Les Entretiens d’Épictète/II/22

Traduction par Victor Courdaveaux.
Didier (p. 202-208).

CHAPITRE XXII




De l’amitié.

On aime vraisemblablement ce à quoi on s’attache. Or, les hommes s’attachent-ils à ce qu’ils croient mauvais? Jamais. A ce qui leur semble indifférent? Jamais non plus. Reste donc qu’ils ne s’attachent qu’à ce qu’ils croient bon, et, puisqu’ils ne s’attachent qu’à cela, qu’ils n’aiment que cela. Celui donc qui se connaît au bien est aussi celui qui s’entend à aimer; mais quant à celui qui ne peut pas distinguer le bien du mal, et tous les deux de ce qui est indifférent, comment s’entendrait-il à aimer? Aimer n’appartient donc qu’au Sage.

— Comment cela! dit-on. Moi, qui ne suis pas un Sage, j’aime pourtant mon enfant. — Je m’étonne, par tous les dieux! que tu commences par avouer que tu n’es pas un Sage. Que te manque-t-il en effet? N’as-tu pas des sens? N’apprécies-tu pas les idées qui te viennent d’eux? Ne fais-tu pas usage des aliments qui conviennent le mieux à ton corps? N’as-tu pas des habits? Une maison? Pourquoi donc conviens-tu que tu n’es pas un Sage? N’est-ce point, par Jupiter! parce que bien souvent les idées qui viennent de tes sens te mettent hors de toi, et te bouleversent; parce que bien souvent leurs apparences trompeuses triomphent de toi; parce que tu dis tantôt qu’une chose est bonne, tantôt qu’elle est mauvaise, tantôt qu’elle n’est ni l’un ni l’autre; en un mot, parce que tu te chagrines, t’épouvantes, prends de la jalousie, te déconcertes et changes; n’est-ce point pour tout cela que tu conviens que tu n’es pas un Sage? Eh bien! en amitié ne changes-tu donc jamais? Toi qui dis de la richesse, de la volupté, et de toutes les choses en général, tantôt qu’elles sont des biens, tantôt qu’elles sont des maux, ne dis-tu pas aussi du même individu tantôt qu’il est bon, tantôt qu’il est mauvais? N’as-tu pas pour lui tantôt de l’affection, tantôt de la haine, tantôt des louanges, tantôt du blâme? — Oui, c’est ce qui m’arrive. — Eh bien! quand on se trompe sur quelqu’un, crois-tu qu’on l’aime réellement?— Non pas.—Et celui qui n’a pris quelqu’un que pour le quitter bientôt, crois-tu qu’il lui appartienne de cœur? — Pas davantage. — Et celui qui tantôt vous accable d’injures, tantôt est en extase devant vous? — Pas davantage. — Eh bien! n’as-tu jamais vu de petits chiens jouer ensemble, et se caresser si bien que tu disais: « Il n’y a pas d’amitié plus vive? » Si tu veux pourtant savoir ce qu’est cette amitié, mets un morceau de viande entre eux, et tu verras. De même, mets entre ton fils et toi un lopin de terre, et tu verras que ton fils désirera vite t’enterrer, et que toi tu souhaiteras vite sa mort. Et tu diras alors: « Quel fils j’ai élevé! Il y a longtemps qu’il voudrait me porter en terre! » Mets entre vous une belle jeune fille; le vieillard l’aimera et le jeune homme aussi. Même division pour une question de vanité. Et, s’il y a un péril à courir, tu tiendras le langage du père d’Admète:

« Tu es heureux de voir la lumière; crois-tu que ton père n’en soit pas heureux aussi? Tu veux voir la lumière; crois-tu que ton père ne le veuille pas aussi? »

Crois-tu qu’Admète n’aimait pas son enfant, quand il était petit? Crois-tu qu’il n’était pas inquiet, lorsque son fils avait la fièvre? Crois-tu qu’il n’avait pas dit bien des fois: « Plût aux dieux que ce fût moi qui eusse la fièvre? » Puis, quand le moment est arrivé, quand il est venu, tu vois ce que disent ces gens-là!

