott raconte que le romancier excitait, avec une sorte de plaisir et d’orgueil fraternel, le critique à déployer les brillantes qualités qui le distinguaient dans la causerie. De longues années après, en 1827, quoique séparés par de profonds dissentimens politiques, je vois Walter Scott témoigner le même goût pour la société de M. Jeffrey. « Je ne sais d’où cela vient, écrit-il à propos d’un dîner qu’ils avaient fait ensemble, mais lorsque je me trouve avec mes amis de l’opposition, la journée m’est beaucoup plus agréable que si je suis avec les nôtres. Est-ce parce que ce sont de plus habiles gens ? Jeffrey et… sont à coup sûr des hommes extraordinaires, etc. » Si les dissidences d’opinions n’avaient pas altéré leurs sentimens mutuels, elles avaient cependant modifié leurs rapports. Walter Scott, je l’ai déjà dit, prenait part dans le principe à la rédaction de la Revue d’Édimbourg ; mais la fougue avec laquelle ses collaborateurs se jetèrent dans le parti whig effaroucha le loyalisme tory qu’il avait reçu avec le sang de ses ancêtres jacobites. Plusieurs fois il fit des représentations à M. Jeffrey sur les tendances de la Revue. M. Jeffrey avouait que l’ardeur juvénile de ses associés les emportait quelquefois trop loin ; mais il ajoutait qu’il lui était impossible de prévenir ces écarts, et se comparait à un roi féodal investi seulement d’un léger contrôle sur ses grands vassaux, et ne pouvant les empêcher de faire de temps en temps un peu de guerre pour le compte de leurs opinions ou de leurs ressentimens personnels. Walter Scott aurait voulu alors qu’on donnât une moindre place à la politique, qu’on fît de la littérature le principal fonds du recueil. M. Jeffrey répondait qu’avec l’influence politique que la Revue avait déjà acquise, suivre ce conseil serait s’exposer à compromettre son autorité littéraire elle-même. « La Revue, disait-il familièrement, marche sur deux jambes ; la littérature est l’une des deux sans doute, mais c’est la politique qui est la jambe droite. » Enfin un violent article de M. Brougham sur l’occupation de l’Espagne par les Français blessa trop rudement les susceptibilités politiques de Walter Scott pour lui permettre de continuer sa collaboration. Séparé de la Revue d’Édimbourg, il entra avec chaleur dans le plan alors préparé à Londres, sous l’influence de M. Canning, pour opposer à ce recueil une publication rivale, et il fut un des plus zélés fondateurs du Quarterly.

Ni leur amitié, ni cette rupture de leurs rapports littéraires, qui avait abouti à créer à la Revue d’Édimbourg une redoutable concurrence, n’ont rien enlevé à la critique de M. Jeffrey, à l’égard de Walter Scott, de son indépendance et de sa justice ; elles lui ont plutôt donné une délicatesse de touche qui est loin assurément d’en diminuer la précision et le mérite. La critique de la Dame du Lac est, à ce point et vue, un chef-d’œuvre de dextérité. Le succès de ce poème était incontestable ; il s’en était déjà vendu plus de trente mille exemplaires lorsque M. Jeffrey en rendit compte. Sa décision ne pouvait plus agir sur la fortune du livre. Le public avait prononcé l’arrêt : M. Jeffrey prit le parti de le commenter, et il se servit précisément de cet arrêt même pour expliquer la nature du talent de Scott. Il se demanda d’abord jusqu’à quel point la popularité, en littérature, implique le mérite, et il démontra que la meilleure poésie ne devait ordinairement être goûtée que du petit nombre : il rechercha ensuite quelles sont les qualités poétiques les plus propres à attacher la sympathie populaire, et montra que ce n’est pas assurément l’élégance, la finesse, l’originalité, la fantaisie, la profondeur. « Le style populaire, disait-il, est celui qui apporte plutôt dans ses images et dans ses descriptions une grande variété et de l’éclat qu’un fini exquis, celui qui effleure beaucoup de passions, sans en élever aucune assez haut pour dépasser la portée des hommes ordinaires ou sans s’y arrêter assez long-temps pour épuiser leur patience. » — Arrivant à l’appréciation de Walter Scott : « M. Scott, se demandait-il, a-t-il à ce sujet la même opinion que nous, et a-t-il à dessein conformé sa pratique à sa théorie ? ou bien les caractères