Librairie Plon (1p. 228-231).


XIII


Les deux enfants montés sur leurs palefrois, leurs maîtres en croupe, s’en furent au palais en grand cortège. Le menu peuple sortait à leur passage pour les voir et priait pour le salut de ses droits seigneurs. Au palais, il ne manqua point de gens pour les aider à descendre. Et quand ils entrèrent dans la salle, tous deux beaux et tels que doivent être des gentilshommes de haut parage, la tête haute, le regard fier et la main dans la main, beaucoup de chevaliers du royaume de Gannes, qui avaient appartenu à leur père, ne purent s’empêcher de pleurer de pitié.

Le roi était assis à son haut manger, sur un riche fauteuil, dans la robe de son sacre ; devant lui, sur un support d’argent, à hauteur d’homme, sa couronne et son sceptre d’or et de pierreries ; sur un autre, une épée droite, tranchante et claire. Assurément il eût paru prud’homme et fier à merveille, s’il n’eût eu le visage cruel et félon.

Il fit bel accueil aux fils du roi Bohor et, appelant Lionel dont il admirait fort les manières et la contenance, il lui tendit sa coupe en l’invitant à boire. Mais l’enfant ne le voyait même pas : il n’avait d’yeux que pour l’épée luisante. Alors la pucelle Saraide s’avança et, lui posant les mains sur les joues, elle lui tourna doucement la tête vers la coupe ; puis après l’avoir couronné, ainsi que son frère, d’un chapel de fleurs nouvelles et odorantes, elle leur passa au cou, à chacun, un petit fermail d’or et de pierreries.

— Buvez maintenant, beau fils de roi, dit-elle à Lionel.

— Demoiselle, je boirai, répondit-il, mais un autre paiera le vin !

Sur ce, il prend la coupe.

— Brise-la ! Jette-la à terre ! lui crie son frère.

Mais il la hausse à deux mains et en frappe Claudas de toute sa force en plein visage, si rudement qu’il lui ouvre le front ; puis, renversant le sceptre et l’épée, il saisit la couronne, la jette sur le pavé, l’écrase du talon, en fait voler les pierres.

Voilà tout le palais en rumeur. Dorin s’élance au secours de son père gisant, tout couvert de vin et de sang ; les barons se lèvent, les uns pour se jeter sur les enfants, les autres pour les défendre. Lionel a ramassé l’épée, Bohor le sceptre, et tous deux s’en escriment à deux mains de toute leur force ; mais ils n’auraient pu durer contre tant de gens, si la vertu des fleurs que la demoiselle leur avait données n’eût empêché qu’aucune arme ne les pût blesser au sang, et celle des fermails, que nul coup ne leur pût rompre les membres. Tous deux gagnaient vers la porte sous la conduite de Saraide, lorsque Dorin, les voyant fuir, se précipite sur eux ; mais Lionel hausse l’épée, lui tranche le poing gauche qu’il a levé pour se protéger et lui coupe la joue et le col à moitié ; Bohor en même temps lui ouvre la tête d’un coup de sceptre ; et Dorin tombe mort. À cette vue, le roi, qui avait grand courage, saisit l’épée d’un de ses chevaliers, entoure son bras gauche de son manteau, et court sus aux enfants sans se soucier d’exposer sa propre vie entre tant de gens dont beaucoup le haïssaient. À le voir venir ainsi, terrible, Saraide demeure un instant étonnée, mais elle se ressaisit juste à temps pour jeter un enchantement qui donne aux enfants la semblance de ses deux lévriers et aux chiens la leur, et dans le même instant elle se jette au-devant du roi, dont l’épée la blesse au sourcil ; elle en porta la cicatrice toute sa vie.

— Ha, roi Claudas, crie-t-elle, j’ai chèrement payé ma venue en votre cour ! Vous m’avez blessée et vous voulez tuer mes lévriers, qui sont les plus beaux du monde !

Le roi regarde : il croit voir les deux enfants s’enfuir ; mais c’étaient les chiens qui se sauvaient, effrayés du tumulte. Il les poursuit, lève son arme pour les frapper au moment qu’ils vont passer la porte, mais ils la franchissent si lestement que l’épée s’abat vainement sur le linteau et vole en pièces.

— Dieu soit loué ! dit-il en regardant le tronçon qui lui restait aux mains. Si j’eusse tué de ma main les fils de Bohor, on me l’eût reproché éternellement, et j’en eusse été honni.

Lors il fit saisir ce qu’il croyait être les petits princes et les remit en garde à ceux de ses gens en qui il se fiait le plus. Et s’il pleura ensuite la mort de son fils, il ne faut pas le demander. Mais Pharien et Lambègue n’étaient pas moins dolents que lui, car ils ne doutaient guère que leurs jeunes seigneurs, qu’ils croyaient pris, ne fussent sous peu livrés à la mort.