Traduction par Victor Courdaveaux.
Didier (p. 39-44).

CHAPITRE XI




De l'amour des siens.

Un magistrat était venu trouver Épictète; après l’avoir interrogé sur quelques points particuliers, celui-ci lui demanda s’il avait des enfants et une femme. Oui, dit l’autre. — Comment t’en trouves-tu? lui demanda-t-il encore. — Assez mal. — Et comment, cela? Car ce n’est pas pour être malheureux que l’on se marie et que l’on a des enfants, mais bien plutôt pour être heureux. — Eh bien, moi, dit cet homme, je suis si malheureux dans mes enfants, qu’il y a peu de jours ayant ma fille malade et en danger sensible, je n’ai pas eu la force de rester auprès de la malade: je me suis enfui, je m’en suis allé bien loin, jusqu’à ce qu’on vînt m’annoncer qu’elle allait mieux. — Eh quoi! Penses-tu avoir bien agi ainsi? — J’ai agi conformément à la nature. — Eh bien! Prouve-moi que cela était conforme à la nature; je te prouverai, moi, que tout ce qui est conforme à la nature est bien. — C’est ce que font tous les pères, ou du moins la plupart. — Je ne te dis pas que cela ne se fait point ; la question entre nous est de savoir si cela se fait bien. On dirait en effet, avec ce système, que les tumeurs elles-mêmes naissent pour le bien du corps, par cela seul qu’elles naissent ; et plus simplement que faire mal est conforme à la nature, parce que presque tous, ou du moins en majorité, nous faisons mal. Montre-moi donc comment ton action est conforme à la nature. — Je ne le puis, dit l’autre ; mais toi plutôt, montre-moi qu’elle n’est pas conforme à la nature, et qu’elle est mal. Alors Épictète : Si nos recherches portaient sur le blanc et le noir, à quel critérium aurions-nous recours pour les distinguer ? — A la vue, dit l’autre. — Si elles portaient sur la chaleur et sur le froid, sur la dureté et sur la mollesse, à quel critérium ? — Au toucher. — Eh bien donc, maintenant que notre question porte sur ce qui est conforme à la nature, sur ce qui est bien et sur ce qui est mal, quel critérium veux-tu que nous prenions ? — Je ne sais pas. — Et cependant, si ce n’est peut-être pas un grand malheur de ne point connaître le critérium des couleurs, des odeurs, ou bien encore des saveurs, ne trouves-tu pas que c’en est un grand que pareille ignorance pour les biens et les maux, pour les choses contraires à la nature humaine et celles qui lui sont conformes ? — Un très grand. — Eh bien, dis-moi : Tout ce qui semble à certaines personnes bon et convenable, le leur semble-t-il avec raison ? Les Juifs, les Syriens, les Égyptiens, les Romains, peuvent-ils avoir raison de penser tout ce qu’ils pensent sur la manière de se nourrir ? — Et comment cela se pourrait-il ? — Il est au contraire de toute nécessité, je le crois, que, si les opinions des Égyptiens sont justes, celles des autres ne le soient pas ; que si celles des Juifs sont bonnes, celles des autres soient mauvaises. — Eh ! comment non ? — Mais où se trouve l’ignorance, là se trouve aussi le manque de savoir et l’impéritie au sujet des choses les plus nécessaires ? L’autre l’accordait. Eh bien ! dit Épictète, puisque tu sais cela, tu ne donneras désormais tes soins et ton attention qu’à une seule chose, aux moyens de découvrir ce critérium, et de t’en servir pour prononcer dans chaque cas particulier.

