Les Entretiens de la grille/Le ventre libre
Un Gentil-homme des plus anciennes familles de la Province, faiſant ſes études chez les Jeſuites de Clermont en Auvergne, conteſta opiniatrement avec ſon Regent qui luy fit donner le foüet publiquement en claſſe, quoiqu’il fut déja âgé de dix-huit ans. Il conſerva toute ſa vie le reſſentiment de cette injure & le fit un jour éclatter à la confuſion de celuy qui l’avoit ému & à la honte d’un autre qui quoique innocent de l’affront étoit ſuffiſamment criminel par ce qu’il tenoit compagnie à un autre. Il arriva que ce Regent fut creé Recteur du College de Clermont douze ans aprés l’inſulte faite. Nôtre Gentil-homme en eſt inſtruit, il le va feliciter de ſa nouvelle dignité, fait le chien couchant, le conjure de vouloir permettre qu’il entretienne avec luy un commerce d’amitié tant qu’ils ſeront voiſins, luy offre le chateau & à toute ſa Communauté & le prie enfin de venir paſſer quelques jours de divertiſſement avec luy. Nôtre Jeſuite luy temoigne ſa gratitude, s’imagine que l’âge & l’experience ayant formé ce jeune-homme, il ſe ſentoit obligé de marquer à ceux à qui il devoit les premiers élemens des bonnes mœurs ſa reconnoiſſance, il reçoit ſes offres, s’engage de parole à luy venir rendre de frequentes viſites, ce qu’il executa huit jours aprés. Ce Gentil-homme fit à ce nouveau Recteur l’accueil du monde le plus favorable, le regala ſplendidement pandant trois jours ; au bout des quels, il fut propoſé une partie de chaſſe à la quelle la nobleſſe voiſine donna les mains. Nos Jeſuites en furent contez quoi qu’ils conjuraſſent par modeſtie la Compagnie de les en vouloir exempter. La partie fut concluë pour le landemain. On ſe leva matin. Un ſplendide déjeûné fut preparé. Quinze Gentil-hommes s’y trouverent. Nos Jeſuites mangent & boivent comme les autres, ſans ſçavoir la vertu de la liqueur que l’on leur avoit préparé. L’eau dont ils meloient leur vin étoit remplie de gomme gutte delayée & fonduë qu’ils burent copieuſement pour monſtrer par là leur moderation. Tout eſt préſt, chacun monte qui ſur des chevaux, qui ſur des mules ; Nos Jeſuites grimpent les leurs. On s’éloigne à petit pas d’une demi-lieuë du village. La proye eſt decouverte, on lance, on pique, on s’échauffe. Les plus qualifiez avertis du tour joüé tiennent fidelle mais tres-importune compagnie à nos Jeſuites. La gomme gutte qui veut operer leur donne de mortelles tranchées. Il leur ſeroit honteux de mettre pied à terre en raſe campagne pour ſe decharger d’un fardeau plus leger qu’incommode ; le Recteur tire ſon breviaire de ſa poche, feint de vouloir dire ſon Office & obtient par cette ruſe la liberté de demeurer ſeul en la compagnie de ſon Frere. Ils ne furent pas pluſtôt éloignez du gros qu’ils ſe plaignirent l’un à l’autre des douleurs qu’ils ſouffroient. L’un & l’autre ſe met en poſture à l’ombre de ſon Mulet & fait une plantureuſe ſelle. Ils remontent, ſont de nouveau acoſtez. La drogue qui avoit ouvert les paſſages, les preſſe plus que jamais. Ils conjurent la Compagnie de les laiſſer en liberté faire quelques quart-d’heure de meditation, ce qui leur ayant été accordé, vous les auriez vû de dix pas en dix pas l’un aprés l’autre mettre les voiles au vent. Le Gentil-homme averti de l’embaras où ſe trouvoit le pauvre Recteur detourne ſa proye, en ſorte qu’en un moment nos Jeſuites ſe virent environnez d’une meute de chiens & d’une compagnie de jeunes-hommes qui prirent un ſingulier plaiſir de les voir en une ſi naturelle poſture.
Voila mon Hiſtoire, pourſuivi-je ; Mais toutes celles que nous avons rapporté juſques-icy vous & moy ne ſont pour la plus part que de Oüy-dire ou des choſes à l’avanture des qu’elles d’autres que nous ont fourni la matiere. Hé quoy ! nôtre jeuneſſe auroit-elle été ſi ſterile en agréables incidens que nous ne puſſions pas nous-même devenir le ſujet de quelqu’Hiſtoriette ! Perdons, perdons un peu de cette incommode pudeur qui nous prive du plaiſir de nous divertir à nos depens. Repaſſons ſur nôtre premier âge. Les douceurs que la Jeuneſſe ne goûte qu’imparfaitement, deviennent des plaiſirs ſolides à l’âge plus avancé. C’eſt pour vous porter à mon exemple à faire dorenavant l’Hiſtoire de votre vie que je me prepare à vous entretenir demain du plaiſant tour qui me fut joüé par la malice de cinq ou ſix jeunes Demoiſelles aidées du pernicieux conſeil de quelques Femmes paſſionées pour le jeu.
Elles témoignerent qu’elles conſentoient à tout. La Sœur Placidie en particulier m’aſſura que je ne manquerois pas d’avantures & que ſi ma memoire m’etoit aſſez infidelle pour ne m’en pas fournir aucune, elle ſuppleroit à mon deffaut & r’appelleroit bien certaines galantes choſes dont elle avoit entendu faire le recit. Vous m’obligerez, luy reparti-je, de me vouloir mettre ſur le tapis. Madame Angelique peut auſſi ne s’éloignant point du même ſujet, nous avoüer quel mouvement la porta à ſe venir jetter toute nuë certain jour entre mes bras. Vous ne pouvez pas, ajoûtay-je en m’addreſſant à elle ne vous reſſouvenir pas du temps au quel nous fumes forcez ou de paſſer incommodement une nuit ou de coucher ſept enſemble. Cette facheuſe nuit & la confuſion qui m’arriva le landemain me fut trop ſenſible pour en avoir perdu ſitôt la memoire, repliqua alors Angelique. Hé bien, repri-je, cela ſuffit, nous ſommes tous trois gros de quelque plaiſant recit. A demain.
Nous nous ſéparâmes là-deſſus aprés nous eſtre donnez les mains autant que la largeur d’une grille jalouſe nous le pouvoit permettre ; familiarité qui nous diſpoſoit à une privauté plus grande.
L’impatience où elles étoient de m’entendre, fit qu’elles ſe rendirent au Parloir de meilleure heure que de coutume. Auſſitôt que je m’y fus preſenté, elles s’abandonnerent à un ris ſi demeſuré que j’en parus tout décontenancé. Je m’informe du ſujet d’une joye ſi extraordinaire & j’appris qu’elles s’étoient entretenu de quelque choſe dont elles me refuſerent abſolument la communication. Il fallut ſe conſoler de la perte. Nous nous aſsîmes le plus prés qu’il nous fut poſſible de la Grille & je ſus le premier qui debita ſon Hiſtoire. La voicy.