IV

LA RIVIÈRE ROUGE



LE rendez-vous général entre les agents de Montréal et les Bourgeoys hivernants se tient cette année dans un décor nouveau. La Compagnie vient d’abandonner Grand Portage qu’une délimitation de frontières a placé en territoire américain. Alors les brigades des pays d’En-Haut doivent descendre plus loin, à Kaministiquia, au fond de la baie du Tonnerre, sur les bords de la rivière au Chien, en suivant, pour la dernière partie du trajet, l’ancienne route des Français.

Simon McTavish est toujours au poste. Mais il semble cette année vieilli, fatigué, plus lourd et plus lent dans ses mouvements. Pourtant, c’est l’époque de la grande prospérité pour le Marquis ; une résidence princière, au pied du Mont-Royal, révèle sa grande fortune, et la seigneurie de Terrebonne occupe ses loisirs.

Il accorde une entrevue à Montour qui lui raconte toute l’affaire, sans faux-fuyants, comme il l’a déjà racontée au Bancroche.

— Alors, vous rapportez trois fois plus de fourrures que votre prédécesseur ?

— Oui.

— Splendide, splendide. Mais les Indiens parleront-ils ? Et le Bison Blanc ?

— Les faits démentiraient leurs paroles, voyez-vous. J’ai pris certaines mesures ; mon poste a été attaqué aussi bien que les deux autres, des balles ont été tirées sur nos palissades. Le besoin de munitions sera toujours une explication satisfaisante de l’attaque. Puis, les engagés des Petits et de la Compagnie de la baie d’Hudson jureront partout que j’ai eu la plus belle frousse du monde lorsque s’est produite l’attaque contre le fort Vermillon, — je leur ai joué une petite comédie, — et qu’ainsi je n’étais pas de connivence avec les Gros-Ventres.

— Oui, le danger ne semble pas grave.

Mais l’aventure, de l’avis du Premier, présente des aspects inquiétants : cette victoire apparente des Indiens des plaines sur les Blancs peut encourager les premiers dans une voie dangereuse. Déjà ils ont ourdi une conspiration générale pour chasser les commerçants. En plus, les chefs des deux Compagnies rivales prendront-ils le change, eux ? Et ils peuvent préparer des représailles aussi violentes que l’attaque…

Mais enfin, les fourrures en entrepôt, il n’y a plus qu’à laisser dormir l’affaire.

— Philippe Lelâcheur m’a aidé. J’avais absolument besoin de quelqu’un ; il est au courant de tout. Peut-être pourrions-nous lui donner un petit poste quelque part…

Simon McTavish a un haut-le-corps.

— Mais je ne pouvais mener à bien cette entreprise, tout seul…

— Oui, très bien. Je vois : une petite récompense s’impose.

— Il n’est pas exigeant, vous savez.

— Bien.

Le Premier se recueille un peu.

— Il vaudrait mieux, pour le moment, que vous changiez de district… J’ai justement un poste à vous offrir… Dangereux… Nous voulons construire un fort sur les rives du lac de la rivière Rouge. Depuis plusieurs années ce territoire est en friche… La frontière entre les Sioux et les Saulteurs passe quelque part par là. Le castor y abonde. Les Indiens qui fréquentent ces parages n’y restent jamais longtemps. Vous seriez sous les ordres de William Henry…

— C’est une mission difficile.

— Oui… Mais si vous réussissez dans celle-là…

— Je cours le risque d’y laisser ma peau.

— Je ne crois pas. D’ailleurs, savez-vous que votre existence serait encore plus menacée dans les districts pelletiers ordinaires ? Vos méthodes sont plutôt dures pour les concurrents. Vous avez beaucoup d’ingéniosité. D’ailleurs la Compagnie est à la veille de reconnaître vos services ; vous ne voudriez pas briser votre avenir de cette façon ? Voyez M. Henry. Avant votre départ, j’aurai des choses à vous dire. Puis, je suis sûr que vous pourriez entraîner une équipe par là, choisir des engagés qui vous suivront… n’est-ce pas ?

Montour ne s’illusionne guère : la Compagnie le récompensera, mais le plus tard possible. Sur la route qu’il parcourt vers le succès, elle entasse les difficultés.

Montour accable le Bancroche de ses récriminations. Il ira à la Rivière Rouge mais à la condition d’obtenir des promesses plus précises.

Simon McTavish n’est pas un sentimental lui non plus. Il sait ce que représentent en sous les fourrures de surcroît que Montour a enlevées aux rivaux et transportées au fort. Et surtout il apprécie à sa juste valeur un homme qui sait livrer si habilement de dures batailles ; les adversaires de la Compagnie du Nord-Ouest seraient vite hors de combat si celle-ci comptait beaucoup de serviteurs du même calibre… Alors, il faut le garder à tout prix.

Mais en même temps, McTavish n’a jamais rien accordé, sauf à la dernière minute, sauf après avoir obtenu en retour tout ce qu’il pouvait. Il promet donc à Montour, pour l’an prochain, l’une des seize parts… si celui-ci, tout d’abord, rapporte une belle cargaison de castors du lac de la rivière Rouge, et si…

— Montour, partout où vous allez vous amenez avec vous le même groupe d’hommes ?

— Oui.

Montour est tout de suite en éveil, l’attention alertée pour saisir les nuances de la pensée.

— José Paul, Philippe Lelâcheur dont vous m’avez parlé, Louison Turenne… Turenne ? C’est bien cela.

— Oui.

— Louison Turenne… Dites-moi donc… Est-ce un type si extraordinaire ?

« Que veut le Marquis ? » se demande Montour qui réfléchit rapidement. Il se rappelle sa ligne de conduite à l’égard du gouvernail : le maintenir dans l’isolement, le garder sous le boisseau pour être le seul à connaître ses grandes qualités et à les exploiter. Il se rappelle le recul de Turenne devant ses avances, sa répugnance à l’idée d’organiser un guet-apens contre un voyageur, fût-il le plus inoffensif, à préparer une vengeance, à combiner une mise en scène qui hausserait ou abaisserait tel individu dans l’estime des Bourgeoys. Cet homme lui avait inspiré tour à tour de l’envie, de l’admiration, du dépit, de l’humiliation, de la colère ; dans un éclair de lucidité, Montour s’était aussi demandé parfois s’il n’y avait pas en Turenne une impuissance quasi-congénitale à prendre part à des complots, si des sentiments, inconnus de lui, n’élevaient pas dans l’âme du gouvernail une barrière morale aussi solide qu’une barrière physique contre tout projet où il y avait des éléments d’injustice et de mensonge. Interpréter un individu par ses actions seulement, rien n’est aussi incertain.

Et voilà qu’à ce moment précis, le Marquis lui-même entre en scène. « Que veut-il ? » se demande Montour qui jette sur son chef un rapide regard oblique. « Si McTavish demande des renseignements, c’est qu’il a déjà les siens sans doute. Inutile de mentir. » Et il constate l’impuissance des hommes à maintenir voilée une belle lumière éclatante ; les manœuvres passagères peuvent l’obscurcir une minute ; mais, permanente, elle reparaît bientôt dans sa splendeur. Pas d’intermittences en elle comme dans la calomnie ou le mensonge ; mais une continuité sereine que rien ne détruit. Turenne, d’ailleurs, n’a qu’à paraître avec sa figure qui suinte l’honnêteté, l’intelligence, la force, l’application, pour dissiper les fantômes de lui-même créés par ses ennemis.

Montour alors exécute une volte-face. Avec souplesse, il saisit que son avantage n’est plus dans la détraction. Et il loue Turenne à qui il a tant nui.

— Turenne possède le rare talent de se faire aimer des naturels. Si ceux-ci viennent au fort, ils veulent lui parler, ils lui demandent conseil, et ils suivent ensuite ses avis. Par amitié pour lui, ils apportent leurs fourrures à la Compagnie. Je l’ai souvent envoyé en dérouine…

— Ce témoignage m’est précieux. Montour… Nous avons besoin d’hommes comme vous ; nous avons aussi besoin d’hommes comme Turenne… Au lac de l’Orignal, par exemple, Cameron, par ses violences, a tourné tous les Indiens contre nous… Au lac des Bœufs… N’importe. Je pourrais vous nommer dix endroits où la population indigène nous déteste cordialement. Turenne pourrait les pacifier… les attirer de nouveau.

Montour ne s’est pas trompé. Maintenant, il sait ce que veut son bourgeoys. Un plan se dessine en une seconde dans son esprit vif et clair. Comme Simon McTavish va lui demander d’intervenir auprès de Turenne pour le disposer à accepter un poste, il ne reste plus qu’à représenter cette entreprise comme très difficile afin d’obtenir un bon prix de son intervention.

— Louison Turenne est maintenant au fort du Bas-de-la-Rivière. Je l’ai laissé là, à mon retour, malade de la typhoïde : il entrait déjà en convalescence lorsque nous sommes partis ; je pourrai le reprendre en passant ; une constitution solide comme la sienne résistera. Mais son engagement expire l’an prochain ; le renouvellera-t-il ?

— Pourquoi pas ? Nous pouvons lui offrir de l’avancement.

— Oui, mais acceptera-t-il ? Turenne ne se confie pas beaucoup… Si je le comprends bien, l’emploi que nous faisons des boissons alcooliques pour… stimuler le commerce, les mariages entre Indiennes et engagés… tout cela ne lui plaît guère. Lui n’aurait pas besoin de ces moyens pour réussir ; il s’imagine alors que nous pourrions les mettre de côté.

Simon McTavish sourit.

— Oui, je vois. Mais comment modifier cette situation ? Nous pouvons interdire le rhum, mais nos adversaires en feront-ils autant ?

Puis viennent les phrases que Nicolas Montour attendait.

— Écoutez, Montour… Nous avons besoin de Turenne. Vous êtes son chef ; vous pourriez le conseiller, le diriger… Puis, c’est un être humain comme les autres, n’est-ce pas ? Il y a des moyens… La Compagnie vous serait reconnaissante si nous pouvions confier un poste à Turenne l’an prochain. C’est dit : nous pouvons compter sur vous ; vous arrangerez cela ?

Dans le ton du chef, il y a, à la fin, un ton de commandement qui ne trompe point. Le Marquis sait ordonner lorsqu’il le faut, même à Montour. Quel pouvoir secret possède-t-il ? Nicolas Montour n’élève personne sur qui il n’est certain de posséder une influence directe, personne qu’il n’ait déjà subjugué, qu’il ne soumettra à l’obéissance lorsqu’il le voudra. Son chef est-il plus habile encore que lui à cet égard ? Conserve-t-il, par devers lui, le moyen de mettre Montour à la raison, comme Montour a un moyen de mettre Cadotte à la raison ?


La brigade est campée aux fourches de la rivière Rouge. Au lieu de traverser le lac Winnipeg, elle a tourné vers le Sud au fort du Bas-de-la-Rivière, et maintenant elle longe la limite orientale des plaines. C’est la fin de septembre, un climat doux, une atmosphère lumineuse quoique voilée. Des tourtes innombrables, en voiliers, volètent dans le ciel.

À côté des canots des traiteurs s’élèvent les loges d’écorce de bouleau ou de nattes de jonc d’une bande de Saulteurs. Le bourgeoys, M. William Henry, a dépêché des canotées de marchandises vers les forts des rivières Assiniboine, Souris et Qu’Appelle. Et maintenant, il attend.

Les Saulteurs ont apporté quelques fourrures d’été et des vivres pour acheter de l’alcool. Et ils ont commencé à boire. Leur figure est large et ronde, leurs yeux sont égrillards, malins, et leur bouche dessine un rictus cynique.

Dans un baril de neuf gallons, les traiteurs mettent de l’eau et quatre ou cinq chopines d’alcool pour les Pieds-Noirs ; six chopines pour les Cris et les Assiniboines, sept ou huit enfin pour les Saulteurs. Atteinte la première par les Blancs, cette tribu est plus adonnée que les autres aux boissons alcooliques. Dans les pays d’En-Haut, la durée du contact avec la civilisation se mesure à la dose plus ou moins forte d’alcool qu’un naturel peut absorber.