de ses compositions découlent-ils simplement des tendances naturelles de son génie ? Nous n’avons pas la présomption d’en décider ; mais qu’il ait fait usage des recettes que nous avons indiquées pour la popularité, cela nous paraît évident, et nous ne savons rien de plus curieux que l’adresse singulière ou la bonne fortune avec laquelle il a concilié ses titres à la faveur populaire avec ses prétentions à une admiration plus distinguée. Confiant dans la force et l’originalité de son génie, il n’a pas craint de se servir de lieux communs d’expression et de sentiment, toutes les fois qu’ils lui ont paru beaux et de nature à faire impression, les employant toujours néanmoins avec l’habileté et la verve d’un inventeur… Le grand secret et le principal caractère de sa poésie nous paraissent consister en ceci : qu’il a fait usage de choses, d’images et d’expressions communes plus qu’aucun poète original de nos jours, et qu’en même temps il a déployé plus de génie et d’originalité qu’aucun auteur récent qui ait travaillé sur les mêmes matériaux : par ce dernier trait, il a acquis des titres à l’admiration de toutes les classes de lecteurs ; par le premier, il s’est recommandé d’une manière spéciale aux inhabiles, au risque d’offenser légèrement quelquefois les plus cultivés et les plus difficiles. » Je ne cite ici que l’énoncé de la pensée de M. Jeffrey, je ne peux le suivre dans les développemens ingénieux et piquans par lesquels il la justifie. Est-ce le blâme, est-ce l’éloge ? se demande-t-on à la fin de cette analyse, où les défauts du poète sont si adroitement accusés par le relief même donné à ses qualités. L’éloge à coup sûr ne manque pas. Il s’y trouve également assez de sincérité pour que le tempérament irritable de plus d’un poète de notre connaissance y eût découvert de perfides noirceurs. Je crois que les juges impartiaux et Walter Scott lui-même n’y ont vu que la vérité, et ce n’est pas un petit mérite, du moins à nos yeux (à des yeux français), de dire la vérité sur un ami.

D’ailleurs, si M. Jeffrey n’a jamais craint de reprendre dans Walter Scott les négligences, les imperfections, les trivialités même de la forme, personne n’a mieux apprécié que lui ce fécond et facile génie qui, en cinq ans, dans la maturité de l’âge, produisait des créations aussi originales et aussi diverses que Waverley, Guy Mannering, les Contes de mon Hôte, l’Antiquaire, Rob Boy, Ivanhoë. L’admiration de Walter Scott est présente dans tous les essais que M. Jeffrey a consacrés à la littérature contemporaine.

Byron est le poète sur lequel la critique a exercé le plus d’influence ; je ne me sers peut-être pas du mot propre, mais j’expliquerai ma pensée avec les paroles mêmes de Byron. « Personne n’a pu être plus fier des éloges de la Revue d’Édimbourg que je ne le fus, ou plus sensible à sa censure. » Jusqu’où alla sa sensibilité à l’égard de cette censure, la satire des bardes anglais et des critiques écossais le dit suffisamment. On se rappelle que cette boutade de colère fut inspirée par la critique dédaigneuse que la Revue d’Édimbourg avait faite des premiers essais du jeune lord. « Je sais par expérience, écrivait Byron à Murray (à propos de la mort du jeune poète John Keats, qu’on attribuait à l’effet d’une sévère critique du Quarterly), je sais qu’un article hostile est aussi dur à avaler que la ciguë ; celui qu’on fit sur moi (et qui provoqua les Bardes anglais, etc.) m’abattit, mais je me relevai. Au lieu de me rompre un vaisseau, je bus trois bouteilles de vin et commençai une réponse, quoique l’article ne m’eût rien offert qui pût me donner le droit de frapper Jeffrey d’une façon honorable. » Lord Byron attribuait à tort cet article à M. Jeffrey ; plusieurs fois d’ailleurs il a manifesté un vif repentir de l’emportement auquel il s’était laissé aller contre le célèbre critique ; sur un exemplaire de cette satire qui appartenait à M. Murray, il écrivait en marge, quelques années après, à côté des invectives lancées à l’adresse de M. Jeffrey : « Cela n’est pas juste. » — « Trop féroce. » — « C’est de la folie toute pure, etc. » Mais il est curieux d’observer dans sa correspondance par quelle progression il revint complètement de ses