CHAPITRE VII




Comment on s’élève au-dessus de la crainte.

Qu’est-ce qui nous fait redouter un tyran? — Ses gardes, dit-on, et leurs épées; les officiers de sa chambre, et tous ces gens qui repoussent quiconque se présente. — Pourquoi donc alors les enfants, qu’on amène près d’un tyran entouré de ses gardes, ne s’en effraient-ils pas? N’est-ce point parce que les enfauts ne comprennent pas ce que sont les gardes? A son tour, l’homme qui comprendrait ce qu’ils sont, et que ce sont des épées qu’ils tiennent, mais qui viendrait devant le tyran précisément avec la volonté de mourir et en cherchant par qui se faire tuer aisément, craindrait-il les gardes, lui aussi? — Non, parce qu’il voudrait justement ce qui les fait redouter des autres. — Mais alors, si quel qu’un arrivait devant le tyran, sans tenir absolument à vivre ou à mourir, mais prêt à l’un ou à l’autre, suivant l’événement, qu’est-ce qui l’empêcherait de s’y présenter sans crainte? — Rien. — Eh bien! si nous avions à l’endroit de notre fortune, de nos enfants, de notre femme, les sentiments de cet homme à l’endroit de son corps; ou si, simplement par égarement et par désespoir, nous nous trouvions dans une disposition d’esprit telle qu’il nous fût indifférent de les conserver ou de ne pas les conserver; si, à l’exemple des enfants qui, en jouant avec des coquilles, ne se préoccupent que du jeu et ne s’inquiètent guère des coquilles, nous étions, nous aussi, indifférents aux objets eux-mêmes, sans autre pensée que de jouer avec et de nous en servir, qu’aurions-nous encore à craindre d’un tyran? Qu’aurions-nous à redouter de ses gardes et de leurs épées?

Et quand l’égarement chez nous, quand la coutume chez les Galiléens, suffisent à donner cette disposition d’esprit, le raisonnement et la démonstration ne pourraient apprendre à personne que c’est Dieu qui a tout fait dans le monde, et qu’il a fait ce monde dans son ensemble indépendant et sans autre fin que lui-même, tandis que les parties n’en existent que pour les besoins du tout! Les autres êtres sont hors d’état de comprendre son administration, mais l’animal raisonnable a les moyens de démêler tout à la fois qu’il est une partie du tout et une telle partie, et qu’il est convenable que les parties subissent les lois de l’ensemble. De plus, né avec un cœur noble, avec une âme grande et libre par nature, il voit que dans le milieu où il vit il y a des choses dont il est le maître et dont il dispose, tandis qu’il y en a d’autres qui sont dans la dépendance et sous la main d’autrui; que celles dont il est le maître sont celles qui sont laissées à son libre arbitre, et celles dont il n’est pas le maître, celles qui n’y sont pas laissées; il voit, par suite, que s’il ne place son bien et son intérêt que dans les premières seules, dans celles dont il est le maître et dont il dispose, il sera indépendant, calme, heureux, au-dessus de toute atteinte, élevé d’esprit, religieux, reconnaissant à Dieu de toute chose, ne se plaignant jamais de ce qui arrive en dehors de sa volonté, et ne blâmant quoi que ce soit; tandis que, s’il place son bien dans les choses extérieures, qui ne sont pas laissées à son libre arbitre, il trouvera forcément des empêchements, des entraves, et la servitude sous ceux qui ont en leur pouvoir les objets de ses admirations et de ses terreurs; que forcément alors il deviendra impie, en se croyant maltraité par Dieu; injuste aussi, parce qu’il cherchera toujours à acquérir plus qu’il n’a; forcément encore, bas et petit de cœur.

