ESSAYISTS ANGLAIS.

I.
MACAULAY.
Critical and Historical Essays.

Lorsque Voltaire se plaignait que le défaut de la plupart des livres fût d’être trop longs, il parlait sans doute pour une société que la recherche des plaisirs raffinés et le goût des frivolités élégantes rendaient peu capable d’application ; mais le mot était aussi bien et mieux peut-être celui d’une nation distraite par les affaires des études vastes et prolongées. Ce n’est pas, à coup sûr, par excès de délicatesse en matière de goût, c’est moins encore par nonchalance d’esprit, ce n’est pas seulement faute de loisir que les sociétés occupées n’ouvrent pas les gros livres. Là où la chose publique est un peu l’œuvre de tous et la préoccupation de chacun, là où les hommes de mérite sont forcés d’y mettre et la pensée et la main, toujours tendus vers l’action prochaine, les esprits dépassent difficilement les horizons bornés ; si étroite que soit la solidarité qui unit leurs affaires, les peuples à self-government ne peuvent ni ne veulent les saisir dans l’ensemble ; plus elles les touchent de près, plus, à leurs yeux, elles s’isolent. Les questions, puisque c’est ainsi qu’on les nomme, tant qu’elles sont agitées, ont beau se heurter, se mêler, s’enchevêtrer : les intérêts particuliers qui les suscitent ou qu’elle éveillent conservent à chacune sa physionomie individuelle, et l’effort même qui les pousse à une solution les réduit à leur expression la plus simple, les ramène dans leurs plus strictes limites. Les lettres devaient subir à leur manière ce besoin et cette habitude, constans dans les choses politiques, de simplifier pour éclaircir, de décomposer pour faire comprendre, de n’attirer la pensée que sur les traits les plus saillans habilement mis en lumière, pour la conduire rapidement aux conclusions immédiates et aux résultats pratiques. La brillante littérature des essayists et le mode de publication qu’elle s’est créé, la revue, répondent précisément à cette habitude et servent à merveille ce besoin.

La question des formes sous lesquelles les productions de la pensée arrivent au public n’est pas, en ce moment, d’une médiocre importance au point de vue littéraire. Des trois cadres, le livre, le journal, la revue, qui sont ouverts aujourd’hui aux ouvrages de l’esprit, si le premier est de plus en plus délaissé, c’est l’heureux privilége de la revue de pouvoir concilier, avec de nouveaux besoins intellectuels, les intérêts élevés de la littérature. Il serait puéril de nier l’action que la presse quotidienne exerce sur la société, il serait absurde de nier l’utilité générale de cette action, il serait injuste de méconnaître le talent éminent quelquefois qui se déploie et se consume dans l’ingrat labeur du journal ; mais il ne serait ni moins injuste, ni moins déraisonnable, ni moins ridicule, de fermer les yeux sur la malheureuse influence que le journal tend à exercer sur les lettres. Le journal apporte à la littérature tous les vices et tous les périls de l’improvisation ; il ne peut guère prétendre à remplir avec succès que la part, distinguée, je le veux bien, mais fort restreinte, que la littérature a faite à l’improvisation. Parmi les œuvres de l’intelligence, s’il en est auxquelles le journal ne se refuse pas entièrement, ce sont tout au plus ces soudains et rapides jaillissemens de la verve, ces vifs et étincelans caprices de la fantaisie, ce je ne sais quoi d’ailleurs si français, que notre langue lui a décerné par excellence et d’honneur le nom d’esprit. Peut-être, en tenant compte, bien entendu, de la distance des temps et des manières, y a-t-il place dans le feuilleton (je prends le mot dans son acception primitive) pour quelque chose d’analogue à ce que le XVIIe siècle mettait dans la correspondance ; peut-être le feuilleton, cette lettre envoyée par le bel esprit à l’adresse de tout le monde, qui a lui-même tant d’esprit s’il faut en croire un mot célèbre, est-il appelé à continuer, de loin ou de près, ces autres feuilles légères qui amusaient les salons de la chronique de leurs scandales, ou allaient porter à de malheureuses petites cours allemandes, toujours tournées vers Paris dans leur détresse et leur ennui, le parfum subtilisé de nos choses littéraires. Mais cette réserve faite, par excès de prudence si l’on veut, quelle autre partie de la littérature nommerait-on où le journal ne soit pas ou insuffisant ou funeste ? Comment réparera-t-il les désastres qui ont suivi sa récente invasion dans le roman ? Ce n’était pas assez de corrompre la conscience du romancier en offrant de nouveaux et plus irritans appâts aux grossiers appétits de l’industrialisme littéraire, en excitant par la facilité du gain cette production hâtive et exagérée qui chasse honteusement les scrupuleuses délicatesses de l’art devant les viles routines du métier ; forcé, par des nécessités matérielles de publicité et de format, de hacher l’intérêt, de tailler, pour ainsi dire, les situations à la mesure exiguë de ses colonnes, ce n’est pas, il semble, le moindre de ses méfaits à l’égard du roman de l’avoir contraint à des difformités de structure qui ne seraient pas tolérées dans la revue, parce qu’elles y seraient trop choquantes. Le journal ne dispute pas davantage la supériorité à la revue dans la critique littéraire. La critique sera spirituelle dans le journal, elle s’y inspirera peut-être de doctrines saines et élevées, elle sera peut-être consciencieuse dans ses arrêts ; oui, mais y trouvera-t-elle, comme dans la revue, assez d’espace pour l’exposition et la discussion des théories littéraires, pour soumettre l’œuvre jugée à une anatomie rigoureuse et complète, en un mot pour justifier l’autorité de ses décisions ? L’avantage de la revue n’est pas moins incontestable dans la littérature politique. La politique est, il est vrai, la partie forte du journal ; il lui doit sa puissance. Cependant, même en politique, l’influence du journal est loin d’être proportionnée à sa véritable valeur, à sa légitime autorité. La presse quotidienne n’est pas savante, parce qu’elle n’a pas le temps d’étudier ; elle réfléchit peu, parce qu’elle a la mémoire et la vue courtes. Lorsque de grands intérêts l’ont habilement conduite, elle a régi quelquefois des situations ; mais il lui arrive bien plus souvent d’être surprise par les évènemens. Que de fois n’a-t-elle pas mérité qu’on lui appliquât la comparaison que Démosthènes faisait des Athéniens avec les barbares novices aux jeux de la palestre, qui paraient gauchement les coups aussitôt après les avoir reçus ! Aussi, maintenant que chez nous les questions constitutionnelles sont réglées, et qu’on n’aura bientôt plus affaire qu’au jeu normal des intérêts dans des formes politiques définitivement greffées sur les mœurs, la presse quotidienne, instrument de gouvernement entre les mains des habiles, ne sera plus une énorme difficulté que pour les faibles et les maladroits. En dehors du domaine propre du journal, la discussion des intérêts actuels, où la revue doit l’emporter toutes les fois qu’il s’agit de voir les choses de haut, de loin et à fond, un champ immense et sans partage s’ouvre encore à elle dans la littérature politique.

L’instruction politique est assurément un des principaux besoins des sociétés appelées à se gouverner elles-mêmes. Dans cette littérature politique si vaste et si variée, qui, de la discussion des intérêts moraux les plus nobles et des données les plus abstraites ou les plus pratiques de l’économie, peut se jeter dans l’arène des luttes personnelles et conduire les vives et hardies escarmouches du pamphlet, un rang éminent appartient sans doute à l’histoire. Les études historiques seront toujours le principe et l’indispensable achèvement de l’instruction politique. Le passé aura toujours bien des choses à nous apprendre sur le présent et l’avenir. Cette belle parole de l’orateur romain : Atque ipsa mens quæ fitura videt præterita meminit, est une de ces vérités saisies dans le vif de notre nature, qui dureront autant qu’elle. Aussi, presque tous les grands politiques sont-ils en liaison intime, familière, avec quelque grand historien. Machiavel commente les Décades. Dans le donjon de Vincennes, où il amassait tant de colère et de force contre la tyrannie, Mirabeau traduisait les Annales et les Histoires ; et, remarquable rapprochement ! cet homme qu’il nous faut bien appeler grand malgré le mal qu’il a fait à notre patrie, Pitt, l’esprit altier, la volonté opiniâtre, qui devait être l’ame de la guerre du Péloponèse des temps modernes, avait nourri de la sombre histoire de Thucydide son austère jeunesse et sa précoce maturité. Or, par le tour qu’elles ont pris de notre temps, les études historiques se sont particulièrement ajustées à la revue. Une nouvelle méthode s’est ajoutée à l’histoire racontée. Cette méthode, qui procède par l’analyse, qui cherche l’unité des points de vue, qui décompose les questions soulevées dans le passé pour en saisir l’enchaînement, et dont M. de Châteaubriand a heureusement défini le but en la nommant l’histoire politique, devait naturellement choisir la forme simple et précise de l’essai. On sait avec quel éclat les Lettres de M. Thierry, les Essais et les leçons de M. Guizot en ont marqué l’application à notre histoire. Lorsqu’on voit combien les travaux de ces écrivains, qui ne sont pas allés au-delà du moyen-âge, ont grandi l’intelligence du passé de notre patrie, combien plus net et plus profond par conséquent ils ont rendu le sentiment de notre nationalité, on regrette qu’ils n’aient pas étendu leurs aperçus jusqu’aux temps les plus rapprochés de nous. La belle tâche de dégager le sens des principales péripéties des derniers siècles de notre histoire reste encore à accomplir. Et cependant il s’agit de la période où, dans l’achèvement du pouvoir monarchique, il faudrait calculer la véritable portée de nos institutions, où, dans les relations de la monarchie avec l’Europe, nous devrions puiser une connaissance sûre des intérêts et des traditions de notre politique extérieure, et découvrir dans l’étude des grands hommes qui ont travaillé à faire la France actuelle les inspirations naturelles et les procédés familiers à notre génie national[1]. Cette lacune dans nos études historiques, nous l’avons plus douloureusement sentie en rencontrant précisément, dans les volumes où M. Macaulay vient de réunir les articles qu’il a publiés depuis près de vingt ans dans la Revue d’Édimbourg, des études semblables exécutées avec un remarquable talent sur l’histoire de l’Angleterre durant les deux derniers siècles[2].