premiers ressentimens contre le rédacteur de la Revue d’Édimbourg. Il y a dans la manière dont il exprime les impressions que lui font éprouver les jugemens, désormais bienveillans, portés sur ses œuvres par la Revue si redoutée, un ton de naïve franchise et de bon naturel qui charme et qui touche, surtout lorsqu’on voit de quelles ombres restrictives la Revue tempérait presque toujours ses éloges. On ne me reprochera pas, je pense, de recueillir ici ces aveux, qui peuvent d’ailleurs ne pas être indifférens dans une appréciation de M. Jeffrey. L’article de l’Edinburgh sur le Giaour parut peu de temps après le mariage de M. Jefrey. « Jeffrey est allé en Amérique, écrivait Byron, qui ne s’attendait pas à être aussi bien traité, épouser une belle dont il était éperdument amoureux depuis plusieurs années… L’article sur le Giaour doit avoir été écrit par Jeffrey amoureux. » On peut juger de l’effet que produisit sur lui cet article par une phrase de son journal : « Excepté l’Edinburgh, rien ne m’a fait autant de plaisir que le billet de mistress Inchbald à Rogers, à propos du Giaour. » Revenu de sa première surprise, il écrivait quelque temps après d’un ton plus sérieux : « J’ai lu le numéro de la Revue d’Édimbourg qui vient de paraître ; on m’y fait un fort beau compliment. Je ne sais si cela est très honorable pour moi, mais cela fait assurément beaucoup d’honneur à l’auteur, parce qu’il m’avait auparavant amèrement critiqué. Bien des gens rétracteraient des éloges ; il n’y a qu’un homme de beaucoup d’esprit qui sache rétracter un jugement défavorable. J’ai souvent, depuis mon retour en Angleterre, entendu vanter Jeffrey par ceux qui le connaissent pour autre chose que ses talens ; je l’admire, non pour les éloges qu’il m’a donnés, on m’a tant prodigué d’éloges et de censures, que l’habitude m’y a rendu indifférent autant qu’on peut l’être à vingt-six ans, mais parce qu’il est le seul homme capable d’en agir ainsi après les rapports que nous avons eus ensemble… La hauteur à laquelle il s’est élevé ne lui a pas donné de vertiges. Un homme de peu de talent eût persisté jusqu’à la fin dans son système de critique. Quant à la justice des éloges qu’il a faits, c’est une affaire de goût ; bien des gens la mettent en question. » — « Je fais le plus grand cas de l’approbation qu’il veut bien m’accorder, disait-il dans une autre lettre ; ce sont les éloges d’hommes tels que lui qui donnent du prix à la renommée. » À propos du compte-rendu de Lara, il écrivait à Moore : « Le no 45 de la Revue d’Édimbourg a paru. Je suppose que vous l’avez reçu. Jeffrey n’y est que trop indulgent pour moi, et je commence à me croire un faisan doré et à me rengorger sous le beau plumage dont il lui a plu de me revêtir. » Dans le courant de l’année 1815, ce retour de sentimens alla si loin, que Byron médita de faire un voyage à Édimbourg avec Moore, afin de s’y lier personnellement avec son critique. « Vous et moi (sans nos femmes), écrivait-il à Moore, prendrons notre vol vers Édimbourg pour aller embrasser Jeffrey. » Ce projet ne put se réaliser. Il y eut l’année suivante dans la Revue une violente critique du Christabel de Coleridge ; Byron ayant patroné cet ouvrage de ses éloges, quelques traits de la censure rejaillissaient sur lui ; il ne s’en montra pas blessé. « Je suis très fâché que Jeffrey ait attaqué Coleridge, dit-il, car le pauvre diable en souffrira moralement et du côté de la bourse. Quant à moi, il est bien libre. — Je n’en estimerai pas moins Jeffrey, malgré tout ce qu’il pourra dire contre moi ou mes ouvrages à l’avenir. » Et en 1817, sur l’appréciation du troisième chant de Childe-Harold, il écrivait à Moore : « Je suis parfaitement content de l’article de Jeffrey, et je vous prie de le lui dire, en lui présentant mes souvenirs, non que je suppose qu’il lui importe ou qu’il lui ait jamais importé que je sois satisfait de lui, mais c’est une simple politesse de la part de quelqu’un qui n’a encore eu avec lui que de simples relations de bienveillance, mais qui pourra bien faire sa connaissance quelque jour. Je voudrais aussi que vous ajoutassiez ce que vous savez fort bien : c’est que je n’ai jamais été et ne suis pas même à présent l’homme sombre et misanthrope pour lequel il me prend, mais un joyeux compagnon, fort à mon aise avec mes amis intimes, et aussi loquace et aussi enjoué que si j’étais un bien plus habile homme. »

