Traduction par Victor Courdaveaux.
Didier (p. 127-131).

CHAPITRE VI




Des choses indifférentes.

La proposition conjonctive est en elle-même indifférente, mais le jugement à porter sur elle n’est pas indifférent, car il sera de la science, une simple conjecture ou une erreur. De même la vie est chose indifférente, mais notre façon de vivre ne l’est pas. N’allez donc pas vous mettre à tout négliger, parce qu’on vous aura dit que la vie elle-même est chose indifférente ; mais n’allez pas non plus, parce qu’on vous aura exhorté à l’attention, vous abaisser à tomber en admiration devant les choses extérieures.

Il est bon aussi de connaître ce que l’on a appris et ce que l’on sait, afin de se tenir tranquille dans les choses qu’on n’a pas apprises, et de ne pas s’indigner d’y voir quelques autres mieux réussir que vous. Tu revendiqueras pour toi la supériorité dans les syllogismes ; et, si l’on s’en fâche, tu diras aux gens pour les calmer : « Je les ai étudiés, et vous, non. » De même dans tout ce qui demande qu’on s’y soit exercé, ne prétends pas avoir ce que l’exercice donne seul ; laisse l’avantage à ceux qui se sont exercés, et contente-toi de ton calme.

— « Va saluer un tel. — De quelle façon ? — Sans faire de bassesse. — Je n’ai pas pu entrer, car je n’ai pas appris à passer par la fenêtre ; et, trouvant sa porte fermée, il m’a fallu me retirer ou passer par la fenêtre. — Parle-lui pourtant. — Je lui parlerai ; mais de quelle façon ? — Sans faire de bassesse. » Voilà que tu n’as pas réussi ; mais ce n’était pas là ton affaire ; c’était la sienne. Pourquoi prétendrais-tu à ce qui n’est pas à toi ? Souviens-toi toujours de ce qui est à toi et de ce qui n’est pas à toi, et tu ne te déconcerteras de rien. Aussi Chrysippe a-t-il raison de dire : « Tant que j’ignore ce qui doit suivre, je choisis toujours ce qui est le plus propre à me faire vivre suivant la nature ; car c’est Dieu lui-même qui m’a fait pour choisir ainsi. Mais, si je savais qu’il est dans ma destinée d’être malade, j’irais de moi-même vers la maladie. » Le pied, en effet, s’il était intelligent, irait de lui-même dans la boue :

Pourquoi naissent les épis ? N’est-ce pas pour durcir ? Et pourquoi durcissent-ils, si ce n’est pour être coupés ? car ils ne sont pas isolés dans la nature. S’ils avaient la pensée, devraient-ils donc souhaiter de n’être jamais coupés ? Ce serait chez les épis un désir impie, que celui de n’être jamais coupés. Sachons qu’à leur exemple c’est dans l’homme un désir impie, que celui de ne jamais mourir. Il est ce que serait le souhait de ne jamais mûrir, de ne jamais être coupé. Mais nous, parce que nous sommes de nature tout à la fois à être coupés et à comprendre que l’on nous coupe, nous nous indignons que ce soit. C’est que nous ne savons pas ce que nous sommes, et que nous n’avons pas étudié la nature de l’homme, autant que les maîtres d’équitation ont étudié la nature du cheval. Chrysante allait frapper un ennemi ; il entendit la trompette sonner la retraite ; il s’arrêta ; il crut en effet qu’il valait mieux obéir à son général que d’agir pour son propre compte. Mais aucun de nous ne veut, quand la nécessité l’appelle, s’y conformer sans difficulté : c’est en pleurant, c’est en gémissant, que nous subissons ce que nous subissons ; et c’est en criant contre les circonstances ! Hommes, pourquoi criez-vous contre les circonstances ? Si nous crions contre elles par cela seul qu’elles existent[1], nous aurons toujours à crier. Si nous crions parce qu’elles sont déplorables, qu’y a-t-il de déplorable à ce que périsse ce qui est né ? Ce qui nous fait périr, c’est une épée, une roue, la mer, une tuile, un tyran. Que t’importe la voie par laquelle tu descendras dans l’enfer. Toutes se valent. Et, si tu peux écouter la vérité, la voie par laquelle vous expédie le tyran est encore la plus courte. Jamais un tyran n’a mis six mois à tuer un homme, et la fièvre y met souvent une année. Il n’y a dans tout cela que du bruit et un étalage de mots vides de sens.

— « Je suis en danger de perdre la vie par le fait de César. » — Eh bien ! est-ce que je ne cours pas de dangers, moi qui habite Nicopolis, où il y a tant de tremblements de terre ? Et toi-même, quand tu traverses l’Adriatique, n’es-tu pas en danger, et en danger pour ta vie ? — « Ce sont mes opinions qui sont en danger ! » — Les tiennes ? Comment cela se peut-il ? Qu’est-ce qui pourrait te contraindre à croire ce que tu ne veux pas croire ? Sont-ce celles des autres ? Et quel danger y a-t-il pour toi dans l’erreur des autres ? — « Je suis en danger d’être exilé. » — Qu’est-ce qu’être exilé ? Est-ce être ailleurs qu’à Rome ? — « Oui. Et que faire si je suis envoyé à Gyaros ? » — S’il est dans ton intérêt d’y aller, tu iras ; si non, tu as où aller à la place de Gyaros ; tu peux aller dans un lieu où celui qui t’envoie à Gyaros, ira lui aussi, qu’il le veuille ou non. Pourquoi alors partir pour l’exil comme pour un grand malheur ? C’est une bien petite épreuve après tant de préparations ! Un jeune homme d’un beau naturel dirait à son sujet : « Ce n’était pas la peine de tant apprendre, ni de tant écrire, ni de rester si longtemps assis chez un petit vieillard qui n’avait pas grande valeur ! » Souviens-toi seulement de la distinction entre ce qui est à toi et ce qui n’est pas à toi, et ne prétends jamais à ce qui est aux mains des autres. La tribune et la prison sont des endroits différents : l’une est en haut, l’autre est en bas ; mais ton jugement et ta volonté peuvent rester les mêmes dans l’une ou dans l’autre, si tu le veux. Nous serons des émules de Socrate, quand nous pourrons dans la prison écrire des Péans. Mais, tels que nous sommes dans le moment, crois-tu que nous pourrions seulement supporter dans la prison quelqu’un qui nous dirait : « Veux-tu que je te lise des Péans ! » — « Que viens-tu m’ennuyer ? » lui dirions-nous. « Ne sais-tu pas quel est mon malheur ? Est-ce avec lui que je puis t’écouter ! » — « Et quel est-il donc ? » — « Je dois mourir. » — « Est-ce que les autres hommes seront immortels ? »


  1. Il y a là dans le texte un jeu de mots intraduisible.