M. Macaulay offre aujourd’hui dans son pays l’exemple d’une brillante fortune politique, fondée et consolidée par des travaux littéraires, par des travaux de revue. Il sortait à peine de l’université, en 1825, lorsqu’il publia, dans le célèbre recueil d’Édimbourg, un article sur Milton, qui fut remarqué ; d’autres essais de critique littéraire, mais surtout des morceaux historiques qui annonçaient de belles aptitudes politiques suivirent ce début et en tinrent les promesses. Le jeune reviewer fut bientôt une des espérances du parti whig. Six ans après son entrée à l’Edinburgh Review, l’influence whig introduisait M. Macaulay dans la chambre des communes. Comme les deux Pitt, comme Fox, Burke, Canning et la plupart des plus illustres parlementaires, il y pénétra par la porte bâtarde, mais toujours ouverte au mérite, du rotten-borough. Il y représenta d’abord le petit bourg de Calne, que le vieux et grossier radical Hunt, s’adressant à M. Macaulay lui-même, appela un jour, en pleine chambre des communes, le plus pourri de tous les bourgs pourris. M. Macaulay n’en montra d’ailleurs que plus de zèle à purger les institutions anglaises de cette vieille corruption. On était en 1831. La réforme était la grande, l’unique affaire de l’Angleterre. M. Macaulay prit la parole pour la première fois dans la discussion du bill de lord John Russell, que la chambre des lords repoussa. Son discours, très éloquent, réussit tout-à-fait. Il lui attira les félicitations de ses adversaires politiques eux-mêmes. Il fut regardé comme un des grands succès contemporains dans cette sorte d’épreuve oratoire, toujours suivie avec tant d’intérêt dans le sénat britannique, où elle est désignée du nom original de maiden-speech. Dans le siècle dernier, à une semblable bonne fortune de début, un homme d’esprit, de trop d’esprit peut-être, Gerard Hamilton, confia tout le soin de sa renommée. Il s’en tint à ce succès, se tut le reste de sa vie, et gagna en effet à ce singulier silence le surnom de single speech, qui ne l’a point quitté. Lors même que la répétition de cette gageure eût pu passer encore pour spirituelle, M. Macaulay avait l’intelligence trop fortement trempée et une ambition trop légitime pour fonder sa réputation politique sur une aussi bizarre excentricité. Il prit une part active aux débats qui précédèrent le reform-act. Grace à la popularité qu’il y acquit, il fut envoyé au premier parlement réformé par une importante ville industrielle, Leeds ; cependant il quitta bientôt la chambre : il avait fait ses preuves, et son parti songea tout de suite à son avenir. C’est un des plus précieux avantages du gouvernement anglais, il le doit au développement de sa puissance coloniale, de pouvoir assurer aux hommes distingués qui ont à se faire une fortune indépendante de grandes positions promptement suivies d’opulentes retraites. Le ministère whig donna à M. Macaulay une de ces positions. Il eut un siége dans le conseil de l’Inde. M. Macaulay demeura cinq ans en Asie. Ce séjour pourrait bien le conduire à la présidence du bureau du contrôle, si son parti ressaisit encore le pouvoir. À peine de retour en Angleterre, Édimbourg l’envoya au parlement, et on lui fit une place dans le ministère de lord Melbourne. Il y avait le département de la guerre, lorsqu’en 1840, durant les complications qui suivirent le traité du 15 juillet, il fit un court voyage à Paris. Depuis la chute des whigs, M. Macaulay est un des membres les plus importans de l’opposition.

Mais le rôle qu’il a joué dans les affaires n’a pas distrait un instant M. Macaulay des travaux qui ont commencé sa réputation et qui ont assuré sa position politique. Loin de se ralentir, sa collaboration à l’Edingurgh Review semble avoir été plus assidue au moment même où il faisait partie du gouvernement. La vie politique, en lui apportant cette expérience des hommes et des choses qui hâte la virilité du talent, l’a décidément engagé dans la voie vers laquelle l’inclinait la nature de son esprit. M. Macaulay est né pour écrire l’essai historique. Il a bien fait quelques tentatives dans la critique littéraire ; les volumes que nous avons sous les yeux en reproduisent plusieurs, mais qui sont plutôt remarquables comme morceaux d’histoire littéraire que comme critique proprement dite. Les qualités de grand critique que son collaborateur M. Jeffrey réunit à un degré si élevé, ce calme puissant de pensée, cette logique nerveuse, cette mâle austérité de goût, ne sont pas celles qui distinguent M. Macaulay. D’autres mérites caractérisent son talent. Ce qu’il y a de saillant en lui, c’est une rare promptitude et une exquise netteté de jugement, c’est une sagacité qui va droit au cœur des choses, qui voit d’un coup d’œil toute une époque et en détache d’un trait rapide la vive silhouette. La manière littéraire de M. Macaulay suit avec bonheur les allures de son intelligence. Écrivain de prime-saut, de verve, exubérant, son style est vif, quoique abondant, merveilleusement limpide, quoique chaudement coloré. Il a bien les qualités indispensables à l’essayist historien, pour saisir les points de vue, qui sont tout en histoire, s’il s’agit de faire comprendre dans leur unité et dans leur logique le mouvement des choses, la conduite des hommes, et de mettre dans leur jour ces mouvans tableaux : tabulas bene pictas collocare in bono lumine, comme dit Cicéron.

Si c’est surtout dans l’essai historique qu’excelle M. Macaulay, il faut aussi convenir que peu de sujets historiques pourraient lutter d’intérêt avec ceux qu’il a choisis. Sans plan arrêté d’avance, sans transition, en écrivant un jour à propos de l’Histoire constitutionnelle de M. Hallam, l’autre jour sur la Révolution de 1688 de sir James Mackintosh, en faisant poser devant lui, suivant l’inspiration du moment, Burleigh après John Hampden, W. Temple après Walpole et Chatham, une fois Clive, une autre fois Warren-Hastings, M. Macaulay se trouve avoir réellement parcouru, à quelques lacunes près, la partie la plus importante, la plus riche d’enseignemens de l’histoire d’Angleterre. Remis à leur place chronologique, ces fragmens reproduisent dans leur unité dramatique les trois actes décisifs de la formation des institutions anglaises : la crise violente d’où elles sortent depuis les Tudors jusqu’à la mort de Charles Ier, l’épreuve qui en est essayée avec l’ancienne dynastie restaurée, enfin la période durant laquelle elles s’affermissent pratiquement dans la politique intérieure et extérieure du pays, sous Walpole, les Pelham et le premier Pitt. C’est dans cet ensemble surtout que les essais de M. Macaulay, qui ont déjà obtenu en Angleterre et aux États-Unis un succès complet, nous paraissent mériter d’être signalés au continent, où l’histoire d’Angleterre est si peu étudiée, où ils pourraient populariser la connaissance aujourd’hui si utile des principales données de cette histoire.

C’est bien à l’époque des Tudors, la plus éloignée parmi celles qu’éclairent les aperçus de M. Macaulay, que commence l’Angleterre moderne. Tous ses grands intérêts, tous ses traits caractéristiques prennent dès-lors une forme arrêtée, permanente. Depuis lors surtout, l’esprit et la pratique de la liberté, dont les agitations semblent donner la vie à l’histoire, communiquent à celle de ce pays un intérêt dramatique égal à celui qui ne cessera d’attirer les esprits cultivés vers les magnifiques annales d’Athènes et de Rome. Sous les Tudors, l’Angleterre adopte une forme religieuse nouvelle, et prend un élan irrévocable dans toutes les voies qui semblent conduire à la richesse et au bien-être matériel. Cette application aux intérêts matériels, devenue la passion dominante du génie anglais, a des causes profondes, éloignées. Les Anglais ont été, dès le moyen-âge, le peuple le plus matériellement heureux de l’Europe. L’alliance que la bourgeoisie eut le bonheur d’y contracter avec l’aristocratie explique ce privilége. Des trois forces dont les luttes et les combinaisons ont formé les sociétés modernes, la royauté, l’aristocratie, la bourgeoisie, en France, après la décadence de la famille de Charlemagne, la puissance fut à l’aristocratie, qui s’en servit aux dépens de la bourgeoisie et de la royauté. Celle-là ne put travailler à son émancipation qu’en s’unissant à la force monarchique. À cette alliance dont la victoire fut si longue à s’achever, elle gagna des garanties sociales ; mais ce n’est que bien tard, par une crise révolutionnaire à peine aujourd’hui terminée, qu’elle a obtenu un véritable ascendant politique. La conquête normande établit au contraire en Angleterre une royauté très puissante déjà, qui, faisant durement sentir son joug à la noblesse et au peuple vaincu, dut nécessairement les réunir contre elle. Cette coalition arracha la grande charte à la royauté ; mais elle ne donna pas seulement au peuple des droits politiques : il y gagna d’être mieux traité par la féodalité, pour laquelle il était un allié nécessaire, que les autres bourgeoisies européennes. Telle est l’origine de ces habitudes de bonne intelligence entre la noblesse et la bourgeoisie anglaises, si lentes à se rompre aujourd’hui même, malgré les changemens que la grande industrie est venue apporter dans la constitution et dans les intérêts des classes moyennes. De là aussi cette habitude et ce goût du bien-être matériel qui sont entrés si profondément dans la nature du peuple anglais. La prospérité relative de l’Angleterre au moyen-âge excitait l’envie des étrangers. Froissart, qui appelait déjà les Anglais du XIIIe siècle « le plus périlleux peuple qui soit au monde et le plus outrageux, » disait encore avec une surprise naïve : « En ce royaume d’Angleterre, toutes gens, laboureurs et marchands, ont appris de vivre en paix et à mener leurs marchandises paisiblement et les laboureurs labourer. » Durant les guerres des deux Roses, qui firent à l’aristocratie de si cruelles blessures, le vilainage disparut presque complètement ; la situation du peuple continua à s’améliorer. « Selon mon advis, disait un contemporain de ces terribles déchiremens, Commine, entre toutes les seigneuries du monde dont j’ay connaissance où la chose publique est mieux traitée, et où règne moins de violence sur le peuple et où il n’y a nuls édifices abattus, ny démolis pour guerre, c’est l’Angleterre : et tombe le malheur sur ceulx qui font la guerre. » Le peuple anglais était donc bien préparé et devait être un des plus ardens à se lancer dans ces nouveaux espaces que les découvertes du XVIe siècle ouvrirent au développement des richesses ; la politique heureuse des Tudors sut habilement l’y conduire.