Avec ces idées, qu’est-ce qui nous empêche d’avoir une vie douce et légère à porter, attendant tranquillement tout ce qui peut arriver, et nous résignant à ce qui est arrivé déjà? Veux-tu que la pauvreté soit mon lot? Apporte; et tu sauras ce qu’est le rôle de pauvre avec un bon acteur. Veux-tu que j’aie pour lot les magistratures? Apporte, et les fatigues avec. Veux-tu que j’aie l’exil? En quelque lieu que je m’en aille, j’y serai bien. Car, si je suis bien ici, ce n’est pas à cause du lieu, mais à cause de mes manières de voir, et je les emporterai partout avec moi. Nul ne peut me les enlever. Seules elles sont bien à moi, sans qu’on puisse me les prendre; et il me suffit de les avoir, quelque part que je sois, quelque chose que je fasse. — Mais voici le moment de mourir! — Que dis-tu? De mourir? Ne grossis pas les choses d’une façon théâtrale: dis que voici le moment où ma substance va se décomposer dans les éléments dont elle est composée. Et qu’y a-t-il là de terrible? Est-il donc rien qui doive périr dans ce monde? Et que peut-il arriver qui doive surprendre et qui n’ait sa raison d’être? Serait-ce donc pour cela que le tyran est à craindre? Serait-ce pour cela que ses gardes se montrent avec leurs épées longues et pointues? A d’autres ces erreurs! Moi j’ai tout examiné, et je sais que personne n’a prise sur moi. Dieu m’a donné la liberté; je connais ses commandements; personne ne peut aujourd’hui me faire esclave; j’ai pour garantir ma liberté un magistrat tel qu’il le faut, des juges tels qu’il les faut. Tu es le maître de ma vie; mais que m’importe! Tu es le maître de ma fortune; mais que m’importe! Tu es le maître de m’exiler, de me mettre aux fers! Eh bien! je te concède tout cela, avec mon corps même tout entier, lorsque tu le voudras. Mais fais l’essai de ton pouvoir, et tu verras où il s’arrête entre tes mains.

Qui donc puis-je craindre encore? Les officiers de ta chambre? Que vont-ils me faire? Me renvoyer? Qu’ils me renvoient, s’ils me surprennent à vouloir entrer. — Que viens-tu faire à ma porte alors? — Je crois devoir prendre ma part du jeu, tant que le jeu dure. — Qui empêche alors qu’on ne te renvoie? — C’est que je ne tiens pas à entrer, si l’on ne me reçoit pas. Ce qui se fait est toujours ce que je préfère; car je crois ce que Dieu veut supérieur à que ce que je veux moi-même. Je serai toujours à ses côtés comme un serviteur, comme un homme de sa suite; je m’unis à lui d’efforts, de désirs, de volonté en un mot. Ce n’est pas moi qu’on renvoie, mais ceux qui veulent forcer la porte. — Et pourquoi ne pas tenir à la forcer? — Parce que je sais qu’au-dedans on ne distribue rien de bon à ceux qui sont entrés. Quand j’entends vanter le bonheur de quelqu’un, parce qu’il a reçu de César quelque dignité, je me dis: « Que lui arrive-t-il? Une préfecture. Mais lui arrive-t-il aussi l’opinion qu’il en doit avoir? Une charge de procurateur. Mais lui arrive-t-il aussi la façon de s’y conduire? » A quoi bon alors me faire repousser de force? Jetez des raisins secs et des noix, les enfants les ramassent en hâte, et se battent entre eux; les hommes ne le font pas; c’est trop peu de chose pour eux. Mais jetez des coquilles, les enfants eux-mêmes ne les ramasseront pas. Eh bien! on distribue des prétures; c’est aux enfants d’y voir. On distribue de l’argent; c’est aux enfants d’y voir. On distribue des généralats, des consulats; que les enfants les pillent; qu’ils se fassent renvoyer et frapper; qu’ils baisent la main de celui qui les donne, et jusqu’à celle de ses esclaves; il n’y a là pour moi que des raisins secs et des figues. Que doit-on donc faire? Si tu les manques quand on les jette, ne t’en inquiète pas; si une figue arrive dans ta robe, prends-la et mange-la; il t’est permis de faire assez de cas des figues pour cela. Mais quant à me baisser, quant à faire tomber quelqu’un .ou me faire renverser par lui, quant à flatter ceux qui ont leurs entrées, la figue n’en vaut pas la peine, non plus qu’aucun de ces biens que les philosophes m’ont appris à ne pas regarder comme des biens.