Il y avait une réelle bonté d’ame, dans un poète comme Byron, à se montrer si heureux des éloges de Jeffrey, et à se contenter de relever ses critiques sur le ton de légèreté enjouée qu’on vient de voir. M. Jeffrey louait, il est vrai, dignement son style, ce style patricien dont Walter Scott écrivait qu’il avait fondé une sorte de chambre haute dans la poésie. « De tous les écrivains vivans, disait-il en l’opposant comme contraste aux lakistes, il est le plus concis et le plus condensé. Dans ses vers nerveux et mâles, on ne trouve ni amplification laborieuse de sentimens communs, ni de ces petits mots polis avec une coquetterie mesquine, et j’espère que le brillant succès qui a récompensé son dédain pour ces pitoyables artifices couvrira pour toujours de confusion cette race de poètes gémissans et vains, qui peuvent vivre, durant un demi-volume, sur une seule pensée, et couvrir plusieurs pages in-quarto des détails d’une description ennuyeuse. Dans lord Byron, au contraire, nous avons un jaillissement incessant de fantaisies abondantes et pressées, — un jet perpétuel d’images fraîches écloses qui semblent naître de l’explosion soudaine des émotions qui débordent en lui, et donnent à son style, parfois abrupte et irrégulier, une force et un charme qui réalisent souvent tout ce que l’on dit de l’inspiration. » Mais il lui reprochait la désolante uniformité de ses conceptions mystérieuses : ce sont toujours les mêmes sentimens, disait Jeffrey de la poésie de Byron, et ses portraits, avec quelques modifications légères dans la draperie et dans l’attitude, sont tous copiés du même modèle. C’est toujours la même teinte voluptueuse à la surface, et au cœur la même plaie de misanthropie ; Byron ne peut reproduire les changemens d’une vie variée, ou se transporter dans la condition des caractères infinis dans leur diversité qui doivent peupler la poésie comme le monde. L’intense énergie de ses sentimens, la superbe hauteur de sa nature ou de son génie, l’empêchent de descendre à cette identification. Il se complaît à peindre une exaltation maladive, une sorte de sublimité démoniaque, empreinte des traits de l’archange déchu. Il est presque toujours préoccupé de l’image d’un être dévoré par de violentes passions, déchiré par le souvenir des catastrophes qu’elles ont causées, et, bien que s’étant consumé à les assouvir, impuissant à soutenir le fardeau d’une existence qu’elles cesseraient d’animer ; plein d’orgueil, altéré de vengeance et endurci, méprisant la vie et la mort, et l’humanité et lui-même, et foulant aux pieds dans ses dédains non-seulement les formalités menteuses de la société polie, mais ses vertus domestiques et ses affections esclaves ; néanmoins, abaissant par moment un regard d’envie sur ces créatures qu’il méprise, et fondant pour ainsi dire en douceur et en compassion lorsque l’enfance sans appui et la femme frêle et fragile font appel à sa générosité. Il est impossible, ajoutait M. Jeffrey, de mieux représenter ce caractère que ne l’a fait lord Byron, ou plutôt d’en présenter dont les colères soient plus terribles et les attendrissemens plus attrayans ; mais il y a en lui un trop sombre mélange de crime et de tristesse pour que le spectateur ne se lasse de le voir occuper toutes les scènes du drame et tous les drames de l’auteur. C’est une belle chose sans doute de contempler parfois les mers tempétueuses et les montagnes ébranlées par le tonnerre, mais on préférerait passer ses jours dans les vallées abritées, au murmure des eaux plus calmes. Enfin M. Jeffrey accusait la portée immorale de ces créations où le génie épuise ses ressources à donner au coupable le prestige de l’héroïsme, à associer en lui les plus sublimes vertus à une sorte de férocité, à montrer des dons si précieux, un indomptable courage, l’énergie de l’amour, la hauteur de l’imagination non-seulement alliés au crime, mais engendrant le malheur, tandis qu’il semble vouloir nous faire fuir et mépriser les dons modestes qui peuvent seuls apporter le bonheur et la paix.