Toute la bande boit : elle s’est plongée, en effet, dans l’une de ces infernales boissons dont Montour a eu la révélation atténuée au Fort Vermillon. Les nations de Rabaska s’enivrent avec tristesse ; celles des plaines avec austérité ; mais les orgies des Saulteurs sont diaboliques. Dans la nuit éclatent des clameurs, des hurlements, des cris de bête ; les courses luxurieuses se produisent dans une folie de stupre et de sang. Avec toute leur violence se déchaînent les passions de la vengeance et de l’amour. Meurtres et voies de faits se succèdent. « Je n’étais pas responsable, c’était la boisson », excuse commode qui sert toujours aux Indiens.

Jour et nuit, William Henry poste des sentinelles autour du camp. Car si le rhum manque, les sauvages viennent mendier, supplier à genoux et pleurer de désir ; ils embrassent les pieds des Bourgeoys. Mais la colère couve toujours derrière l’humilité. Une flambée d’impatience monte dans les yeux. Soudain, les Indiens menacent, ils reviennent avec des gourdins et des pierres ; et les voyageurs doivent repousser les assaillants à coups de crosse de fusil ou de haches.

Au matin du troisième jour, le bourgeoys tient bon : plus de boisson. Les Indiens se dégrisent : l’un d’eux se meurt d’un coup de hache sur l’épaule, deux femmes ont le nez arraché par les dents de leurs maris jaloux. Heure décisive. On allume les calumets des délibérations.

William Henry et Montour veulent convaincre cette bande qu’elle doit passer l’hiver avec Montour au lac de la rivière Rouge ; elle chassera le castor et la loutre qui foisonnent dans les cours d’eau de ce district, elle ravitaillera le poste.

Mais les Saulteurs ne veulent pas entendre parler de ce projet. Comment vivre en petit nombre, dispersés, dans la forêt, à proximité des Sioux, ennemis héréditaires ? Des partis de guerre traversent continuellement cette région : le massacre serait assuré.

Henry et Montour représentent qu’en hiver les Sioux s’avancent rarement aussi loin ; en cas d’attaque, les voyageurs protégeraient aussi les sauvages.

On fume le calumet ; on parle, on répète les mêmes arguments, on piétine sur place. Généreux, les Blancs offrent des cadeaux : brasses de tabac, plumes d’autruche, miroirs, habits rouges, rugines, plioirs, pierres à fusil et surtout liqueurs alcooliques. À chaque refus, les promesses redoublent. Mais ces tentations échouent : le danger est vraiment trop grand. Qui de plein gré irait se poster sous le tomahawk de son ennemi ?

Montour échouera-t-il ? Il confère une dernière fois avec William Henry. Celui-ci se montre brutal.

— Concentre tes efforts sur la Barbiche Blanche. Il a beaucoup d’autorité sur sa tribu. Épouserais-tu sa fille s’il le faut ? Tu pourrais trouver pire ; c’est une jolie sauvagesse.

Quelques bourgeoys ont en effet épousé par inclination des Indiennes intelligentes qui leur font honneur.

Montour invite la Barbiche Blanche. Il le voit arriver, un petit vieux à la figure rouge sombre, ridée, que de rares poils blancs encadrent. Il le fait asseoir sur un coffre ; il lui offre un petit verre de rhum. Ce fusil est-il brisé ? Qu’à cela ne tienne, les hommes de la brigade le répareront gratuitement La Barbiche Blanche désire cette vieille hachette ébréchée ? Mais oui, oui, il peut la prendre. Le chef Indien aurait-il l’amabilité d’accepter un morceau de sucre ? Et cette vieille paire de pantalons, voudrait-il l’endosser ?

De ses petits yeux rusés, Nicolas Montour suit l’effet de cette diplomatie enfantine. Il voit s’allumer la cupidité, sourdre la vanité ; il voit les sourires de contentement, d’aise, de gourmandise. Mais jamais, il ne perd son objet de vue. D’abord, il offre l’appât d’une médaille spéciale du gouvernement britannique et de présents particuliers. Non, ce n’est pas assez. Montour épousera la Prune Rouge ; et le père recevra de beaux cadeaux : trois fusils, une hachette, deux sacs de balles, de la poudre, un miroir, deux barils d’eau-de-vie de neuf gallons, des plumes d’autruche à mettre à son chapeau.

La Barbiche Blanche hésite encore. Montour revient à la charge. Chaque fois qu’il le désirera, la Barbiche Blanche jouira des privilèges d’un Blanc : il entrera dans le fort, lorsqu’il le voudra ; il entrera dans l’appartement de Montour chaque fois qu’il en aura le désir et partagera ses repas.

Le duel entre les deux hommes dure longtemps. Enfin, la Barbiche Blanche dit oui, et la bande, devant la perspective d’une autre boisson, se dit prête à obéir à son chef.

Alors se déroule la cérémonie du mariage. On dépouille la jeune sauvagesse de ses vêtements de cuir ; on lui donne un bain. Elle endosse une chemise de calicot, un jupon vert, une robe de cotonnade bleue, et elle devient la femme du Blanc.

De plus belle, la boisson reprend. À plusieurs reprises, Montour visite la tribu de sa femme ; dans leur furie alcoolique, les Saulteurs se blessent avec les dents, les ongles, des gourdins en feu ; des enfants, des bébés sont ivres. Et le traiteur les examine de ses yeux sans vie.


Enfin, l’heure du départ sonne. Nicolas Montour et William Henry cheminent à cheval sur la rive ; les canots suivent de loin ; puis, en arrière, s’espacent les petites embarcations bâtardes des sauvages qui transportent avec eux toute leur fortune.

Ils remontent le cours de la rivière Rouge. Saules, liards énormes, bois blancs, ormes, chênes et frênes d’un jet robuste couvrent le rivage. Ce pays mouillé révèle une extraordinaire fertilité. Au printemps, la crue des eaux dépose sur les rives une boue argileuse ; les hommes enfoncent jusqu’aux genoux et arrachent avec effort leurs jambes fangeuses et noires. Dans les taillis, se montrent des orignaux, des wapitis, des chevreuils, des ours, des renards, des ratons.

À Pimbina, William Henry entre dans son fort.

L’étrange expédition atteint les plaines. En montant à la cime des arbres, les hommes voient se dérouler à l’Ouest et au Sud, jusqu’à perte de vue, les steppes plates et nues ; une rivière serpente parfois avec l’éclat du verre et quelques îlots de bois en indiquent le cours.

Au matin, ils retrouvent les bisons. Au fort Vermillon, Montour avait vu des troupeaux de deux à trois mille têtes. Mais ici personne ne peut les compter : une masse brune, grouillante, toujours en mouvement couvre la terre dans toutes les directions. À ses trousses, les loups affamés hurlent de faim et de colère, le museau au ciel.

Mais chaque pas en avant entraîne les Saulteurs plus près de leurs ennemis. Et ils vivent dans une continuelle panique. Des oiseaux qui s’élèvent là-bas, soudain ; des orignaux en course dans la plaine et dont les bois donnent l’illusion, à cette distance, de guerriers à cheval ; la fuite inexplicable d’un troupeau de bisons ; la rencontre d’un ours qui traîne une patte brisée d’une balle ; le cheval de l’interprète que personne ne reconnaît dans la lumière du soir ; tout enfin, une ombre, un fantôme, un cri la nuit, les envoient, courant et gesticulant, autour du camp des Blancs ; et ils commencent de creuser des tranchées, et ils entonnent leurs chants de guerre contre les grands guerriers assis sur des chevaux qui gardent les prairies, fendent les crânes et arrachent des scalps.

Et leur énervement se communique aux voyageurs. Ceux-ci, troublés à leur tour, s’écrient à tout moment : « Sacré pays maudit ! », car ils devinent, eux aussi, la gravité du danger qu’ils courent.

Mais rien ne détourne Montour. Sa brigade est organisée sur le pied d’une expédition de guerre. Des éclaireurs la précèdent, les hommes sont armés et une sévère discipline règne. La nuit, des sentinelles veillent.

Parfois, Montour a besoin de toute son habileté pour empêcher les Saulteurs de rebrousser chemin. Un peu d’eau-de-vie le matin, et il leur en promet pour le soir. Puis il leur dit :

— La saison est trop avancée désormais : les Sioux sont bien tranquilles chez eux.

Les sauvages recommencent à suivre ; et alors les voyageurs, à leur tour, se découragent et parlent d’abandonner l’entreprise.

— Nous ne sommes pas des soldats, disent-ils.

Enfin, ils parviennent aux Fourches. Ils remontent la rivière du lac Rouge. Maintenant, plus un coup de fusil, plus de feu, même de bois de bison. Ici et là, le long de la rive, se distinguent encore les traces des anciens camps des Sioux ; des huttes, des loges d’écorce d’orme, du crottin de cheval, des piquets plantés en terre, des travails brisés, révèlent le passage des ennemis. Durant l’été, ceux-ci ont dû se tenir en observation ; ils ont dû attendre les troupes armées des Saulteurs qui envahissent souvent leur territoire. Puis ils sont repartis. Mais pour combien de temps ? Car jamais la paix ne dure entre ces deux nations turbulentes qui se harassent de continuelles embûches.


Année décisive pour Nicolas Montour. Sans cesse, il voit à portée de sa main la part qui le rendra riche et le titre de Bourgeoys qui lui donnera dans la société une place de choix. Aussi sa décision est prise : son jeu sera dur et serré comme il ne l’a jamais été encore. Pour entraîner une bande de naturels jusqu’au lac de la rivière Rouge, il n’a reculé devant rien, pas même devant le mariage avec une Indienne ; afin d’obtenir la soumission de Louison Turenne, il tentera tout.

Ce dernier a sauté dans le canot au fort du Bas-de-la-Rivière. Encore mal remis de sa maladie, il ne présente plus la même apparence de robustesse qu’autrefois ; il paraît plus grand tant il est mince maintenant, maigre et décharné ; les yeux luisent d’un éclat ardent au fond des orbites ; la nervosité se manifeste dans les mouvements.

Mais cette existence au grand air doit amener rapidement la guérison complète. Car la maladie ne l’a pas atteint dans ses œuvres vives, et la constitution toujours solide n’attend qu’un peu de temps pour se raffermir et recouvrer sa vigueur.

— Alors, Louison, ça va mieux ? Tu te sens assez bien pour venir avec nous ?

— Mais oui. Encore deux ou trois semaines, et il n’y paraîtra plus.

Et Nicolas Montour, cordial, lui serre la main. Il a maintenant pour le gouvernail des attentions singulières.

— Ne porte pas deux pièces, Turenne, c’est trop dans le moment : laisse faire les autres, repose-toi.

Et il le comble de prévenances par ici, et de prévenances par là ; non de prévenances discrètes, mais de prévenances qui insistent pour être remarquées.

Louison n’est plus un petit personnage dans la brigade. Il n’y en a que pour lui. Et s’il s’éloigne encore pour la pêche, le soir, Nicolas Montour le suit, s’assied à côté de lui.

— Et qu’est-ce que tu prends ici, mon Louison ? De l’esturgeon. Mais c’est une fameuse pièce que tu nous as rapportée hier soir. Demain, j’aurai ma ligne, et tu m’enseigneras. J’ai tout à apprendre.

Comme la pêche intéresse Nicolas Montour depuis le fort du Bas-de-la-Rivière !

— Ah ! C’est un bon endroit ici ? Comment le sais-tu ? Où as-tu appris toutes ces choses-là, dans le monde ?

Les flatteries, l’admiration ouverte, la soumission cordiale à un qui en sait plus que lui, transpercent sous toutes les paroles.

Mais Louison, de ses yeux caverneux, jette souvent un regard froid sur ce compagnon si aimable.

— Qu’est-ce qu’il veut maintenant ? se demande-t-il.