Il faut tenir compte de cette préoccupation du bien-être matériel pour comprendre la révolution religieuse accomplie par Henry VIII. « L’histoire de la réformation en Angleterre, comme le remarque M. Macaulay, est pleine de problèmes étranges. » Celui qui paraît le plus extraordinaire, à cette époque surtout, c’est l’énorme puissance du gouvernement en matière de foi, comparée à la faiblesse des partis religieux, c’est-à-dire en réalité du sentiment religieux. Pendant les treize années qui suivent la mort de Henry VIII, l’Angleterre change trois fois de culte. Édouard VI la fait protestante ; elle redevient catholique sous Marie ; Élisabeth la soumet au protestantisme ambigu de l’église établie. Cependant chaque fois on emploie la violence pour plier les consciences rebelles, et aucune secte n’est assez forte pour essayer de conquérir la tolérance par une résistance sérieuse. Quel contraste avec ce qui se passait alors dans le reste de l’Europe, où les populations se montraient si jalouses de leurs croyances, où, après de sanglantes luttes, les églises qui étaient en minorité arrachaient des garanties de sécurité aux cultes dominans ! Chez les autres peuples, les intérêts politiques s’associèrent sans doute au mouvement de la réforme, mais ils n’en eurent pas la direction dogmatique. Luther, Calvin, Knox, dominent l’électeur de Saxe, le Prince de Condé, le comte de Morton. Les positions sont renversées en Angleterre : les sectaires restent dans l’ombre ; les meneurs de la réforme sont des politiques. On ne peut évidemment s’expliquer leur succès que par l’indifférence religieuse, le scepticisme pratique que développent et nourrissent l’habitude et le goût du bien-être matériel. Le cardinal Bentivoglio a laissé, de la situation religieuse de l’Angleterre à cette époque, une curieuse statistique acceptée par M. Macaulay, et qui confirme cette explication. Ce cardinal ne portait pas à plus d’un treizième de la population le nombre des catholiques fervens. Les quatre cinquièmes de la nation auraient passé sans scrupule d’un culte à l’autre.

On attribue ordinairement la paisible issue de l’entreprise religieuse de Henry VIII au pouvoir absolu de la royauté sous les princes de la maison de Tudor. M. Macaulay a fait justice de ce préjugé dans sa critique de l’Histoire constitutionnelle de Hallam, et dans son étude sur le premier ministre d’Elisabeth, Burleigh. Il y rend à la monarchie des Tudors son véritable caractère. À ne juger la puissance de cette dynastie que par les dehors, on la dirait, il et vrai, absolue. Voyez-en, par exemple, la plus glorieuse période, le règne d’Elisabeth. La couronne ne saurait avoir à l’égard du parlement un langage plus impérieux, plus hautain. Les membres des communes expient par des châtimens sévères les moindres libertés de parole. La mutilation ou la mort fait justice de l’écrivain qui déplaît à la cour. Le crime de non-conformity est puni des plus cruels supplices. Jamais, dans aucun pays, de plus grands périls n’ont été attachés aux dignités. Buckingham, Cromwell, Surrey, Seymour Sommerset, Northumberland, Suffolk, Norfolk, Essex, périssent sur l’échafaud. Le despotisme n’a pas de plus terribles apparences ; mais ce n’en sont ici que les apparences. Allez plus loin : bientôt, en effet, vous vous apercevez, comme le remarque M. Macaulay, que « la puissance des Tudors n’avait d’autre fondement que l’obéissance volontaire de leurs sujets. » Ils ne devaient cette obéissance qu’à la sécurité, à la prospérité, à la gloire, que leur habile gouvernement donnait au pays. Si une invasion menaçait l’Angleterre, si un grand seigneur ambitieux se révoltait, la royauté, qui n’avait pas d’armée permanente, était forcée de recourir à la nation ; elle attendait de son bon vouloir les troupes et les subsides. Dans ces conjonctures critiques, la royauté était réellement à la merci de ses sujets. Les apels des Tudors furent à la vérité toujours entendus. Souvent la nation y répondit avec un empressement enthousiaste. On en vit un bel exemple pendant que Philippe II faisait les préparatifs de l’Armada. Le gouvernement d’Élisabeth s’adressa au maire de Londres : il lui demanda quelle force la Cité pouvait s’engager à fournir pour la défense du royaume. Le maire et le conseil de ville prièrent la reine de fixer elle-même le contingent qu’elle désirait. On le porte à quinze navires et cinq mille hommes. Les bourgeois de Londres délibèrent, et deux jours après « prient humblement la reine d’accepter comme témoignage de leur loyal et parfait attachement au prince et au pays dix mille hommes et trente navires amplement fournis. » Voyant ses intérêts vivement compris et sagement administrés par ses souverains, le peuple anglais permettait beaucoup au bon plaisir royal. Il ne songeait pas à affaiblir les honneurs qui entouraient la royauté d’un antique prestige. Les malheurs des nobles et des courtisans le touchaient peu : il vit avec indifférence et souvent avec joie les sanglantes péripéties qui terminaient ces hautes et insolentes fortunes. Ce peuple, utilitaire-né et médiocrement inquiet de ses croyances, laissa également la royauté faire des lois religieuses et les imposer par la persécution ; mais sur ses intérêts matériels, on n’eût pas blessé impunément sa susceptibilité ombrageuse. « Il eût été aussi périlleux aux Tudors, dit M. Macaulay, de lui infliger des taxes trop lourdes qu’à un empereur romain de laisser ses prétoriens sans paie. » Henry VIII et Élisabeth eux-mêmes l’auraient éprouvé, s’ils n’avaient reculé à temps devant les premiers signes du mécontentement public.

Les Stuarts, et ce fut leur malheur, ne comprirent pas cette situation ambiguë et délicate de la royauté. Ils confondirent la pompe extérieure du pouvoir avec les réalités de la puissance. L’ascendant que la volonté royale paraissait avoir exercé sous leurs prédécesseurs, lorsque, par un accord tacite qu’il fallait prévoir ou savoir produire, elle coïncidait avec l’intérêt national, ils l’attribuèrent follement, eux, à je ne sais quel droit abstrait, quelle dispensation divine légitimant l’exercice arbitraire d’une prérogative souveraine. Ainsi, la prudence et l’habileté des Tudors avaient éludé le problème des rapports de la couronne avec la nation représentée dans la conduite générale du gouvernement. Le règne de Jacques Ier sembla uniquement consacré à poser et à faire éclater cette redoutable question. « Des ennemis de la liberté qu’a produits l’Angleterre, dit spirituellement M. Macaulay en parlant du fils de Marie Stuart, ce fut à la fois et le plus inoffensif et le plus irritant. Il jouait le rôle du picador des courses espagnoles, qui met le taureau en fureur, en agitant un drapeau rouge devant ses yeux et en lui lançant des traits assez acérés pour le piquer, trop légers pour lui donner la mort. » Il y a dans l’histoire peu d’ironies aussi amères que celle qui fit de ce prince, dépouillé de toutes les vertus, de tous les prestiges qui commandent la sympathie ou le respect, le souverain le plus infatué des prérogatives théoriques de la couronne. Ce n’était pas assez d’alarmer tous les droits, de soulever tous les intérêts contre les prétentions monarchiques par de puériles taquineries : Jacques n’avait que la pédanterie du despotisme ; il redoublait encore l’audace et la force de ses adversaires de tout le mépris qu’il appelait sur la royauté par le lâche empressement avec lequel il abandonnait ses prétentions à la moindre menace de résistance sérieuse. Il ne savait pas même se donner le facile mérite de céder de bonne grace aux progrès de la liberté, qu’il n’avait eu ni le pouvoir ni le courage d’arrêter : semblable à ces poltrons, auxquels M. Macaulay le compare, qui reculent avec une précipitation ridicule devant leurs adversaires et leur envoient encore, en fuyant, des malédictions et des injures. À la fin de son règne, le parlement le contraignit à abandonner les monopoles qui blessaient les intérêts du commerce anglais, et la chambre des communes, enhardie par cette victoire, voulut contrôler la politique extérieure du gouvernement. Jacques saisit ce prétexte pour engager sur l’origine et les pouvoirs de cette chambre une controverse aussi impuissante qu’irritante, sans s’apercevoir que ces droits n’avaient besoin que d’être contestés pour être solennellement constatés. Ainsi Jacques ne cessa pas un instant d’éveiller les défiances du peuple contre le pouvoir royal, et de lui donner de l’étendue et de l’exercice de ses droits une préoccupation toujours plus vive. Sous son règne, comme dans une situation analogue dont le cardinal de Retz a tracé cette vive esquisse, « l’on chercha comme à tâtons les lois, l’on s’effara, l’on cria, on se les demanda, et dans cette agitation, les questions que leurs explications firent naître, d’obscures qu’elles étaient et vénérables par leur obscurité, devinrent problématiques, et de là, à l’égard de la moitié du monde, odieuses. Le peuple entra dans le sanctuaire ; il leva le voile qui doit toujours couvrir tout ce que l’on peut dire, tout ce que l’on peut croire du droit des peuples et de celui des rois, qui ne s’accordent jamais si bien ensemble que dans le silence. »

Le bavard et pédant Jacques Ier avait lui-même déchiré le voile en tout sens. À sa mort, il s’agissait de savoir comment allaient en effet s’accorder les droits du peuple et ceux du roi. La partie de la royauté passait aux mains de l’homme le mieux fait pour mener les choses aux épreuves extrêmes, au bout desquelles sont les solutions décisives. Charles Ier avait justement les qualités qui devaient lui rendre chères les prérogatives royales : une distinction d’esprit relevée et ornée par la culture des lettres et le goût intelligent des arts ; de l’application aux affaires, et ces grandes manières qui reflètent si bien la splendeur des royales destinées. Ses défauts le poussaient fatalement à soutenir ces prérogatives à tout péril : un caractère impérieux et obstiné, quelque chose d’étroit dans le jugement, dépourvu d’ailleurs de cette sagacité, de ce sens intuitif du possible qu’on pourrait presque appeler la faculté du succès. Élevé au milieu du conflit naissant, nourri de bonne heure de l’idée de faire triompher ce qu’il considérait comme ses droits, Charles Ier devait porter résolument dans l’action des théories qui n’avaient été chez son père que de ridicules bravades.

