Les Entretiens d’Épictète/III/24

CHAPITRE XXIV




Il ne faut pas s’attacher à ce qui ne dépend pas de nous.

Que ce qu’il y a chez les autres de contraire à la nature ne soit pas un mal pour toi; car tu n’es pas né pour déchoir avec eux ni pour être malheureux avec eux, mais pour être heureux avec eux. Or, si quelqu’un est malheureux, souviens-toi qu’il l’est par sa faute; car Dieu a fait tous les hommes pour le bonheur et pour la quiétude. Il nous a donné pour cela bien des moyens dont il a voulu qu’une partie fût la propriété de chacun de nous, mais l’autre, non. Tout ce que l’on peut entraver, violenter, ou nous enlever, ne nous appartient pas en propre; mais ce que rien ne peut entraver, nous appartient en propre; et Dieu, comme il convenait à quelqu’un qui nous aime et qui nous gouverne en père, a mis les vrais biens et les vrais maux dans les choses qui nous appartiennent en propre. — « Mais j’ai quitté un tel, et cela lui fait de la peine! » — Pourquoi a-t-il cru sien ce qui n’était pas à lui? Pourquoi, lorsqu’il était si heureux de te voir, ne se disait-il pas que tu étais sujet à mourir et à changer de pays? Il porte la peine de sa sottise. Mais toi, pourquoi, et à cause de quoi, te laisses-tu abattre? Est-ce que tu n’avais pas songé à tout cela? Est-ce que, à l’instar de ces femmelettes qui ne comptent pour rien, tu t’imaginais devoir vivre toujours dans le milieu ou tu étais heureux de vivre, dans le même pays, avec les mêmes gens, avec les mêmes occupations? Aujourd’hui te voilà assis à pleurer, parce que tu ne vois plus les mêmes personnes, et que tu ne vis plus dans le même pays! Ah! tu as bien mérité d!être plus misérable que les corbeaux et les corneilles, qui peuvent voler où ils le veulent, transporter leurs nids, et traverser les mers, sans gémir, et sans regretter leur précédent séjour! — « Oui, dis-tu, mais c’est parce qu’ils n’ont pas la raison qu’ils se conduisent ainsi. » — Ainsi donc les Dieux nous ont donné la raison pour notre désavantage, pour notre malheur, pour que nous vivions misérables et dans les pleurs! Ou faudra-t-il que tous les hommes soient immortels, que personne ne change jamais de pays, que ndus personnellement nous n’en changions jamais, et prenions racine dans un même endroit, comme les plantes? Si quelqu’un de ceux avec qui nous vivons change de pays, nous faudra-t-il nous asseoir tout en pleurs; puis, s’il revient, danser et battre des mains, comme le font les enfants?

Ne nous sevrerons-nous donc jamais, et ne nous rappellerons-nous pas ce que les philosophes nous ont dit? Si ce ne sont pas des charlatans que nous écoutions en eux, ce monde est une république, dont tous les citoyens sont formés d’une même substance. Il faut que les choses y tournent dans un cercle; que les unes y cèdent la place aux autres; que celles-ci se décomposent, et que celles-là naissent; que celles-ci restent dans le même état, et que celles-là changent. Mais cet univers est peuplé d’amis; ces amis sont les Dieux d’abord, puis les hommes que la nature a faits les uns pour les autres. Il faut tantôt qu’ils vivent ensemble, tantôt qu’ils se séparent; mais, ensemble, il faut qu’ils soient heureux les uns par les autres; et, quand ils se séparent, il faut qu’ils n’en soient pas tristes. Outre que la nature a donné à l’homme l’élévation de l’àme et la force de dédaigner tout ce qui ne dépend de son libre arbitre, il a l’avantage de ne pas prendre racine, de n’être pas attaché au sol, et de passer d’un lieu à un autre, tantôt parce que ses besoins l’y poussent, tantôt pour le simple plaisir de voir.