Etéocle et Polynice n’étaient-ils pas nés de la même mère et du même père? N’avaient-ils pas été nourris ensemble? N’avaient-ils pas vécu ensemble? N’avaient-ils pas eu même table et même lit? Ne s’étaient-ils pas embrassés plus d’une fois? Si bien que celui qui les aurait vus, se serait moqué des paradoxes des philosophes sur l’amitié. Et pour tant, quand la couronne se trouve entre eux deux, à la façon d’un morceau de viande, vois ce qu’ils disent:

Pol. « Où seras-tu, en avant des tours?

Et. » Pourquoi me le demandes-tu?

Pol. » J’y serai en face de toi, pour te tuer.

Et. » Moi aussi, je suis possédé du même désir. »

Et ils adressent aux dieux des prières en harmonie avec leurs paroles.

Règle générale (ne vous y trompez pas), tout être doué de la vie n’a rien qui lui soit plus cher que son intérêt propre. Aussi, qu’une chose quelconque lui semble y faire obstacle, fût-ce son frère, son père, son enfant, l’être qu’il aime ou celui dont il est aimé, le voilà qui le hait, le repousse et le maudit. Il n’y a rien en effet qu’il soit né pour aimer comme son intérêt. Père, frère, parent, patrie, Dieu même, son intérêt est tout pour lui. Lors donc que les dieux nous paraissent faire obstacle à notre intérêt, nous les insultons eux aussi, nous renversons leurs statues, nous brûlons leurs temples. Ainsi Alexandre fit brûler le temple d’Esculape, à la mort de celui qu’il aimait. De là suit que notre sainteté, notre honnêteté, notre patrie, nos parents, nos amis, sont sauvés, si nous identifions notre intérêt avec eux; mais que, si nous mettons d’un côté notre intérêt, et de l’autre nos amis, notre patrie, nos parents, avec nos devoirs eux-mêmes, c’en est fait d’eux, notre intérêt emportant la balance. L’être vivant se porte infailliblement du côté où sont pour lui le moi et le mien: s’ils sont dans le corps, c’est lui qui est la chose importante; s’ils sont dans la faculté dejuger et de vouloir, c’est elle; s’ils sont dans les objets extérieurs, ce sont eux. Ce n’est que si mon moi est dans ma faculté de juger et de vouloir, que je puis être, comme il faut, ami, fils, ou père. Car mon intérêt alors sera de rester loyal, honnête, patient, tempérant, bienfaisant, et de m’acquitter de tous mes devoirs. Mais, si je place mon moi d’un côté et l’honnêteté de l’autre, c’est alors que se confirme le mot d’Epicure, qui prétend que l’honnête n’est rien, ou n’est, s’il existe, que ce qu’estime le vulgaire. C’est de cette ignorance qu’est venu le désaccord des Athéniens avec les Lacédémoniens, des Thébains avec ces deux peuples, du grand roi avec la Grèce, des Macédoniens avec tous deux; c’est d’elle que vient aujourd’hui celui des Romains avec les Gètes; c’est d’elle qu’est venu bien auparavant tout ce qui s’est passé dans Ilion. Pâris était l’hôte de Ménélas, et, en voyant leur bon accord, on n’aurait pas cru celui qui aurait dit qu’ils n’étaient pas amis. Mais une part de gâteau fut jetée entre eux, sous la forme d’une jolie femme, et la guerre naquit pour elle. Aujourd’hui donc, quand tu vois des amis, des frères, qui semblent n’avoir qu’un même cœur, ne te hâte pas de parler de leur amitié, alors même qu’ils affirmeraient avec serment que rien ne saurait les détacher les uns des autres. On ne peut se fier à la partie maîtresse d’un homme corrompu; elle n’a ni constance, ni. discernement, emportée qu’elle est par ses idées tantôt dans un sens, tantôt dans un autre.