M. Macaulay a reproduit à grands traits dans son étude sur Hampden les diverses péripéties de la lutte constitutionnelle du règne de Charles Ier. Cette loi nécessaire du gouvernement matériel des sociétés, qui fait des finances publiques le confluent, pour ainsi dire, où tous les intérêts d’un état viennent se réunir, met naturellement aux prises sur le terrain des finances les influences qui se disputent la direction du gouvernement. Un corps dont le consentement est nécessaire pour la fixation et la levée de l’impôt a virtuellement le droit de le refuser, ou, en l’accordant, d’en contrôler l’usage, c’est-à-dire, en définitive, de juger les actes du gouvernement et d’exercer une influence réelle sur la conduite des affaires. Voilà ce que les controverses de Jacques Ier avaient fait clairement comprendre au parlement anglais, ce que, dès le premier moment, Charles refusa d’accepter. Il était en dissentiment avec ses sujets sur une question d’intérêt matériel et sur une question d’intérêt religieux. Les intérêts matériels réclamaient depuis le règne d’Élisabeth contre les concessions de monopoles, ce moyen ruineux pour la communauté, mais si commode pour le pouvoir, de se procurer immédiatement de l’argent ou de dispenser des faveurs, que l’on trouve employé partout où les ressources d’un peuple sont livrées encore aux gaspillages du despotisme. Les persécutions exercées contre les protestans dissidens avaient commencé aussi, dès la fin du règne d’Élisabeth, à former une opposition, peu nombreuse d’abord, mais qui, par son exaltation et son audace, devait rallier tous les mécontentemens en les irritant davantage. Le premier parlement convoqué par Charles Ier subordonna au redressement de ses griefs le vote des subsides qui lui étaient demandés ; Charles les voulait sans conditions. Assembler un parlement pour le réduire à une obéissance muette était un non-sens ; autant valait lever directement l’impôt sans avoir recours à une formalité que l’on voulait rendre illusoire. Charles Ier l’essaya. Les nécessités de la guerre qu’il soutenait contre la France l’obligèrent cependant à recourir à de nouvelles chambres, qui lui arrachèrent, dans l’acte célèbre connu sous le nom de pétition des droits, la reconnaissance solennelle des priviléges populaires ; mais il se tint pour délié de ses engagemens dès qu’il ne fut plus lié par ses besoins. Les ressources qu’il tira de la contribution forcée du ship-money, jointes aux monopoles, lui permirent de gouverner onze ans sans parlement. La cause de la royauté absolue semblait gagnée, lorsque l’insurrection de l’Écosse, dont Charles avait violemment blessé la foi presbytérienne, le contraignit à capituler encore avec son peuple et à réunir une chambre qui fut le long parlement. La fermeté de celui-ci qui puisait dans le ressentiment des déceptions antérieures la résolution inflexible de faire triompher les droits du pays, l’obstination et la duplicité de Charles Ier, remirent à la force la décision du débat, et la victoire du peuple fut consacrée par cette extrémité terrible, le supplice de Charles Ier, qu’Horace Walpole appréciait avec justesse peut-être, lorsque, sur l’arrêt de mort du malheureux roi, dont il conservait la minute parmi ses curiosités de Strawberry-Hill, il écrivait ces mots presque aussi impitoyables que la sentence régicide : major charta !

M. Macaulay n’a pas retracé dans ses essais la figure de Cromwell et les grandes scènes qu’elle domine. Dans le progrès des institutions constitutionnelles de l’Angleterre, le protectorat est une halte durant laquelle la nation s’efface dans la stupeur. Le dernier effort avait été trop terrible pour n’être pas suivi de lassitude et comme d’effroi. Ces coups, qui portent si loin dans l’avenir, impriment toujours un recul au présent. Le protectorat de Cromwell ne marque que dans l’histoire de la politique extérieure et coloniale de l’Angleterre ; il a aussi laissé des traces ineffaçables dans les rapports de ce pays avec l’Irlande. Le but de Cromwell à l’égard de l’Irlande, mais il n’eut pas le temps de l’atteindre, était d’y substituer une population anglaise à la race indigène par le moyen épouvantable de l’extermination. La commonwealth n’apporta d’ailleurs aucune perturbation profonde dans les élémens constitutionnels de l’Angleterre. Il n’y eut rien de changé dans le système de la propriété, presque rien dans la législation. Le symbole et la liturgie avaient été modifiés, mais le clergé conserva ses biens et continua de lever ses dîmes. La chambre des lords avait été supprimée, mais les lords ne perdirent pas leurs titres. Une portion considérable et puissante de la noblesse s’était associée au peuple dans la lutte contre la royauté ; la constitution de l’aristocratie, recrutée parmi les notabilités du pays, n’offensait aucun amour-propre légitime, ne blessait aucun intérêt. La vieille aristocratie conserva donc la considération et l’affection du peuple. Ainsi l’obstination seule de l’ancien roi avait rendu tout compromis impossible entre la nation et lui : sa défaite avait donné nécessairement le pouvoir à l’homme de génie qui avait organisé et achevé la victoire populaire ; mais après la mort de Cromwell, l’Angleterre, sans que rien fût changé à ses intérêts traditionnels, à ses anciennes mœurs politiques, pouvait essayer de recommencer, sous l’enseignement des expériences récentes, la conciliation qu’elle n’avait pu accomplir avec Charles Ier entre les droits du peuple et la royauté héréditaire.

On sait avec quel entraînement l’Angleterre alla vers la restauration en 1660. Elle semblait revenir à elle-même. La réaction fut à la fois religieuse, morale et politique. La situation excentrique et forcée du protectorat une fois brisée, tout se relâcha. Les fortes croyances devinrent ridicules ou odieuses. Le côté épicurien et viveur de la vieille et joyeuse Angleterre reparut. L’obséquiosité du premier parlement de la restauration rappelait les beaux jours de la monarchie sous les Tudors. Les Stuarts ne surent pas profiter de l’excellente situation que la réaction qui les ramena leur avait faite. Charles Ier fut inférieur à cette situation par son caractère, Jacques II par son intelligence. Le caractère de Charles II guérit promptement les Anglais de leur ivresse. Les terribles évènemens au milieu desquels s’était passée la jeunesse de ce prince, au lieu d’élever son ame, l’avaient plongé dans cette indolence d’esprit, dans ce scepticisme de mœurs, fondés sur le mépris de la vie et de l’humanité, où peuvent mener aussi les tourmentes de la fortune. Charles ne sembla remonter sur le trône que pour s’y arranger une vie d’insouciance, d’amusemens faciles, de grossières voluptés. Des avantages de la royauté, il n’avait à cœur que la facilité qu’elle lui offrait de se procurer l’argent dont il pouvait payer ses plaisirs. On a dit, non sans vraisemblance, qu’il avait été sur le point, dans son exil, de vendre ses droits à Cromwell. Pour six cent mille livres, il aurait sanctionné le bill qui excluait son frère de la succession, eût consenti à les lui donner d’avance. C’était une des bonnes fortunes de la restauration d’avoir été un fait national, dans lequel l’honneur anglais n’avait eu rien à souffrir des injures de l’intervention étrangère. Ce bonheur inappréciable, Charles l’effaça pour de l’argent. Il ne rougit pas de se mettre à la solde de Louis XIV et de lui sacrifier les intérêts de son royaume. D’ailleurs, l’inclination de sa politique extérieure vers les alliances catholiques, interprétée à l’intérieur par les persécutions rigoureuses exercées contre les protestans dissidens, blessaient les idées religieuses de l’Angleterre et effrayaient comme une menace les nombreux intérêts qu’avait fortifiés la durée de l’établissement épiscopal ; le fol enthousiasme des premières années de la restauration fit place à une irritation qui finit par éclater aux élections de 1679. Les horribles inventions de Oates portèrent la réaction aux dernières limites. Les défauts même de Charles, sa paresseuse mollesse, son amour des plaisirs, le sauvèrent dans cette crise ; il plia sous l’orage. « Pour rien au monde et pour personne, avait-il coutume de dire, je n’ai envie de recommencer mes voyages. » Après avoir dissous trois fois le parlement, qui revint trois fois avec les mêmes dispositions, il céda. Cette soumission opportune lui ramena l’opinion publique, et les excès de l’opposition lui rendirent la faveur populaire. En 1681, il était encore tout-puissant. Jacques II lui-même eut à son avènement les communes les plus complaisantes qu’eût jamais rencontrées la maison de Stuart. Deux insurrections se levèrent contre Jacques : elles furent facilement réprimées ; mais l’odieuse sévérité avec laquelle il les punit jeta l’épouvante et la désaffection dans les cœurs. Il mit enfin toute la nation contre lui lorsque ses desseins religieux se dévoilèrent. La cause de Jacques II mériterait sans doute les sympathies de tous les amis éclairés et sincères de la liberté, s’il n’eût eu réellement pour sa foi qu’une prétention légitime à la tolérance. Malheureusement Jacques II avait trop montré ses instincts persécuteurs pour qu’on pût croire à sa franchise lorsqu’il parlait de tolérance. Il voulait recommencer l’œuvre de Marie Tudor. Il n’est pas de méprise plus grossière que celle qui lui fit croire à la possibilité du succès de cette tentative. Il s’imagina que parce que le parti de la haute église directement menacé par ses projets, prêchait l’obéissance passive à la couronne, ce parti ne lui résisterait pas. Certes, si c’est chez les individus un rare effort de vertu de sacrifier leurs intérêts à leurs principes, Jacques II aurait dû comprendre que cela n’arrive jamais et ne peut arriver à un parti, parce que les intérêts d’un parti sont toujours antérieurs à ses principes, et que les principes d’un parti ne sont autre chose que la théorie de ses intérêts. La haute église prêchait l’obéissance passive, tant qu’elle croyait ses intérêts solidaires de ceux de la royauté ; mais lui demander de pousser jusqu’au suicide le dévouement à ses doctrines, c’était une de ces fautes contre le bon sens que l’on expie par les plus amers désappointemens. Jacques y perdit son trône.

