Les Entretiens de la grille/Préambule

(attribution contestée par P. Pia)
(p. 1-23).

LES
ENTRETIENS
DE LA GRILLE,
ou
Le Moine au Parloir.


J’Avois paſſé mes premieres années dans la familiarité d’une infinité de jeunes Demoiſelles avec qui je folâtrois ſans ceſſe, ſans en exiger d’autres faveurs qu’une certaine petite liberté dans laquelle mon âge pouvoit gouter un plaiſir innocent ; une fille qui n’en étoit pas plus ſpirituelle, pour avoir atteint lâge de dix-huit ans me traittoit encore de ſot & de novice ; Mes feux enfin étoient à peine naiſſans, quand à la perſuaſion de ma Mere qui prevoioit qu’aſſurément je ne ſerois pas ennemi du beau ſexe j’allay inconſiderement ſacrifier mes ardeurs aux mortifications d’un Cloitre. Je me fus à peine enfoncé dans la ſolitude d’une Abbaïe éloignée du commerce du ſiecle, que je trouvay dans ce déſert des animaux farouches à combattre. L’amour & l’Ambition qui regnent dans ces lieux me ſoumirent à leur tyrannie, & comme j’avois le ſang plus vif & plus bouillant que l’eſprit éclairé, je devins en moins d’un an peu ambitieux, mais amoureux par excez.

Il me ſeroit impoſſible de marquer icy en particulier de quel objet j’étois paſſionné. Ce que je puis avoüer de plus conforme à la verité, eſt, que dans la privation de mes anciennes habitudes, mon cœur devint ſi ſuſceptible des impreſſions de l’amour, que tout ce qui portoit l’air, la figure ou le nom de fille ou de femme avoit la vertu de me mettre en humeur. Juſques-là, qu’un jour ayant apperçu par haſard une femme par derriere aſſez propre, un Je-ne-ſcay-quoy s’empara ſi fort de tout moy-même, que tres-difficilement je gaigné ſur ma paſſion de ſe ralentir à la preſence d’un objet ridé depuis trente ans, qui étoit celuy qui m’avoit mis en feu. Mes flamines croiſſoient de jour en jour, je ſouffrois ce que ſouffre un homme qui reſſent de vives chaleurs & qui n’a point de quoy ſe rafraichir, & je méditois à tout moment les moyens de recouvrer les ſatisfactions qui ſe goûtent dans le commerce des beautez dont la vuë m’étoit interdite ; Je me repaiſſoit d’idées mille fois plus chatoüilleuſes que le ſujet qui me les reveilloit n’étoit flatteur, & je faiſois l’hipocrite autant qu’il étoit neceſſaire pour pouvoir m’eſtre rendu à moy-même dans une maiſon plus libre. Je n’ûs pas plûtôt obtenu de ce viſage contrefait mon changement, je n’ûs pas pluſtôt paſſé d’une affreuſe retraitte à un lieu où je pouvois recevoir quelque viſite, que la rencontre d’une perſonne que j’avois connuë à Paris, m’apprenant des nouvelles d’une jeune Demoiſelle que j’avois aimée enfant, donna de nouveaux accroiſſemens à ma paſſion. J’appris que cette Fille qui avoit toutes les graces du corps & les charmes de l’eſprit qui la rendoient le prodige de ſon âge, avoit caché ſes appas ſous un voile ; Qu’elle s’éſtoit enſevelie toute vive dans un Cloître, que l’on appelle communement le tombeau des laides & des Cadetes ; qu’un caprice de devotion l’avoit portée dans Montmartre & qu’elle vivoit aux yeux de ſa Communauté dans toute la ſeverité que luy preſcrivoit ſa regle. Cette inſtruction me jetta dans l’impatience de me rendre auprés d’Elle. Je crus qu’une perſonne ſi amie de ſon devoir auroit aſſurement reçû d’enhaut des moyens ſeurs de conſerver ſon innocence dans un âge agité de cent douces émotions, & qu’elle me communiqueroit ſans doute les remedes qu’elle employoit à ſe rendre maitreſſe de ſa paſſion.

