Traduction par Victor Courdaveaux.
Didier (p. 45-49).


CHAPITRE XII




Du contentement de l’esprit.

Dans la question des dieux il est des gens qui disent que la divinité n’existe même pas ; d’autres disent qu’elle existe, mais qu’elle n’agit pas, qu’elle ne prend soin de rien, qu’elle ne s’occupe de quoi que ce soit ; une troisième espèce de gens disent qu’elle existe et qu’elle s’occupe, mais seulement des grandes choses du Ciel, et point de ce qui se passe sur la terre ; une quatrième, qu’elle s’occupe de la terre et des hommes, mais seulement d’une manière générale, et point des particuliers ; une cinquième, enfin, dont faisaient partie Ulysse et Socrate, s’en vont disant : « Le moindre mouvement de moi ne t’échappe pas. »

Ce qu’il nous faut donc, et bien avant tout le reste, c’est d’examiner si chacune de ces propositions est vraie ou ne l’est pas. Car, s’il n’y a pas de Dieu, comment la fin de l’homme peut-elle être de suivre les dieux ? S’ils existent, mais sans s’occuper de rien, qu’y a-t-il là encore de raisonnable ? S’ils existent enfin, et s’occupent de quelque chose, mais sans que l’humanité reçoive rien d’eux, et moi pas plus que les autres, par Jupiter ! ici encore qu’y a-t-il de raisonnable ? Le sage accompli, après avoir examiné tout cela, soumet son esprit à celui qui dirige l’univers, comme les bons citoyens se soumettent à la loi de leur pays. Quant à l’élève, il doit se présenter aux leçons avec cette pensée : « En toute chose comment suivrai-je les dieux ? Comment serai-je toujours content sous leur gouvernement ? Comment serai-je libre ? » Car il n’y a de libre que celui à qui tout arrive comme il le veut, et que personne ne peut contraindre. Mais quoi ! la liberté serait-elle l’esprit d’égarement ? A Dieu ne plaise ! car la folie et la liberté ne peuvent jamais se trouver réunies. — Mais j’entends que tout ce que je veux arrive, quoique ce soit que je veuille. — Tu es fou, tu perds la tête ! Ne sais-tu pas que la liberté est une belle et noble chose ? Or, prétendre que se réalise au hasard ce que nous voulons, cela risque fort de n’être pas beau, et, mieux encore, d’être ce qu’il y a de plus laid. Comment faisons-nous pour l’orthographe ? Est-ce que je prétends écrire le nom de Dion à ma volonté ? Non : mais j’apprends à vouloir l’écrire comme il doit l’être. Et pour la musique ? même chose. Que faisons-nous, en un mot, dans tout ce qui est art ou science ? (La même chose). Autrement, à quoi bon apprendre ce qui devrait se conformer à notre volonté ? Et ce serait juste ici, où il s’agit de la chose capitale, de la chose essentielle, ma liberté, qu’il me serait permis de vouloir au hasard ! Non pas, non ; je dois ici m’instruire, c’est-à-dire apprendre à vouloir chaque chose comme elle arrive. Et comment arrive-t-elle ? Comme l’a réglé celui qui règle tout. Or, il a réglé que, pour l’harmonie de l’univers, il y aurait des étés et des hivers, des temps d’abondance et des temps de disette, des vertus et des vices, et tous les autres contraires. Il a en plus donné à chacun de nous un corps et des parties de ce corps, avec des possessions et des compagnons.

Il faut aller aux leçons, avec la pensée de cet ordre, non pour changer l’état des choses (car cela n’est pas possible et ne nous serait pas utile), mais pour apprendre, tandis que les choses qui nous entourent sont comme elles sont et comme il est dans leur nature d’être, à conformer notre propre volonté aux événements. Voyez en effet : « Pouvons nous fuir les hommes ? — Eh ! comment le pourrions-nous ? — En vivant avec eux, pouvons-nous du moins les changer ? — Qui nous en a donné les moyens ? » — Que reste-t-il donc de possible ? Et quelle façon trouver d’en user avec eux ? Ne sera-ce pas de leur laisser faire ce qui leur semblera bon, tandis que nous, personnellement, nous resterons malgré tout en conformité avec la nature ? Mais toi tu es malheureux, et impossible à contenter ! Si tu es seul, tu cries à l’abandon ; si tu es avec des hommes, tu les appelles perfides et voleurs ; tu incrimines jusqu’à tes parents, tes enfants, tes frères, tes voisins. Tout au contraire, tu devrais, quand tu es seul, te dire, « Je suis tranquille et libre » et te trouver semblable aux dieux ; quand tu es avec beaucoup d’autres, ne pas dire qu’il y a foule, qu’il y a tumulte, qu’il y a gêne ; mais qu’il y a fête et joyeuse assemblée. Voilà le moyen d’être toujours content.