C’est là ce qui arriva à Ulysse,

« Qui vit les villes et connut l’esprit de tant d’hommes. »

C’est ce qui était aussi arrivé avant lui à Hercule, qui parcourut la terre entière,

« En quête des crimes et des vertus des hommes, » pour frapper et punir les premiers, et pour rétablir les secondes dans leurs droits. Et cependant combien d’affections on peut croire qu’il a eues dans Thèbes! Combien dans Argos! Combien dans Athènes! Combien ne s’en fit-il pas dans ses courses à travers le monde, lui qui prenait femme partout où l’occasion semblait s’en présenter à lui, et qui s’y donnait des enfants, qu’il quittait ensuite, sans pleurer, sans gémir, parce qu’il ne les laissait pas orphelins! Ne savait-il pas, en effet, que nul homme n’est orphelin, mais qu’il y a un père qui partout et toujours s’occupe d’eux tous? Car ce n’était pas comme un vain mot, qu’il avait entendu dire que Jupiter était le père de tous les hommes; il le croyait et l’appelait son père, et c’était les yeux fixés sur lui, qu’il faisait tout ce qu’il faisait. Aussi pouvait-il vivre heureux partout. Mais jamais ne peuvent se trouver ensemble le bonheur et le désir de ce que l’on n’a pas. Celui qui est heureux doit avoir tout ce qu’il désire; il doit ressembler à un homme repu; ni la soif, ni la faim ne doivent se trouver en lui. — « Mais Ulysse regrettait son épouse, et pleurait assis sur une pierre! » — Suis-tu donc Homère en toute chose, et jusque dans ses fables? D’ailleurs, si Ulysse a réellement pleuré, que peut-on en dire, sinon qu’il était malheureux? Or, quel est le Sage qui est malheureux? Ce monde est réellement mal gouverné, si Jupiter n’y veille pas sur ses concitoyens, pour qu’ils soient heureux semblablement à lui; et une telle supposition ne peut s’admettre sans injustice et sans impiété. Si Ulysse pleurait et gémissait, ce n’était pas un sage. Qui est sage en effet, sans savoir ce qu’il est? Et qui peut savoir ce qu’il est, sans se rappeler que tout ce qui est né doit périr, et que les hommes ne peuvent être toujours ensemble? Or, désirer l’impossible, est le propre d’un esclave et d’un sot, le propre d’un homme qui combat Dieu, son hôte, par la seule arme qui soit en son pouvoir, par sa façon de penser.

— « Mais ma mère pleure, quand elle ne me voit plus. » — Eh bien! pourquoi n’a-t-elle pas étudié notre doctrine? Je ne veux pas dire par là que tu ne doives pas faire d’efforts pour qu’elle ne pleure plus, mais que tu ne dois pas vouloir à toute force une chose qui est en dehors de toi. Le chagrin des autres est en dehors de moi; le mien seul est à moi. Je ferai cesser à toute force le mien, car cela dépend de moi; quant à celui des autres, j’y ferai mon possible, mais je n’entreprendrai pas de l’apaiser à toute force. Autrement, je ferai la guerre à Dieu, je lutterai contre Jupiter, j’entrerai en ligne avec lui pour le gouvernement du monde; et le châtiment de cette lutte, de cette révolte contre Dieu, ne retombera pas seulement sur les enfants de mes enfants, mais encore sur moi-même, la nuit aussi bien que le jour; des songes me feront m’élancer de mon lit; je serai toujours troublé; je tremblerai dans l’attente de chaque nouvelle; ma tranquillité dépendra des lettres d’autrui. « Quelqu’un arrive de Rome, » dirai-je; « ah! pourvu que ce ne soit pas un mal! » Mais quel mal peut-on te faire là où tu n’es pas? « Quelqu’un arrive de Grèce. Ah! pourvu que ce ne soit pas un mal! » diras-tu encore. Et c’est ainsi que tous les pays peuvent contribuer à ton malheur. Ce n’était pas assez que tu fusses malheureux par le lieu où tu es, il faut encore que tu le sois de par delà les mers, et par l’effet d’une lettre. Est-ce ainsi que tu es à l’abri de tout? — « Mais si mes amis de là-bas viennent à mourir? » — Eh bien! des mortels seront morts; qu’y aura-t-il autre chose? Voudrais-tu tout à la fois vieillir et ne voir la mort d’aucun de ceux que tu aimes? Ne sais-tu pas que dans un long espace de temps doivent forcément arriver bien des événements de toute espèce? Qu’un tel doit succomber à la fièvre, un tel sous les coups des voleurs, cet autre sous les coups d’un tyran? L’air ambiant, les amis, le froid, le chaud, l’excès de nourriture, les voyages par terre et par mer, les vents, les accidents de toute sorte, sont cause que l’un périt, que l’autre est exilé, que celui-ci nous quitte pour une ambassade, et celui-là pour une expédition militaire. Assieds-toi donc en t’ébahissant de tout, pleure, souffre, sois malheureux, à la merci d’autrui, et non pas d’un ou de deux, mais de mille et de mille encore!