J’épiay l’occaſion d’une action publique qu’un vieux Moine devoit faire à la Grille. Je m’offris de luy tenir compagnie ; faveur qui me fut accordée & qui me menagea la commodité de paſſer deux heures de temps agréablement au Parloir dans un entretien fort familier avec la jeune Demoiſelle depuis peu Religieuſe profeſſe, appellée ſœur Angelique, donc je parlois tout-à-l’heure.

Je la demanday donc au Parloir, où il me ſemble que je la voy encore entrer, les yeux baiſſez, le viſage couvert d’un voile, me ſaluant d’un Ave Maria, Mon Reverend Pere, que ſouhaitez vous de la plus grande pechereſſe de la terre : à quoy un peu interdit & ſurpris d’une envie de rire qui fit qu’inconſiderement j’éclattay, je repartis ſans autre forme de compliment. Hé, depuis quand avez-vous acquiſe cette belle qualité ? Diſputeriez-vous des mêmes crimes avec la Magdelaine ? Car enfin une perſonne aimable comme vous ne ſçauroit en avoir commis d’autres. Il eſt vray que vous étiez un peu coquette & galante autrefois ; mais enfin y a-t-il tant de crime à l’éſtre dans le monde où de ne pas imiter les autres, c’eſt à dire de n’eſtre pas un peu libre & enjoüée, paſſe pour un deffaut. Je parlois encore quand elle m’interrompit en ſoupirant & me dit d’un air languiſſant : Helas, Mon cher Pere, le genre de vie que je profeſſe aujourd’huy doit eſtre bien different de celuy que je menois autre fois ; à des ris & des joyes criminelles devroient ſucceder de fructueuſes larmes, mais je n’en ay pas encore reçu le don du Ciel. Je vous conjure de l’intereſſer en ma faveur & de m’en obtenir cet eſprit de componction & d’introverſion dont mes Livres ſpirituels m’entretiennent tous les jours. Et vertu-bleu, repri-je en ſouriant, quel langage me tenez-vous ? Je n’ay garde de demander des choſes dont j’ignore l’uſage & même la ſignification. Qu’appellez-vous introverſion ? Ce terme me donne de mauvaiſes penſées, il me ſalit l’imagination & je ne doute point que vous ne le mettiez en avant que pour m’obliger à changer mon ſerieux en belle humeur & me porter à vous dire des agreables choſes. Car mon cher cœur, âjoutay-je, je vous avoüe que je ne ſuis pas plus pieux ſous le Froc que j’étois ſous la ſoutanelle d’Abbé, mais que je ſuis ſeulement plus bigot. Devant des profanes comme ſont tous les gens du ſiecle, je ſçay me contrefaire ; Mais lorsque je ſuis aſſez heureux pour me rencontrer en la compagnie d’un eſprit bien-fait & d’une ame forte qui regarde le ſcrupule comme une grande imperfection, je me répend par divertiſſement dans cent petites libertez qui me rajeuniſſent en me retraçant les innocens plaiſirs de mon premier âge. Qui vous rajeuniſſent, reprit-elle alors, vous étes donc bien vieux ! vous ſçavez mon âge âjoutay-je, nous naquîmes vous & moy en un même temps & c’etoit ce qui faiſoit dire à tout le monde dans le temps que nous voulions encore enfans ſervir de ſage-femme à une grande poupée, que nous étions nez l’un pour l’autre. C’étoit tenir un diſcours trop libre à une perſonne prevenuë de cent leçons de modeſtie & qui tenoit encore de la ferveur du Noviciat. Je m’apperçus qu’elle deſapprouvoit ma liberté par le ſilence qu’elle garda quelque temps & par la compoſition d’un viſage que la pudeur coloroit. Quoique je ne doute point qu’elle ne prit un plaiſir ſecret à m’entendre, elle feignit de me vouloir quitter ſous le pretexte d’un exercice regulier qui la demandoit au Dortoir. Je reconnus d’abord la faute que j’avois faite d’avoir parlé avec tant d’ouverture, mais je jugay cepandant à l’air de ſon viſage & dans ſa maniere molle de me dire adieu, qu’elle n’étoit pas ſi ſcandaliſée qu’elle ſembloit l’eſtre. Ma converſation vous offence, luy di-je, Ma chere ſœur, d’un ton languiſſant : Mais vous uſerez envers moy de cette charité chrétienne qui pardonne tout, ſi je vous avoüe ingenument & à ma confuſion que je ne changeray que tres-difficilement, que mes Directeurs me reprochent tous les jours que je ſuis toûjours le même ; & qu’il me ſemble au contraire que vous avez déja atteint le degré d’une vertu tres-éminente. Ce fut alors qu’elle reprit : Ne me flattez point, mon tres-cher Pere, ne flattez point une créature ſi peu avancée dans les voyes de la grace, d’une élevation qui doit purement ſon eſtre à vôtre complaiſance ; à peine ay-je fait un pas dans la vie purgative & je ſuis la plus imparfaite de toute la Communauté.