Pour peu d’ailleurs que l’on ait suivi avec attention les mouvemens politiques du XVIIe siècle en Angleterre, on comprend que la révolution de 1688 et la substitution de la royauté consentie à la royauté de droit divin étaient nécessaires à l’achèvement des institutions anglaises. Il faut que les institutions aient aussi leurs sanctions pénales : pour les peuples et pour les rois, les révolutions en tiennent lieu. Cependant le supplice de Charles Ier, excès déplorable de la première violence du conflit, avait emporté les choses au-delà de l’accord pratique instinctivement poursuivi par l’Angleterre entre la royauté et la nation représentée. Le retour vers la royauté, à la restauration, avait été trop irréfléchi, trop abandonné pour que les limites normales et définitives du pouvoir royal pussent être fixées. De là les illusions de Jacques II, qui apprirent à l’Angleterre, par l’expérience des périls auxquels elles l’avaient exposée, les garanties rigoureuses qu’elle devait s’assurer vis-à-vis de la couronne. Il en fut stipulé d’excellentes dans la déclaration des droits : on fit bien sans doute d’enlever la convocation du parlement au bon plaisir du roi, en exigeant le vote annuel de l’impôt ; mais la plus forte de ces garanties fut le changement même de la dynastie. Pour que la royauté ne prît plus ses caprices pour des droits placés sous la consécration d’une légitimité abstraite, pour qu’elle consentît à les faire céder aux intérêts et aux volontés du pays, il fallait qu’elle tînt elle-même et son origine et ses droits du consentement formel du pays. Aussi M. Macaulay a-t-il parfaitement raison de dire « qu’à cette époque l’Angleterre avait plus besoin, pour roi, d’un usurpateur que d’un homme de génie. » Ce fut précisément ce caractère d’usurpation dont la royauté de fait établie en 1688 était entachée aux yeux d’un parti considérable et puissant, qui inculqua irrévocablement l’esprit et la pratique du gouvernement représentatif dans les mœurs mêmes des partisans du droit divin. En changeant de situation à l’égard de la royauté, lorsque celle-ci changea de base, le parti de la haute église et de la noblesse de campagne, le parti tory, suivit la conduite la plus contraire à ses principes. Pendant près de soixante-dix ans qu’il fut dans l’opposition, il prit à l’égard de la royauté des allures méprisantes et tracassières qui démentaient toutes ses anciennes doctrines d’obéissance passive. Pendant soixante-dix ans, l’ancien parti de la prérogative ne cessa de déclamer, au nom de la liberté, contre tout ce qui pouvait agrandir le pouvoir ou rehausser le lustre de la royauté. Je ne sache pas de triomphe plus décisif pour des institutions que de forcer ainsi leurs ennemis naturels à renier en pratique leurs vieux principes, et à s’assimiler les nouveaux en venant leur demander chaque jour leurs armes de combat. De la révolution de 1688 date, pour l’Angleterre, l’application réelle du gouvernement représentatif. Il fut bien entendu, depuis cette époque, que le levier du gouvernement devait avoir son point d’appui dans le pouvoir intermédiaire appelé par la constitution à représenter le pays, et depuis lors, les hommes qui exercèrent le pouvoir ou voulurent s’en emparer furent toujours obligés d’associer au succès de leur ambition les intérêts nationaux assez forts pour prévaloir dans le parlement. Ainsi commencèrent à fonctionner régulièrement ces institutions qui ouvrent aux talens tant d’issues, qui offrent un terrain plus vaste ou plus élevé aux combats qui se livrent partout autour du pouvoir, au petit coucher du roi absolu aussi bien que dans les comices du peuple souverain, mais qui substituent, une fois pour toutes, aux brutales et cruelles violences l’arme pacifique et tout intellectuelle de la discussion : mécanisme ingénieux où s’assouplissent et se régularisent les agitations nécessaires, auparavant pleines de périls et presque toujours ensanglantées, de la vie politique, et dont le jeu normal amène naturellement, sans secousse, à son heure, la victoire des intérêts dont la logique de l’histoire réclame le triomphe.

Les débuts de la monarchie parlementaire, les règnes de Guillaume et d’Anne, manquent à la galerie que nous a donnée M. Macaulay. Ces débuts furent laborieux pour la nouvelle royauté ; Guillaume en eut les plus rudes ennuis : peu de souverains se sont trouvés dans une situation plus pénible. Le parti qui défendait son titre était, par principe, disposé à limiter sa prérogative ; le parti dévoué par principe à la prérogative ne reconnaissait pas son titre ; sa personne et la dignité dont il était investi n’étaient nulle part accueillies ensemble avec faveur. Sous lui, l’Angleterre fit intervenir pour la première fois sa politique nationale dans les affaires de l’Europe. Le parti de la révolution, le parti whig, nourrissait contre la France, qui avait stipendié les Stuarts, les plus profonds ressentimens religieux et politiques. Dans l’entraînement de 1688, la nation se jeta passionnément, à la suite de ce parti, dans la guerre contre la France. Cependant elle ne tarda pas à trouver la lutte trop longue ; il s’en fallut de beaucoup que cette guerre donnât les résultats qu’on en avait espérés. Elle fut au contraire très dispendieuse : de lourdes taxes furent imposées pour subvenir ; les taxes ne suffirent pas, on fit des emprunts. La masse de la nation, effrayée de la charge nouvelle de la dette, fit porter à Guillaume, dont la guerre avait servi les penchans et les intérêts personnels, toute la responsabilité de ses déceptions. Un ministère tory lui fut imposé. Guillaume passa tristement ainsi la fin de son règne, impopulaire dans le pays, et courbé sous une sorte d’oppression qui l’abreuva d’amertume ; il mourut au moment où une fausse générosité de Louis XIV relevait sa politique et son influence. Les embarras intérieurs qui paralysaient son action l’empêchaient même de s’opposer à l’élévation de Philippe V sur le trône d’Espagne. Guillaume, affligé de maladies incurables, n’avait plus que quelques jours à vivre ; le parlement et le ministère étaient tories : que Louis XIV réussît à maintenir la paix quelque temps encore, et ses vastes desseins pouvaient s’accomplir sans opposition. Au lieu de cela, il gâta sa situation par la plus intempestive des imprudences : Jacques II meurt à Saint-Germain, et Louis reconnaît solennellement son fils comme roi d’Angleterre. Cet outrage gratuit à l’indépendance nationale de l’Angleterre y souleva une indignation universelle, dont Guillaume se hâta de profiter : il remania son ministère, convoqua un parlement qui donna la majorité aux whigs, et il avait organisé la grande coalition européenne contre Louis XIV et préparé la guerre, lorsqu’il expira.

La guerre de la succession contribua, puissamment, et de plusieurs manières, à consolider l’œuvre de 1688 ; la gloire qu’y acquirent les armes anglaises et l’influence prépondérante que la Grande-Bretagne obtint dans les affaires de l’Europe, sous les auspices du parti de la révolution, devaient attacher à la révolution même ce prestige de gloire qui naturalise bien les hommes et les institutions chez un peuple. Cette guerre accrut plus directement encore les forces intérieures du parti whig ; elle donna une impulsion immense au commerce britannique ; par les emprunts qu’elle nécessita, elle fut une cause de fortune rapide pour les hommes de finance ; elle développa donc la richesse dans la classe la plus industrieuse et la plus remuante de la nation, dans la population des villes, dans la classe moyenne, dans celle précisément où le nouvel ordre de choses comptait ses plus nombreux et ses plus dévoués adhérens. La guerre de la succession éleva ainsi une force nouvelle, qu’on appela dès-lors le moneyed interest, contre la classe inactive routinière, amie inintelligente des vieilles traditions, où se nourrissaient encore de vives sympathies jacobites, contre les gentilhommes campagnards et le landed interest.

Il y eut bien à la fin du règne d’Anne une forte réaction tory qui faillit ouvrir les voies à une restauration nouvelle, puisqu’elle porta au ministère des hommes qui travaillaient au retour des Stuarts, qui étaient en correspondance avec le prétendant, Harley et Bolingbroke : mais cette administration eut le malheur de faire la paix avec la France à Utrecht. Cette paix fut dénoncée par le parti populaire comme un acheminement à la contre-révolution, comme une trahison. Des déchiremens intestins paralysèrent d’ailleurs l’influence que le ministère tory eût pu exercer au profit de la dynastie déchue. Deux hommes s’y disputaient l’ascendant, le tacticien habile, mais trop souvent lent et indécis, Harley, comte d’Oxford, et l’impétueux, le brillant Saint-John, lord Bolingbroke, écrivain aussi consommé qu’il fut grand orateur, un des plus beaux génies qu’ait produits l’Angleterre, une des fortunes les plus tristement avortées que l’on rencontre dans l’histoire des peuples libres. La mort d’Anne les surprit au milieu de leurs rivalités ; ils n’étaient pas prêts encore pour cet évènement, mais leurs intrigues avec le prétendant étaient trop avancées pour ne pas les compromettre. La succession protestante, l’avénement au trône de la maison de Brunswick s’accomplit sans résistance. Les whigs reprirent le pouvoir avec la confiance du nouveau roi et celle du parlement. Les partisans de l’ancienne dynastie reçurent un coup mortel. Harley fut envoyé à la Tour, Bolingbroke obligé de se réfugier en France et condamné à mort par contumace. Guillaume, Marie et Anne avaient été des rois quasi-légitimes ; l’avénement de la maison de Hanovre fut l’établissement définitif de la royauté consentie.