Est-ce là ce que tu as appris des philosophes? Est-ce là ce qu’ils t’ont enseigné? Ne sais-tu pas que la vie est une campagne? Il faut qu’un tel soit de garde, que tel autre s’éloigne en éclaireur, et tel autre pour combattre. Il n’est possible ni bon que tous restent dans le même lieu. Mais toi, peu soucieux d’accomplir les ordres de ton général, tu te mets à l’accuser, quand il t’a commandé quel que chose de difficile, sans songer à ce que tu fais de l’armée dans la mesure de tes forces. Si tous t’imitaient, personne ne creuserait le fossé, personne ne ferait les palissades autour du camp, personne ne veillerait, personne n’affronterait le péril; on ne verrait personne s’acquitter de son service. De même sur un navire: embarqué comme matelot, empare-toi d’une place, et restes-y obstinément; s’il te faut monter au mat, refuse; s’il te faut courir à la proue, refuse; quel est le pilote qui te supportera alors, et quine te chassera pas comme un meuble inutile, comme un embarras, comme un mauvais exemple pour les autres matelots? C’est la même chose ici: la vie de chacun de nous est une campagne, et une campagne longue et variée. Il te faut faire ton devoir de soldat, tout exécuter sur un seul signe du général, deviner même ce qu’il veut. Car le général de tout à l’heure n’est l’égal du nôtre, ni par sa puissance, ni par l’excellence de sa nature. Et tu te trouves, toi, muni d’un grand commandement, placé à un poste qui n’est pas peu honorable: tu es sénateur. Ne sais-tu pas qu’un tel homme doit peu s’occuper de sa maison, être presque toujours loin de chez lui, pour commander, pour obéir, pour remplir une magistrature, pour conduire une expédition, ou pour rendre la justice? Et tu voudrais rester à la façon des plantes, attaché et enraciné au même lieu! — « Cela serait si doux! » Qu’est-ce qui le nie? Mais c’est une douce chose aussi qu’un gâteau, une douce chose aussi qu’une belle femme. Ceux qui font de la volupté le but de la vie, parlent-ils autrement que toi?

Ne vois-tu pas de quels hommes tu parles le langage? C’est le langage des Épicuriens et des débauchés. Et toi qui agis comme eux, et qui penses comme eux, tu viendras nous tenir les raisonnements de Zénon et de Socrate! Ne rejetteras-tu pas bien loin de toi ce dont tu te pares, sans qu’il t' appartienne? Que veulent les Epicuriens et les débauchés, si ce n’est de dormir à leur gré et sans gêne, de bâiller tout à loisir quand ils sont levés, de se laver le visage, de lire ou d’écrire ensuite à leur fantaisie, de débiter des sornettes avec approbation de leurs amis, quoi qu’ils aient pu dire, de sortir pour se promener, de prendre un bain après une courte promenade, puis de manger, puis de se mettre au lit, pour passer la nuit comme il est naturel à de pareils individus de la passer? A quoi bon dire comment? Ne peut-on pas le deviner? Eh bien! dis-moi quel est le genre de vie que tu désires à ton tour, toi le sectateur de la vérité, de Socrate et de Diogène. Qu’est-ce que tu veux faire à Athènes? Ces mêmes choses, et pas d’autres? Pourquoi donc alors te dis-tu Stoïcien? Quoi! ceux qui se targuent à faux du titre de citoyen romain sont punis sévèrement; et ceux qui se targuent à faux d’un caractère et d’un nom si respectables, si augustes, devraient être renvoyés impunis? N’est-il pas vrai que cela ne se peut? N’est-il pas vrai qu’il y a une loi divine, une loi toute puissante, à laquelle nul ne peut se soustraire, qui inflige les plus grands châtiments à ceux qui ont fait les plus grandes fautes? Et que dit cette loi? Que celui qui se sera attribué les qualités qu’il n’a pas, soit un vantard et un vaniteux. Que celui qui s’oppose à l’ordre de choses établi par Dieu, soit vil et esclave: à lui le chagrin, à lui l’envie, à lui la sensiblerie; pour tout dire en un mot, à lui le malheur et les larmes.