Et Montour qui veut calmer le gouvernail de sa présence répétée, qui veut le bien disposer à ses offres, saisit au passage ce regard d’homme ombrageux, défiant, qui connaît son interlocuteur. Il se fait plus humble encore et plus déférent dans ses tentatives pour le désarmer et l’apprivoiser. Car, il le sait, ses agissements antérieurs envers Turenne ne peuvent facilement s’oublier. Celui-ci a bonne mémoire ; il parle peu, mais il observe. Le ton ne lui en fait pas facilement accroire. Aussi, si Montour avait sous la main une personne assez habile pour exécuter le travail qu’il médite, il le lui abandonnerait bien vite. Mais qui peut, comme lui, manier les allusions, lancer des remarques obliques, des observations captieuses entre deux phrases ?

Alors, il paie de sa personne malgré les risques d’échec. Sait-on jamais ?

Et le soir, lorsque les feux luisent sur les rivages de la rivière Rouge et promènent leurs reflets sanglants sur l’eau, Nicolas Montour cause longtemps. Dans l’ombre se dessine à peine la longue silhouette du gouvernail, la canne de pêche à la main. Et lui se tient à côté, et lorsqu’il a parlé de la température, de ceci ou de cela, il laisse tomber négligemment une phrase comme ceci, dure comme un caillou dans la terre :

— Le commerce des fourrures est lucratif ; nombre d’hommes, après l’avoir exercé, se sont enrichis ; un engagé bien doué peut compter sur une fortune rapide. Tu me vois, moi, par exemple ? À Montréal, les gens les plus fortunés ont conquis leurs richesses dans les pays d’En-Haut. Après des débuts modestes, ils possèdent hôtels particuliers et seigneuries.

Et Louison Turenne sait que toute cette conversation n’a eu lieu que pour glisser, à un moment donné, les phrases précédentes, d’un air négligent ; et que c’est l’appât de la richesse que Montour lui tend. Mais sous l’appât se dérobe l’hameçon.

Assis l’un à côté de l’autre, tous deux pêchent avec habileté ; mais Louison Turenne amorce le poisson et Montour veut appâter un homme. La première fois, c’est le désir profond de l’opulence et d’une subsistance assurée que celui-ci veut exciter. Mais il a bien d’autres ressources.

— Les gens riches peuvent aider leur famille ; la vôtre compte des membres pauvres, sans aucun doute, des veuves peut-être, des orphelins, qu’il vous plairait d’aider ; peut-être aussi des malades qui ont besoin de repos ?

Louison Turenne s’amuse dans son for intérieur. Si Montour pense aux veuves et aux orphelins, l’affaire est grave, se dit-il.

— José Paul aspire depuis longtemps à devenir chef de poste… Je ne l’ai pas proposé, non ; mais s’il le devenait, vous aimeriez à travailler sous lui… à recevoir ses ordres ? Ce que l’un refuse sans réfléchir fait le bonheur de l’autre…

Cette fois, c’est l’envie, la jalousie que Montour attise chez le gouvernail. Si ces passions naissent dans deux hommes, que n’accompliront-ils pas, chacun de leur côté, pour qu’une charge convoitée ne tombe pas aux mains de l’autre ?

— Être chef, procure une satisfaction légitime à un homme qui possède quelque valeur : il peut appliquer ses idées, imposer aux événements le cours qu’il veut. Il ne cesse pas de travailler, mais sa besogne est beaucoup plus intéressante.

Et la tentation s’adresse à l’instinct de domination qui gît dans toutes les natures.

Quelques hommes ont de l’ambition : ils savent monter selon l’étendue de leurs facultés, occuper la place qu’ils méritent ; méprisables, les autres végètent. Toute leur vie, ils restent dans les rangs inférieurs.

Et voilà l’appel à l’orgueil de l’homme.

— Lorsqu’un individu est riche, il a beaucoup plus de liberté ; il fait ce qui lui plaît ; son champ de distractions, d’amusements est beaucoup plus vaste, n’est-ce pas ?… Tout se range à sa portée…

Ainsi parle Montour, d’un soir à l’autre. Jamais il ne s’exprime de façon directe. Tout le clavier, il le possède bien. Qui saurait comme lui, peser sur une note, ici, frapper sur une autre note, là, selon la manière d’un accordeur de pianos, plaquer des accords ? Sans aucun doute, il manque de raffinement ; et, quelquefois, il ressemble plus à un carillonneur qui lance de grands coups de poing sur les touches qu’à un pianiste délicat et savant. Des erreurs légères révèlent aussi son jeu.

Mais comme il les connaît bien les ressorts qui font mouvoir l’âme humaine ! Chacune de ses paroles, pour grossière qu’elle soit, éveille une réaction violente chez Louison Turenne qu’il surveille du coin de l’œil ; et il laisse la tentation s’enfoncer comme une javeline avec son poison dans l’esprit et la volonté ; il laisse l’âme devenir malade elle-même, s’énerver, se vermouler dans l’attente, l’imagination en éveil, se saturer de rêves et d’images. Sa puissance d’intuition est merveilleuse.

Et ensuite, il guette le résultat d’un œil vif ; il est à l’affût des signes de faiblesse : demandes de renseignements, paroles de toute sorte qui indiqueraient que le poison fait son effet. Vif, alerte, il se tient prêt à modifier sa tactique, à prononcer le mot d’encouragement, à noter à quel prix la Compagnie pourra s’en tirer, à insister sur l’argument qui a surtout frappé l’autre… à inscrire dans sa mémoire une parole d’acquiescement, à proposer enfin l’arrangement que désire la Compagnie et qu’il est autorisé à offrir.

Mais tiré un instant de sa sérénité patiente, Louison Turenne y rentre aussitôt. Il fait l’homme qui n’a point compris.

Aux Grandes Fourches de la Rivière Rouge, Nicolas Montour doit s’avouer qu’il a complètement échoué. Après chaque insuccès, sa colère s’est augmentée un peu parce qu’il a deviné le mépris que le gouvernail éprouvait, non seulement pour ses tactiques, mais encore pour sa personne ; et son exaspération devant un silence que rien ne peut rompre, ne connaît plus de borne.

Car en même temps que Montour note les refus, il ne s’y arrête pas ; il ne respecte ni la volonté, ni les dispositions, ni les décisions des autres. Les moyens de les modifier de force lui viennent immédiatement à l’esprit ; et il les met en œuvre avec brutalité.

Mais à ce moment cesse son rôle apparent. Après le départ des Fourches, avec les naturels, c’est en arrière de la scène qu’il se tient. Extérieurement, il reste en bonnes relations avec le gouvernail ; mais, secrètement, il agit par personnes interposées. Toute sa cabale, organisée avec perfection, dans ses détails, au fort Vermillon, durant l’hiver, est là pour appliquer sa pensée et exécuter ses ordres. Elle donne l’impression d’agir de son propre chef ; elle ne compromet pas celui qui la dirige et qui attend maintenant de loin la capitulation.

Avec ensemble, elle se met au travail. Assez prier, assez supplier, assez s’abaisser. C’est comme si Montour disait :

— Tu ne veux pas être traiteur comme on te le propose ? Eh bien, tu éprouveras toutes les fatigues et tous les affronts qu’un milieu peut endurer. Tu ne veux pas conduire ? Alors, tu seras conduit à coups de pied et à coups de botte.

Et la convalescence de Turenne, au lieu de le protéger, n’est plus qu’un nouvel atout dans le jeu de son adversaire. S’il était resté en bonne santé, fort comme autrefois, non impressionnable, peu nerveux, les nouvelles tactiques n’auraient aucune chance d’aboutir. Mais Montour l’a examiné des pieds à la tête, il a vu que cette faiblesse serait son meilleur auxiliaire, et, durement, il a décidé d’en jouer.

Aussi, dès le départ des Grandes Fourches, finies les courbettes, les flatteries, les attentions. Dans son corps sensible, le gouvernail sent le changement d’atmosphère, comme si l’hiver avait succédé subitement à l’été.

Désormais les plus durs travaux sont réservés à Louison Turenne. Les corvées supplémentaires retombent sur lui, le soir. Il y a toujours des canots à réparer, des pagaies à fabriquer, des lits à transporter. Et jamais Nicolas Montour lui-même ne donne l’ordre : José Paul, Guillaume d’Eau, Provençal arrivent, se dandinant, la pipe à la bouche, et lui donnent un bref commandement insultant. Quelquefois l’ordre n’a pas de sens commun : la tente doit être élevée ici, puis démontée, puis transportée ailleurs, puis ramenée à son emplacement primitif.

Turenne ne peut plus aller à la pêche. Juste au moment où il part pour se reposer un peu dans le silence, la solitude, la paix ; juste à la minute où il se lève pour goûter enfin la douceur de la nuit, la consolation d’un peu d’oubli, les affidés surviennent, ils ont gardé une dernière tâche à Turenne ; ils ont pensé durant tout le jour à l’obstacle qu’ils pourraient mettre sur ses pas, et maintenant ils agissent.

Ils empêchent encore le gouvernail de bien exécuter son travail, lui qui a le souci de la perfection. Ils recherchent les petites occasions de le vexer et de le tourmenter, de le déranger à l’heure des repas, d’interrompre son sommeil, de gâcher un plaisir qu’il se promettait et dont ils avaient été avertis.

Le harceler du matin au soir, l’accabler de tant de travaux que sa santé soit gravement compromise, le persécuter sans répit, voilà le but. Et l’attaque, par son intensité, par sa continuité, devient vicieuse et maligne. Nicolas Montour n’a jamais été aussi résolu. Il entend rendre l’existence impossible à son subordonné, si celui-ci ne capitule point ; et sa fertilité d’invention, qui ne connaît pas de borne, s’exerce dans toute sa force.

Mais là où il atteint Turenne au plus vif, c’est dans ses amis. Louison Turenne en comptait encore quelques-uns, car nul plus que lui n’appréciait l’amitié, la joie des conversations longues entre hommes du même caractère, l’entr’aide mutuelle qui diminue la fatigue de vivre.

Mais la touche de Nicolas Montour tient de la magie, dirait-on. À des signes bientôt connus, à des symptômes répétés, Louison Turenne voit ses amis, l’un après l’autre, se modifier du jour au lendemain et passer de son camp dans celui de l’adversaire. Subitement, chacun entreprend de jouer auprès de lui le rôle que Montour a joué auprès de François Lendormy, autrefois : l’intimité devient espionnage, la conversation devient tendancieuse, le mot qui doit porter, qui est lourd de sens, s’insère au milieu de tout un fatras de paroles, les conseils de capitulation se multiplient. Chaque plainte, chaque réflexion, chaque confidence faite, Louison Turenne la voit thésaurisée pour être rapportée au traiteur.

Car Montour veut se tenir au courant, le gouvernail le devine ; il veut connaître à mesure les réactions de sa victime, afin d’appuyer davantage là où le bât blesse ; d’inaugurer de nouvelles tactiques, d’accourir au moindre signe de faiblesse, de jouer son jeu d’une façon plus précise. Et qui le renseignerait si ce n’est ceux qui reçoivent les confidences faites en toute simplicité et toute ouverture de cœur ?

Et aucun de ses amis ne résiste. Chacun craint Montour, ou Montour possède sur lui des moyens de pression auxquels il ne sait pas résister.

En le privant de ses amis, le traiteur isole absolument Louison Turenne dans la brigade.

Il l’entoure ensuite dans un réseau très fin d’espionnage. De quelque côté qu’il se tourne, le gouvernail constate que ses gestes sont observés et notés ; plus un pas sans un espion à ses trousses. Toute sa vie, dans tous ses détails, son sommeil compris, on veut la connaître. Et cet espionnage dont le but est de pousser Turenne à bout aussi bien que de savoir ce qu’il fait, est ouvert, effronté, sans discrétion aucune ; il ne prend même pas le soin de se cacher.

