Les Entretiens d’Épictète/II/21

Traduction par Victor Courdaveaux.
Didier (p. 198-202).


CHAPITRE XXI




Des choses dont on ne convient pas.

Il y a des choses dont les hommes conviennent facilement, et d’autres dont ils ne conviennent pas facilement. Personne ne conviendra qu’il manque d’intelligence ou de bon sens; tout au contraire, vous entendrez dire à tout le monde: « Que n’ai-je autant de chance que j’ai d’intelligence! » On convient aisément qu’on est timide, et l’on dit: « Je conviens que je suis trop timide; mais, à part cela, ce n’est pas un sot que vous trouverez en moi. » On ne conviendra pas aisément que l’on manque d’empire sur soi-même; on ne convient jamais que l’on soit injuste, non plus qu’envieux ou curieux; mais presque tout le monde conviendra qu’il s’attendrit facilement. D’où cela vient-il? Avant tout, d’un désaccord et d’un trouble dans nos opinions sur les biens et sur les maux; puis de ceci pour les uns, de cela pour les autres. Presque jamais on ne convient de ce que l’on regarde comme une honte. Or, on regarde la timidité et la facilité à s’attendrir comme le fait d’une bonne âme; la sottise, comme le pur fait d’un esclave. Quant aux actes qui attaquent la société, on ne consent jamais à les avoir faits. Ce qui nous porte le plus à avouer la plupart de nos fautes, c’est que nous nous imaginons qu’il y a en elles quelque chose d’involontaire, comme dans la timidité et dans la facilité à s’attendrir. Si nous avouons un manque d’empire sur nous-mêmes, nous alléguons l’amour, pour que l’on nous pardonne le fait comme involontaire. Quant à l’injustice, on ne la croit jamais involontaire. Il y a de l’involontaire dans la jalousie, à ce que l’on pense; aussi l’avoue-t-on, elle aussi.

Puisque c’est ainsi que sont faits les gens au milieu desquels nous vivons, esprits troublés, qui ne savent ni ce qu’ils disent, ni ce qu’ils ont ou n’ont pas de mauvais, ni pourquoi ils l’ont, ni comment ils s’en délivreront, je crois qu’il est bon de nous demander sans cesse: « Est-ce que, moi aussi, je suis un d’eux? Quelle idée me fais-je de moi? Comment est-ce que je me conduis? Est-ce comme un homme sensé? Comme un homme maître de lui? Puis-je dire, moi aussi, que je suis préparé à tout événement? Ai-je bien, comme il convient à celui qui ne sait rien, la conscience que je ne sais rien? Vais-je bien vers mon maître, comme vers un oracle, avec la volonté d’être docile? Ou ne vais-je pas à l’école, moi aussi, tout enchifrené de sottise, uniquement pour y apprendre des mots, y comprendre des livres que je ne comprenais pas auparavant, et, au besoin, être en état de les expliquer à d’autres à leur tour? » Au lieu de cela[1], ô homme, tu t’es chez toi battu à coups de poing avec ton esclave, tu as tout bouleversé dans ta maison, tu as troublé tes voisins, et tu arrives chez moi avec le costume d’un sage! Et, quand tu t’es assis, tu te prononces sur la façon dont je commente mon texte, ou sur la question que je traite de moi-même! Tu es venu plein de fiel et de sentiments honteux, parce qu’on ne t’apporte rien de chez toi; et tu t’assieds, ne songeant à autre chose, pendant tout le cours de la leçon, qu’à la manière dont ton père ou ton frère se conduisent envers toi. « Qu’est-ce que les gens de là-bas disent de moi? (te dis-tu.) Ils croient à cette heure que je fais des progrès, et ils disent: Il va revenir sachant tout. Je voudrais bien retourner un jour là-bas ayant tout appris; mais cela demande beaucoup de travail, et personne ne m’envoie rien, et à Nicopolis les bains sont très-sales. Les choses vont mal chez moi, et mal ici. »

Et l’on dit que nul ne profite à l’école! Mais qui vient à l’école en écolier sérieux? Qui y vient pour s’y faire traiter, pour y donner ses opinions à guérir, pour y apprendre ce qui lui manque? Pour quoi donc vous étonner de remporter de l’école ce que vous y apportez? Vous ne venez pas pour l’y laisser, ou pour l’y améliorer, ou pour l’y changer contre autre chose. Comment y viendriez-vous pour cela? Vous en êtes bien loin. Regardez donc plutôt si vous y trouvez ce que vous y venez cher cher. Ce que vous voulez, c’est de discourir sur les questions de logique. Eh bien! n’y devenez-vous pas plus beaux parleurs? L’école ne vous fournit-elle pas les moyens de traiter les questions de logique? N’y analysez-vous pas les syllogismes et les sophismes? N’y étudiez-vous pas les propositions du Menteur, et les raisonnements hypothétiques? Pourquoi donc votre mécontentement, de remporter d’ici ce que vous y venez chercher? — Soit; mais à quoi tout cela me servira-t-il, si mon enfant ou mon frère meurent, ou s’il’me faut mourir moi-même ou être mis en croix? — Est-ce que c’est pour cela que tu es venu? Est-ce que c’est pour cela que tu t’es assis chez moi? Est-ce que c’est pour cela que tu as jamais allumé ta lampe et veillé! Ou bien, sorti pour te promener, t’es tu jamais proposé quel que épreuve, au lieu d’un syllogisme; et tous tant que vous êtes, avez-vous travaillé de concert à vous en tirer? Quand l’avez-vous jamais fait? Ensuite vous venez dire: « La Logique est inutile! » Mais à qui? A ceux qui n’en font pas l’usage qu’il faut. Les onguents ne sont pas inutiles à ceux qui s’en servent quand et comme il le faut. Les cataplasmes ne sont pas inutiles; les balanciers de plomb ne sont pas inutiles; mais ils sont inutiles aux uns, tandis qu’ils sont utiles à d’autres. Si maintenant quelqu’un me fait cette demande: « Les syllogismes sont-ils utiles? » je lui répondrai: « Ils sont utiles; et, si tu le veux, je te le démontrerai. — Comment donc se fait-il qu’il ne m’aient servi de rien? — Homme, tu ne m’as pas demandé s’ils t’étaient utiles à toi, mais s’ils l’étaient en général! Qu’un homme qui a la dyssenterie me demande si le vinaigre peut servir à quelque chose, je lui répondrai que oui. — Peut-il donc me servir à moi? — Non, lui dirais-je; cherche d’abord à arrêter ton flux de ventre, et à cicatriser tes intestins attaqués. » Et vous aussi, hommes, commencez par guérir vos parties malades; arrêtez ce qui déborde en vous; calmez votre esprit, apportez-le à l’école ne con naissant plus les tiraillements; et vous apprendrez alors quelles sont les vertus de la Logique.


  1. Ces mots sont ajoutés par le traducteur.