— « Quel est ton avis? Veux-tu que je fasse la cour à un tel, et que je me présente à sa porte? » — Si la raison le demande, pour ta patrie, pour ta famille, pour l’humanité, pourquoi ne le ferais-tu pas? Tu ne rougis pas de te présenter à la porte d’un cordonnier, lorsque tu as besoin de chaussures, ni à celle d’un jardinier, lorsque tu as besoin de laitues; pourquoi rougirais-tu de te présenter à celle des riches, lorsque tu as quelque besoin analogue? — « Oui, mais je ne m’extasie pas devant le cordonnier. » — Eh bien! ne t’extasie pas devant le riche non plus. — « Je ne vais pas pour flatter le jardinier. » — Ne flatte pas le riche non plus. — « Mais comment alors obtiendrai-je de lui ce que je désire? » — T’ai-je dit d’y aller pour l’obtenir atout prix? Ne t’ai-je pas dit simplement d’y aller pour faire ce que tu dois faire? — « Pourquoi donc m’y présenterai-je alors? » — Pour y aller; pour faire ton devoir de citoyen, ton devoir de frère, ton devoir d’ami. Souviens-toi seulement que c’est chez un cordonnier que tu vas, chez un vendeur de légumes, qui n’a à sa disposition rien de grand ni de respectable, si cher qu’il vende sa marchandise. Tu vas là comme on va vers des laitues. Elles valent une obole, et non pas un talent. Qu’il en soit de même vis-à-vis du riche. Dis-toi: « La chose vaut la peine de se présenter à sa porte. Soit! J’irai. Elle vaut la peine de lui parler. Soitl Je lui parlerai. Mais il faudrait aussi lui baiser la main et le flatter par quelque compliment! Ecartons cela: ça vaudrait un talent. Il n’est utile ni à moi, ni à la ville, ni à mes amis, que le citoyen et l’ami honnêtes périssent en moi.»

— « Mais, si je ne réussis pas, je semblerai n’y avoir pas mis tous mes soins! » — As-tu donc oublié de nouveau pourquoi tu y allais? Ne sais-tu pas que le Sage n’agit jamais en vue de paraître, mais en vue de bien faire? — « Ehl que lui sert d’avoir bien fait? » — Quand on écrit le nom de Dion, à quoi sert-il de l’écrire comme il doit l’être? « — A l’écrire. » — N’est-ce pas là une récompense? Et veux-tu pour l’homme de bien une récompense plus grande que d’agir suivant l’honnêteté et la justice? A Olympie tu ne veux qu’une seule chose, être couronné aux jeux olympiques, et cela te semble suffisant. Eh bien! te semblera-t-il donc de si petite et de si mince valeur, d’être un Sage et un homme heureux? Quand c’est pour cela que Dieu t’a introduit dans la cité, quand tu dois dès maintenant y faire œuvre d’homme, vas-tu demander encore le sein de ta nourrice? Vas-tu te laisser détourner et amollir par les lamentations de femmelettes imbéciles? Ne cesseras-tu donc jamais d’être un petit enfant? Ne sais-tu pas qu’en agissant comme un enfant, on est d’autant plus ridicule qu’on est plus âgé?

A Athènes, ne voyais-tu personne? N’allais-tu chez personne? — « Je voyais qui je voulais. » — Ici aussi veuille voir les gens, et tu verras qui tu voudras; fais-le seulement sans t’abaisser, sans désir comme sans peur, et de ton côté tout sera bien. Mais ce bien ne tient pas à tes sorties, ni à tes stations devant la porte des gens; il tient à ton âme, à tes principes. Si tu n’attaches pas de prix à ce qui est en dehors de toi et de ton libre arbitre, si tu ne regardes comme tien rien de tout cela, mais ceci seulement, les opinions et les conceptions vraies, les efforts, les désirs, les craintes légitimes, quelle place peut-il y avoir encore chez toi pour la flatterie, pour la servilité? Comment peux-tu regretter encore ici ta tranquillité de là-bas, et les lieux dont tu avais l’habitude? Attends un peu, et tu auras bientôt l’habitude de ceux-ci. Puis, à leur tour, quand tu les auras quittés, pleure-les et regrette-les, si ton cœur de lâche est ainsi fait.