Foudroyant se montre l’effet de ces dispositions sur un organisme détraqué, sur une imagination morbide. Turenne ne vit plus que dans une succession de révoltes. Répétition à l’infini des mêmes ennuis, des mêmes mauvais coups, des mêmes duperies pratiquées par les mêmes gens, lui apprennent la sensation amère de l’humiliation, de l’irritation, le sentiment de l’impuissance à tuer une injustice s’étalant au grand jour avec impudeur. Il vit exaspéré.

Bien plus. Parfois, il éprouve de l’horreur. Chaque matin, en effet, ne voit-il pas sa figure attentivement scrutée : on note la couleur de son teint, le cerne de ses yeux, l’affaissement de ses traits. Des regards fouillent sa chair pour en calculer la résistance.

Car Montour, pense-t-il, ne veut pas se rendre aux extrémités ; mais, d’un autre côté, il veut exercer sur lui la pression la plus forte possible. Et, pour n’être pas trompé par ses hommes, il vient souvent se rendre compte lui-même. Signer un nouvel engagement, ou bien demeurer dans le même état de faiblesse, voilà le dilemme dans lequel il veut le maintenir.

Effectivement, au lieu de s’améliorer, la santé de Turenne subit des périodes de régression. Il doit passer des journées couché au fond du canot, sans force, épuisé et hâve, en proie à l’angoisse. Car, dans le moment, Montour a pour lui la force. Et, dans la conscience du traiteur, dans sa sensibilité, aucun lien moral, aucun sentiment de pitié, aucun principe religieux ne le protègent, lui, Turenne, ne constituent pour lui une sauvegarde au fond de la volonté de l’autre. « Voilà un homme qui, l’impunité une fois assurée, se rendrait jusqu’au meurtre », se dit-il.

Parfois, sans doute, des éclaircies se produisent. Il y a des jours d’accalmie où les hommes impitoyables semblent se détendre dans la mollesse ; un jour de printemps se lève au milieu de ce morne automne, avec sa navrante douceur, ses feuillages multicolores, ses eaux calmes et pures. Turenne se dit alors que Montour n’aura pas le courage de poursuivre son implacable besogne, que la pitié va soudain éclore sur la terre. Mais non. Le lendemain, l’hiver a tout saccagé, le vent froid souffle, et il faut recommencer à marcher dans le même sentier où les mêmes épines s’enfoncent à nouveau dans les mêmes blessures.

Louison Turenne, passif, à bout de résistance, broyé, se renferme bientôt dans son mutisme. Car jamais ne l’a effleuré la pensée de dire oui ; il n’y a jamais songé, même. Tant qu’il possédera son âme, tant qu’il possédera son corps, il ne peut dire oui. Dire oui, ce serait la négation de son essence. Tel qu’il est, il ne peut pas plus succomber qu’une pierre ne peut flotter. Et il endure sa quotidienne torture.

Mais la souffrance multiplie ses enseignements pour Louison Turenne. Il voit tout d’abord quel faix constitue un talent. Tout autour, des escrocs s’assemblent pour l’exploiter, le canaliser à leur profit, en vivre.

Puis Turenne note ses propres changements intimes. Si grand était auprès de lui le prestige de la parole qu’il n’avait jamais songé à s’en servir pour tromper ; si habitué était-il à établir entre elle et la vérité un lien direct, qu’au début, il n’y a pas si longtemps encore, il croyait presque tout ce qu’elle exprimait. Mais son expérience l’a détrompé. Et alors Turenne a dû entreprendre de se former une oreille musicienne, habile à saisir les nuances des conversations, à reconnaître au passage les phrases prononcées pour induire en erreur, pour indisposer contre autrui, donner le change, flatter…

Mais comment se défaire de l’ancienne crédulité ? Il saisit le mensonge, mais deux jours en retard, lorsque sa mémoire revient sur les conversations. « Ai-je été sot de croire cela ? » se dit-il alors. Mais l’instant d’après, il retombe dans sa crédulité, et ce n’est qu’à force d’exercices répétés qu’il en vient à lire couramment, comme on lit dans un livre, ce qu’un homme comme Montour peut cacher sous les mots.

Du même coup, il accorde de moins en moins de part à l’opinion des autres dans la formation de sa propre pensée. Quelle place dans son intelligence ne les laissait-il pas autrefois remplir ? Il acceptait comme vérité n’importe quelle parole ; il absorbait sans la digérer l’interprétation de tout événement, l’appréciation d’un homme ou d’un fait.

Alors, puisque les autres tentent de le tromper, il doit se rejeter sur lui-même. Sa pensée, désormais très active, n’accepte plus rien sans l’avoir étudié elle-même ; elle se refuse à une nourriture mâchée. Tant qu’elle n’a pas tout ruminé, tout revu, ou mis au point, elle n’a pas de cesse.

Une seconde leçon suit la première. « Prends garde, se dit à tout instant Turenne ; prends garde, tout homme est ici ton ennemi. » Mais le commandement vient de l’intelligence ; il n’est pas inscrit et diffusé dans son être. Alors, malgré sa résolution, il cause par exemple à cœur ouvert avec l’un des engagés, et, quelques minutes plus tard, Montour lui révèle, d’un mot, sans le vouloir, que tout lui a été rapporté. Et c’est la leçon qu’il apprend le plus difficilement.

Et surtout, il pénètre Nicolas Montour, cet homme qui avait toujours excité sa curiosité. Le chef de la brigade est un habile. « Mais l’habileté, s’exclame enfin Louison Turenne, est-ce cela ? L’habileté égoïste, qui n’a d’autre fin que celui qui la pratique, comporte-t-elle, au fond, la dureté, l’injustice, la cruauté, le manque de délicatesse et de scrupules ? L’habileté et la morale, n’est-ce qu’un ménage divorcé depuis la naissance de l’homme ? Être habile, n’est-ce pas duper ? Un qui est sincère, véridique, charitable, doux, probe, loyal, pitoyable, droit, comment peut-il être habile ? »

Problèmes angoissants qui assaillent Louison Turenne lorsqu’il voit Nicolas Montour agir devant lui. Car il ne peut s’empêcher d’admirer parfois cette intelligence géométrique, dure, aux mouvements exacts. La touche de celui-ci est d’une sobriété dépouillée. Par ses manœuvres, il voile la nature des hommes et la nature des choses ; il affecte leurs rapports ; il brouille les valeurs et détruit les hiérarchies. À sa façon, c’est un créateur, mais un créateur d’irréalités et de fantasmagories. Sans qualité vraiment positive, il se hausse, avec la force des autres, par des moyens inhumains qui répandent la souffrance autour de lui.

Comment un homme comme lui parvient-il à déconnecter aussi facilement ses actes et ses paroles d’avec la sincérité, leur inspiratrice naturelle ? Les relations personnelles, d’avec l’amitié qui doit jaillir inconsciemment ? Les actions d’avec la pitié, la justice, la modération ? Comment les connecte-t-il ensuite avec l’intérêt, avec l’ambition, avec les passions, et de façon si continue, que le courant passe toujours par le fil nouveau au lieu de l’ancien ?

Durant ses insomnies tourmentées, Louison Turenne pense d’une manière morbide à toutes ces choses.

Mais est-ce que ces connaissances consoleront Louison Turenne de vivre dans ces terres inhumaines où l’on fait la connaissance en profondeur de l’humanité ? Science amère et dissolvante, science qui brûle la bouche, la gorge et les entrailles comme une liqueur caustique. « Est-ce là l’homme ? » Et une espèce de désolation descend en lui et l’oppresse. « Quel châtiment plus monstrueux peut-il être infligé à l’homme, parfois, que de vivre parmi les hommes ? » Mais il se reprend aussitôt, car il le sait : les foyers de corruption aussi absolue sont rares.

Nicolas Montour arrête sa brigade dans le milieu d’un bois fort et il marque l’emplacement des chantiers. Jamais les engagés n’ont fait montre d’autant de célérité : en quelques jours, les constructions sont terminées. Le meilleur encouragement au travail, n’est-ce pas la crainte des Sioux ? Tout près, en arrière, les Saulteurs érigent leurs loges d’écorce.

Comme le Marquis l’avait affirmé, le territoire regorge de castors. Les rivières aux Buttes de Sable, à l’Eau Claire, aux Outardes, à la Folle Avoine, les rivières Cheyenne, aux Bœufs, aux Oiseaux Puants, aux Voleurs, aux Marais arrosent un vaste territoire, prairies et forêts, qui contient d’excellents terrains de chasse inexploités. Les deux autres compagnies n’ont pas osé s’aventurer dans ce pays dangereux. Montour reste seul.

Donner le plus tôt possible des crédits aux Indiens, les éloigner du fort, les éparpiller le long des cours d’eau, voilà le plan de Montour. De leur côté, les sauvages réclament une boisson avant le départ. Ils l’obtiennent et s’enivrent de nouveau. Après minuit, l’alcool manque. Hurlants et affolés ils viennent demander de nouvelles libations. Comme Montour refuse, ils apportent leurs haches et tentent d’abattre la porte. Puis ils recourent à un autre moyen : le feu. Vociférant comme des possédés, ils accourent avec des tisons. Nicolas Montour doit armer ses engagés, exécuter une sortie pour les repousser. Arrêtés dans leur course, les sauvages ne se retirent point : ils restent là à crier, à quémander, à menacer toute la nuit, pendant que la population du fort est sur les dents.

Au lever du soleil, c’est la moisson ordinaire d’accidents et de mutilations : un autre Indien traîne une jambe brisée, une femme achève de mourir d’un coup de couteau, une fillette a reçu dans le côté droit la décharge d’un fusil.

Cette fois, Montour se montre inflexible : si les naturels veulent boire, ils devront chasser. Plus de rhum, si ce n’est en échange de peaux de castor. La menace accomplit son effet, car un Saulteur peut-il abandonner un chantier tant qu’il sait qu’il y a de l’eau-de-vie dans le magasin ? Et maintenant, les autres forts, trop éloignés, n’exercent plus d’attraction.

Les Indiens plient bagage ; ils posent leurs wigwams aux endroits indiqués par Montour. Celui-ci fournit aussi à ses engagés des munitions et des pièges ; et les hommes s’échelonnent en longues lignes à travers les bois, dans toutes les directions. Voilà ce que l’on peut appeler l’exploitation méthodique d’une région.

Et la neige commence de tomber, non pas dure, sèche et légère comme dans le Nord, mais mouillée, épaisse, abondante, molle, lourde. Elle laisse choir ses couches sur les toitures des chantiers, sur les arbres ; elle oblige les hommes à creuser de profondes tranchées pour retrouver le seuil des portes.

Nicolas Montour se retourne alors du côté de Louison Turenne. Depuis l’arrivée, dans le tumulte et l’excitation des boissons, des départs, de la construction des chantiers, celui-ci a joui d’un certain répit ; il a repris goût à l’existence. Devenir trappeur ne lui a demandé aucun effort ; peu de métiers lui réservent autant de plaisirs.

Mais Montour est là qui veille. Un jour, Turenne a besoin d’un couteau. Il s’arrête à l’entrepôt pour acheter quelques articles. Le commis lui offre diverses marchandises ; il étale sur le comptoir des pièces spéciales d’habillement. Il trouve un gobelet et lui offre des boissons à goûter. Son obséquiosité met Turenne en éveil.

— Depuis mon départ de Kaministiquia, quel est le montant de ma note ? demande-t-il subitement.

— Je ne sais pas au juste… Je ne pourrais vous dire cela ainsi, tout de suite.

L’embarras du commis commande à Turenne d’insister. Alors il attend pendant que l’autre consulte ses registres. Et lorsque la réponse vient, il apprend que pour chaque article qu’il a acheté de la Compagnie il a été énormément surchargé. Sa dette est déjà de plusieurs pelus : il doit tout le salaire qu’il a pu gagner depuis le dernier règlement de comptes.

