Les Entretiens de la grille/La queue de hareng

(attribution contestée par P. Pia)
(p. 26-29).

Quelques-unes de nos jeunes Sœurs intimes amies s’entretenoient tres-privément enſemble, ſans faire reflection qu’une Panſionnaire encore enfant ne perdoit rien de leur converſation, qui tomba ſans que je m’en ſouvienne préciſément par quelle occaſion ſur le mot de queuë. Ce mot arreſta ce petit cercle tout court. Il apprêta aux unes à rire & excita la cenſure des autres. Fy, Fy, dit une de celles-cy, ce terme eſt tres-deshonnête, vous avez tort, ma Sœur, de vous en ſervir. Il offence la modeſtie religieuſe & bleſſe la pudeur de nôtre ſexe. Cette ſentence renduë contre le mot de queuë ne fit qu’exciter la curioſité des autres. Elles s’entreregardoient & ſe demandoient les unes aux autres ce que ce terme pouvoit ſignifier de vilain, quand celle qui avoit prononcé le fy, fy, pourſuivit que puisqu’elles deſiroient d’eſtre inſtruites d’une vilaine choſe, affin d’éviter une autre fois de tomber dans le deffaut de s’en ſervir, Elle leur déclareroit librement ce qui en étoit. La queuë, diſoit-elle, eſt proprement ce qu’on appelle dans les hommes les parties honteuſes. Il vous ſuffit, vous étes aſſez ſavantes, jugez s’il eſt fort honneſte de mettre cet infame mot en uſage & ſi la pudeur ne devroit pas bien le ſupprimer. Ce fy, fy, rendu contre le mot de queuë fit beaucoup d’impreſſion ſur l’eſprit de la jeune Panſionnaire. Elle tomba malade, le diſputa avec la mort & étoit déja fort convaleſcente quand ſon pere qui étoit un homme de haute qualité & qui l’aimoit extremement la vint voir accompagné du premier Medecin du Roy. La petite fille eſt conduite en ſa preſence. L’Abbeſſe ſuivie des plus conſiderables de la Communauté ſe rendent au Parloir où le Duc apres quelques douceurs dites à ſa fille, s’informa d’elle, de ce qu’elle avoit mangé ce jour-là. A cette demande, mot ; l’Enfant garda un ſilence obſtiné. Manon diſcouroit volontiers de toute autre choſe, mais elle n’eut pas voulu pour quoique ce ſoit au monde repondre ſur la queſtion du manger. Le Duc s’impatiente, conjure l’Abeſſe de l’obliger à le ſatisfaire. On flatte l’enfant, on le ſollicite par des promeſſes, on uſe de menaces, mais inutilement, on ne luy tire que des larmes. La Maîtreſſe des Panſionnaires que l’on préſumoit avoir le plus d’autorité ſur ſon eſprit, fut appellée. Elle la preſſe en ſa maniere, & tira enfin de l’Enfant pour reponſe : Qu’elle avoit mangé les Parties honteuſes d’un hareng. En effet elle en avoit mangé la queuë, ajoûta Angelique, ainſi que je l’ay ſçû d’elle depuis. Cette avanture eſt recente : Mais celle dont je ſuis ſur le point de vous faire part n’eſt pas plus ancienne. Excuſez, Mon cher Pere, diſoit-elle, s’addreſſant à moy ſi vous venez le dernier en date, comme vôtre Conte ſera ſans-doute le plus ſpiritüel & le meilleur, il eſt à propos de le reſerver pour la bonne bouche. Pour la bonne bouche ? interrompi-je, je doute fort que l’Hiſtoire que je vous dois, vous ſoit en fort bonne odeur. Mais n’importe, n’importe. Pourſuivez, chere Angelique. Elle obéit & nous conta qu’en l’Abbaïe de Joüare, il s’étoit ému un different qui avoit penſé renverſer toute la maiſon.