— « Mais comment alors aimer mes amis? » — Comme aime une âme élevée, comme aime un homme heureux. Jamais la raison ne nous commande de nous abaisser, de pleurer, de nous mettre dans la dépendance des autres, d’accuser les Dieux ou les hommes. Aime tes amis, en te gardant de tout cela. Mais, si ton amitié pour tes amis, à la façon dont tu entends cette amitié, doit te rendre esclave et misérable, il ne t’est pas bon d’aimer tes amis. Et qui t’empêche de les aimer, comme on aime des gens qui doivent mourir, qui doivent s’éloigner? Est-ce que Socrate n’aimait pas ses enfants? Si; mais il les aimait en homme libre, en homme qui se souvient que ce sont les Dieux qu’il doit aimer avant tout. Aussi ne s’écarta-t-il jamais de ce qui convenait à un homme de bien, ni dans sa défense, ni dans la fixation de sa peine, ni avant quand il était sénateur ou soldat. Nous, tous les prétextes nous sont bons pour être lâches: à l’un c’est son enfant, à l’autre c’est sa mère, à l’autre ce sont ses frères. Or, notre devoir est au contraire de n’être malheureux par personne, mais heureux par tout le monde, et surtout par Dieu qui nous a faits pour cela.

Dis-moi: Est-ce que Diogène n’aimait personne, lui qui avait tant de bonté, tant d’amour pour l’humanité, qu’il a supporté avec bonheur toutes ces fatigues et toutes ces misères corporelles, pour l’intérêt général des hommes? Mais comment aimait-il? Comme devait aimer un ministre de Jupiter: avec affection pour les gens, mais aussi avec soumission à Dieu. C’est ainsi que (seul), il eut pour patrie toute la terre, et non pas tel pays en particulier. Fait prisonnier, il ne pleura pas Athènes, les gens avec qui il y vivait, les amis qu’il y avait; mais il se mit à vivre avec les pirates eux-mêmes, en essayant de les corriger. Puis, quand il fut vendu, il vécut à Corinthe comme il avait vécu auparavant à Athènes; et, s’il était allé jusque chez les Perrhèbes, il y aurait vécu de même. C’est ainsi qu’on se fait libre. C’est pour cela qu’il disait: « Depuis qu’Antisthène m’a fait libre, je n’ai jamais été esclave. » Et comment Antisthène l’avait-il fait libre? Ecoute-le parler: « Il m’a fait connaître ce qui est à moi et ce qui n’est pas à moi: que parents, proches, amis, réputation, lieux auxquels je suis fait, occupations dont j’ai l’habitude, tout cela n’est pas à moi. Qu’est-ce qui est donc à moi? L’usage des idées. Voilà, comme il me l’a montré, ce qui est libre en moi, ce qui est indépendant, ce qui est au-dessus de toute contrainte possible; ce que nul ne peut forcer à être autrement que je le veux. Qui donc après cela a prise sur moi? Philippe? Alexandre? Perdiccas? Le grand roi? Comment l’auraient-ils? Pour pouvoir être dominé par les hommes, il faut commencer bien auparavant par se laisser dominer par les choses. » Celui dont ne triomphent ni le plaisir, ni la peine, ni la vanité, ni la richesse, celui qui peut, quand bon lui semble, cracher pour ainsi dire son corps tout entier à la face de quelqu’un, et s’en aller ainsi, de qui celui-là est-il esclave? De qui est-il sujet? Si, parce que Diogène vivait heureux à Athènes, il s’était laissé dominer par l’habitude d’y vivre, il se serait mis à la merci du premier venu. Quiconque était plus fort que lui aurait été le maître de lui faire de la peine. Mais te l’imagines-tu flattant les pirates, pour qu’ils le vendissent à quelque Athénien; pour qu’il pût revoir et le beau Pyrée, et la longue muraille, et l’Acropolis? Toi, que serais-tu quand tu les reverrais? Un esclave, un valet, un homme avili! Et que te servirait-il alors de les revoir? Cela ne pourrait te servir que si tu les revoyais en homme libre. Or, montre-nous comment tu les reverrais en homme libre.