Turenne ne discute pas. À quoi bon ? Il comprend. Montour veut faire de lui un débiteur de la Compagnie ; il veut l’engager sur la pente des dépenses folles et de l’ivrognerie qui coûte cher. C’est un coup bien connu dans le Nord. Les imprudents, — presque tous les voyageurs, — se laissent tenter par ce qu’ils voient : ils achètent, et à des prix exorbitants fixés par la Compagnie, des robes pour leurs femmes indiennes, des couvertures, des chevaux sauvages, des fusils ; ils empruntent pour perdre au jeu. Bientôt, ils doivent le salaire des dix ou des quinze prochaines années.

Alors, leur liberté est perdue. Esclaves, ils doivent signer chaque année de nouveaux engagements afin de rembourser les sommes dont ils sont débiteurs. Le retour dans le Bas-Canada devient impossible. Prisonniers des bourgeoys qui les emploient à leurs tâches, ils continuent à mener dans les pays d’En-Haut leur existence de misère.

Mais Louison Turenne a toujours été prudent. Il voulait amasser un petit pécule. Toujours, il n’a acheté au comptoir qu’avec mesure ; et il a dressé une liste des marchandises avec l’indication des prix.

Maintenant, il cesse complètement d’acheter. Plus de tabac pour lui ; et s’il a besoin de vêtements, de chaussures, il les fabrique avec du cuir qu’il a tanné lui-même.

À chaque offensive de Montour, il oppose ainsi une réplique directe et dure. Mais résistera-t-il jusqu’à la fin ? Il ne doute point de sa volonté ; mais il se défie de son intelligence. Elle est autrement profonde que celle de Montour, mais elle n’en a pas l’agilité, la souplesse, la subtilité. Elle ne s’est pas développée dans le même sens que celle de son rival.

Et surtout Louison Turenne ne possède pas la psychologie pratique du traiteur. Parler à chacun son langage, connaître la façon de lui plaire, de l’irriter, de le rallier à ses projets ; savoir que le premier peut être dupé et de quelle façon ; que le second peut être gagné et avec quelles paroles ; flatter le faible d’un indifférent pour le forcer à livrer ses pensées, voilà la science qu’il possède en perfection. Avec, en plus, la patience, le manque de susceptibilité, il peut exécuter, maintenant, comme au billard, des carambolages savants. Connaissant de manière réaliste le caractère de trois ou quatre personnes, il lancera dans l’oreille de la première une parole qui rebondira de l’une à l’autre et ira accomplir au loin l’effet prévu.

L’angoisse étreint parfois Turenne ; cette lutte demande l’emploi de toute sa force intellectuelle et physique. Il doit adapter son esprit chaque jour, le développer dans un sens qu’il méprise. De plus, il est seul, lui, contre toute la cabale. Et si jamais il fait un faux pas, il sait que Montour sautera sur lui, d’un seul bond, et prendra avantage sur lui ; et s’il trébuche, il sera jeté par terre.

Louison Turenne revient un soir d’une visite à ses pièges. Sous la neige épaisse, les rameaux des sapins plient ; féerique en sa pureté s’étend le paysage. Dans le ciel bleu foncé même, les nuages voguent, blancs comme des paquets de neige douce. Une fillette indienne se trouve sur sa route ; ses raquettes minuscules sont brisées ; elle demande de l’aide.

C’est Clair de Lune, ou plutôt Lune, l’une des sœurs de la femme indienne de Montour. Elle a douze ans peut-être. Ses grands yeux noirs remplis du magnétisme indien brillent d’une lueur étrange ; la figure est ronde, les traits ne manquent pas de régularité. En plus des grâces naturelles de l’enfance, elle possède une vivacité, une impétuosité sauvages, qui lui confèrent beaucoup de charme.

Turenne sourit. Il lui répare ses raquettes et la ramène au fort. Une amitié naît entre eux. Au moindre prétexte, elle vient le retrouver. Déjà elle s’exerce à son dur métier de femme : coudre avec des nerfs les peaux de bêtes, tanner le cuir, orner les vêtements avec des verroteries ou des dards de porc-épic coloriés.

Car elle est promise à un pénible destin… S’atteler à une traîne, ériger la tente, couper le bois, dépecer les bêtes abattues, fabriquer les vêtements, porter les bébés sur son dos, surveiller le fumage des viandes, être battue, voilà quel sera son lot. Parfois les plus malheureuses se tuent de désespoir. « Pauvre enfant, se dit souvent Turenne, profite de ta jeunesse. »

Deux ou trois fois, Nicolas Montour se trouve au dehors du fort au moment où ils partent tous deux pour lever des pièges ; d’un regard de côté glissé entre les paupières, il les suit.

Quelques jours se passent. Puis un soir José Paul aborde Turenne.

— Tu rencontres Lune trop souvent.

— Oui ?

— Je l’ai demandée en mariage.

— Toi, José Paul, tu l’as demandée en mariage ?

— Oui. À Montour. Il me l’a promise.

— Tu n’épouseras pas Lune.

— Non ? Et qui m’en empêchera.

Alors a lieu un combat brutal entre les deux hommes. La boisson, le tabac ont miné la forte constitution du métis. Il résiste à peine quelques minutes.

Puis Louison Turenne réfléchit. Ce combat ne règle rien. Quelquefois, il a vu des engagés épouser des fillettes indiennes de huit à douze ans. Et la Compagnie, pour garder ses voyageurs dans les pays d’En-Haut, tolère cette licence ; elle montre l’indulgence qui l’aidera à conserver son personnel. Et cette préoccupation explique bien des choses, le libertinage et la dissolution des mœurs, par exemple.

Quelle sera l’existence de Lune si elle devient l’épouse du métis ? Un enfer pendant deux ou trois ans, puis l’abandon auprès des forts, l’avilissement.

Autrefois, Turenne n’aurait rien compris sans que tout lui fût expliqué. Maintenant il devine tout de suite que Nicolas Montour a préparé ce piège. Il veut que Turenne aille lui demander que ce mariage ne se fasse point. Turenne peut exécuter cette démarche… Et Montour dira oui, mais à condition que Turenne signe un autre engagement et qu’il se soumette aux volontés de la Compagnie.

Ou bien Turenne peut épouser Lune lui-même. Alors, comme il n’abandonnerait pas sa femme, qu’il ne la ramènerait pas avec lui dans le Bas-Canada, il n’aurait plus qu’à rester dans le Nord-Ouest, à l’emploi de la Compagnie, toute sa vie.

Turenne sait que Nicolas Montour veut l’une de ces deux solutions. Sinon… Sinon, Lune deviendra la femme de José Paul.

Montour lui-même ne dit mot. Il passe, ses lèvres minces serrées sur ses dents. Quelquefois il plaisante avec le gouvernail, mais jamais au sujet de Lune. Et se déroule le drame silencieux où les deux adversaires qui se connaissent maintenant savent que les paroles sont inutiles.

Et ce n’est pas un jeu pour enfants, un jeu pour femmes. Ni pitié, ni compassion ne détourneront Montour de son dessein ; il persévérera dans son chantage jusqu’à la mort de la petite victime. Il a trouvé un levier ; il a trouvé un moyen d’obliger Turenne à passer par ses dictées. Il ne l’abandonnera pas. Depuis quatre mois, il le cherchait. La partie a été rude. Jamais un adversaire ne s’était dérobé aussi longtemps. Inutilement, il avait employé tous ses trucs habituels. Il croyait la partie perdue.

Et voilà que, par hasard, cette amitié, paternelle d’un côté, filiale de l’autre, le sauve à la fin d’un échec. Enfin, il tient Louison Turenne à sa merci : car c’est lui qui est le maître réel de la destinée de Lune. Et il exulte.

Mais sa joie ne transparaît pas au dehors : il n’arbore aucun air triomphal. Seul, peut-être, Turenne devine la jactance sous la froideur. Le chef du poste croit qu’étant donné n’importe quelle situation, n’importe quel homme, il trouvera dans la subtilité de son esprit le moyen d’obliger celui qu’il aura choisi à accomplir ce qu’il voudra. Avec son application concentrée et sombre à sa carrière, n’a-t-il pas développé une espèce de génie ? Rien ne ressemble plus à une hypertrophie du cerveau qui fonctionne toujours dans le même sens, de la même manière, même pour des vétilles, même à vide.

Le monde, pour Montour, n’est-ce pas un lieu où règne une éternelle bataille pour les meilleures places, pour l’argent, les honneurs, la domination. Tous sont prêts à employer tous les moyens. Alors, il serait bien fou de se ranger délibérément dans la catégorie des faibles.

Et Louison Turenne médite son douloureux dilemme : se sacrifier lui-même, sacrifier ses préférences pour sauver Lune ; ou bien abandonner celle-ci à son sort et se sauver lui-même.

Elle arrive pendant qu’il réfléchit. Elle s’assied sur ses genoux, elle babille, elle étend son bras sur ses épaules ; ou bien, elle glisse sa petite main douce dans sa paume rugueuse, sa main chaude et ferme. Et il est dans un état tel que ces gentillesses enfantines le bouleversent ; des larmes surgissent au coin de ses yeux. « Qu’est-ce que j’ai ? », se dit-il. Je suis un homme dur. Je n’ai jamais pleuré. « Suis-je malade ? » Et il s’étonne. Il ne constate pas que ce long combat a mis ses nerfs à nu ; que son cœur est si affamé d’affection humaine qu’une simple caresse le bouleverse, qu’une parole de bonté tire de sa gorge des sanglots.

Non, il ne peut pas l’abandonner. Elle seule lui a versé le lait merveilleux de l’amour humain.

Et ses nerfs contractés se ramassent et forment en son corps une masse dure… Mais ce n’est pas la force qui dénouera ce conflit.

Avec la même énergie, Nicolas Montour poursuit ses deux luttes ; et chacune se déroule avec ses péripéties et ses incidents. Une minute, tout va bien ; et, l’instant d’après, il faut tout recommencer.

L’hiver venu, les deux compagnies rivales, de leurs forts de la Rivière Rouge, envoient des engagés courir la dérouine à cheval chez les Saulteurs de la Compagnie du Nord-Ouest. Et ceux-ci ne savent pas résister à l’attrait de l’eau-de-vie. Pour une roquille de rhum, ils vendent les peaux de castor qui devaient être remises aux colporteurs ; ou bien, ils reviennent à la factorerie et présentent de nouvelles exigences.

— Si vous ne me donnez pas d’eau-de-vie ce soir, disent-ils, les Petits vont m’en donner ; à l’avenir, je leur porterai mes fourrures.

À leur tour, les Blancs sont victimes du chantage. Menaçants, les Saulteurs obtiennent des prix exorbitants pour leurs fourrures ; ils négligent le paiement de leurs crédits ; ils exigent, sans vergogne, les objets qui flattent leurs caprices ; ils obtiennent des cadeaux et ne chassent presque plus.

Les Saulteurs aussi connaissent les Blancs depuis un temps plus long que les autres tribus indiennes. Leur expérience dans la pratique du chantage est plus longue, et, lorsqu’ils le peuvent, ils s’y livrent avec arrogance : c’est leur revanche pour les années de monopole ou d’entente entre les compagnies, lorsque les prix des fourrures sont fixés trop bas et que les crédits doivent être remboursés jusqu’au dernier sou.

Montour se rend dans le Nord pour étudier la situation. Mais son arrivée déclenche une recrudescence de demandes, de plaintes ou de menaces. S’il en tient compte, il n’aura plus bientôt de marchandises ou d’eau-de-vie, et il perdra quand même un bon tiers des pelleteries sur lesquelles il comptait.

Il faut donc couper le mal dans sa racine. Montour n’hésite pas. Il promet deux pintes d’alcool à un groupe de Saulteurs bien choisis.

Et la nuit suivante, les trois hommes que les Petits avaient envoyés en dérouine sont saisis, battus, et reconduits très loin sur la route de leur factorerie. Leurs marchandises et leurs fourrures sont volées. Abandonnés dans la neige, sans nourriture, sans attelage de chiens, sans armes, les engagés parviennent à regagner un poste, mais deux d’entre eux meurent au bout de quelques jours.

Cette dure riposte suffit.

