Traduction par Victor Courdaveaux.
Didier (p. 116-119).


CHAPITRE II




Du calme de l’âme.

Toi qui te rends devant la justice, vois ce que tu veux sauver, et l’espèce de succès que tu cherches. Si tu ne veux sauver que l’accord de ton jugement et de ta volonté avec la nature, tout est sûr, tout est facile pour toi ; tu n’as rien à craindre. Car, dès que tu ne veux que sauver ce qui est en ton pouvoir, ce qui de sa nature est indépendant et libre, dès que tu ne prétends à rien de plus, de quoi as-tu à t’inquiéter encore ? Ces choses ont-elles un maître en effet ? Est-il quelqu’un qui puisse te les enlever ? Si tu veux te respecter toi-même et être honnête, qui t’en empêchera ? Si tu veux n’être jamais entravé ni contraint, qui te forcera à désirer ce que tu ne croiras pas devoir désirer, à redouter ce que tu ne croiras pas devoir redouter ? Qu’y a-t-il en effet ? On peut bien te faire des choses qui paraissent effroyables, mais comment peut-on faire que tu les subisses en les craignant ? Dès l’instant donc où le désir et la crainte sont en ta puissance, de quoi peux-tu t’inquiéter encore ? Que ce soit là ton exorde, que ce soit là ta narration, que ce soit là ta confirmation, que ce soit là ta réfutation, que ce soit là ta péroraison, que ce soit là ton moyen de te faire admirer.

C’est pour cela que Socrate répondit à celui qui lui conseillait de se préparer à son procès : « Ne trouves-tu donc pas que je m’y suis préparé par ma vie tout entière ? » — De quelle façon ? — « J’ai sauvé ce qui est vraiment à moi. » — Comment cela ? — « Je n’ai jamais rien fait de mal, ni comme homme ni comme citoyen. » Mais si tu veux sauver aussi les choses extérieures, ton corps, ta fortune, ta réputation, voici ce que je te dirai : « Prépare-toi dès maintenant à ton procès par tous les moyens possibles, puis étudie et le caractère de ton juge et ton adversaire. S’il faut t’attacher à leurs genoux, attache-toi à leurs genoux ; s’il te faut pleurer, pleure ; s’il te faut pousser des gémissements, pousse des gémissements. Car, dès l’instant où tu soumets ce qui est toi à ce qui n’est pas toi, il te faut être à jamais esclave. Ne va pas regimber par moments, et tantôt consentir à servir, tantôt t’y refuser : il te faut absolument et complètement être dans ton âme ceci ou cela, libre ou esclave, éclairé ou ignorant, brave coq ou mauvais coq. Il te faut supporter les coups jusqu’à ce que tu en meures, ou te rendre immédiatement, si tu ne veux pas qu’il t’arrive de recevoir des coups d’abord et de te rendre ensuite. Si tu crois que ce serait là une honte, fais-toi dès maintenant ce raisonnement : Qu’est-ce qui est un bien ou un mal suivant la nature ? Ce qui l’est en toute vérité. Mais où sont la vérité et la nature, là aussi est la prudence ; où sont la vérité et la nature, là aussi est l’assurance[1]. » Penses-tu en effet que, si Socrate avait voulu sauver ce qui n’était pas lui , il se serait avancé pour dire : « Anytus et Melitus peuvent me tuer, mais ils ne peuvent me faire de tort ? » Était-il assez simple pour ne pas voir que cette route ne l’y conduisait pas ; qu’elle le conduisait ailleurs ? Autrement quel motif aurait-il eu de n’en tenir aucun compte et de les provoquer ?

Ainsi fit mon ami Héraclite, dans un procès qu’il eut à Rhodes au sujet d’un champ. Après avoir démontré à ses juges que sa cause était juste, il leur dit, quand il en fut arrivé à sa péroraison : « Je ne vous prierai pas, et je m’inquiète peu du jugement que vous allez prononcer. C’est vous que l’on juge bien plutôt que moi. » Il gâta ainsi son affaire. Et qu’avait-il besoin de le dire ? Borne-toi à ne pas prier ; et n’ajoute pas : « Je ne vous prie point ; » à moins que tu n’aies comme Socrate quelque motif suffisant de provoquer tes juges. Si tu veux être mis en croix, attends, et la croix viendra ; mais si la raison te détermine à te rendre à la citation du juge et à faire ton possible pour le persuader, il faut être conséquent avec ce premier pas, tout en ne compromettant point ce qui est vraiment à toi.

C’est pour cela aussi qu’il est ridicule de dire : « Conseille-moi. » Que te conseillerais-je, en effet ? Ce que tu devrais dire, c’est ceci : « Fais que mon âme se conforme à tout ce qui lui arrive. » Tu ressembles à un homme qui ne saurait pas écrire, et qui viendrait me dire : « Indique-moi les caractères qu’il faudra que je trace, quand on me donnera un nom à écrire. Si moi je lui disais qu’il doit tracer les caractères qui entrent dans le mot Dion, et que survînt un autre qui lui donnât à écrire, non pas Dion, mais Théon, qu’arriverait-il de notre homme ? Qu’écrirait-il ? Tandis que, si tu as appris à écrire, tu peux être prêt pour tous les noms qu’on te demandera. Mais, si tu n’as pas appris, quel conseil puis-je te donner ? Car si les circonstances te demandent un autre mot, que diras-tu ? Que feras-tu ? Aie la science générale, et tu n’auras pas besoin de conseils. Si tu tombes en extase devant les choses du dehors, il te faudra forcément rouler dans tous les sens, au gré des caprices de ton maître. Et qu’est-ce qui est ton maître ? Quiconque tient sous sa main ce que tu désires ou ce que tu crains.


  1. M. Coray propose de ce passage fort peu clair une autre version, mais nous ne nous sommes pas cru autorisé à l’admettre.