Les Entretiens d’Épictète/III/23


CHAPITRE XXIII




Contre ceux qui lisent ou discutent par désir de se montrer.

Commence par te demander ce que tu veux être; puis, après cela, fais ce que veut ton métier. Car, dans les autres parties, c’est presque toujours ainsi que nous voyons les choses se passer. Ceux qui se destinent àl’arène commencent par décider ce qu’ils veulent être, puis, après cela, ils agissent en consé quence. Si tu veux fournir la grande course, voici ta nourriture, voici tes promenades, voici tes frictions, voici tes exercices; si tu ne veux courir que le stade, tout cela changera; si tu veux être pentathle, tout changera encore. Tu trouveras la même chose dans les arts. Si tu veux être charpentier, voici ce que tu auras à faire; si tu veux être fondeur, voilà. Car, si nous ne rapportons pas chacune de nos actions à un but, nous agissons au hasard; et, si nous la rapportons à un autre but que celui qu’il faudrait, nous nous égarons.

Reste à déterminer le but général et les buts particuliers. Le premier, c’est d’agir comme un homme. Qu’est-ce que cela implique? De ne pas agir comme un mouton, tout en étant bon; ni comme un méchant, à la façon des bêtes fauves. Quant aux buts particuliers, ils varient avec la profession de chacun, et avec, la vie qu’il a choisie. Que le musicien agisse comme un musicien; le charpentier, comme un charpentier; le philosophe, comme un philosophe; l’orateur, comme un orateur. Lors donc que tu nous dis: « Venez ici, et entendez-moi vous faire une lecture, » prends garde d’abord d’agir ainsi sans but; puis, si tu trouves un but à ton acte, prends garde qu’il ne soit pas celui qu’il faut. Cherches-tu à être utile? Ou ne cherches-tu que des éloges?

Dès que l’on parle ainsi, on entend le personnage nous dire: « Que m’importent les éloges de la multitude! » Et il a raison. Car ces éloges ne sont rien non plus pour le musicien, en tant que musicien; pour le géomètre, en tant que géomètre. Tu veux donc être utile! Mais à quoi? Dis-nous-le, pour que nous aussi nous courions t’entendre. Et maintenant, quelqu’un peut-il faire profiter les autres, s’il n’a pas commencé par profiter lui-même? Non. Celui qui n’est pas charpentier ne peut nous aider à devenir charpentier, ni celui qui n’est pas cordonnier, à devenir cordonnier.

