CHAPITRE VI




Sur les gens qui se plaignent d’être un objet de pitié.

Je suis ennuyé, dit un tel, d’être un objet de pitié. — Cette pitié dont tu es l’objet est-elle ton fait ou celui des gens qui te plaignent? — Qu’entends-tu par là? — Est-il en ton pouvoir de la faire cesser? — En mon pouvoir: je n’ai qu’à leur montrer qu’il n’y a pas lieu de me prendre ainsi en pitié. — Eh bien! dépend-il de toi qu’il n’y ait pas lieu de te prendre en pitié, ou cela n’en dépend-il pas? Je crois, pour ma part, que cela n’en dépend pas. — Mais ces gens-là me prennent en pitié, non pour les choses où il y aurait peut-être lieu de le faire, pour mes fautes; mais pour ma pauvreté, pour ma condition de simple citoyen, pour mes maladies, pour la mort des miens, et pour cent autres causes pareilles. — Eh bien! à quoi t’apprêtes-tu? A persuader à la multitude qu’aucune de ces choses n’est un mal, et qu’il est possible de vivre heureux, même sans richesses, sans charges, et sans dignités? Ou bien à poser devant elle comme riche et puissant? Le second parti est d’un imposteur, d’un vaniteux, d’un rien qui vaille. Et vois ce qu’il te faudra pour jouer cette comédie. Il te faudra emprunter des esclaves, te procurer un certain nombre de vases d’argent, les poser en évidence, et, quoique les mêmes te servent plusieurs fois, tâcher, s’il est possible, qu’on ne les reconnaisse pas pour les mêmes; il te faudra des habits somptueux avec tout le reste de l’étalage; il te faudra paraître distingué par les grands personnages, essayer de dîner chez eux, ou du moins de faire croire que tu y dînes; et recourir pour ton corps à des moyens honteux, afin qu’il paraisse mieux fait et de plus belle venue qu’il n’est.

Voilà ce qu’il te faudra faire, si tu veux suivre la seconde route pour arriver à n’être plus un objet de pitié. Quant à la première, elle est bien longue et n’aboutit à rien. Entreprendre ce que Jupiter lui-même n’a pu faire, essayer de convaincre tous les hommes de ce que sont les vrais biens et les vrais maux! Est-ce que ce pouvoir t’a été donné? Le seul qui t’ait été donné, c’est de t’en convaincre toi-même. Et, quand tu n’en es pas encore convaincu, tu essaierais aujourd’hui d’en convaincre les autres! Est-il un homme qui soit avec toi aussi constamment que toi-même? Qui ait pour te persuader autant de moyens que toi-même? Qui ait pour toi plus de bienveillance, et qui te touche de plus près que toi-même? Comment donc ne t’es-tu pas encore persuadé à toi-même d’acquérir cette science du bien et du mal? N’est-ce pas tout prendre à rebours que de faire ce que tu fais? A quoi as-tu travaillé? Qu’as-tu essayé d’apprendre? A t’élever au-dessus des chagrins, des troubles, des humiliations; à te faire libre. Or, ne t’a-t-on pas enseigné qu’il n’y a qu’une voie qui y conduise, renoncer à toutes les choses qui ne dépendent pas de notre libre arbitre, nous en détacher, reconnaître qu’elles nous sont étrangères? Eh bien! l’opinion d’un autre sur toi, dans quelle classe de choses rentre-t-elle? — Dans celles qui ne dépendent pas de mon libre arbitre. — Elle ne t’est de rien alors? — De rien. — aussi longtemps donc que tu t’en inquiètes et que tu t’en troubles, peux-tu te croire suffisamment convaincu des vrais biens et des vrais maux?