Montour revient, tranquillisé. Il se promène autour du fort, de bonne humeur, communicatif. Il est toujours ainsi, pendant quelques jours, après une victoire.

Puis, subitement, il se tourne du côté de Turenne. Il donne un autre tour de vis.

Un matin, Lune arrive en pleurant. Turenne la questionne.

— Ma sœur m’a dit que j’épouserais José Paul ; je ne veux pas, je ne veux pas ; j’ai peur de lui.

Elle pleure, elle se révolte.

— Sauve-moi, je ne veux pas. Toi, tu es fort. Il reste muet à la regarder.

Quelques jours passent. Puis elle revient encore à la charge.

— Ma sœur m’a dit que j’épouserais José Paul dans un mois.

La date est maintenant fixée, et les événements suivent leur cours. José Paul affiche son insolence dans le camp ; il triomphe avec bruit.

Et Turenne sait bien que Montour se tient en arrière de sa femme pour lui souffler les mots à dire à Lune, en arrière de José Paul pour lui inspirer ses airs de matamore. Montour veut jeter la panique dans l’âme de Turenne, l’acculer à une décision immédiate. Il serre dans ses étaux de la chair humaine ; il serre avec lenteur, avec calme, avec décision.

Et il attend Louison Turenne. Il attend la supplication de Turenne en faveur de Lune ; il attend le plaidoyer en faveur de la petite victime. Non pas qu’il veuille triompher brutalement du gouvernail et l’humilier. Bien au contraire ; il facilitera tout ; il restera simple, occupé d’autre chose ; il écoutera d’une oreille distraite puis il tendra la formule d’engagement sans un mot. Une affaire de routine, n’est-ce pas ?

Mais Turenne ne bouge pas. Toutes les fois qu’un homme comme Montour met de côté toute pitié, toute justice, toute bonté, toute douceur, il se dépouille de tout ce qui distingue l’homme de l’animal ; il est animal. La bête ne se détourne pas pour les souffrances qu’elle cause.

Halluciné par le spectacle de cette lutte inhumaine, incapable d’en détacher ses regards pour les reporter sur d’autres scènes plus riantes, Louison Turenne se demande si, malgré ses prétentions, l’homme n’est pas uniquement animal.

Et troublé par ces pensées, il suit des yeux Nicolas Montour qui se promène hors du fort, se rend jusqu’aux arbres de la forêt, revient vers les palissades ; Montour, lourd, gros, brutal, qui montre, lorsqu’il se retourne, sa nuque grasse et renflée d’égoïste.

Provençal aborde Turenne. Lui aussi, c’est un homme lourd, gros, bien nourri, une réplique de Lelâcheur, de Prudent Malaterre. La fausseté lui suinte de la figure par tous les pores ; elle a modelé ses traits ; elle a tout touché : les yeux, la bouche, le rire, les rides, la parole, le front, la peau même. Comme Turenne les connaît maintenant, ces faces de Judas stigmatisées par le vice intérieur, ces faces intolérables qui suent le pus de leur âme.

— José Paul épouse Lune dans trois jours, lui dit Provençal.

— Oui ? Qui te l’a dit ? demande Turenne.

— Il achetait des couvertures et des fusils pour la Barbiche Blanche, ce matin.

— Que veux-tu que j’y fasse ?

— Tu ne laisseras pas José Paul épouser Lune ? Tu lui tiens lieu de père ?

— Comment l’empêcher ?

— Il la gardera deux ou trois ans. Il l’abandonnera ensuite près d’un fort : tu sais ce que cela veut dire. Et lorsqu’il sera ivre, il la rouera de coups.

— Oui ?

— Nous n’y pouvons rien, je suppose… Le plus grand chenapan du Nord-Ouest.

Turenne simule l’indifférence : cette conversation sera rapportée à Montour, il le sait. Mais il ne peut douter de l’information de Provençal : dans trois jours, Lune épousera José Paul.

Heureusement, un nouvel incident impose du délai. Du Nord, un courrier arrive en effet avec des nouvelles alarmantes. Les Petits qui n’ont plus osé envoyer des voyageurs en dérouine, viennent de s’aviser d’un autre stratagème : ils ont soudoyé, eux aussi, une bande de Saulteurs, et ils l’ont lancé sur les territoires de chasse de la Compagnie du Nord-Ouest.

Alors Montour doit partir de nouveau. Mais avant son départ, il a un entretien avec Provençal ; et Turenne, qui connaît ses ruses maintenant, sait que la surveillance qui l’enveloppe ne cessera pas. Car Montour, à mesure qu’il augmente la pression, qu’il force, par ses manœuvres, une décision, rapproche l’échéance, Montour redouble toujours la surveillance.

Pour Turenne, pourtant, ces jours de répit sont précieux.

Montour s’éloigne. Sur les traînes tirées par les chiens, il n’emporte cette fois que des vivres. Pas de boisson.

Après avoir trouvé les wigwams étrangers, il rassemble tous les Saulteurs envoyés par les Petits ; et les délibérations commencent. À côté de lui se tient la Barbiche Blanche, son beau-père.

Tous deux, ils parlent à tour de rôle ; ils allèchent la bande par des promesses d’eau-de-vie, de meilleurs prix, de cadeaux. Pourquoi aussi rembourser leurs crédits aux Petits ? Cette compagnie est à la veille de disparaître. Montour leur donnera de nouveaux crédits, lui, et les Indiens obtiendront ainsi double prix pour leurs fourrures.

Le chef de la tribu, le Cerf, résiste quelques heures ; puis il se rallie à l’opinion des autres qui sont disposés à accepter sans scrupule.

En compagnie de cette nouvelle bande, Montour revient à son fort. Il réfléchit. Ses Indiens à lui, en qui il met plus de confiance, il pourrait les laisser dans le nord du district, à proximité des forts des Petits et de ceux de la Compagnie de la baie d’Hudson. Quant aux nouveaux venus, pourquoi ne pas les envoyer au sud, là où le castor n’a pas été travaillé ? Le produit de leurs chasses serait certainement plus abondant et ils demeureraient à l’abri des tentations.

Montour en touche quelques mots au Cerf. Mais celui-ci refuse d’en entendre parler. Les Saulteurs se trouveraient trop rapprochés des Sioux ; ils habiteraient même sur les territoires de ces ennemis. Chaque jour apporterait un nouveau péril.

Montour écoute et songe. Comment parvenir à ses fins ?

Quatre jours plus tard, les Saulteurs arrivent au fort ; Montour livre aussitôt les trois barils de neuf gallons qu’il avait promis. Et la boisson commence.

Du fort, les engagés sont témoins des scènes ordinaires : rixes, cris, plaintes, courses folles, roulements de tambour. Puis l’ivresse devenant plus complète, le camp s’endort dans la neige.

Soudain, au cours de la nuit, des Saulteurs se présentent au fort en hurlant : un malheur est arrivé. La Barbiche Blanche s’était rendu dans les tentes pour boire avec ses compatriotes ; il s’est pris de querelle avec le Cerf qui a sauté sur son gourdin et l’a assommé d’un seul coup.

Montour ordonne l’arrestation du Cerf. Au matin, Indiens et engagés s’attendent à l’exécution sommaire du coupable : n’a-t-il pas tué le beau-père du facteur ? Et dans les occasions semblables les associés ne font-ils pas prompte justice des indigènes ? Mais les heures passent, les groupes se dispersent, rien ne se produit.

Nicolas Montour ne dit rien. D’heure en heure, il prend une lourde clef qui pend à un clou, et il visite son prisonnier. Du dehors, on entend le chuchotement des paroles. Que se passe-t-il ?

Puis le facteur se rend dans les entrepôts ; il compte les ballots déjà accumulés, il caresse les fines pelleteries. Jamais, depuis un grand nombre d’années, un seul poste n’a recueilli une récolte aussi abondante ; et l’hiver n’est pas terminé.

Repris de sa fièvre d’activité, Montour retourne auprès de sa femme : il la console, il ordonne de magnifiques funérailles pour son beau-père. Des funérailles décentes peuvent-elles avoir lieu sans eau-de-vie à profusion ? Nicolas Montour en fournit quelques mesures. Puis il entre au comptoir. Toute sa retenue ne peut voiler la satisfaction qui se lit dans ses traits. Que se passe-t-il ?

À l’aube, le lendemain, le Cerf, à la surprise de tous, reçoit sa libération. Il sort de prison : il donne quelques ordres rapides à sa bande. Et bientôt il s’enfonce avec elle dans la forêt, en direction du Sud ; il se rend dans le district inexploité où Nicolas Montour voulait l’envoyer.

De quelle façon celui-ci a-t-il pu exécuter son dessein ? Les cyniques sourient ; les naïfs s’étonnent ; les doux s’illusionnent ; les intelligents comprennent. Montour a-t-il donné au Cerf à choisir entre l’exécution immédiate et la chasse dans le Sud ?

Durant la boisson si fatale au Cerf et à la Barbiche Blanche, dans la partie du chantier réservée aux voyageurs, Louison Turenne veille. Le tumulte du meurtre affole le personnel ; et, alors, dans l’excitation générale, le gouvernail trouve l’occasion qu’il cherchait en vain depuis si longtemps. Inaperçu, il se glisse hors du fort et donne à Lune le signal convenu ; elle le rejoint bientôt. Doucement, rapidement, il la conduit par un sentier qui se dirige vers l’Est. Un jeune Saulteur les attend à l’endroit fixé.

Louison Turenne saisit l’enfant ; il l’élève dans ses bras puissants, il l’attire à lui et il l’embrasse. Puis ils partent tous deux, le jeune homme et la jeune fille. Un bon vent hurle dans la nuit, la poudrerie court sur le sol, sous la lune. Longtemps Louison Turenne reste au même endroit. Maintenant, il est seul parmi les troncs gelés qui craquent sous l’effort des rafales et se balancent avec la roideur du fer.

Puis il revient. Autour du fort, autour des loges, il rôde, désœuvré. La boisson a repris son cours. Il panse une femme et deux hommes qui souffrent de morsures ou de brûlures. Dans la neige, entre des tentes, il ramasse une fillette ivre, endormie ; elle n’a pas huit ans. Il la prend dans ses bras, l’apporte dans une loge, la dépose sur la couche de branches de sapins, la couvre de vieilles peaux. Avec peine, il ranime le feu éteint. Elle s’agite là-bas, elle gémit un peu ; il réchauffe ses petites mains froides dans les siennes. Enfin, elle se calme et s’endort.

Lui reste là, près du feu, la tête courbée, toute la fin de cette nuit diabolique. Des querelles éclatent toujours, des pas titubants passent à la porte du wigwam ; quelquefois ce sont des glapissements de bête. Mais il ne bouge point.

C’est le jour enfin. Il retourne au fort. À deux heures de l’après-midi, un peu après le lever de Montour, la disparition de Lune est signalée. Les hommes s’excitent, partent d’un côté ou de l’autre. Turenne demeure au même endroit, calme. Il fume.

Une expédition s’éloigne et Turenne fume, impassible, immobile. Puis, lorsque tous les engagés sont partis, il se lève à son tour pour aller examiner ses pièges échelonnés sur une longue ligne. Il trouve une mouffette, la patte brisée, toujours vivante ; Turenne casse une grosse branche, et d’un effort de tout son être, il lui brise les reins.

Comme le Bancroche, comme tant d’autres bourgeoys du Nord-Ouest, Nicolas Montour a pris l’habitude de boire ; il s’enivre sans retenue, à la vue de tous, avec laisser-aller, avec impudeur ; et cette ivresse est glacée, sans gaieté ; elle en gêne les témoins. Pas de chansons, pas de bruits ; aucun son ne sort de sa bouche ; un pain sans levain, massif et lourd.

Envers les hommes qui l’entourent, il a aussi adopté une attitude mi-dictatoriale, mi-méprisante. Il les a tous trompés, alors il les méprise tous ; il les a tous à sa merci, alors il ne les estime point. Des guenilles à laver son plancher. Il les hait pour leurs craintes, leur pusillanimité, leurs vices, leurs bassesses qu’il connaît et qu’il a exploités, pour leur manque de ruse et d’habileté.