Du vivant de Byron, la critique, après avoir proclamé son génie, ne pouvait point ne pas lui opposer ces objections ; c’était son devoir. Cependant ces objections où tendent-elles, sinon à effacer l’originalité même qui fait de Byron une des plus grandioses et des plus, saisissantes figures de la poésie ? L’explication de l’œuvre de Byron ne peut se passer de l’étude de son ame et du commentaire de sa vie ; c’est pour lui surtout que je regrette de ne pas rencontrer chez M. Jeffrey une appréciation générale prise à ce point d’intersection unique demandé par la perspective critique, d’où l’on saisit l’unité harmonieuse et la signification réelle de l’œuvre d’un poète. Le critique de la Revue d’Édimbourg, qui avait parfaitement raison de proposer le style de Byron pour enseignement aux poètes affectés, aux puérils et emphatiques maniéristes de son époque, se trompait évidemment lorsqu’il indiquait à Byron, comme un modèle à suivre, la variété qui anime les inventions de Walter Scott, et la moralité consolante qui y règne. Est-il des natures poétiques plus différentes que celles du baronnet d’Abbotsford et de l’auteur de Childe-Harold ? Il y a des poètes, ce sont d’ailleurs les privilégiés du génie, et Walter Scott était de cette famille, qui semblent planer sur la vie et s’en emparer par l’observation, qui ont étudié d’un œil curieux toutes les nuances des caractères humains, qui, depuis la joie jusqu’à la douleur, ont retenu toutes les notes de la gamme des sentimens, et les rappellent et les réunissent avec une merveilleuse habileté dans des combinaisons où leur cœur n’est pas néanmoins directement intéressé, où il n’est amené que par les jeux de leur imagination, les calculs de leur raison et les évocations de leur mémoire. Le poète qui ricane avec Méphistophélès s’est-il tué bien sincèrement par désespoir d’amour avec Werther ? Celui qui souffle à Falstaff ses joyeuses bouffonneries, ou dont l’insouciante fantaisie entrelace les arabesques du Songe d’une Nuit d’été, s’est-il, comme Lear, abreuvé jusqu’au délire du fiel de l’ingratitude filiale, ou, après des déchiremens horribles, a-t-il succombé avec Hamlet sous le poids d’un affreux devoir ? Mais il est d’autres poètes, qui s’enferment dans leurs propres émotions, qui n’écoutent pour les répéter aussitôt que les frémissemens mélodieux que la douleur ou la joie imprime aux fibres de leur cœur. Ils chantent les féeries de leurs rêves, les fortunes de leurs espérances, leur expérience personnelle des passions.

Leurs déclamations sont comme des épées :
Elles tracent dans l’air un cercle éblouissant,
Mais il y pend toujours quelques gouttes de sang.

Ce sont les poètes élégiaques : ne leur demandez compte que d’eux-mêmes ; ils ont bien mérité de la poésie, s’ils ont réellement teint de leur sang la lame reluisante et sonore qu’ils agitent devant vous ; par quel contresens voudriez-vous trouver en eux l’impersonnalité du poète dramatique ou épique ? Or telle est la famille à laquelle appartient Byron. Son œuvre, égoïste à coup sûr, n’est, à ce titre même, qu’une élégie dont son talent a varié les tons et le rhythme, et à laquelle la hauteur de sa nature et l’énergie de ses passions ont donné des accens d’une sublimité tragique, inconnus, il est vrai, jusqu’alors, à l’élégie. Est-on plus fondé à lui reprocher l’absence de moralité ? Si l’on veut dire qu’il serait dangereux de décalquer ses peintures sur la vie réelle, on a raison. Cependant croit-on que les témoignages prononcés sur la vie par une organisation comme celle de Byron soient d’un prix médiocre pour le moraliste ? Si la grande affaire de l’existence est une question de bonheur, quelle voix aurait plus d’autorité et apporterait plus d’enseignemens sur ce problème que celle des poètes dans lesquels les facultés de jouir sont développées à un degré si élevé ? N’y a-t-il pas de terribles questions à se poser devant ce fait étrange, que ceux qui ont été investis de ces puissances supérieures, au moment même où elles atteignent à leur plus grande énergie, soient ceux que la douleur ait le plus cruellement visités, si bien qu’ils n’obtiennent ce qu’ils appellent le calme qu’en survivant à leur jeunesse et qu’en entrant dans ce premier sépulcre que l’âge et les caduques habitudes creusent au désir émoussé et à la passion éteinte ? Qui a poussé, sous l’étreinte de cette douleur, des cris plus effrayans et plus déchirans que Byron ? qui a chanté avec une éloquence plus désespérée cette mystérieuse lutte du désir aux prises avec les satiétés des sens et de la pensée ? Et, quoiqu’il n’ait pas su le trouver, qui a cherché cependant avec une anxiété plus vraie ce qu’il faut mettre à la place du désespoir que l’auteur de Childe-Harold, de Manfred, de Don Juan, de Sardanapale et de Caïn ?