Alors commence dans l’histoire d’Angleterre une période nouvelle, d’autant plus intéressante pour nous, qu’il se pourrait bien que la France parcourût une situation analogue, qu’elle y fût même déjà entrée. C’est l’époque où, les institutions étant définitivement assurées, les intérêts, les influences, les talens, ne cherchent plus qu’en elles leurs moyens de succès. Le pouvoir réel, souverain, se trouvait, pour ainsi dire, intercepté dans la chambre des communes. Les débats parlementaires n’étaient pas encore publics, les membres de cette chambre échappaient, par le secret de leurs discours et de leurs votes, à toute responsabilité vis-à-vis des électeurs : ils étaient encore plus indépendans de la couronne, portée par un prince étranger sans influence personnelle dans un pays dont il ignorait même la langue. La pratique du gouvernement parlementaire sortit de cette situation. Cette circonstance, que George Ier ne parlait ni ne comprenait l’anglais, appliqua tout naturellement en Angleterre une maxime d’état dont on a fait grand bruit chez nous avant 1830 et pendant la coalition de 1839. George Ier n’assistant pas aux réunions de ses ministres, pour l’excellente raison que nous venons de dire, depuis lors les conseils de cabinet se sont toujours tenus, en Angleterre, en dehors de la présence du roi. Ainsi le roi régna, les ministres gouvernèrent, et comme il fallait prendre le pouvoir où il était, pour eux, la partie la plus importante du gouvernement fut le maniement (the management) de la chambre des communes.

Un grand ministre, sir Robert Walpole, s’est fait une détestable réputation par la manière dont il entendait ce maniement, par les succès même qu’il y obtint. On lui impute sans réflexion la faute de sa position et de son temps. Nous approuvons M. Macaulay de l’absoudre de celle-là. On ne pouvait gouverner que par la chambre des communes. La plupart des membres de cette chambre n’avaient d’autre motif de soutenir le gouvernement que leur intérêt personnel. C’était sans doute un malheur, mais un malheur dont les ministres n’étaient pas coupables, dont ils étaient forcés de prendre leur parti, et dont les conséquences devaient entrer dans l’économie de leurs plans, puisque la conservation du pouvoir était à ce prix. « Il serait aussi raisonnable, dit M. Macaulay, d’accuser les pauvres fermiers des basses terres qui payaient le black-mail à Rob-Roy de corrompre la vertu des highlanders que d’accuser sir Robert Walpole de corrompre le parlement. Son crime fut simplement d’employer son argent avec plus d’adresse, de savoir en tirer plus de profit parlementaire qu’aucun de ceux qui l’ont précédé ou suivi. » Au lieu de chicaner Walpole sur les moyens dont il a été obligé de se servir pour maintenir sa position politique, il vaut mieux le juger par l’usage qu’il a fait du pouvoir. Walpole a été vingt ans ministre, et il est certain que sa politique a doublement réussi à affermir les institutions de l’Angleterre en consolidant la dynastie hanovrienne, et à agrandir l’influence des classes moyennes en augmentant leurs richesses par une habile administration des intérêts financiers et commerciaux de son pays. Peu d’hommes donc ont eu le mérite et l’honneur d’exercer une influence aussi puissante, aussi heureuse sur les destinées de leur patrie. Il est également peu de caractères historiques plus intéressans à étudier dans leurs contrastes que celui de Walpole. Walpole n’avait pas les qualités brillantes de l’homme d’état : il n’était pas éloquent ; il avait fort peu de littérature ; ses connaissances historiques étaient très médiocres. Grossier de manières, la liberté de ses mœurs paraissait scandaleuse à une époque dont il était difficile, en ce point, d’effaroucher les scrupules. L’esprit pratique et les mérites moins éclatans que solides d’un homme d’affaires suffirent à sa fortune. Parmi ses contemporains, personne ne connut aussi bien que lui les hommes, sa nation, la cour, la chambre des communes, les finances. Cependant ce caractère ne se présente pas dans l’histoire dépourvu de toute noblesse et de grandeur. Le corrupteur Walpole posséda à un haut degré et eut l’honneur d’enraciner dans les mœurs de son pays une vertu politique plus rare, avant lui, que l’intègre fidélité aux convictions. Les luttes de partis avaient presque toujours conduit, jusqu’à Walpole, à de féroces violences. Walpole fut le premier à donner au gouvernement cette longanimité, cette clémente tolérance pour ses adversaires, qui fortifient le pouvoir autant que la liberté. Walpole aurait pu envoyer à l’échafaud plusieurs de ses ennemis qui conspiraient avec le prétendant, et il se laissa outrager, calomnier, renverser enfin du ministère par des hommes dont il tenait la vie à sa merci. Mais ce qui éleva toutes les facultés de Walpole, ce qui leur communiqua par momens ce relief et ce lustre que l’on admire et dont on s’éprend dans les grands hommes, ce fut son ardent amour du pouvoir. Cette passion lui donna les qualités et les défauts les plus contraires ; elle le fit, en même temps, prudent quelquefois jusqu’à la lâcheté, souvent audacieux et intrépide jusqu’à la témérité. S’il avait aimé le pouvoir en homme médiocre, il aurait pu affermir sa position ministérielle en cédant une part de son autorité ; mais il la voulait tout entière, il n’en acceptait pas le partage. Aussi, ne connaissait-il aucune crainte, aucun ménagement, lorsqu’il s’agissait d’assurer son ascendant. Il n’hésita jamais à rompre avec ceux de ses amis ou de ses alliés qui auraient pu dans le gouvernement, balancer son influence ; il aimait mieux les avoir pour adversaires dans l’opposition que rivaux au pouvoir. Ce fut ainsi qu’il écarta ou renvoya successivement du ministère M. Pulteney, lord Townshend, lord Carteret, lord Chesterfield, et s’en fit des ennemis implacables. Cependant cet homme si hardi pour atteindre le but de son insatiable ambition devenait timide et disposé à toutes les concessions dans le maniement des affaires publiques. Toute sa politique est enfermée dans une maxime qu’il répétait souvent : Quieta non movere. Il appréhendait de susciter des affaires, de peur d’en voir sortir des orages, et lorsque, malgré ses précautions, les orages étaient soulevés, il cédait tout, il se pliait à tout pour les détourner de lui, pour conserver encore le pouvoir, n’importe à quelle condition. Il montra bien cette double face de son caractère à l’égard de l’excise scheme, dont nous avons expliqué ailleurs le mécanisme et la portée. Sa loi était excellente, mais l’opposition réussit à ameuter contre elle les préjugés et les passions de ceux mêmes à qui elle devait être surtout profitable, des classes adonnées au commerce. Walpole se conduisit dans cette circonstance à la fois avec cette téméraire énergie contre les personnes et cette faiblesse à l’égard des choses que nous avons essayé de définir. Il se soumit aux mécontentemens populaires ; il retira l’excise bill, quoiqu’il eût pu le faire passer dans le parlement. Ses adversaires insinuèrent qu’il comptait reprendre son plan ; Walpole leur répondit par ces paroles, qui le dépeignent : « Quant à cet infâme plan, comme se plaît à l’appeler le membre qui veut vous persuader qu’il n’est pas mis de côté, je peux, pour ma part, assurer cette chambre que je ne suis pas assez insensé pour m’engager jamais encore dans quelque chose qui ressemble à de l’excise, quoique, dans mon opinion, je sois toujours convaincu que ce plan aurait considérablement servi les intérêts de la nation. » Mais quelques membres du gouvernement, quelques hauts fonctionnaires avaient voté contre l’excise-bill, ou ne lui avaient donné qu’un appui incertain : — Walpole prit contre eux sa revanche avec une fière vigueur ; il renvoya du même coup du service de la couronne et jeta pour toujours dans l’opposition les ducs de Montrose et de Bolton, lord Burlington, lord Stair, lord Cobham, lord Chesterfield, lord Marchmont et lord Clinton. Dans l’affaire du droit de visite et des démêlés de l’Angleterre avec l’Espagne, sa conduite fut régie par le même principe. Il avait renoncé à l’excise-bill, qu’il regardait comme utile au pays, parce qu’il voyait l’opinion publique hostile à cette mesure : il consentit à faire à l’Espagne une guerre qu’il regardait comme injuste dans son origine, comme devant être funeste à l’Angleterre dans ses conséquences, lorsqu’il vit l’Angleterre la réclamer avec une irrésistible unanimité. Seulement, cette dernière contradiction fut trop forte ; elle ne le sauva pas, elle ne garantit pas pour long-temps la durée de son ministère. Ce pouvoir qu’il aurait pu résigner avec honneur au moment où s’élevèrent les difficultés du droit de visite, sur lesquelles il se trouvait en dissentiment avec le pays, lui fut enfin arraché par un de ces mouvemens d’opinion publique qu’il s’était toujours efforcé de conjurer, au prix même de serviles condescendances.