Celui, en effet, qui t’enlève à ton séjour habituel, devient ton maître; et il te dit: « Tu es mon esclave, car il dépend de moi de t’empêcher de vivre comme tu veux; il dépend de moi de t’affranchir; il dépend de moi de t’abaisser. Si je le veux, tu retrouveras la joie, et, plein d’impatience, tu partiras pour Athènes. » Que répondras-tu à qui te réduit ainsi en servitude? Qui lui opposeras-tu qui ait le pouvoir de t’affranchir? Ou n’est-il pas vrai que tu n’oseras même pas le regarder en face, et que, laissant là des discussions trop longues, tu le supplieras de te laisser partir? Homme, ton devoir serait de t’en aller en prison le cœur joyeux, hâtant le pas, et devançant ceux qui t’y conduisent. Et tu craindras de vivre à Rome, par regret de la Grèce! Et, quand il te faudra mourir, tu viendras à ce moment encore pleurer de vant nous, parce que tu ne pourras plus voir Athènes, ni te promener dans le Lycée! Est-ce donc pour cela que tu as quitté ton pays? Est-ce pour cela que tu as cherché à te mettre en rapports avec quelqu’un qui pût te servir? Et te servir à quoi? A mieux analyser un syllogisme? A mieux t’orienter dans un raisonnement hypothétique? Et c’est pour ce motif que tu as laissé ton frère, ta patrie, tes amis, ta famille! Tu voulais leur revenir avec cette belle science! Ainsi, quand tu quittais ton pays, ce n’était pas pour arriver au calme et à la tranquillité de l’âme; pour devenir invulnérable; pour apprendre à ne plus accuser personne, à ne plus faire de reproches à personne; pour que nul ne pût plus te nuire, et que tu pusses ainsi être avec, tous ce que tu dois être en dépit de tous les obstacles! C’est une belle marchandise que tu es venu chercher là, des syllogismes, des sophismes, des raisonnements hypothétiques! Si c’est là ton idée, va t’établir sur la place publique avec une enseigne, comme les vendeurs de drogues. Ah! ne déclareras-tu pas plutôt que tu ne sais pas même les choses que tu as apprises, pour ne point servir à décrier l’enseignement comme inutile? Quel mal t’a fait la philosophie? Quel tort t’a causé Chrysippe, pour venir ainsi prouver par des faits l’inutilité de tous ses travaux? N’avais-tu pas assez de toutes tes misères de là-bas, de toutes tes causes de lamentations et de larmes, sans t’éloigner encore de ton pays? Voulais-tu leur en ajouter d’autres? Si tu fais de nouvelles connaissances, de nouveaux amis, tu auras de nouvelles causes de larmes; de même si tu t’attaches à un nouveau pays. Pourquoi donc vis-tu, si c’est pour entasser chagrins sur chagrins, afin d’être malheureux? Et c’est là ce que tu appelles aimer tous tes amis! Mais les aimer de quelle façon, o homme? Si cette façon était bonne, elle ne serait la cause d’aucun mal. Si elle est mauvaise, je n’ai rien à faire d’elle. Je suis né pour être heureux; je ne suis pas né pour être malheureux.

Comment donc se préparer à ce que je demande? Le premier moyen, le moyen le meilleur, le moyen souverain, celui qui est la clé de tout, pour ainsi dire, c’est de ne s’attacher à personne que comme à une chose qui peut nous être enlevée, comme à une chose qui est de la même nature que les vases d’argile et les coupes de verre. Que le vase se brise, et, nous rappelant ce qu’il était, nous ne nous troublerons pas. De même ici, quand tu embrasses ton enfant, ton frère, ton ami, ne te livre jamais tout entier à ton impression, ne laisse jamais ton bonheur aller aussi loin qu’il le voudrait; mais tire en arrière, et modère-le; fais comme ceux qui marchent derrière le triomphateur, et qui l’avertissent qu’il est homme.