Montour boit après le départ de Lune, après l’assassinat de son beau-père, après le départ du Cerf et de sa bande pour les territoires du Sud. Puis il reprend son jeu de joueur d’échecs : un pion ici, un pion là ; le premier mouvement entravé, il en exécute un autre.

Mais Louison Turenne est toujours sur ses gardes ; il sait, lui, qu’avec Montour, rien n’est jamais fini ; il peut dépenser des semaines et des mois à tendre un piège.

— Il faut bûcher du bois, lui dit Guillaume d’Eau.

— Mais où est la hache ? lui demande Turenne au bout d’un instant.

— Fleur d’Été l’aura laissée dans sa tente à son départ.

Louison Turenne s’y rend ; il soulève la pièce de cuir qui ferme la tente. La hache est bien là ; mais Fleur d’Été aussi, étendue sur des fourrures. Et il comprend que c’est une mise en scène.

Il sort brusquement. Parmi les arbres, il voit se glisser hors d’haleine José Paul, Guillaume d’Eau, d’autres encore. Mystérieusement transmis, des signaux, semble-t-il, les réunissent brusquement en cas d’alarme.

Fleur d’Été est veuve. Montour prend les moyens pour l’empêcher de se remarier et de s’enfuir ; il lui fournit la subsistance, le logement. Car il veut qu’elle soit toujours sur la route de Louison Turenne, qu’elle le rencontre dans les bois, dans la nuit, sur tous les chemins.

Tentation brutale, tentation crue qui ne se voile point, qui ne se déguise point, qui ne s’adoucit point.

Mais lorsque Montour constate qu’il ne peut démoraliser son adversaire, il se retourne du côté des tentations nobles. Car il sait faire appel aux bons aussi bien qu’aux mauvais instincts ; entre eux, il ne fait aucune différence. Qu’importe en effet pourvu qu’il réussisse.

Aussi Guillaume d’Eau aborde Turenne. Guillaume d’Eau, un corps long, une tête petite plantée comme une boule sur un long cou. Mais des yeux finauds qui guettent.

— Nous poursuivons auprès des Indiens une tâche inique : nous les dégradons.

— Oui, au lieu de les aider, comme nous devrions.

— Personne ne les aime, personne ne songe à leur bien-être, à leur instruction… C’est une chose à laquelle j’ai souvent songé. En moins de vingt ans, tous les Indiens des pays d’En-Haut seront ivrognes.

« Ils s’entre-tueront jusqu’au dernier. Compte toi-même le nombre des morts et des blessés dans la bande qui nous a suivis : depuis l’automne, elle a déjà fondu de plus de moitié, maladies, blessures mal soignées ou assassinats. Nous leur conseillons de ne pas respecter leurs engagements, nous leur enseignons à ne pas payer leurs dettes et à commettre impunément des crimes.

— Ils imitent nos vices.

— Oui… Je pense souvent au bien qu’il y aurait à accomplir parmi eux. Si j’avais été plus intelligent, moi, si j’avais eu plus de santé… Ce qu’il faudrait, c’est établir un système de troc plus juste, bannir l’eau-de-vie, combattre les maladies et la famine… On peut leur inculquer la prévoyance, l’hygiène et la tempérance… Oui, occuper un poste important dans la Compagnie, exercer dans une sphère, si petite soit-elle, une influence pour le bien…

Voilà la tentation suprême pour un homme comme Louison Turenne. De l’autorité, du pouvoir, si Montour savait combien souvent le gouvernail a rêvé d’en posséder. Mais jamais cette ambition n’avait soi-même pour fin. Redresser les abus, appliquer des idées bonnes, donner la prédominance à la justice et à la bonté, rien autre chose ne le tourmentait. Tandis qu’au contraire, pour Montour, un poste important, c’est la même chose qu’un château-fort dans un endroit stratégique pour un baron rapace du moyen âge ; il s’en sert pour rançonner, à son bénéfice personnel, tous ceux qui doivent passer par là : rançons en argent, rançons en services, rançons en louanges, en avantages de toute sorte, ces choses, il sait les exiger ; il vendrait jusqu’au salut condescendant qu’il laisse tomber de haut, le matin, sur un voyageur naïf.

Louison Turenne s’oublie ; il parle d’une voix passionnée du bien à accomplir auprès des naturels. Ses trois années d’expérience lui ont appris cette tâche dans tous les détails. Comment ne pas souhaiter devenir le chef suprême chargé de tout réformer, de tout organiser. Une fièvre ardente anime ses paroles.

Mais soudain, il se tait… Il se tait, car il vient de surprendre sur les lèvres de Provençal un sourire fugitif, à peine perceptible, une ride sur l’eau. Froid et retors, l’émissaire de Montour l’écoutait parler ; il pensait aux moyens d’utiliser cet enthousiasme.

Lourde déception inévitable. Lui voit le Nord-Ouest dans les tentacules d’une concurrence effrénée, en proie à un combat commercial qui se développe dans toute sa hideur en marge de la loi et de la gendarmerie ; son plus grand désir serait de rétablir l’ordre. Montour et la Compagnie ne songent qu’à exploiter méthodiquement les Indiens ; s’ils ont voulu donner à Turenne une part d’autorité, ce n’est pas pour accomplir des réformes, mais bien pour exploiter l’affection que les naturels éprouvent à son endroit, s’en servir afin de remettre sous le joug des populations exaspérées, enlever des clients à leurs rivaux.

Se peut-il que l’homme soit si égoïste ? se demande Louison Turenne. Se peut-il qu’il soit fermé à des appels si navrants montant d’une oppression et d’une dégradation pareilles ? Quelle tristesse que de trouver de petits esprits malins devant de grandes tâches.

Non, Louison Turenne, en aucun temps, ne s’est senti capable de devenir un collaborateur de Nicolas Montour ou de la Compagnie du Nord-Ouest. Il n’est pas assez avancé pour cela dans le renoncement : abandonner ses idées propres, se dépouiller de ses inclinations, ne plus obéir à ses préférences, se vider de ses pensées et de tout, pour ensuite laisser couler en sa personnalité, comme un flot abondant, la volonté de la compagnie, ses plans, ses convoitises, ses haines, non il ne le peut pas, même encore aujourd’hui.

Alors, il laisse tomber la conversation avec Guillaume d’Eau. Et la vie reprend son cours régulier. Nicolas Montour met sur pied d’autres machinations. Il accuse Turenne d’avoir volé un fusil : les preuves de circonstances bien fabriquées sont fortes. Turenne prendra-t-il peur ? Pour que le vol qui l’incrimine ne soit point révélé, se soumettra-t-il enfin ? Mais Turenne ne craint rien. Il sait ce qu’un premier chantage, tout mal établi qu’il est, peut traîner après lui de conséquences… Et il dédaigne l’asservissement aussi bien sous les faux prétextes que sous les bons. Montour peut suborner ses faux témoins, le procès aurait lieu dans le Bas-Canada…

Turenne le sait bien : Montour se dit en lui-même : « Ah, s’il avait un bon vice, celui-là, nous aurions prise sur lui ». Oui, si Turenne avait un bon vice, s’il était libertin, s’il était ivrogne, s’il était prodigue, s’il était ambitieux, les Bourgeoys le posséderaient en leurs mains puissantes comme un jouet. Lui devrait abdiquer sa volonté, la direction de sa vie ; il n’existerait plus que pour le bénéfice de quelques hommes.

Oui, s’il avait un bon vice et si les Pieds-Noirs aimaient l’eau-de-vie.

Mais la pensée de Louison Turenne est beaucoup plus profonde.

— Si je devenais l’homme souple capable de plier en leurs mains et de me soumettre à leurs ordres, je ne serais plus le même individu ; je serais ou j’en deviendrais un autre, et alors je perdrais instantanément toute la valeur que je peux aujourd’hui posséder à leurs yeux. Comment ne s’en rendent-ils pas compte ? Comment ne voient-ils pas que leur œuvre est vaine ?

— Nous lèverons le camp aux premiers signes du printemps, dès le départ des glaces ; nous ne suivrons pas la Rivière Rouge, trop exposée, nous ; mais nous remonterons directement au nord jusqu’au lac à la Pluie, par la région des marécages et des forêts.

Ainsi avaient parlé, à plus d’une reprise, les Saulteurs.

L’heure est maintenant venue. Les deux canots que Montour a commandés aux Indiens sont terminés. Le chef surveille l’emballage de la cargaison de pelleteries. Il est content ; les Bourgeoys seront contents.

Le temps presse. Encore hier une Indienne a cru voir un cavalier passer au loin à toute vitesse. Mais les Saulteurs demandent avec insistance une dernière boisson. Montour veut leur accorder ce plaisir : l’hiver prochain, il faudra ramener encore la bande en ces parages toujours riches en gibier.

Dans leurs loges coniques, les Indiens se remettent à boire. Une lamentation solitaire parfois, puis un chœur de cris et de gémissements. Afin d’éviter les accidents, Montour a ordonné, comme d’habitude, de saisir toutes les armes des sauvages et de les déposer dans le fort.

Péniblement, la nuit s’avance dans cette folie de luxure, de clameurs et de rixes.

Et voilà que sur la plaine, au loin, s’entendent de sourds battements rythmiques : les Sioux, ce sont les Sioux des prairies, les Sioux sanguinaires, sur leurs chevaux sauvages. Pour selle, ils ont des peaux de bison ; pour rênes, des lanières de cuir brut.

D’abord, c’est une ruée à toute allure, au grand galop, dans la nuit ; puis les Indiens mettent les chevaux au pas pour éviter tout bruit. Ils savent où aller, ils n’hésitent pas. Une heure, deux heures de marche, et ils entendent les Saulteurs avinés hurler leur joie stridente.

Ils attachent les chevaux. Trois ou quatre éclaireurs partent en reconnaissance et reviennent. Tous se concertent un moment, puis se glissent sous les arbres, se dispersent, s’arrêtent enfin, deux par deux, trois par trois. Assis par terre, ils passent leurs ornements de guerre et leur collier de plumes d’aigle ; avec de la terre rouge et de la terre blanche, ils dessinent sur leur corps et leur figure de hideux et terrifiants dessins. Ils enterrent du duvet de cygne, des cailloux colorés en rouge, plantent au-dessus de cette offrande des branches de saule sans écorce. Pour se concilier les dieux de la guerre, ils abandonnent de vieux mocassins, des scalps, des lanières de cuir, des fouets.

En silence, ils vont se placer autour du camp des Saulteurs. Aucun signal, aucune harangue. L’Orient diffuse une lumière blanche ; des lambeaux de neige encore épandus dans la forêt répandent une clarté blafarde. Ils entrevoient le sombre flottement des masses d’arbres et le cube noir du fort.

Subitement le soleil lance un rayon. Le cri de guerre en bouche, les Sioux s’élancent. Les Saulteurs, femmes et enfants, vieillards courent vers le fort ; ils tombent, brusquement assommés par derrière. Ce sont des plaintes, des gémissements, des râles d’agonie. Dix minutes, puis tout est terminé. Le silence règne de nouveau plus profond.

Montour n’ose commander une sortie : les Sioux sont une centaine. Il arme les engagés et met le fort en état de défense. Au fond il n’a pas beaucoup de crainte, car ses hommes sont bien armés et les ennemis le savent.

Dans l’après-midi, les Sioux s’éloignent sous une pluie froide et lente de printemps. Montour en tête, les voyageurs sortent des palissades. Une abomination les attend. Aucun Saulteur n’a échappé : tous sont bien morts, froids déjà et rigides. Les chevelures ont été enlevées, les crânes sanglants sont fendus, les membres détachés du tronc. D’infâmes mutilations ont été pratiquées sur les cadavres.

Montour fait le tour du camp : personne ne manque à l’appel. Tous sont morts, bien morts, les enfants, les filles, les femmes, les hommes. Alors il donne l’ordre de creuser une grande fosse commune.

