Les Entretiens d’Épictète/III/12

Traduction par Victor Courdaveaux.
Didier (p. 264-267).

CHAPITRE XII




De l’exercice.

Il ne faut nous exercer à rien qui soit extraordinaire et contre nature; autrement, nous qui nous disons philosophes, nous ne différerons pas des faiseurs de tours. Il est difficile, en effet, de danser sur la corde; et non-seulement cela est difficile, mais cela est encore dangereux. Est-ce une raison cependant pour que nous aussi nous apprenions à danser sur la corde, à y élever en l’air une branche de palmier, à y tenir embrassées des statues? Pas le moins du monde. Tout ce qui est difficile et périlleux n’est pas un bon objet d’exercice; il n’y a de tel que ce qui nous conduit au but qui est proposé à nos efforts. Quel est donc le but proposé à nos efforts? De n’être jamais entravé dans ce que l’on désire ou cherche à éviter. Et qu’est-ce que n’y être pas entravé? C’est ne jamais manquer ce qu’on désire, ne jamais tomber dans ce qu’on veut éviter. C’est là le seul but en vue duquel nous devions nous exercer. Car, sache-le, comme ce n’est que par un exercice sérieux et soutenu qu’on peut arriver à ne jamais manquer ce qu’on désire, à ne jamais tomber dans ce qu’on veut éviter, tu ne saurais, si tu te laisses aller à t’exercer à des choses extérieures qui ne relèvent pas de ton libre arbitre, arriver à ne jamais manquer ce que tu dé sires, âne jamais tomber dans ce que tu veux éviter. Et, comme la force de l’habitude est souveraine, et que ce n’est qu’aux choses du dehors que nous sommes habitués à appliquer notre puissance de désirer ou de fuir, il nous faut donc opposer à cette habitude une habitude contraire, opposer l’exercice le plus soutenu là où la séduction des apparences sensibles est la plus grande.

Je penche vers la volupté: je vais me jeter du côté contraire, et cela avec excès, afin de m’exercer. J’ai le travail en aversion: je vais habituer et accoutumer ma pensée à n’avoir plus jamais d’aversion pour lui et ce qui lui ressemble. Qu’est-ce, en effet, que s’exercer? C’est s’appliquer à ne jamais rien désirer, et à n’avoir d’aversion que pour des choses qui relèvent de notre libre arbitre, et s’y appliquer de préférence là où il nous est le plus difficile de réussir. D’où il résulte que les choses contre lesquelles on doit s’exercer le plus, varient avec chacun. Or, à quoi bon pour cela élever en l’air une branche de palmier, et promener partout une tente de cuir, un mortier et un pilon? Homme, si tu est prompt à la colère, exerce-toi à supporter les injures, et à ne pas t’irriter des outrages. Et tes progrès iront si loin ainsi, que tu te diras, si quelqu’un te frappe: « Suppose que tu as voulu embrasser une statue. » Puis exerce-toi à bien te comporter en face du vin, ce qui n’est pas t’exercer à en boire beaucoup (comme plus d’un le fait mal heureusement), mais, avant tout, à t’en abstenir; exerce-toi après cela à te passer de femme et de friandises. Ensuite, pour t’éprouver, si une heureuse occasion se présente, va de toi-même au péril, afin de savoir si les sens triompheront de toi comme auparavant. Mais, au début, fuis loin des tentations trop fortes. Le combat n’est pas égal entre une jolie fille et un jeune apprenti philosophe: « Cruche et pierre, dit-on, ne peuvent aller ensemble. »

Après le désir et l’aversion, la seconde chose qu’il nous faut travailler c’est notre façon de vouloir les choses ou de les repousser. Il faut que ces volontés soient conformes à la raison, qu’elles ne soient à contre-sens ni du moment ni du lieu, qu’elles ne violent enfin aucune convenance de ce genre.

La troisième chose à travailler est l’assentiment que nous donnons à ce qui persuade et entraîne. Socrate disait que l’on ne pouvait vivre sans examiner; de même, on ne doit accepter aucune apparence sans l’examiner. On doit lui dire: « Attends; laisse-moi voir qui tu es, d’où tu viens; comme les gardes de nuit disent, montre-moi le signe convenu. As-tu reçu de la nature le signe que doit avoir toute idée pour se faire accepter? »

En dernier lieu, il faut nous exercer aussi à tout ce que les maîtres de gymnastique prescrivent au corps, pourvu que cela tende à nous exercer au sujet du désir et de l’aversion. Mais, si ce qu’ils prescrivent ne tend qu’à la montre, c’est l’affaire de l’homme qui se penche au-dehors pour chercher autre chose, et appeler des spectateurs auxquels il entendra dire: « Quel grand homme! Aussi Apollonius disait-il avec raison: Veux-tu t’exercer? Quand il fait chaud et que tu as soif, mets dans ta bouche une gorgée d’eau fraîche, puis rejette-la, et ne le conte à personne. »