Veux-tu donc savoir situ as profité? Philosophe, apporte-nous ici tes principes. Que se propose-t-on, quand on désire une chose? — De ne pas la manquer. — Et quand on cherche à l’éviter? — De ne pas y tomber. — Eh bien! nous, réalisons-nous ce que nous nous proposons dans ces deux cas? Dis-moi la vérité. Si tu me trompes, je te dirai: « Tel jour, parce qu’on avait été moins empressé à venir t’entendre, moins empressé à t’acclamer, tu t’es retiré tout honteux. Tel autre, parce que tu avais été applaudi, tu te promenais par l’assemblée, en disant à chacun: Comment m’as-tu trouvé? — Admirable, maître, par mon salut! — Et comme j’ai dit ce passage! — Lequel? — Celui où j’ai fait le portrait de Pan et des Nymphes. — Merveilleusement. » Et tu viendras me dire que tu ne désires et ne redoutes rien que conformément à la nature! Va-t’en le faire accroire à un autre. L’autre jour n’as-tu pas loué tel individu contrairement à ce que tu en pensais? N’as-tu pas adulé le fils de tel sénateur? Voudrais-tu donc que tes enfants lui ressemblassent? — A Dieu ne plaise! — Pourquoi donc tant de flatteries et tant d’attentions pour lui? — C’est un jeune homme merveilleusement doué, et un auditeur très-intelligent. — Comment le sais-tu? — Il m’admire. — Tu nous as dit ta vraie raison. Mais que te figures-tu donc? Crois-tu que ces gens-là ne te méprisent pas en secret? Quand un homme qui a la conscience de n’avoir jamais rien dit ni rien pensé de bon, trouve un philosophe qui lui dit: « Quelle nature d’élite! Quelle honnêteté! Quelle pureté! » que crois-tu qu’il se dise, si ce n’est: « Voici un homme qui a besoin de moi? » Si je me trompe, dis-moi ce qu’il a fait qui soit l’œuvre d’une nature d’élite. Voici ce qu’il a fait: il a été assidu près de toi pendant un certain temps. Il t’a écouté parler; il t’a écouté lire. Mais en est-il plus modeste? A-t-il fait un retour sur lui-même? A-t-il le sentiment de sa misère? S’est-il dépouillé de sa présomption? Cherche-t-il un maître? — Il en cherche un, dis-tu. — Pour lui enseigner comment il faut vivre? Non pas, sot que tu es; mais pour lui enseigner comment il faut parler; car c’est pour ta façon de parler qu’il t’admire. Ecoute ce qu’il dit: « Voici un homme qui écrit avec la dernière habileté , beaucoup mieux que Dion. » C’est là tout. Dit-il: « Voici un homme plein de retenue et de probité, un homme que rien ne trouble? » Si il parlait ainsi, je lui dirais: « Puisque cet homme est si probe, qu’est-ce donc en lui que la probité? » Et, s’il ne pouvait me le dire, j’ajouterais: « Commence par apprendre ce que tu dis; et ne parle qu’après. » Et c’est dans cette triste situation d’esprit, c’est quand tu t’extasies devant ceux qui t’applaudissent, c’est quand tu comptes tes auditeurs, que tu prétends ôtre utile aux autres! — « Aujourd’hui, dis-tu, j’ai eu beaucoup plus d’auditeurs! » — « Oui, beaucoup. Cinq cents, ce me semble. » — « Vous ne savez ce que vous dites! Mettez-en mille. Jamais Dion n’en a eu autant. Et comment les aurait-il? Puis, comme ils écoutent ma parole! C’est que le beau, Monsieur, agit jusque sur les pierres elles-mêmes! » Et c’est là le langage d’un philosophe! Ce sont là les sentiments du futur bienfaiteur de l’humanité! C’est là l’homme qui a écouté la raison, qui a lu les livres socratiques comme on lit des livres socratiques, et non pas comme on lit des livres de Lysias ou d’Isocrate! Au lieu de lire: « Je me suis souvent demandé avec surprise par quels raisonnements » C’est ceci qu’il faut lire: « Par quelle raison? » Car cet ouvrage-ci vaut mieux que l’autre. Et ces livres socratiques, les avez-vous lus d’une autre façon qu’on ne lit des chansonnettes? Si vous les lisiez comme il faut, vous ne vous attacheriez pas à toutes ces frivolités; mais vous fixeriez plutôt votre attention sur ceci: « Anytus et Melytus peuvent me tuer; ils ne peuvent me nuire; » et sur ceci encore: « Je suis de nature à ne m’attacher qu’à une seule chose en moi, à la raison qui, bien considérée, me paraît la meilleure. » Aussi, quelqu’un a-t-il jamais entendu dire à Socrate: « Je sais et j’enseigne? » Loin de là: il avait pour chacun un maître à qui l’adresser. Les gens venaient donc le prier de les présenter à des philosophes; et il les y menait et les recommandait. Est-ce que cela n’est pas vrai? Est-ce qu’il leur disait, en les reconduisant: « Viens m’entendre parler aujourd’hui dans la maison de Codratus? Eh! pourquoi irais-je t’entendre? Veux-tu me montrer que tu sais disposer les mots élégamment? Tu sais les disposer, ô homme! Mais quel bien cela te fait-il? — Applaudis -moi. — Qu’entends-tu par t’applaudir? — Dis-moi: « Ah!» et « C’est merveilleux! » — Eh bien! je le dis. Mais, si les applaudissements doivent porter sur quelque chose que les philosophes placent dans la catégorie du bien, qu’est-ce que j’ai à applaudir en toi? Si. c’est une bonne chose que de bien parler, prouve-le moi, et je t’applaudirai.