Ne voudras-tu pas laisser là les autres hommes, et être à toi-même ton disciple et ton maître? Tu devrais dire: « Les autres verront s’il leur est utile de vivre et d’agir contrairement à la nature; pour moi, je n’ai personne qui me tienne de plus près que moi-même. Or, comment se fait-il que j’aie écouté les leçons des philosophes, que je partage leurs idées, et que dans la vie cependant je ne m’en sente pas allégé? Ma nature serait-elle si ingrate? Pourtant, dans toutes les autres choses que j’ai entreprises, on ne l’a pas trouvée trop ingrate. J’ai très-vite appris les lettres, la lutte, la géométrie, l’analyse des syllogismes. Serait-ce que leurs raisons ne m’ont pas convaincu? Mais il n’en est pas qui m’aient jamais paru aussi bonnes depuis le premier mot, et que j’aie autant adoptées. De plus, c’est à elles aujourd’hui que se rapporte tout ce que je lis, tout ce que j’entends, tout ce que j’écris; et nous n’avons pas jusqu’ici trouvé de raisons qui me parussent plus fortes. Que me reste t-il donc à faire? N’ai-je pas détruit en moi les opinions contraires? Ou bien sont-ce là des principes qui restent en moi, sans que je les applique, sans que, d’habitude, je les mette en pratique, comme des armes que j’aurais déposées quelque part, que je laisserais s’y rouiller, et qui finiraient par ne plus m’aller? Certes, pas plus comme lecteur ou comme écrivain que comme lutteur, je ne m’en tiens à la théorie: au contraire, je tourne et retourne tout ce que l’on me présente, je combine d’autres raisonnements, et jusqu’à des sophismes. Mais quant à ces connaissances indispensables, sur lesquelles il faut s’appuyer pour s’élever au-dessus de la peine, au-dessus de la crainte, au-dessus des troubles, au-dessus des entraves, pour être libre enfin, celles-là je ne les mets pas en œuvre, je ne m’y attache pas comme je devrais m’y attacher. Et je m’inquiète après cela de ce que les autres diront de moi, de l’estime dont je leur paraîtrai digne, et du bonheur que je leur paraîtrai avoir! »

Malheureux! ne veux-tu pas voir comment tu te juges toi-même, ce que tu es à tes propres yeux, en fait d’opinions, en fait de désirs, en fait de craintes, en fait de volontés, de projets, d’entreprises, ou de tout autre mode de l’activité humaine? Ah! tu t’occupes plutôt de savoir si les autres te prennent en pitié! — Oui; mais ils me prennent en pitié sans que je le mérite. — Cela te fait de la peine, n’est-ce pas? Mais celui qui éprouve de la peine n’est-il pas à plaindre? — Oui. — Comment donc dire encore qu’on te prend en pitié sans que tu le mérites? La peine même que te fait éprouver la pitié, te rend digne de pitié.

Que dit Antisthène? Ne l’as-tu pas appris? « Cyrus, c’est un lot de roi, que d’être bien, et d’entendre dire que l’on est mal. » Ma tête est en bon état, et tout le monde croit que la tête me fait mal. Qu’est-ce que cela me fait? Je n’ai point de fièvre, et tout le monde me plaint d’avoir la fièvre. « Malheureux! me dit-on, voici tant de temps que la fièvre ne te quitte pas. » Et je dis à mon tour, en prenant un air chagrin: « Oui, en vérité, voici bien longtemps que je suis malade. » — « Et qu’arrivera-t-il? » — « Ce que Dieu voudra. » Et en même temps je ris tout bas de ceux qui me prennent en pitié. Eh bien! qu’est-ce qui empêche de faire de même pour ce qui nous occupe? Je suis pauvre, mais j’ai de la pauvreté une opinion juste; que m’importe alors qu’on me prenne en pitié pour ma pauvreté! Je ne suis pas niagïstrat, et d’autres le sont, mais je pense des magistratures et de la vie privée ce qu’on en doit penser; c’est à ceux qui me plaignent de faire attention à ce qu’ils pensent. Je n’ai pour ma part ni faim, ni soif, ni froid, mais eux, parce qu’ils ont faim et soif, s’imaginent qu’il en est de même de moi; que puis-je leur faire? Vais-je parcourir la ville, et proclamer à la façon d’un crieur public: « Hommes, ne vous y trompez pas: je ne m’inquiète ni de ma pauvreté, ni de ma condition privée; je ne m’inquiète absolument que d’une seule chose, de penser juste. Voilà ce qui dépend de moi, et je ne m’occupe pas du reste. » Qu’est-ce que ce serait que ce bavardage? Et comment aurais-je des idées justes, moi qui ne me contenterais pas d’être ce que je suis, et me tourmenterais pour le paraître?