Quoique les charmes du viſage de la ſœur Angelique & un retour de penſée ſur l’ancienne familiarité dans la quelle nous avions paſſé nôtre jeuneſſe m’animaſſent à luy repondre des plaiſanteries, je ne m’echappé point néanmoins à en debiter, jugeant bien que pour me lier avec elle d’un commerce d’amitié qui me procureroit dans la ſuite du plaiſir, je devois m’inſinüer plus delicatement dans ſon eſprit. Mes diſcours devinrent plus religieux, je me contrefis, & m’érigeay en faiſeur de reflexions ſpirituelles. Je repliquay à ſon humble aveu, que je beniſſois Dieu de ce qu’il luy donnoit la grace de ſe conformer à ce conſeil Evangélique : Qui veut qu’apres que nous avons fait nôtre devoir avec toute l’exactitude poſſible, nous nous eſtimions encore des ſerviteurs inutils.

Ce changement d’entretien luy plut. Elle prit plaiſir de m’entretenir de ſpiritualité & moy j’ajuſtois à ſes propos le mieux qu’il m’etoit poſſible des amas de reflexions que l’on m’avoit fait faire ſur les Conférences de Caſſien pandant le temps de mon Noviciat. Comme ce Livre eſt un des premiers qu’on met entre les mains de ceux à qui on veut donner les premiers élemens de la vie ſpirituelle, la Sœur Angelique fit connoître par ſes reparties qu’elle étoit fort verſée dans la lecture de cet Auteur. Elle me dit même ſur quelque choſe que j’avois avancé d’aſſez à propos, que je tenois ces bons ſentimens de l’étude d’un Livre dont elle goûtoit beaucoup les maximes, par ce qu’il traittoit de tous les vices & des moyens qu’on pouvoit avec ſuccez employer pour les combattre. Elle âjouta enſuitte, qu’elle n’étoit pas fort éclairée, mais qu’elle ſe ſervoit avec avantage & beaucoup de fruit des Inſtitutions de ce Grand homme qui avoit parfaitement reconnu le fort & le foible des Moines, qui avoit ſondé & decouvert toutes leurs playes & leur avoit fourni de remedes conformes & propres à leur guériſon. Il eſt vray, inrerrompi-je alors, que Caſſien traitte ſçavamment & par ordre des ſept pechez capitaux que l’on appelle vulgairement mortels ; Mais il me ſemble, à moy qui le lit toûjours dans ſa langue naturelle qui eſt d’un latin fort dur, qu’il auroit beſoin de Commentaire. Je le lis de la maniere dont on l’a nouvellement traduit en françois, pourſuivit-elle, & je ne trouve point que cet Auteur ait des obſcuritez impenetrables. Si vous m’honnorez de quelque viſite pandant le temps de ce Careſme, que vous étes deſtiné à ſervir de compagnon à nôtre Predicateur, nous confererons ſur ces Conferences, & j’eſpere qu’avec le ſecours d’enhaut nos converſations ſeront l’un pour l’autre & inſtructives & édifiantes. Je ne me preſenteray pas ſeule au Parloir. Ma ſœur de ſaint Placide qui eſt une Religieuſe âgée ſeulement de dix-neuf ans, mais dont la ſageſſe dément les années, m’y ſervira de compagne & poura m’aider à reſoudre les objections que vous pourez former ſur la matiere qui ſera miſe ſur le tapis.