Quoi donc! serait-ce qu’il doit m’être désagréable d’entendre bien parler? A Dieu ne plaise! Il ne m’est pas désagréable non plus d’entendre jouer de la lyre; mais est-ce une raison pour que je doive me tenir là debout à jouer de la lyre? Ecoute ce que dit Socrate: « Hommes, il ne convient pas à mon âge de me présenter devant vous en arrangeant mes discours, comme le fait un jeune homme. » Il dit: « comme le fait un jeune homme. » C’est qu’en réalité, c’est une jolie chose que de savoir choisir et disposer ses mots, que de savoir après cela les lire ou les débiter avec grâce, que de s’interrompre enfin au milieu de sa lecture pour s’écrier: « Par votre salut! ce sont là des choses que peu de gens peuvent comprendre. »

Est-ce que le philosophe prie les gens de venir l’entendre? Est-ce que par le seul fait de son existence il n’attire pas à lui, comme le soleil, comme la nourriture, ceux à qui il doit être utile? Quel est le médecin qui prie les gens de se faire soigner par lui? J’entends dire, il est vrai, qu’aujourd’hui à Rome les médecins prient les malades de venir à eux; mais, de mon temps, c’était eux qu’on priait. « Je t’en prie, viens apprendre que tu n’es pas en bon état, que tu t’occupes de tout autre chose que ce dont tu dois t’occuper, que tu te trompes sur les biens et sur les maux, que tu es malheureux, que tu es infortuné. » La charmante prière! Et cependant, si la parole du philosophe n’a pas réellement ces effets, elle n’est qu’une parole morte, et c’est un mort qui parle. Rufus avait l’habitude de dire: « S’il vous reste assez de liberté d’esprit pour m’applaudir, c’est que je ne dis rien qui vaille. » Il parlait de telle façon que nous, qui étions assis là, nous croyions chacun lui avoir été dénoncés; tant il mettait le doigt sur ce qui était, tant il nous plaçait à chacun nos misères sous les yeux.

Hommes, c’est la maison d’un médecin que l’école d’un philosophe. Avant d’en sortir, il vous faut, non pas jouir, mais souffrir; car vous n’y entrez pas bien portants, mais l’un avec une épaule démise, l’autre avec un abcès, celui-ci avec une fistule, celui-là avec des maux de tête. Et moi, vais-je m’asseoir là à vous débiter de belles sentences et de belles paroles, pour que vous partiez m’ayant applaudi, mais en remportant, l’un son épaule telle qu’il l’avait apportée, l’autre sa tête dans le même état, celui-ci sa fistule, celui-là son abcès? Et ce serait pour cela que les jeunes gens se dérangeraient! Ils quitteraient leurs parents, leurs amis, leur famille, leur héritage, pour venir te dire « bravo! » pendant que tu leur débites de belles paroles! Est-ce là ce que faisait Socrate, ce que faisait Zénon, ce que faisait Cléanthe?

— Mais quoi! l’exhortation n’est-elle pas un genre oratoire spécial? — Qui dit le contraire? C’est ainsi qu’il y a le genre de la réfutation, et ce lui de l’enseignement. Mais qui donc a jamais parlé d’un quatrième genre après ceux-là, le genre de l’ostentation? En quoi consiste le genre de l’exhortation? A pouvoir montrer à un individu ou à plusieurs dans quelle mêlée ils se trouvent emportés, et comment ils sont sans cesse en quête de tout autre chose que ce qu’ils veulent. Car ce qu’ils veulent, c’est ce qui conduit au bonheur, et ils le cherchent où il n’est pas. Et pour faire cette démonstration, il te faudrait commencer par disposer un millier de sièges, et inviter les gens à venir t’entendre, puis, élégamment drapé dans ta robe ou dans ton manteau, te jucher sur des coussins, et raconter de là la mort d’Achille! Cessez, par tous les dieux! de déshonorer, autant qu’il est en vous, de grands noms et de grandes choses. On dirait que les exhortations ne sont jamais plus efficaces, que lorsque l’orateur laisse voir à ses auditeurs qu’il a besoin d’eux! Et qui, dis-moi, en t’entendant lire ou parler, a conçu des inquiétudes sur lui-même, ou est descendu au fond de son cœur? Qui a dit, en sortant: « Le philosophe a bien mis le doigt sur mes plaies; je ne dois plus me conduire ainsi? » Personne; mais, quand tu as eu du succès, l’un dit: « Il a bien parlé de Xercès! » l’autre: « Non, mais du combat des Thermopyles. » Est-ce donc là l’auditoire d’un philosophe?