Quel est donc le châtiment de ceux qui n’accueillent pas ainsi les événements ? Leur châtiment est d’être ce qu’ils sont. Quelqu’un est-il mécontent d’être seul ? Qu’il reste dans l’isolement. Mécontent d’avoir des parents ? Qu’il soit mauvais fils, et se désole ! Mécontent d’avoir des enfants ? Qu’il soit mauvais père. Jette-le en prison. Mais dans quelle prison ? Dans celle où il est ; car c’est malgré lui qu’il est où il est ; et là où quelqu’un est malgré lui, c’est en prison qu’il est ; d’où il suit que Socrate n’était pas en prison, car il y était volontairement. — « Se peut-il bien, dis-tu, que je sois estropié d’une jambe ? » — Esclave ! c’est pour une misérable jambe que tu prends l’univers à partie ! Ne peux-tu en faire le sacrifice au monde ? Ne saurais-tu t’en séparer ? Ne peux-tu la rendre gaîment à celui qui te l’a donnée ? Vas-tu t’emporter, t’indigner contre les arrêts de Jupiter, contre ce qu’il a lui-même décidé et arrêté avec les Parques, quand elles assistaient à ta naissance avec leurs quenouilles ? Ne sais-tu pas quelle minime fraction tu es par rapport au tout ? Ceci (bien entendu) est dit de ton corps ; car par ta raison tu n’es pas au-dessous des dieux mêmes ; tu n’es pas moins grand qu’eux : la grandeur de la raison, en effet, ne se reconnaît pas à la largeur ni à la hauteur, mais aux jugements.

Ne veux-tu donc pas placer ton bien dans ce qui te fait l’égal des dieux ? — « Malheureux que je suis, dis-tu, d’avoir un pareil père et une pareille mère ! » — Quoi donc ? est-ce que, à ton entrée dans la vie, il ta été donné de choisir, et de dire : « Je veux qu’à cette heure-ci un tel ait des rapports avec une telle, pour que je vienne au monde ? » Cela ne t’a pas été donné. Il a fallu, au contraire, que tes parents existassent d’abord, et qu’ensuite tu naquisses. — Mais de qui ? — D’eux, tels qu’ils étaient. Et, tels qu’ils sont, crois-tu qu’aucun moyen de défense ne t’ait été donné (contre eux) ? Tu serais malheureux et bien à plaindre, si tu ignorais pour quel usage la vue t’a été donnée, et si tu fermais les yeux en face des couleurs ; combien n’es-tu pas plus malheureux et plus à plaindre encore, toi qui ne sais pas que contre tous les inconvénients tu as reçu la grandeur d’âme et la générosité des sentiments ! En face de toi ne sont que des choses en rapport avec les moyens que tu as reçus ; mais tu détournes les yeux, au moment même ou tu devrais les avoir ouverts et bien voyant. Pourquoi ne pas rendre plutôt grâce aux dieux, de t’avoir placé au-dessus des choses qu’ils n’ont pas mises dans ta dépendance, et de n’avoir donné d’action sur toi qu’à celles qui dépendent de toi ? Ils n’ont point donné action sur toi à tes parents, point à tes frères, point à ton corps, point à la fortune, à la mort, à la vie. À quoi donc ont-ils donné action sur toi ? À la seule chose qui dépende en toi, au bon usage des idées. Pourquoi te mettre sous le joug de tant de choses dont tu es indépendant ? C’est ce qu’on appelle se créer à soi-même des embarras.