C’etoit juſtement où j’attendois la Sœur Angelique. J’aurois paſſé avec bien du chagrin le temps d’un Carême qui déſole par ſa longueur & qui mortifie tout à fait par le jeune qu’il preſcrit, ſi les privautez dans lesquelles j’entrois de jour en jour avec les Sœurs Angelique & de ſaint Placide ne m’en avoient adouci la rigueur. Nous rompîmes cette premiere converſation ſans pouſſer les choſes plus loin & nous nous ſéparâmes apres nous eſtre, ſelon la coutume du Monachiſme, recommandé aux ſaintes prieres des uns & des autres.

Cette premiere entrevuë ſe fit le jour du Dimanche qui précedoit le mercredi des Cendres & ce fut dés ce jour auquel on fait reſſouvenir à l’Homme d’où il tire ſon origine, que je me rendis au Parloir où les Sœurs Angelique & de ſaint Placide me parurent ſous les charmes d’un embompoint ſi digne d’eſtre menagé, que je débutay dés leur abord à déclamer contre la rigueur du Carême, comme d’un ennemi qui perſecutoit tous les ans ſi cruellement une innocente beauté. Outre que j’étois en ce rencontre un peu étourdi, & qu’il m’auroit été difficile de faire un autre compliment ſur le champ à une belle Inconnuë, je jugeay bien aux yeux de la Sœur Placidie dont le brillant le diſputoit au vif l’autre qu’elle n’etoit point de ces critiques ridicules qui cenſurent à la legere. Je liſois ſur ſon viſage & dans ſon maintien l’air d’une devotion aiſée & je ne fus pas trompé dans ce ſentiment, par ce qu’au lieu de rencontrer une Myſantrope, je trouvay en elle la fille du monde la plus ſpirituelle & la plus galante. Je diray en paſſant pour ſatisfaire la curioſité de ceux qui deſireroient que je leur fiſſe le portrait de ces deux jeunes veſtales, que l’une étoit blonde & que l’autre tiroit ſur le chatain ; Que la Sœur Angelique croit extremement belle de viſage & d’un port majeſtueux & que la Sœur de ſaint Placide iſſuë d’une des plus illuſtres famille de la ville de Paris n’ayant pas les traits du viſage ſi reguliers avoit ce Je-ne-ſcay-quoy qui donne de l’amour & trace ou reveille de chatoüilleuſes idées. Et que Celle-ci étoit d’une taille mediocre & bien priſe, qu’elle avoit le maintien décontenancé & le marcher un peu lubrique, diſpoſition à laquelle l’inclination du cœur & de l’eſprit ne repondoit pas mal.

A l’invective que j’avois faite contre le Carême, la Sœur de ſaint Placide, que nous appellerons dorénavant Placidie, comme la Sœur Angelique ſimplement Angelique, pour eviter la chute trop frequente du terme ennuyeux de Sœur, Placidie, dis-je ajoûta en riant que ce Moiſſonneur d’embompoint ne devroit exercer ſa tyrannie que ſur les Gens du ſiecle ; Qu’on ne devroit point luy permettre l’entrée de Cloîtres & que la ſuite de la vertu Religieuſe & de la vie Monaſtique étoit aſſez penible ſans qu’on jonchât la voye qui conduit à la perfection de maigreurs qui en rendent l’image affreuſe. Juſques-là nous étions demeuré debout. Nous prîmes donc des ſieges & alors Angelique qui s’étoit tûë fournit la matiere à une converſation qui dura une heure & demie, en diſant que Caſſien ſoutenoit que la mortification étoit de toutes les conditions dans le Chriſtianiſme & que les Moines la devoient recevoir avec dautant plus de juſtice & d’ardeur qu’en ſacrifiant leur liberté aux loix d’une Regle, ils renonçoient à tous les plaiſirs dont le monde enyvre ſes partiſans.