Donne-toi à toi-même cet avertissement: « Tu embrasses quelque chose de périssable; tu embrasses quelque chose qui n’est pas à toi, quelque chose qui t’a été donné pour un moment, et non pour ne t’être jamais enlevé, et pour t’appartenir sans réserve. Il en est de cet être comme des figues et des raisins, qui te sont donnés à un moment précis de l’année, et que tu serais fou de désirer pendant l’hiver. » Si tu désirais ton fils ou ton ami, quand il ne t’est pas donné de les avoir, ce serait, sache-le bien, désirer des figues en hiver. Ce qu’est l’hiver par rapport aux figues, les événements qui résultent de l’ensemble des choses le sont par rapport à ce qu’ils nous enlèvent. Désormais donc, au moment où tu jouiras de quelqu’un, mets-toi devant les yeux la scène contraire. Quel mal y aurait-il, quand tu embrasses ton enfant, à te dire tout bas, en parlant de lui, « Tu mourras demain; » et de même, en embrassant ton ami, « Tu partiras demain, ou, si ce n’est toi, ce sera moi; et ainsi nous ne nous verrons plus? » — Mais ce sont là des paroles fâcheuses! — Eh bien! dans les enchantements aussi il y a des mots fâcheux; mais on ne s’en inquiète pas, parce qu’ils servent. Qu’ils servent, cela suffit. Qualifies-tu donc de fâcheux d’autres mots que ceux qui désignent de mauvaises choses? C’est un mot fâcheux que lâcheté; ce sont des mots fâcheux que, bassesse, chagrin, affliction, impudeur. Voilà des mots qui sont réellement fâcheux. Et cependant personne ne doit hésiter à les prononcer pour se préserver des choses. Appelleras-tu donc fâcheux un mot qui désigne un fait tout naturel? Dis alors que c’est aussi une expression fâcheuse que celle-ci, « On coupe les épis, » car elle signifie la fin des épis. Heureusement qu’elle ne signifie pas celle du monde. Appelle fâcheux aussi le mot qui désigne la chute des feuilles, et celui qui désigne les figues sèches, parce qu’elles remplacent les figues fraîches, et celui qui désigne les raisins secs, parce qu’ils remplacent les raisins frais.

Il n’y a dans tout cela que des transformations des choses les unes dans les autres; il n’y a point là d’anéantissement. Ordre, règle, disposition de l’ensemble, voilà tout ce qu’il y a là; et il n’y a pas autre chose dans un départ: ce n’est qu’un petit petit changement. Pas autre chose dans la mort: ce n’est qu’un grand changement. L’être actuel s’y change, non point en non être, mais en quelque chose qui n’est pas actuellement. — « Est-ce donc que je ne serai plus? » — Si, tu seras; mais tu seras quelque autre chose dont le monde aura besoin en ce moment. Tu n’es pas né, en effet, quand tu l’as voulu, mais quand le monde a eu besoin de toi.

Aussi, le Sage se rappelant qui il est, d’où il vient, et de qui il est né, ne s’occupe que d’une seule chose, de jouer son rôle conformément à l’ordre et à la volonté de Dieu. « Veux-tu que je continue de de vivre? Oui; mais libre, et le cœur haut, comme tu l’as voulu. Car tu m’as créé indépendant en tout ce qui m’appartient. N’as-tu plus besoin de moi? Qu’il soit fait à ton gré! Je ne suis resté jusqu’à présent que pour toi, et non pour un autre; à présent je pars pour t’obéir. — Et comment partiras-tu? — Encore comme tu l’as voulu: comme un être libre, qui est ton ministre, et qui a l’intelligence de tes ordres et de tes défenses. Mais tant que je reste dans ton empire, que veux-tu que je sois? Gouvernant, ou simple citoyen? Sénateur, ou plébéien? Soldat, ou général? Précepteur, ou maître de maison? Quel que soit le poste, quelles que soient les fonctions que tu m’assignes, comme le dit Socrate, je mourrai mille fois avant de les abandonner? Où veux-tu que je vive? A Rome? A Athènes? A Thèbes? A Gyaros? Veuille seulement ne pas m’y oublier. Si tu m’envoies où je ne pourrai vivre conformément à la nature humaine, je m’en irai; mais ce sera sans te désobéir, car tu m’auras sonné la retraite. Ce ne sera pas là te faire défaut (puisse une tel chose ne m’arriver jamais!), ce sera comprendre que tu n’as plus besoin de moi. Mais, tant qu’il me sera possible de vivre conformément à la nature, je ne chercherai pas d’autre lieu que celui où je serai, pas d’autres hommes que ceux avec qui je serai. »