Montre-moi les épées des gardes. — Vois comme elles sont longues et pointues! — Eh bien! que font ces épées si grandes et si pointues? — Elles tuent. — Et la fièvre, que fait-elle? Pas autre chose. Que fait une tuile? Pas autre chose. Veux-tu donc que je m’extasie et me prosterne devant tous ces objets; que je sois leur esclave partout où j’irai? A Dieu ne plaise! Bien loin de là, dès que je sais que ce qui est né doit périr, pour que le monde ne s’arrête pas entravé dans son mouvement, peu m’importe que ce soit la fièvre, une tuile ou un soldat qui me fasse périr. Et même, s’il me fallait choisir, je sais bien que c’est le soldat qui me ferait mourir le plus doucement et le plus vite. Alors donc que je ne crains rien de ce que le tyran peut me faire, et que je ne désire rien de ce qu’il peut me donner, pourquoi m’extasier et me déconcerter devant lui? Pourquoi avoir peur de ses gardes? Pourquoi me réjouir s’il me parle ou m’accueille avec bienveillance? Et pourquoi aller raconter aux autres comment il m’aura parlé? Est-il donc Socrate, est-il donc Diogène, pour que sa louange soit une preuve de ce que je vaux? Est-ce que je prends ses mœurs pour modèle? Non; seulement, pour continuer à jouer, je vais chez lui, et je lui obéis, tant qu’il ne me commande ni sottise ni mauvaise action. Mais s’il me dit: « Va chez Léon de Salamine. » Je lui réponds: « Cherches-en un autre, car, moi, je ne suis plus du jeu. » « Qu’on l’emmène, » dit-il. Je suis, car c’est du jeu. — Mais il prendra ta tête! — Eh bienl Est-ce qu’il gardera toujours la sienne? Et vous qui lui obéissez, garderez-vous toujours la vôtre? — On te jettera là sans sépulture. — J’y serai jeté, en effet, si mon cadavre est moi; mais si je suis autre chose que mon cadavre; parle d’une façon plus juste; dis ce qui est réellement et ne cherche pas à me faire peur. Ce sont là des épouvantails d’enfants et d’imbéciles! Il est bien digne de prendre peur et de flatter les gens qu’il flatte ensuite, l’homme qui, entré une fois dans l’école d’un philosophe, ne sait pas ce qu’il est, et n’a pas appris qu’il n’est ni sa chair, ni ses fibres, ni ses os, mais qu’il est ce qui en a l’usage, ce qui apprécie les idées et en règle l’emploi.

— Oui; mais de pareilles doctrines nous font mépriser les lois! — Et quelle est la doctrine qui donne à ceux qui la suivent plus de soumission aux lois? Mais le caprice d’un imbécile n’est pas une loi. Et cependant vois comme, à l’égard de ces gens eux-mêmes, cette doctrine nous dispose de la façon qu’il faut, elle qui nous apprend à ne leur disputer aucune des choses pour lesquelles ils peuvent être plus forts que nous. Elle nous apprend à céder au sujet de notre corps, à céder au sujet de notre fortune, au sujet de nos enfants, de nos parents, de nos frères; à nous détacher de tout, à renoncer à tout; elle n’en excepte que nos façons de penser, dont Jupiter a voulu faire ce qui distingue chacun de nous. Quelle violation des lois y a-t-il là? Quelle sottise? Dans les choses où tu m’es supérieur, où tu es plus fort que moi, je te cède; mais dans celles où je te suis supérieur, cède-moi à ton tour, car je me suis occupé de celles-là, et toi, non. Tu te préoccupes d’habiter au milieu des mosaïques, de te faire servir par des esclaves et des mercenaires, de porter des habits qui attirent les regards, d’avoir un grand nombre de chiens de chasse, d’avoir des joueurs de lyre et des tragédiens. Est-ce que je te dispute rien de tout cela? Mais toi, est-ce que tu t’es occupé de tes opinions? De ta raison? Sais-tu de combien de parties un raisonnement se compose? comment ces parties sont réunies et s’agencent entre elles? quelles sont les propriétés de la raison, et de quelle nature elles sont? Pourquoi donc t’indigner qu’un autre y réussisse mieux que toi, quand il s’en est occupé? — Mais c’est que ce sont là les choses les plus importantes! — Eh bien! qu’est-ce qui t’empêche de t’y adonner et d’y consacrer tous tes soins? Qu’est-ce qui est mieux pourvu que toi de livres, de loisirs, et de gens pour t’aider? Veuille seulement te tourner vers cette étude, accorder quelques-uns de tes instants à ta partie maîtresse, examiner ce qu’elle est, et d’où elle te vient, elle qui fait emploi de tout le reste, et qui juge tout, approuvant ceci et rejetant cela. Tant que tu ne t’occuperas que des choses extérieures, tu y réussiras comme personne; mais ta partie maîtresse sera ce que tu veux qu’elle soit, inculte et négligée.