Soit que ce diſcours ne ſemblât pas aſſez ſolide à Placidie, parce qu’il n’établiſſoit rien en faveur de la matiere agitée, ſoit que le Jeûne ne fut pas fort de ſon goût, ſoit qu’enfin elle voulût faire briller ſon eſprit par une oppoſition affectée, elle interrompit Angelique & ſoûtint contre ce qu’elle venoit d’avancer ſous l’authorité de Caſſien, que ce ſentiment n’étoit point de cet Auteur, qu’elle étoit preſte de le juſtifier ; Qu’elle preſumoit qu’il auroit bien pu avancer que la mortification devoit eſtre reçuë avec ardeur, mais non pas avec juſtice, ce qui même ne ſe devoit pas entendre de toute ſorte de mortification, de celle de l’eſprit & non pas de celle du corps. Je diſois que celle-ci raiſonnoit juſte, pour l’animer davantage ; & pour ne pas faire tomber Angelique dans la confuſion, je l’engageay en me tournant vers elle de prier Placidie d’expliquer ſa penſée. Placidie qui avoit beaucoup de preſence d’eſprit & de vivacité prevint ſa demande & ſoûtint que les mortifications ne devoient eſtre propoſées qu’à ceux qui étoient obligez de détruire le vice par l’habitude de la vertu qui luy eſt oppoſée ; Que le jeûne ne devoit eſtre preſcrit & embraſſé avec juſtice que par ceux qui commettent les excez qui luy ſont contraires & que n’eſtant pas ordinaire de voir que la repletion du boire & du manger domine dans le Cloître, le Carême en devoit eſtre banni comme un Tyran ou pluſtôt comme le diffamateur de l’innocence. Angelique méditoit ſa réponſe quand ma voix s’étant rencontrée avec la ſienne, apres quelque conteſtation civile, je fis cette objection à Placidie. Mais, ma tres-chere Sœur, le Carême, c’eſt à dire les jeûnes, & les abſtinences, ne ſont elles oppoſées qu’aux excés qui ſe commettent dans le boire & dans le manger ? Et ces inſtrumens de mortification n’enviſagent-ils point la deſtruction de quelqu’autre vice ? A quel autre vice feroit-il la guerre ? repliqua Placidie. A quel autre vice ? reprit-Angelique, à l’orgueil & à la… vous m’entendez bien. Ouy, ouy, pourſuivit Placidie, au vice oppoſé à la chaſteté. Je vous entens aſſez, mais j’ay de la peine à comprendre comment le Jeune & l’Ambition, l’Abſtinence & la Luxure ſont antipathiques, ſi ce n’eſt qu’en ce qu’un corps mal nouri, paſle, languide & extenüé ſe faiſant moins regarder eſt moins ſujet aux mouvemens de la vanité & de l’amour propre qu’on pouroit tirer de ſa bonne grace ; ou qu’un ſang moins abondant & moins boüillant fourniſſant moins à la production de ces éguillons actifs & vites qui par leur agitation forment l’eſprit luy donne moins ſujet de briller ; Ce qui ſeroit proprement répandre de l’huile ſur tout un habit de conſequence pour en effacer une tache. Car quand à ce qui regarde l’autre vice qu’il voudroit détruire, il eſt tres-certain qu’il le fomente, par ce qu’il échauffe le corps extraordinairement. Il échauffe le corps ! s’écria en riant, Angelique. L’eau échauffé ! Hé, d’où tire-t’-elle cette vertu. Je m’imaginois qu’il n’y avoit que les eſprits de quelque liqueur, que le ſuc des bonnes viandes & des chairs delicates qui fiſſent cet effet. Elles me demanderent alors quel étoit mon ſentiment là-deſſus ? à quoy je repliquay, voulant les flatter toutes deux ; Que la queſtion étoit problematique ; Que generalement parlant, il étoit vray que des bons ſucs ſe formoit le bon ſang & que du ſang la chaleur tiroit ſon principe ; Mais auſſi que le ſentiment de tous les Medecins & l’experience commune juſtifioit que les grands jeûnes échauffent les Reins & le Cerveau & que ſi de la delicateſſe du manger ſe forme le ſang d’où le corps tire ſa nouriture & la chaleur, il n’y auroit perſonne au monde plus échauffé que ceux qui obſervent le Carême, puisque le poiſſon dont on uſe communement en ce temps a toûjours paſſé ſans contredit pour la viande la plus delicate qui ſe puiſſe ſervir ſur la table des Grands ; ſentiment conforme à celuy de l’Antiquité qui traittoit les gourmands, les friands & les delicats d’Ictiofages, c’eſt à dire dans le terme grec franciſé de Mangeurs de poiſſon.