Ces désespoirs, qui ont été, en ce siècle, la maladie de tant d’ames, ne paraissent pas toucher beaucoup M. Jeffrey ; il en a jugé un peu comme le poète contemplant la tempête du rivage. On n’aperçoit pas dans ses nombreux essais une seule trace des douloureuses inquiétudes de l’esprit et du cœur. L’ensemble de sa carrière explique cette majestueuse sérénité. Remplie par l’action, elle a toujours fourni à ses facultés l’aliment qu’elles réclamaient, et à ses désirs le succès, cette infaillible récompense du courage des tentatives et de la persévérance des efforts. Il se peut que cette situation d’esprit n’ait pas été la plus convenable pour apprécier des poètes qui chantaient des angoisses morales qu’il n’avait jamais ressenties ; mais en somme, en affranchissant son intelligence de la fixité de préoccupation qui accompagne ces angoisses et qu’il reprochait à Byron, elle a bien servi ses aptitudes critiques : elle lui a permis de porter sa pensée librement curieuse et toujours maîtresse d’elle-même sur une multitude de sujets intéressans, et de retirer de ses excursions intellectuelles tout le plaisir à la fois et tout le profit qu’on y pouvait recueillir.

La critique de la poésie, à un certain point de vue la plus importante, puisque, de toutes les formes de l’activité de l’esprit, la poésie est celle qui s’adresse au public le plus nombreux, et qui, grace aux charmes saisissans dont elle est parée, exerce sur lui la plus vive influence, n’a donc pas suffi à M. Jeffrey. Encore sur la limite de la poésie, j’aurais à signaler un article excellent sur l’ouvrage de Mme de Staël, la Littérature dans ses rapports avec les institutions, une appréciation du Wilhelm Meister de Goethe, qu’il n’accepte pas comme un chef-d’œuvre incontestable, et un jugement sur Richardson. Je remarque à l’occasion de ce dernier essai que plusieurs écrivains anglais à peu près investis chez nous de l’inviolabilité classique sont loin de régner aussi paisiblement et aussi glorieusement dans leur propre pays. Il s’en faut que M. Jeffrey éprouve même une faible partie de l’enthousiasme que Clarisse Harlowe inspirait à Diderot. Il ne peut souffrir non plus que Mme de Staël offre pour exemple de l’esprit anglais ce qu’il appelle le pitoyable verbiage de Sterne. C’est un des plus singuliers phénomènes littéraires que ces réputations transplantées. Heureusement, sur ce point, nous ne sommes pas les créanciers de l’Angleterre, et nous gardons sur elle l’avantage du change. Quoi ! nous vous faisons injure d’attribuer au génie anglais la spirituelle affectation du Voyage sentimental. J’y consens, puisque vous le voulez : mettons sur le compte d’un reflet d’esprit français le plaisir que nous goûtons aux subtiles boutades de Tristram Shandy ; mais vous, critiques écossais, de quelles singulières qualités de l’esprit britannique êtes-vous donc si fort épris, que vous en contempliez l’image avec une complaisance si obstinée dans le miroir de M. Paul de Kock ? Si je ne me croyais pas tenu en ce moment à m’acquitter envers M. Jeffrey des devoirs de l’hospitalité, je ne lui pardonnerais pas d’avoir, dans une note, laissé s’introduire le romancier de nos grisettes à côté de noms qui s’offenseraient à bon droit de ce voisinage. L’erreur peut-être n’est-elle que vénielle. M. Jeffrey, je suppose, n’aura jamais lu M. Paul de Kock ; il ne l’aura connu que par la réputation que les revues anglaises lui ont faite.