Walpole tomba au milieu d’une effervescence universelle. L’opposition qu’il avait pour ainsi dire recrutée lui-même, en lui envoyant, animés contre lui de haines ardentes, tous les hommes dont les talens lui faisaient ombrage aux affaires, comptait dans le parlement les plus grands orateurs de l’époque : Carteret, Chesterfield, Argyle, Pulteney, Wyndham Pitt ; au dehors, tous les écrivains distingués dont il fit la faute de dédaigner et de ne pas acheter les services : Pope, Swift, Gay, Fielding, Johnson, Thompson, et toutes les têtes jeunes et exaltées, les enfans, comme il disait lui-même avec mépris. Maîtresse des avenues de l’opinion publique, la coalition formée contre Walpole par le ciment de la haine commune avait ajourné, dans ses incessantes déclamations, à la chute de l’odieux ministre la satisfaction de tous les mécontentemens, le redressement des griefs les plus imaginaires, le couronnement des plus folles espérances. Aussi fut-elle tuée par sa victoire, et paya-t-elle par une juste impopularité le prompt désillusionnement des passions soulevées. Le nom de patriotes, que s’étaient donné les adversaires de Walpole, devint un terme de dérision. Horace Walpole raconte que la déclaration la plus populaire qu’un candidat pût faire aux hustings était d’assurer qu’il n’avait jamais été, qu’il ne serait jamais patriote. On vit bientôt que l’opposition qui avait fait la guerre à Walpole n’avait eu pour mobile que des ressentimens personnels. La première chose que firent ses chefs fut d’entrer en arrangement pour le partage du pouvoir avec les plus influens associés que Walpole avait eus au ministère, M. Henry Pelham et son frère le duc de Newcastle. Cette combinaison donna pour quelque temps la haute main, dans les affaires, à lord Carteret ; mais tandis que cet homme d’état, d’un si beau génie d’ailleurs, la tête pleine de grands projets ne songeait qu’à régenter l’Europe, les Pelham se rendirent maîtres de la chambre des communes par la dispensation des places et des pensions, que Carteret leur avait abandonnée avec une insouciante générosité, et par un habile usage des fonds secrets, du secret-service money. Lorsqu’ils se furent assurés de la majorité par l’adroit exercice du patronage, ils secouèrent l’ascendant de Carteret, et se trouvèrent naturellement et sans efforts à la tête des affaires. Leur gouvernement est une époque unique dans l’histoire d’Angleterre. Profitant de l’expérience de Walpole, dont il rappelait d’ailleurs plusieurs des meilleures qualités pratiques, mais dont il n’avait pas l’esprit hautain et cassant, M. Henry Pelham s’associa, en leur faisant une part dans l’administration, tous les talens, toutes les influences. Il établit ainsi au ministère que les Anglais ont appelé de l’intraduisible sobriquet de broad-bottom, un ministère bien assis, à large base, quelque chose d’approchant au fond de ce cabinet de grande coalition qu’on avait rêvé chez nous après la chute de M. le comte Molé. La rébellion des highlanders contribua aussi à faire cesser les luttes des factions intérieures. La répression de ce soulèvement écrasa pour toujours le jacobitisme. Pendant plusieurs années, et pour la première fois depuis les Stuarts, on ne vit point d’opposition dans la chambre des communes. L’administration de M. Henry Pelham fut comme un apaisement de toutes choses, comme l’assoupissement de ces énergiques et turbulentes facultés que les institutions libres semblent donner aux peuples pour des luttes éternelles. Elle fut la parfaite réalisation du quieta non movere de Walpole. Elle montra aussi une des issues que peut avoir, une des formes que peut prendre l’influence prépondérante des assemblées représentatives, lorsque, affranchies par les circonstances ou par un vice des institutions, des inspirations et du contrôle de l’opinion publique, elles cèdent au pouvoir cette influence par des compromis d’intérêts.

Cependant une situation semblable ne pouvait être qu’artificielle et par conséquent fragile. Elle ne durait que par l’équilibre des ambitions, des talens, des influences. Il fallait, pour maintenir cet équilibre, avec des aptitudes éminentes reconnues de tous, un esprit souple et délié, une main délicate, exercée au difficile maniement des intérêts et des vanités. On le vit bien lorsque M. Pelham mourut ; son frère, le duc de Newcastle, un de ces personnages comiques qui viennent égayer de temps en temps la scène de l’histoire, héritait de ses moyens matériels d’influence, mais non de sa perspicacité, de sa circonspection, de sa solide capacité administrative. D’autant plus jaloux de son pouvoir qu’il était moins digne de le posséder, il se fut bientôt aliéné Pitt et Fox (les pères de ceux dont la longue rivalité a été si éclatante), les deux hommes auxquels leurs talens donnaient le droit d’aspirer à la première place, et que la prudente modération de Pelham avait eu peine à contenir dans les postes subalternes du ministère. Newcastle redoutait de donner à l’un de ces deux orateurs la conduite de la chambre des communes. Après de longues intrigues, par lesquelles il les tourna tous deux contre lui, il fut enfin forcé de se décider : il choisit Fox ; et Pitt, quittant le ministère, planta le drapeau de l’opposition contre le duc de Newcastle et sa politique. Les évènemens mirent bientôt le pays tout entier du côté de Pitt ; la France et l’Angleterre s’étaient rencontrées dans l’Amérique du Nord et s’en disputaient la possession. De nombreux conflits envenimèrent leurs prétentions et les rendirent inconciliables : la guerre fut déclarée. Elle commença pour l’Angleterre par des désastres. Le plus humiliant, la prise de Minorque par le duc de Richelieu, réveilla le peuple anglais de sa longue somnolence, comme un coup de foudre, et porta sa colère jusqu’au délire. Les grandes villes, les comtés, envoyèrent au roi des adresses pleines de violence contre le ministère. Newcastle, qui n’avait pas su prévenir les malheurs, qui se sentait incapable de les réparer, trembla devant cette explosion de la colère publique. Pitt, personnellement désagréable au roi, lui fut imposé par la voix populaire ; il devint premier ministre.

Le ministère de Pitt fut une série ininterrompue de magnifiques triomphes. La fortune de l’Angleterre prit le dessus dans le monde entier. Les flottes françaises détruites, nos colonies de l’Afrique, de l’Amérique et de l’Asie conquises, nos armées même battues sur le continent par les alliés de l’Angleterre, tant d’évènemens qui remplirent à peine trois années et qui ont imprimé des taches ineffaçables au règne de Louis XV, portèrent au comble la gloire de Pitt et l’admiration enthousiaste qu’il inspira à ses compatriotes. « Tout était joie et triomphe, dit M. Macaulay. L’envie et la faction furent forcées de se joindre aux applaudissemens universels. Whigs et tories exaltaient à l’envi le génie de Pitt. On ne parlait pas de ses collègues : on n’y pensait pas. La chambre des communes, la nation, les colonies, nos alliés, nos ennemis, avaient les yeux fixés sur lui seul. C’est que Pitt venait en quelque sorte de révéler l’Angleterre à elle-même. Elle avait travaillé un siècle à conquérir ses institutions, plus d’un demi-siècle à assurer l’établissement dynastique qui affermissait ces institutions sur la base de la royauté consentie. Après l’assoupissement qui suivit ces longs efforts, Pitt lui montra ce qu’elle pouvait faire dans le monde ; il fit passer tout d’un coup et pour toujours dans la politique de l’Angleterre cette ardeur d’esprit, cette intrépidité, cette inflexibilité de caractère, ce patriotisme énergique, aveugle et puissant comme un instinct, ces magnifiques facultés qui ont fait sa grandeur et celle de sa patrie.

C’est à la période triomphante de la vie de lord Chatham que se terminent les excursions de M. Macaulay à travers l’Angleterre moderne. Il a fait halte au vestibule, pour ainsi dire, de l’histoire contemporaine. Il pénétrera sans doute dans cette sorte de monde nouveau qui s’ouvre au point même où il s’est arrêté. Il a à nous rendre compte de l’influence qu’ont exercée sur l’Angleterre ces deux évènemens immenses, l’indépendance américaine et la révolution française, qui ont ébranlé et comme refait le monde pendant un demi-siècle. Pour nous, en traçant un calque rapide des brillantes esquisses d’histoire politique que contiennent les Essais de M. Macaulay, nous n’avons pu prétendre qu’à faire pressentir de loin l’intérêt des scènes ou des caractères qu’elles reproduisent. C’eût été une tâche plus difficile, nous l’avouons, de faire justement apprécier le bonheur avec lequel ces esquisses ont été exécutées. Si nous ne l’avons pas remplie, nous voudrions l’attribuer aux qualités neuves et tout-à-fait originales qui distinguent la manière de M. Macaulay. Les grands effets de cette manière sont dans l’ensemble même de la composition ; ni la citation, ni l’analyse ne sauraient les atteindre. On ne pourrait détacher un portrait d’une œuvre où abondent néanmoins les portraits excellens. C’est que M. Macaulay a secoué, dans ce genre, la tradition de l’ancienne école, du portrait à compartimens, à symétrie, aux allures géométriques et quelque peu pédantes. Qu’il fasse le portrait d’un homme ou le tableau d’une situation, s’il en saisit avec une vive perspicacité les traits saillans et caractéristiques, c’en est pas seulement pour les indiquer dans un profil anguleux et décharné : autour des traits principaux, il accumule, il répand, il classe tout de suite, par voie d’énumération rapide, avec une fine entente des contrastes d’où sortent les jeux de lumière dans le portrait historique, les idées, les faits, les circonstances qu’ils dominent, mais qui les expliquent et leur donnent leur couleur. Servie par un style plein d’entrain et d’éclat, où ne s’aperçoivent jamais les hésitations ou les haltes du pinceau, qui semble toujours trouver du premier coup, d’une seule haleine, le mot et le trait heureux, où une érudition littéraire riche et distinguée attache d’élégantes broderies, cette méthode saisit vivement l’esprit, à travers l’imagination. Tel est le succès et le mérite de M. Macaulay ; toutes les qualités de son jugement, de son esprit, de son imagination, il les emploie à peindre ; il a le coup d’œil vaste et perçant, prompt et sûr, et il sait faire voir à son lecteur tout ce qu’il a vu. S’il nous fallait signaler les morceaux du recueil de M. Macaulay le plus brillamment réussis à cet égard, nous indiquerions les études sur les deux hommes qui ont conquis l’Inde à l’Angleterre, Clive et Warren-Hastings, l’article sur Johnson, l’essai sur les lettres d’Horace Walpole. Nous indiquerions encore, comme un des meilleurs travaux de l’auteur, celui auquel l’Histoire de la papauté depuis le seizième siècle, par Léopold Ranke, a servi d’occasion ; M. Macaulay n’a pas seulement déployé, dans cette étude, ses belles qualités d’intelligence et d’expression ; il a montré dans l’appréciation difficile des doctrines, des institutions des hommes, que ce sujet l’amenait à juger, cette impartialité généreuse à laquelle la noblesse du cœur a toujours autant de part que l’élévation de l’esprit.