Voilà ce qu’il te faut avoir présent à la pensée, et le jour et la nuit. Voilà ce qu’il te faut écrire, ce qu’il te faut lire, ce dont il te faut parler, et à toi-même et aux autres. Dis-leur: « Peux-tu m’aider à cela? » Puis (au besoin), vas en trouver un autre, et un autre encore. Après cela, s’il t’arrive quel qu’une de ces choses dont nous disons qu’elles sont en dehors de notre volonté, t’y être attendu sera tout d’abord pour toi un grand soulagement. Car c’est beaucoup que de pouvoir se dire à propos de tous ceux que l’on perd: « Je savais que je l’avais engendré mortel. » Tu te diras de même encore: « Je savais que j’étais né pour mourir, que j’étais né pour voyager, pour être exilé, pour être jeté en prison. Puis, si tu rentres en toi-même, si tu cherches à quelle classe appartient ce qui t’arrive, tu te rap pelleras bien vite que c’est à la classe des choses qui ne dépendentpas de ton libre arbitre, qui ne sont pas tiennes. « En quoi cela m’intéresse-t-ill » (diras-tu alors.) Puis viendra la réflexion capitale: « Qu’est-ce qui te l’a envoyé? C’est ton chef, c’est ton gêné rai, c’est ta ville, c’est la loi de ta ville, consens-y donc; car il faut toujours, et en toute chose, obéir à la loi. » Puis, quand ton imagination te tourmentera (car cela ne dépend pas de toi), combats-la et dompte-la à l’aide de ta raison: ne lui permets pas de prendre des forces et de se lancer au dehors, pour t’y montrer ce qu’elle veut, et comme elle le veut. Si tu es à Gyaros, ne te reprérente pas la vie de Rome, ni tous les plaisirs que tu avais quand tu y habitais et que tu aurais si tu y retournais; applique-toi uniquement à ce que doit faire celui qui vit à Gyaros, pour vivre à Gyaros en homme de courage. Si tu es à Rome, ne te représente pas la vie d’Athènes; ne t’occupe que de la vie de Rome.

Puis, à la place de tous les plaisirs, mets celui de comprendre que tu obéis à Dieu, et que tu joues ici le rôle du Sage, non par ce que tu dis, mais par ce que tu fais. Quelle chose en effet que de pouvoir se dire: « Ce dont les autres dissertent pompeusement dans les écoles, et ce qu’ils regardent comme des paradoxes, moi je l’accomplis aujourd’hui. Ce sont mes vertus qu’ils analysent sur leurs bancs; c’est sur moi qu’ils discutent; c’est moi dont ils font l’éloge. Jupiter a voulu que j’eusse en moi-même la preuve que toutes ces vertus sont possibles. Il a voulu, pour ce qui le regarde, voir par moi s’il pouvait avoir un soldat tel qu’il le faut, un citoyen tel qu’il le faut; et, pour les autres hommes, il a voulu me présenter à eux comme un témoin qui leur dit au sujet des choses qui ne dépendent pas de notre libre arbitre: Voyez! c’est en vain que vous vous effrayez, et c’est sans raison que vous désirez ce que vous désirez. Ne cherchez pas le bien au dehors, cherchez-le en vous-mêmes; autrement, vous ne le trouverez pas. C’est pour cela qu’aujourd’hui il me conduit ici, que demain il m’envoie là, qu’il me montre aux autres hommes, pauvre, sans pouvoir et malade; qu’il m’envoie à Gyaros; qu’il me conduit en prison. Il ne me hait pas (loin de nous cette pensée!); car qui peut haïr le meilleur de ses serviteurs? Il ne me néglige pas, lui qui ne néglige pas le plus humble des êtres. Il m’exerce; il se sert de moi comme d’une preuve vivante pour les autres hommes. Et, quand il m’a assigné un pareil service, je m’occuperais encore de l’endroit où je suis, des gens avec qui je suis, et de ce qu’ils disent de moi! Je ne me donnerais pas tout entier à Dieu, à ses commandements, à ses ordres! »

Si tu as constamment ces maximes entre les mains, si tu les médites constamment, et fais qu’elles se présentent d’elles-mêmes à ta pensée, tu n’auras jamais besoin de personne pour t’encourager et te fortifier. Ce qui est honteux, ce n’est point de ne pas avoir de quoi manger, mais de ne pas avoir assez de raison pour écarter de soi la crainte et les chagrins. Or, une fois que tu te seras mis au-dessus du chagrin et de la crainte, y aura-t-il encore pour toi des tyrans, des gardes, des Césariens? Souffriras-tu encore de la nomination des autres, et de ce qu’ils offrent des sacrifices au Capitule en remercîment de leurs charges, toi qui as reçu de Jupiter une telle magistrature? Seulement ne te donne pas de grands airs à cause d’elle, et ne fais pas le glorieux. Contente-toi de la révéler par tes actes; et, quand personne ne la connaîtrait, qu’il te suffise d’être sage et heureux pour toi-même.