L’eſprit de ces deux jeunes filles n’étoit pas tellement préoccupé, qu’elles ne s’apperçuſſent bien que je faiſois pluſtôt parler la complaiſance que je n’approfondiſſois leurs raiſons. Elles me priérent donc de briſer là-deſſus & de convenir de la matiere qui ſeroit tous les jours celle de nos converſations. Je leur dis que ſi elles vouloient agréablement paſſer un temps ſale par la neceſſité de la ſaiſon, & par les loix de l’Egliſe chagrinant, je me préterois tout entier à elles, pourvu qu’elles ne s’offençaſſent pas de la liberté qui devoit eſtre inſeparable des entretiens de ſeul-à-ſeul. J’ajoûtay que quoi qu’elles fuſſent deux, je les croiois aſſez intimes Amies pour eſtre dépoſitaires des communes confidences, & je les conjuré enſuitte de vouloir s’élever au deſſus de ces timiditez pueriles qui leur feroient avoir de la repugnance à dire des choſes pour rire. Placidie qui avoit beaucoup de diſpoſition à la galanterie ſoûrit à ma propoſition & frappant Angelique du coude luy dit ? En verité, j’aime le Pere de cette humeur, il y a beaucoup à apprendre avec luy & ſelon toutes les apparences, il ne tiendra qu’à nous que nous ne goutions les plaiſirs d’une charmante converſation. Il eſt vray, interrompit Angelique, Mais ma ſœur, ſongeons un peu à nos obligations. Cet Exercice penible de Confeſſion à la quelle on nous oblige deux fois la ſemaine me fermera la bouche & les oreilles ſi la converſation de plaiſante & de libre dégenere en licencieuſe. Nous ne porterons, repri-je alors les choſes que juſqu’où vous le jugerez à propos ; je dependray abſolument de vous & il vous ſera permis de m’impoſer le ſilence lors que la pudeur ſe ſentira legerement bleſſée. Vous n’étes pas capable de paſſer les bornes de la Modeſtie religieuſe, dit galamment Placidie. Cepandant nous ne ſerons pas ſi ſeveres que nous ſupprimions un bon mot, ſi de ſa declaration dépend la beauté d’un recit.

Hé bien donc, pourſuivit-Angelique, ſur quel ſujet nous égayerons-nous ? Nous nous étions déja propoſé les Conferences de Caſſien ; mais je prevoy bien que le ſerieux ne devant point étre de nos entretiens, nous ne confererons avec luy que dans nos cellules & qu’il ſeroit à propos que chacun ſe preparaſt au recit de quelqu’Hiſtoriete, qu’on s’efforceroit de rapporter le plus fidellement & dans les termes les plus plaiſans qu’il ſeroit poſſible. J’ay un vieux livre qui m’en fournira aſſez & je n’apprehende point d’en manquer. Ho, ho, reprit Placidie vous n’auriez pas grande peine, vôtre viande ſeroit toute digerée. Non, non, outre que tout ce que vous pouriez recueillir dans cet Ancien n’auroit ni grace ni ſel, je doute fort qu’il contienne autre choſe que des contes de vieille & je ne croy pas qu’elles ayent toutes enſemble de quoy me faire rire. Je ſuis du ſentiment de Madame, repri-je, s’il m’étoit permis de determiner la matiere qui devroit eſtre celle de nos entretiens, il me ſemble qu’il ſeroit à propos qu’un chacun rapportât quelque avanture de ſa jeuneſſe, quelqu’Hiſtoire dont il fut l’Auteur ou enfin dont il eut entendu faire le recit, qui ſeroit toûjours bien reçuë pourvû qu’elle renfermât dans ſa ſubſtance, dans les mots, dans le tour ou dans la chûte quelque choſe de riſible. Ce ſera pour vous en donner une legere idée & un modelle tel quel, que je vais vous regaler du recit en vers d’une Hiſtoriette qui ſortit de ma plume il y a quelques jours, ſans néanmoins que je veuille vous obliger de vous ériger en Poëteſſes pour rimer un conte. Bon, bon, m’interrompirent-elles toutes deux avec un treſſaillement qui marquoit leur impatience. Commencez, nous vous en conjurons, nous nous reglerons ſur vous. Ce fut donc pour flatter leur demangeaiſon, que je leur fis ce recit.