M. Jeffrey a trop le sentiment des plus charmantes élégances de l’esprit français, pour qu’il ne répugne pas en effet de lui imputer la responsabilité de cette faute. Je trouve ce sentiment dans un article sur la correspondance de Mme du Deffand, et dans un autre sur la correspondance de Grimm. M. Jeffrey y a rendu lui-même avec beaucoup de sagacité et de goût la physionomie de cette société du XVIIIe siècle, où les condescendances forcées d’une partie de la noblesse, la finesse des femmes et la culture des hommes de lettres étaient parvenues à donner de l’esprit même aux financiers, ces partisans tant méprisés par le siècle précédent, lequel les avait laissés à cet égard si pauvrement pourvus. Je suis moins content des pages consacrées à Mlle de Lespinasse : elles sont irréprochables au point de vue moral, mais j’aurais voulu une touche plus profonde et plus sensible dans l’étude de cette nature brûlée par la passion, venue, comme une fleur d’une autre saison et d’une autre latitude, au temps de Voltaire et à côté de la froide et caustique amie de Pont-de-Vesles. Dans la catégorie difficile à définir de ces analyses où le critique, auquel je laisserais alors de préférence le nom anglais de reviewer, résume tout le saillant, le piquant, l’instructif qu’il a extrait d’un livre, je citerai ses articles sur les Mémoires d’Alfieri, les Considérations sur la Révolution française, de Mme de Staël, les Mémoires de Mme de Larochejaquelein, ceux de la margrave de Bareith, la vie de Christophe Colomb, par Washington Irving, celle de William Penn, le Voyage de l’évêque Heber dans l’Inde, etc. C’est un genre dans lequel M. Jeffrey sait encore se faire remarquer par son habileté d’analyste, par son esprit de méthode et par le judicieux discernement qui préside au choix de ses citations.

Je ne puis laisser inaperçue la division que M. Jeffrey a consacrée à ses travaux philosophiques. La préoccupation de la philosophie le disputait d’abord en lui à la sollicitude des choses purement littéraires. Ses essais sur ces graves matières remontent aux premières années de la Revue d’Édimbourg. Les plus importans sont une discussion des principes de Bentham, et diverses appréciations sur l’école psychologique, qui avait à cette époque pour représentant cet esprit net et délicat, cet écrivain élégant et disert, Dugald Stewart. Dans le travail sur le fondateur de l’école utilitaire, M. Jeffrey démontre très bien que, malgré la force d’intelligence que révèlent ses classifications, malgré les clartés intéressantes qu’elles jettent sur beaucoup d’idées et de choses, les conséquences fondamentales qui sont au bout des théories de Bentham n’apportent rien de nouveau dans la pratique de l’humanité. Les dissertations sur les psychologues écossais touchent à plusieurs points intéressans de métaphysique et de méthode, et prouvent qu’avec sa sûreté habituelle d’esprit, M. Jeffrey est allé droit au nœud des difficultés ; aussi je pourrais dire comme Voltaire de Zadig : qu’il sait de la philosophie ce qu’on en a su de tout temps, c’est-à-dire pas grand’chose, si ce n’était précisément parvenir au sommet difficile à atteindre des sciences philosophiques que d’arriver comme Socrate ou Pascal à cette conscience réfléchie et puissante de son ignorance. Ceux que ces sciences intéressent liront avec plaisir l’article sur M. Reid, où M. Jeffrey réfute par des argumens péremptoires les magnifiques espérances que les Écossais avaient conçues sur la prétendue application de la méthode expérimentale, de l’induction de Bacon à la psychologie. Dugald Stewart a essayé de répondre à cet article dans ses Essais philosophiques. M. Jeffrey y démontre encore, par des raisons auxquelles il nous paraît difficile de répliquer, que la pure métaphysique est impuissante à réfuter l’idéalisme. Chose curieuse ! c’est sur cette impossibilité même que sont fondés les systèmes allemands qui ont succédé à Kant, et en faveur desquels je doute que M. Jeffrey soit fort prévenu.