Dans le sujet présent, voici ce que j’ai fait pour t’aider à ce que tu veux. Aimer ses enfants te paraît-il une chose bonne et conforme à la nature ? — Comment non ? — Mais quoi ! tandis qu’aimer ses enfants est bon et conforme à la nature, ce que veut la raison ne serait-il pas bon ? — Cela ne se peut. — Aimer ses enfants est-il donc en contradiction avec ce que veut la raison ? — Il me semble que non. — Autrement, l’un de ces contradictoires étant conforme à la nature, il faudrait nécessairement que l’autre lui fût contraire. N’est-ce pas vrai ? — Oui, dit l’autre. — Là donc où nous trouverons tout à la fois affection pour les enfants et conformité à la raison, dirons-nous hardiment que l’honnête et le bien s’y trouvent ? — Oui. — Eh bien ! Laisser là un enfant malade, et s’en aller après l’avoir laissé là, ce n’est pas ce que veut la raison. Tu ne le nieras pas, je crois. Il nous reste à examiner si c’est là aimer son enfant. Examinons-le donc. Est-il vrai que, parce que tu aimais ta fille, tu faisais bien de fuir et de la laisser là ? Mais est-ce que la mère n’aime pas son enfant ? — Elle l’aime certes. — Fallait-il donc ou non que la mère elle aussi quittât son enfant ? — Il ne le fallait pas. — Et la nourrice l’aime-t-elle ? — Elle l’aime. — Elle aussi devait-elle donc la quitter ? — Non pas. — Et le précepteur de l’enfant, ne l’aime-t-il pas ? — Il l’aime. — Celui-ci aussi devait-il donc la laisser là et s’en aller, de façon que l’enfant serait restée seule et sans secours, grâce à la trop grande affection de ses parents et de ceux qui l’entourent ? Lui fallait-il mourir entre les bras de ceux qui ne l’aiment pas et qui ne s’intéressent pas à elle ? — A Dieu ne plaise ! — Eh bien ! N’est-ce pas une injustice et une absurdité que de ne pas permettre à ceux qui aiment ton enfant aussi bien que toi ce que tu te crois autorisé à faire parce que tu l’aimes ? — C’est une sottise. — Continuons : Si tu étais malade, voudrais-tu donc que tes parents et les autres, et tes enfants eux-mêmes et ta femme t’aimassent de manière à te laisser là seul et dans l’abandon ? — Non pas. — Souhaiterais-tu d’être aimé par tes parents d’un amour tel que, précisément par suite de leur trop grande affection, ils te laissassent toujours seul dans tes maladies ? Ne souhaiterais-tu pas plutôt, à ce point de vue, d’être assez aimé comme un fils par tes ennemis, si cela était possible, pour être abandonné par eux ? Or, si cela est, il ne reste aucun moyen pour que ta conduite soit conforme à l’amour paternel.


Mais quoi ! N’avais-tu donc aucune raison, aucun motif pour quitter ainsi ta fille ? — Comment n’en aurais-je pas eu ? — Ah ! ce motif ressemblait fort à celui qui, dans Rome, portait un individu à se couvrir les yeux pendant que courait le cheval qu’il favorisait ! Puis, quand l’animal eût été vainqueur contre toute attente, il fallut des éponges pour ranimer notre homme qui se trouvait mal. — Quel est donc ce motif ? — Une recherche approfondie ne serait pas à sa place ici. Il suffit que tu sois convaincu, si ce que disent les philosophes est vrai, qu’il ne faut pas le chercher en dehors de nous, mais qu’il n’y a jamais qu’une seule et même raison qui nous fasse agir ou ne pas agir, parler ou ne pas parler, nous exalter ou nous abattre, éviter ou poursuivre ; et c’est cette raison même qui présentement, pour parler de toi et de moi, t’a fait venir ici et rester assis à m’écouter, tandis que moi elle me fait te dire tout cela. — Et qu’elle est cette raison ? — Peut-elle être autre que celle-ci : C’est que cela nous a paru bon ? — Pas autre. — S’il nous avait paru bon de faire autre chose, qu’aurions-nous fait que ce qui nous aurait paru tel ? C’était là ce qui faisait pleurer Achille, et non pas la mort de Patrocle. Il est en effet tel autre homme qui n’agit pas de même après la mort de son ami ; mais c’est que cela lui a paru bon. Aussi, tantôt, ton motif de fuir était qu’il te semblait bon de le faire, et, si par contre tu fusses resté, c’eût été encore parce que cela t’aurait paru bon. Maintenant tu retournes à Rome, encore parce que cela te paraît bon ; que le contraire te paraisse tel, et tu ne partiras pas. D’une manière générale, ce n’est ni la mort, ni l’exil, ni la peine, ni rien de pareil, qui font que nous agissons ou que nous n’agissons pas ; ce sont nos opinions et nos jugements.

T’en ai-je convaincu, ou non ? — Tu m’as convaincu, dit l’autre. — Mais en toute chose telle cause, tel effet. Donc, à partir de ce jour, quand nous ferons mal, nous n’en accuserons que l’opinion d’après laquelle nous aurons agi ; et nous nous efforcerons d’extirper et de retrancher de notre âme cette opinion bien plus encore que de notre corps les tumeurs et les abcès. Pareillement, c’est à la même cause que nous attribuerons ce que nous ferons de bien. Nous n’accuserons donc plus notre serviteur, notre voisin, notre femme, notre enfant, d’être une cause de mal pour nous, convaincus, comme nous le sommes, que, si nous ne jugions pas telle chose de telle manière, nous ne ferions pas ce qui en est la conséquence. Or, nos jugements dans tel ou tel sens dépendent de nous et non du dehors. — Oui, dit l’autre. — Donc à partir de ce jour, nous ne rechercherons ni n’examinerons ce que sont les autres choses, et comment elles sont, pas plus notre champ que notre esclave, notre cheval ou notre chien, mais ce que sont nos jugements. — Je le souhaite, dit l’autre. — Ne vois-tu donc pas qu’il faut que tu deviennes un savant (cet animal dont tout le monde rit), si tu veux faire ainsi l’examen de tes jugements ? Or, tu comprends toi-même que ce n’est pas là l’affaire d’une heure ni d’un jour.