N’examine donc pas, comme les autres hommes, si les gens sont nés du même père et de la même mère, s’ils ont été élevés ensemble, et par le même précepteur; cherche seulement où ils placent leur bien, dans les choses extérieures, ou dans leur façon de juger et de vouloir. S’ils le placent dans les choses extérieures, dis qu’ils ne sont pas plus amis qu’ils ne sont sûrs, constants, courageux et libres; dis même qu’ils ne sont pas des hommes, si tu es dans ton bon sens. Car ce ne sont pas des opinions d’homme que celles qui nous font nous attaquer et nous insulter les uns les autres, nous embusquer, dans les endroits écartés, ou dans les places publiques, comme si c’était des montagnes, et mettre à nu devant les tribunaux des actions qui sont celles de brigands. Ce ne sont pas des opinions d’homme que celles qui font de nous des débauchés, des adultères, des agents de corruption, et qui nous rendent coupables les uns envers les autres de tous ces torts qui naissent de cette seule et unique pensée, que notre moi et notre bien se trouvent dans les choses qui ne relèvent pas de notre libre arbitre. Mais, si tu entends dire que ces hommes croient réellement que leur bien n’est que dans la faculté de juger et de vouloir, et dans le bon usage des idées, ne t’inquiète plus de savoir si c’est un fils et un père, si ce sont des frères, ni si ce sont des camarades qui vivent ensemble depuis longtemps; tu en sais assez pour déclarer hardiment que ce sont des amis, comme tu peux déclarer qu’ils sont loyaux et justes. Où l’amitié se trouvera-t-elle, en effet, si elle ne se trouve où sont la loyauté, l’honnêteté, et le don de tout ce qui est beau, sans mélange d’aucune autre chose?

— « Mais voilà si longtemps qu’il me rend des soins, et il ne m’aimerait pas! » — Esclave! que sais-tu s’il ne te rend pas ces soins, comme on nettoie sa chaussure ou sa bête de somme? Que sais-tu s’il ne te jettera pas comme un plat fêlé, lorsque tu seras devenu un meuble inutile? — « Mais elle est ma femme, et il y a si longtemps que nous vivons ensemble! » — Combien de temps Eriphyle n’avait-elle pas vécu avec Amphiaraüs? Et ne lui avait-elle pas donné de nombreux enfants? Mais un collier vint se mettre entre eux d’eux. Est-ce bien le collier qui vint s’y mettre? Non; mais l’opinion qu’elle avait des choses de cette espèce. Cette opinion fut la bête sauvage qui mit en pièces leur affection. Ce fut elle qui ne permit pas à l’épouse d’être épouse, à la mère d’être mère. Que celui de vous à son tour qui veut être l’ami de quelqu’un, ou se faire de quelqu’un un ami, déracine donc en lui les opinions de cette espèce; qu’il les prenne en haine, qu’il les chasse de son àme. Il y gagnera d’abord de ne plus se dire d’injures à lui-même, de ne plus être en lutte avec lui-même, de ne plus se repentir, de ne plus se mettre à la torture. Puis, pour ce qui est des autres, il se donnera tout entier à ceux qui lui ressembleront; il sera patient avec ceux qui ne lui ressembleront pas; il sera doux pour eux, bon, indulgent, comme avec des ignorants, qui s’égarent dans les questions les plus importantes. Il ne sera sévère pour personne, parce qu’il sera pénétré de cette parole de Platon: « C’est toujours malgré elle qu’une àme est sevrée de la vérité. » Autrement, vous pourrez vivre sur tous les autres points comme vivent les amis, vous pourrez voir la même table, coucher sous la même tente, monter le même navire, être nés des mêmes parents; les serpents aussi ont tout cela: vous ne serez pas plus amis, qu’ils ne le sont, tant que vous aurez ces opinions sauvages et impures.