M. Jeffrey a banni de son recueil les articles de politique de circonstance : il n’y a fait figurer que quelques morceaux de politique générale, parmi lesquels se distinguent surtout des considérations pleines de sens et de patriotisme sur l’heureuse influence des partis de juste milieu (middle parties), et un essai sur le gouvernement représentatif, écrit à une époque où les idées absolutistes tenaient en Angleterre même un langage assez hardi pour donner de sérieuses inquiétudes aux amis de la liberté. M. Jeffrey ne s’amuse pas, dans l’examen du mécanisme représentatif, à la prétendue balance des trois pouvoirs, qui a tant occupé Delolme et Montesquieu. Il n’estime cette forme de gouvernement que parce qu’elle offre aux forces et aux intérêts des moyens simples, réguliers, pacifiques, de se manifester et de former cet équilibre normal auquel ils n’arrivent dans les autres systèmes qu’à travers mille difficultés, mille périls, mille violences. Ce qui me plaît surtout, c’est la noble fierté des institutions représentatives qui respire dans ces pages de M. Jeffrey, comme d’ailleurs dans tous les écrits et dans toutes les paroles des Anglais. Pourquoi, en cela, ne suivons-nous pas encore leur exemple ? Certes, je n’ai pas de peine à comprendre que l’amour et l’orgueil des libertés parlementaires se confondent avec l’orgueil patriotique dans les pays où les institutions représentatives ont duré assez long-temps pour que tous les droits aient pu s’abriter sous leurs garanties, pour que tous les intérêts aient appris à trouver en elles les moyens de se défendre et de se développer, pour que ces institutions se soient confondues ainsi aux yeux de tous avec le génie et la force de la patrie elle-même ; mais nous, irions-nous attendre que nos institutions soient vieillies pour en être épris et fiers ? Si récente qu’en soit la date, ne sont-elles pas l’œuvre de toute notre histoire, d’une histoire de quatorze siècles ? Ne devons-nous pas vénérer en elles les efforts et les vœux de nos pères, les travaux de tant de générations conduites par tant de grands hommes ? Et si ce n’était assez encore du passé pour nous les rendre chères et sacrées, ne devrions-nous pas les exalter sur nos ambitions et aimer en elles les grandeurs courageusement espérées de notre avenir ?

Mais dans la généreuse admiration de M. Jeffrey pour l’édifice (the fabric) de la constitution anglaise, il y a plus qu’un noble sentiment de patriotisme ; il y a encore, au nom de la pensée et des lettres, un hommage de reconnaissance. C’est à l’activité politique que les Anglais sont indirectement redevables des mouvemens littéraires qui ont jeté sur eux le plus d’éclat. Leur grande prose a été presque exclusivement inspirée par elle ; ils lui doivent cette intelligence intime et ce goût des littératures de l’antiquité, où ils retrouvent sous des formes immortelles les attachantes vicissitudes de la vie passionnée des peuples libres, dont ils ressentent eux-mêmes les fécondes agitations. C’est ce que M. Jeffrey a bien compris, et je m’estime heureux, au terme de cet essai, d’avoir au moins indiqué, en m’appuyant sur son autorité, et dans un moment où la littérature et la politique se plaignent toutes deux en France de la langueur des esprits, les mutuels services qu’elles sont appelées à se rendre ; je voudrais avoir réussi à signaler la parenté des deux grandeurs, la solidarité des deux gloires ; et, puisque des hommes comme Burke, comme l’auteur des lettres de Junius, comme Fox, Pitt, Canning, contribuent à former le public le plus élevé que puisse envier la littérature, je voudrais convier quelques-unes des intelligences jeunes et distinguées, que les circonstances actuelles ne sollicitent pas assez puissamment à l’invention, à se mêler de haut à la politique. Il y a toujours dans cette voie assez d’alimens pour occuper les esprits chaleureux, et la noblesse du but n’y fait pas défaut à la générosité des ambitions. Sous les inspirations fortifiantes du patriotisme, — en présence des intérêts qui se disputent notre société et des hommes appelés à la diriger, — il y a à chercher la conciliation des sciences politiques avec les exigences des besoins variables ; il faut continuellement élargir l’esprit national en le tenant au courant des intérêts, des idées, des mœurs et des procédés des peuples avec lesquels les affaires le mettent en contact. Chassant de cette arène les utopistes fainéans qui prennent et énervent trop souvent la jeunesse au piége ridicule des systèmes absolus, il s’agit en un mot de donner à la politique pratique quotidienne, dont les moindres faits ont toujours des élémens de grandeur, puisqu’ils régissent des multitudes de destinées humaines, le lustre attrayant que la culture littéraire apporte avec elle.


E. Forcade.
  1. In four volumes. London, 1844.