— Mais d’autres obtiendront plus que moi de richesses et d’honneurs! — Eh bien! quoi de plus rationnel que de voir ceux qui ont travaillé en vue d’une chose, avoir plus de cette chose en vue de laquelle ils ont travaillé? Ils ont travaillé pour être magistrats, toi pour penser juste; ils ont travaillé pour être riches, toi pour faire un bon emploi des idées. Vois si la chose dont ils ont plus que toi, est celle en vue de laquelle tu as travaillé, tandis qu’ils la négligeaient. Vois s’ils jugent d’une manière plus conforme à la nature, s’ils échouent moins dans ce qu’ils désirent, s’ils tombent moins dans ce qu’ils veulent éviter, si dans leurs entreprises, dans leurs projets, dans leurs efforts, ils atteignent plus sûrement leur but, s’ils font toujours leur devoir comme maris, comme fils, comme pères, et à tous les titres qui naissent de nos différentes relations. Mais ils sont magistrats et tu ne l’es pas! Consens à te dire à toi-même la vérité: tu n’as rien fait pour l’être, et eux ont tout fait. Or, il serait souverainement absurde que celui qui poursuit un but l’atteignît moins que celui qui ne s’en occupe pas. « Non, dis-tu; mais comme je m’occupe d’avoir des opinions justes, il est logique que je sois au premier rang. » Oui, pour les choses dont tu t’occupes, pour les opinions. Mais dans les choses dont d’autres se sont occupés plus que toi, cède-leur le pas; c’est comme si, parce que tu as des opinions justes, tu demandais à mieux réussir que les archers en tirant de l’arc, et que les forgerons en forgeant. Laisse de côté ta préoccupation des opinions, et tourne-toi vers les choses que tu veux obtenir; et alors pleure, si elles ne t’arrivent pas, car tu es bien digne de pleurer. Mais aujourd’hui tu nous dis que tu t’attaches à autre chose, que tu travailles à autre chose; or, le vulgaire dit très-bien qu’on ne fait pas deux choses à la fois. Un tel, levé dès l’aurore, cherche qui saluer parmi les gens du palais, à qui adresser une parole flatteuse, à qui envoyer un cadeau, comment plaire au danseur favori, comment nuire à l’un pour avoir les bonnes grâces de l’autre. Quand il prie, c’est pour cela qu’il prie; quand il offre un sacrifice, c’est pour cela qu’il l’offre. Le précepte de Pythagore,

« Ne permets pas que le sommeil entre dans tes yeux délicats, »

c’est à cela qu’il l’applique. « Qu’ai-je omis, se dit-il, en fait de flatterie? Comment me suis-je conduit? Aurais-je, par hasard, agi en homme indépendant, en homme de cœur? » Et, s’il trouve qu’il a agi de la sorte , il se le reproche et s’en accuse. « Qu’avais-tu besoin de parler ainsi? (se dit-il.) Ne pouvais-tu pas mentir? Les philosophes eux-mêmes disent qu’il est permis de faire un mensonge. Toi, au contraire, si réellement tu ne t’es jamais occupé que de faire des idées l’usage que tu en dois faire, dis-toi dès le matin, sitôt que tu es levé: « Que me manque-t-il pour m’élever au-dessus de toutes les passions, au-dessus de tous les troubles? Qui suis-je? Mon misérable corps est-il moi? Ma fortune est-elle moi? Ma réputation est-elle moi? Point du tout. Que suis-je donc? Un être animé et doué de raison. Or, que demande-t-on à un tel être? » Repasse alors dans ton esprit ce que tu as fait: « Qu’ai-je omis de ce qui conduit à la tranquille félicité? Quel acte ai-je commis qui ne soit ni d’un ami, ni d’un citoyen? A quel devoir ai-je manqué dans ce sens? » Eh bien! quand il y a entre vous une telle divergence dans les désirs, dans les actions, dans les prières, tu voudrais avoir la même part que ces gens aux choses pour lesquelles tu n’as pas travaillé, tandis que c’était pour elles qu’ils travaillaient! Et tu t’étonneras, tu te fâcheras, s’ils te plaignent! Mais eux ne se fâchent pas , quand tu les plains. Pourquoi? Parce qu’ils sont convaincus que leur lot est le bon, tandis que tu n’as pas la même conviction pour toi. C’est pour cela que tu ne te contentes pas de ce que tu as, et que tu désires ce qu’ils ont, tandis qu’ils se contentent de ce qu’ils ont, sans désirer ce que tu as.

Si, en effet, tu étais réellement persuadé que c’est toi qui as en partage les vrais biens, et qu’eux se trompent, tu ne t’inquiéterais pas de ce qu’ils disent de toi.