La pluie s’arrête. Sous bois, Turenne s’éloigne. Dans le ciel terne, un grand vent souffle maintenant du Sud. La neige qui fond s’étend sous le pied comme une pâte.

Dans son cœur assoiffé de tendresse et de douceur par ces trois années de cruauté et de haine, surgit soudain, née de la ressemblance du paysage et de l’heure, une chère vision. C’était un peu avant son départ. Il était avec elle, à la lisière de la forêt, aux confins de la paroisse. Tous deux, ils coupaient des branches de sapins pour le dimanche des Rameaux. Drue, grande et forte, elle portait avec allégresse les ramées odorantes.

Tout est si semblable : les nuages, la nuance du firmament, les bois, le vent. Il la revoit soudain avec une netteté hallucinante, venant vers lui de son pas ferme, sans hâte, comme une déesse. Elle s’approche avec son grand cœur de bonté et de vaillance, elle seule qui l’a jamais ému, elle seule qu’il a jamais aimée vraiment. Et la lumière de ses yeux verts luit avec la même ardeur.

C’est une obsession. Il s’est cuirassé contre tout, il a tout enduré sans défaillance, on n’a jamais trouvé un défaut à son armure. Cinq longues années, il a vécu dans les terres inhumaines où toute parole cache un piège, où la trahison est monnaie courante, où les belles fleurs d’humanité ne peuvent jaillir du sol ingrat. Il s’interdisait de penser à elle. Et voici qu’elle lui apparaît soudain dans toute sa ferme beauté, après ces heures de désolation.

Encore cinq mois, et elle sera sienne dans la maison construite de ses mains, au seuil de la forêt ; elle sera sienne au sein de la vallée heureuse, là où les hommes ont de l’amitié dans le cœur, savent comprendre autre chose que le cri d’une ambition inquiète et prononcer les mots qui ne trompent point.

En elle se résume sa grande soif de sincérité dans les paroles, de vérité dans les gestes, de droiture dans les intentions, de modération dans les désirs, de justice dans les moyens, de délicatesse dans les luttes inévitables, de franchise, de bonté, soif si violente qu’il en sent son être tout tordu de douleur.

Mais le temps n’est pas encore venu. Turenne revient au fort. La pluie recommence de tomber. Un homme a grimpé au sommet d’un arbre ; il regarde les Sioux galoper là-bas. Armés pour le départ, des canots sont attachés à la berge. Et les voyageurs rejettent dans la fosse, sur les corps mutilés, les gros morceaux de terre qui recouvriront les dernières traces de la bande des Saulteurs.

Les eaux bourbeuses les mènent presque sans portage jusqu’au lac Winnipeg. Pendant le voyage, Nicolas Montour boit sans répit. Pendant qu’il est ivre mort, couché dans le fond d’un canot, Louison Turenne le regarde.

Au fort du Bas-de-la-Rivière, Nicolas Montour se dégrise enfin. Sa brigade rejoint celle des Petits qui revient de la rivière Assiniboine et que Rocheblave commande. Les deux chefs lient connaissance malgré l’inimitié qui sépare les compagnies.

La conversation n’a pas duré cinq minutes que Nicolas Montour se montre tout à fait désabusé de la Compagnie du Nord-Ouest.

— Les Bourgeoys, vous savez, ne reconnaissent pas le mérite là où ils le trouvent ; voilà, ils sont ingrats.

Immédiatement, Montour voit l’attention de Rocheblave se tendre aussi visiblement qu’une corde sous l’effort des haleurs. L’associé des XY questionne avec prudence d’abord, puis plus ouvertement. Enfin, il s’ouvre peu à peu, et, à tout hasard, fait à son compagnon des avances voilées de la part des Petits.

— Les XY choisissent leur personnel avec soin ; ils cherchent toujours à l’améliorer, et prennent en considération les offres de service des gens sérieux.

Sous les mots se cache une offre précise à laquelle Nicolas Montour donne une réponse vague. Sous la tente de ce dernier, sur une table de pierre qui domine le cours torrentueux de la rivière Winnipeg, la conversation se poursuit longtemps…

Nicolas Montour continue sa route avec une assurance qu’il ne possédait plus. Car Louison Turenne n’avait signé aucun nouvel engagement ; et d’après ce que Montour avait pu conjecturer, il n’en signerait à aucun prix. Alors l’une des conditions de son avancement n’était pas remplie.

Mais à Kaministiquia, apportée par les agents de Montréal, une grande nouvelle les attend ; le Marquis, Simon McTavish est mourant. Cette année, il n’apparaîtra pas au rendez-vous général, il ne dominera pas les délibérations de son arrogant génie.

Le désarroi règne ; sous le sceau du secret, de nombreux associés se prononcent déjà pour l’union avec les Petits ; les autres se taisent et réfléchissent. Dans l’un des plateaux de la balance, ils entassent les rancunes et les colères ; dans l’autre, l’avilissement du commerce, la dégringolade des profits, les avantages certains de la coalition.

Nicolas Montour est d’abord frappé de stupeur ; ce conflit entre les deux compagnies, c’est son cheval de guerre ; s’il s’éteint, jamais le cavalier ne touchera le but. Avec son esprit clair et direct, il comprend que la mort de McTavish sera le signal de la coalition ; aucun doute ne l’effleure sur ce point. Quelques mois pour régler les détails, et l’union sera bâclée.

Mais Montour ne perd pas tout espoir : la maladie du Marquis peut durer longtemps encore ; la nouvelle de son décès peut tarder à parvenir au Grand Portage ; le répit durera bien deux ou trois mois.

Alors, voilà sa dernière chance. Aussitôt, il entre en campagne. Après avoir attiré l’attention de quelques bourgeoys sur la quantité de peaux de castor qu’il rapporte du lac de la Rivière Rouge, il rappelle que McTavish lui a promis une part ; il fait étalage de ses courts mais fructueux états de service ; il prend même pour acquis qu’il deviendra immédiatement l’un des associés.

Au sortir de l’une des délibérations du conseil, le Bancroche l’aborde.

— Alors, tu veux absolument ta part, cette année, tout de suite ?

— Oui ; elle m’a été promise ; elle m’est due.

« Voilà l’homme que me délègue la Compagnie pour connaître mes vrais sentiments », pense Montour ; et il accepte le duel.

— Simon McTavish n’est plus là ; il dirigeait tout ; les services sont désorganisés. Ne pourrais-tu attendre un peu ?

— Non, ce n’est pas possible.

— Vois : il y a Blake, Cameron par exemple ; ils font partie du personnel depuis plus de quinze ans ; ils ont occupé tous les postes, ils ont rendu de nombreux services, et ils ne possèdent pas encore leur part. Toi, tu n’es à notre emploi que depuis trois ans.

— Ont-ils remporté les mêmes succès que moi ?

— Non, mais la longueur des services doit compter aussi.

— Vous le savez, vous, McTavish m’avait fait une promesse bien nette.

— J’ai parlé de ton affaire à plusieurs bourgeoys ; je crains que des difficultés ne s’élèvent.

— L’hiver passé, j’avais accepté le poste le plus dangereux dans tout le Nord-Ouest. Vous n’auriez trouvé personne pour se rendre au lac de la Rivière Rouge, vous le savez.

— Je comprends, mais les bourgeoys n’osent agir. Il me paraît impossible de te donner satisfaction tout de suite.

— Oui ? Alors, je…

— Tu retourneras à Montréal ?

— Ah, non ! J’ai appris le commerce des fourrures. C’est pour y rester.

La menace est directe, le Bancroche connaît son homme. Montour joue le tout pour le tout ; s’il n’obtient pas ce qu’il demande, demain il sera à l’emploi des Petits. Son jeu est dur, sans sentimentalité ; jamais il ne laisse l’amitié ou la bonté intervenir. C’est un engrenage où les dents de fer entrent dans des dents de fer.

Montour produit sur Tom MacDonald l’impression qu’il voulait produire. D’ailleurs, il le sait bien ; dans quatre mois, s’il n’a pas obtenu sa part, il ne la possédera jamais. La fusion se prépare. Une autre bataille plus rude pour le monopole des pelleteries se livrera plus tard peut-être entre les deux compagnies canadiennes unies et la Compagnie de la baie d’Hudson. Mais quand et dans quelles conditions ? Et le nouveau chef sera-t-il animé d’aussi bonnes dispositions envers Montour que McTavish ?

Par l’intermédiaire de José Paul, de Guillaume d’Eau, de Lelâcheur, des rumeurs insidieuses tombent dans les bonnes oreilles : Nicolas Montour a reçu des Petits des offres mirobolantes ; il les acceptera si les Bourgeoys ne lui donnent satisfaction.

Ces derniers tiennent bon ; chacun d’eux protège un frère, un cousin, un neveu pauvre qu’il voudrait pourvoir. Si l’union a lieu prochainement, la Compagnie n’aura plus besoin d’hommes comme Montour : le commerce reprendra son ancienne régularité et le nombre des factoreries et des voyageurs diminuera.

Le Bancroche renoue les négociations. À défaut de la part promise, Montour accepterait-il une promotion ? La Compagnie lui confierait un fort plus important ; elle lui accorderait une commission substantielle sur chaque peau, ou encore une partie des bénéfices.

Nicolas Montour refuse. Quelques jours passent, puis le Bancroche revient à la charge.

— Ton affaire est venue devant le Conseil hier… Elle n’a pas passé.

— Alors, vous me communiquez un refus ?

— Je le crains.

— Bien. Alors je ne signe pas d’autre engagement avec la Compagnie du Nord-Ouest.

Des éléments secrets, mal connus, dominent la transaction. La Compagnie du Nord-Ouest tenait bien Montour : un faux, commis autrefois peut-être, Turenne ne put jamais savoir avec exactitude. Montour s’était-il compromis à plaisir, sachant que les Bourgeoys n’élevaient que les employés sur lesquels ils avaient une mainmise complète. Mais, fin renard, il avait guetté. Et, paraît-il, durant ses années de service, il avait découvert des secrets bien dangereux, contre l’un des Bourgeoys ; de la Rocheblave lui avait fourni les dernières indications afin de lui permettre de se rallier aux Petits s’il en avait le désir.

Alors, si la Compagnie tentait de procéder contre Montour, celui-ci menaçait de procéder à son tour contre l’un des Associés les plus influents, et la menace était suffisante pour qu’on lui laissât la paix et qu’il rentrât en possession de sa liberté.

Ce mystère, personne ne put l’approfondir ; mais aux mines graves, quelquefois animées, quelquefois affolées des Associés, il était aisé de voir que Nicolas Montour avait trouvé le secret de les remuer.

Après avoir reçu l’avis du refus, Nicolas Montour ne faiblit pas. Sous l’œil des espions qui le surveillent, il achète un canot, y fait transporter des vivres et sa cassette ; il prend à son service deux Saulteurs. À quatre heures, ses adieux faits, il s’embarque.

— S’ils veulent simplement connaître quelle sera ma ligne de conduite en cas de refus, ils vont l’apprendre, dit Montour à Lelâcheur.

Mais les premiers coups de pagaie à peine donnés, le Bancroche surgit.

— Montour, Montour… Reviens au rivage. J’ai à te parler.

— Du nouveau ?

— Attends à demain… Je tenterai un dernier effort ce soir ; nous prendrons une décision définitive.

— J’attends depuis longtemps déjà.

— Moi, personnellement, je te demande de rester.

Montour consent : il ne le laisse pas voir, mais il le sait : la partie est gagnée.


Cinq mois plus tard, à la factorerie de la rivière Qu’Appelle, Montour reçoit de longues dépêches envoyées par les agents aux propriétaires hivernants. Il les ouvre sans curiosité, car il devine ce qu’elles contiennent : l’union vient d’être effectuée entre la Compagnie du Nord-Ouest et les Petits.

— Enfin, dit Montour à Guillaume d’Eau, ce n’est pas trop tôt ; cette concurrence nous ruinait.