Malgré la sympathie que nous inspire le talent de M. Macaulay, nous ne serions pas en peine sans doute de lui adresser de justes reproches. Sa manière a aussi des exagérations, ces exagérations sont naturellement des défauts ; et qui peut se préserver de jamais faire de chute dans le sens vers lequel il incline ? Devant l’abondance, la fluency de M. Macaulay, on se prend parfois à regretter qu’il ne soit pas plus sévère dans le choix, et que, dans l’ardeur du premier jet, il n’ait pas retenu au passage telle figure triviale, telle métaphore d’un goût hasardé. M. Macaulay ne sait pas toujours contenir non plus la verve qui l’emporte dans l’énumération. Il rompt ainsi quelquefois la mesure des parties, et par suite l’unité et l’harmonie de la composition. Mais au lieu de gourmander M. Macaulay sur des fautes qu’il aperçoit assurément aussi bien que nous, puisqu’il les évite quand il veut, nous aimons mieux le remercier sans réserve du service que rend à la littérature politique la publication de ses Essais.

Nous n’avons pas l’engouement des choses anglaises, il s’en faut. Nous éprouverons toujours quelque répugnance à en conseiller l’imitation, de peur qu’elle n’aboutisse au travestissement absurde et au ridicule de la caricature. Nous ne pouvons cependant nous défendre de l’avouer, il nous semble que cet homme d’état qui, au ministère comme dans l’opposition, tient fermement la plume dans une revue, est pour nous un exemple et une leçon. Il ne faudrait pas croire d’ailleurs que cet exemple fût isolé, que M. Macaulay fît exception aux mœurs politiques de son pays ; au contraire, depuis que les revues ont été fondées en Angleterre, les hommes d’état y ont pris une part active. Pour ne citer que les plus récens, M. Canning écrivait dans le Qarterly Review ; lord Dudley, qui avait le ministère des affaires étrangères dans l’administration de M. Canning, prêta à la même Revue une collaboration assidue. Plus d’un article de l’Edinburgh Review n’a pu être désavoué par tel où tel membre du dernier cabinet whig. Aujourd’hui même, le plus jeune et un des plus remarquables collègues de sir Robert Peel, le président du bureau du commerce, M. Gladstone, donne son patronage à une revue nouvelle ; il y prenait la parole, au commencement de cette année, pour exposer et justifier la politique commerciale de sir Robert Peel, et le mois dernier encore, pour intervenir en conciliateur dans les luttes que les tendances catholiques d’Oxford ont soulevées au sein de l’église anglicane. C’est que les hommes d’état anglais comprennent que la plume est une arme qu’il vaut mieux tenir soi-même que laisser à des lieutenans ou aux mercenaires, lorsqu’on est de force à la manier. D’ailleurs, l’union est ancienne déjà en Angleterre et aujourd’hui irrévocable entre la politique et les lettres, et toutes deux ont eu également à s’en féliciter. Les rapports de la littérature avec la politique sont à coup sûr un des intérêts les plus délicats et les plus importans de la littérature elle-même. Que la position de considération et de bien-être qui a été faite aux lettres dans une société ait toujours influé sur la fortune des lettres, les grands siècles n’en sont-ils pas une preuve assez éclatante ? En France, les lettres furent d’abord protégées, on sait avec quelle noblesse, sous Louis XIV. On sait aussi combien cette protection dégénéra lorsque les grands seigneurs et les fermiers-généraux achetèrent la convivialité des gens d’esprit qui n’avaient que de l’esprit, et les rabaissèrent à une sorte de domesticité dont on trouve le ressentiment amer en tant d’œuvres du XVIIIe siècle, entr’autres dans je ne sais plus quelle éloquente lettre de Voltaire à Thiériot, dans les mémoires de Duclos, de Marmontel, surtout dans les cyniques boutades du Neveu de Rameau, et dans les tristesses misanthropiques de Jean-Jacques ; En Angleterre, depuis 1688, les rapports de la littérature avec la politique furent différens ; à l’honneur de celle-ci, au profit de celle-là, ils s’ouvrirent par l’alliance : cette alliance fit l’éclat du règne de la reine Anne. Ce fut un beau temps pour les lettres, servies à la tête même des partis par des lettrés consommés, du côté des whigs par Somers et Montagne, du côté des tories par Bolingbroke ; le temps de Swift et d’Addison, le temps où le géomètre Newton était maître de la monnaie, où le philosophe Locke était commissaire du bureau du commerce, où Congreve, à vingt-deux ans, voyait le succès d’une première comédie récompensé par des places qui lui assuraient l’indépendance pour la vie, où le poète Gay, sortant d’une boutique de mercier devenait à vingt-cinq ans secrétaire d’ambassade, où Prior était ambassadeur en France, où Addison était ministre des affaires étrangères. Mais cette situation florissante eut un triste lendemain. La politique fit divorce avec les lettres sous sir Robert Walpole : Walpole, l’homme d’état illettré, l’homme d’affaires qui mettait toute sa gloire dans le succès de ses aptitudes pratiques, l’homme superbe qui n’avait confiance qu’en lui-même, l’homme jaloux du pouvoir qui repoussait loin de lui toutes les supériorités, méprisait les lettrés. Ce mépris lui coûta cher : il eut pour ennemis tous les gens de lettres de son temps, et ce sont ces pauvres diables d’hommes de plume auxquels il refusa avec tant de dureté les miettes de sa table splendide, qui ont imprimé à son nom les flétrissures si difficiles à effacer, même lorsqu’elles sont injustes, qui le ternissent dans l’histoire. La littérature perdit plus encore à ce divorce, qui continua sous l’administration des Pelham. Les mœurs des écrivains s’avilirent dans les honteuses angoisses de la misère : Johnson, Collins, Fielding, Thompson, furent souvent mis en prison pour dettes. Ce fameux Johnson, qui a donné son nom à un âge de la littérature anglaise, qui devait voir lui-même ses œuvres investies de l’autorité classique, attribut privilégié des renommées que le temps légitime, ce Johnson connut tous les lamentables accidens de l’existence précaire, tourmentée, dégradée, des gens de lettres de cette époque, — dînant à douze sous lorsqu’il pouvait payer son dîner, couchant l’été dans un grenier, l’hiver dans les cendres d’une verrerie, quelquefois même réduit, faute d’asile, à passer la nuit dans les rues comme un vagabond, retenu d’ailleurs et comme plongé plus avant dans le dénuement par les frénétiques aspirations aux sensualités luxueuses, aux jouissances rêvées de la richesse qui faisaient dépenser à ces malheureux, en de fébriles orgies, l’argent qui allait manquer le lendemain à leurs besoins nécessaires. La même période qui aboutit en politique à la léthargie des Pelham vit aussi se tarir la veine des grandes inspirations. La poésie épuisée ne sut retenir de l’héritage de Dryden et de Pope que cette correction aride et décolorée sous laquelle l’impuissance cherche vainement à se masquer. La littérature ne reprit son essor qu’après la vigoureuse impulsion que lord Chatham imprima aux affaires de l’Angleterre : elle se releva par des travaux politiques : Burke, Robertson, Gibbon, Adam Smith, sont les premiers noms de cette renaissance. Depuis ce temps, l’union de la politique avec les lettres s’est resserrée par des liens indissolubles : il n’est pas un homme d’état anglais dont la culture intellectuelle n’ait été profonde et distinguée. Il est inutile de citer Burke et Sheridan, deux parvenus de la littérature, mais on peut nommer Fox, si remarquable, par la chasteté de son goût, Pitt, qui, dans son enfance, dégustait par amusement le suc des légères épigrammes de l’Anthologie grecque, et parmi les contemporains lord John Russell, lord Palmerston, sir Robert Peel surtout, qui, au milieu de ses plans financiers, de ses combinaisons de tarifs, de ses traités de commerce, peut encore, si vous recourez à son autorité, reconnue en ces matières, résoudre vos doutes sur une leçon controversée d’Horace, ou vous donner la variante la plus élégante à un vers de Catulle. L’historien romain qui nous a laissé le portrait de Sylla, immédiatement après avoir rappelé son origine patricienne, parle, comme si c’était en effet une seconde noblesse, de son exquise culture littéraire : Litteris græcis atque latinis juxta atque eruditissime doctus. Il semble de même que, pour les Anglais, il n’y ait pas de supériorité, de distinction complète, si l’on n’y joint la qualité de lettré consommé, de scholar. Certes, les Anglais passent à bon droit pour suffisamment entendus aux choses positives : gardons-nous donc de croire que la négligence ou le dédain des exercices littéraires soit une nécessité et un indice de cet esprit pratique que l’on est aujourd’hui parmi nous si ambitieux d’acquérir, si fier de posséder. Chez nous aussi, après avoir été contractée sous la restauration, l’alliance de la littérature avec la politique a eu son glorieux triomphe à la révolution de juillet. Ne laissons pas se relâcher l’alliance après la victoire ; ne commettons pas la faute de ne vouloir être que des hommes d’affaires ; ne recommençons pas Walpole. La politique et la littérature y perdraient assurément toutes deux en dignité et en force. Il y a là, des deux parts, un péril commun, signalé depuis long-temps, qu’il faut se hâter de conjurer par un effort combiné. On y paraît disposé du côté des lettres. Un écrivain qui a qualité pour parler au nom de la littérature a souvent réclamé ici cette association. Il appartiendrait à ceux qui sont du côté des affaires et qui y sont arrivés par la littérature de répondre à cet appel, car l’impulsion féconde doit venir d’eux.


E. Forcade.
  1. Pour être juste, nous devons dire que M. de Carné, dans un travail sur Du Guesclin, qu’on n’a pas oublié, a tenté avec bonheur cette voie, qu’il poursuit aujourd’hui même par un Essai sur Richelieu. Nous aimerions voir un esprit aussi éminent continuer ces travaux d’histoire politique, qui, en agrandissant l’étude du passé, éclairent souvent et préparent celle du présent.
  2. Critical and historical Essays, 3 vol. in-8o, Londres, 1843.