Librairie Plon (1p. 219-222).


X


Peu après, il trouva son maître et trois de ses compagnons qui le cherchaient et qui s’étonnèrent fort de le voir revenir à pied, chassant devant lui un maigre roussin, tenant deux chiens en laisse, son arc au col, son carquois à la ceinture.

— Qu’avez-vous fait de votre cheval ? demanda le maître.

— Je l’ai perdu.

— Et celui-ci, où le prîtes-vous ?

— On me l’a donné.

— Par la foi que vous devez à madame, dites la vérité !

L’enfant, qui ne se fût parjuré légèrement, conta ce qui lui était arrivé.

— Comment ! s’écria le maître, vous avez donné votre cheval sans mon congé, et la venaison de madame ?

— Maître, dit Lancelot, ne vous fâchez pas. Ce lévrier vaut deux roussins comme celui que j’avais.

— Par la Sainte Croix, il vous en souviendra !

Et en disant ces mots, le maître frappe l’enfant d’un tel soufflet qu’il le jette à terre. Lancelot ne pleure ni ne crie, mais répète qu’il prise plus le lévrier que deux roussins. Le maître en colère cingle rudement le chien de sa verge et l’animal, qui était jeune, se met à hurler.

Furieux, Lancelot lâche les deux laisses et, arrachant son arc de son col, court sus à son maître. Celui-ci, qui le voit venir, tente de le saisir. Mais l’enfant, vite et léger comme il était, évite la prise et le frappe du tranchant de l’arc sur la tête si durement qu’il lui fend la peau et l’abat tout étourdi. Puis, fou de colère à la vue de son arc brisé, il se jette sur lui et le frappe à nouveau, jusqu’à ce qu’il ne reste plus de l’arc de quoi donner un coup. Les trois compagnons s’efforcent de s’emparer de lui ; mais il tire ses flèches et se met à les leur lancer, cherchant à les tuer, si bien qu’ils s’enfuient comme ils peuvent à travers le bois.

Alors l’enfant monte sur un de leurs chevaux, et, emportant ses deux chiens, l’un devant, l’autre en croupe, s’en va par la forêt. Et tout à coup, comme il traversait une vallée, il vit passer une harde de biches. D’instinct, il cherche son arc à son col, et, se rappelant soudain comment il l’a brisé et perdu, il se remet en rage : « Celui qui m’empêche d’avoir une de ces biches, il me le paiera cher ! songe-t-il. Avec le meilleur lévrier et le meilleur limier, je ne pouvais manquer mon coup ! » Il revient au Lac, entre dans la cour, et se rend chez sa Dame pour lui montrer son beau lévrier. Mais le maître, tout sanglant, avait déjà fait sa plainte.

— Fils de Roi, dit-elle en feignant d’être très irritée, comment m’avez-vous fait un tel outrage que de frapper et blesser celui que je vous avais baillé pour vous enseigner ?

— Dame, il n’était pas bon maître quand il m’a battu parce que j’avais bien agi. Peu m’importaient ses coups. Mais il a frappé mon lévrier, qui est des meilleurs du monde, et si durement que pour un peu il le tuait sous mes yeux, et cela parce qu’il savait que je l’aimais. Encore m’a-t-il causé un autre ennui, car il m’a privé de tuer une belle biche. Et sachez bien que partout où je le rencontrerai j’essaierai de l’occire, sauf ici.

La Dame fut bien heureuse de l’entendre si fièrement parler ; mais, feignant toujours d’être courroucée, elle reprit :

— Comment avez-vous osé donner ce qui m’appartient ?

— Dame, tant que je serai sous vos ordres et gouverné par un garçon, il me faudra garder de bien des choses. Quand je n’y voudrai plus être, je partirai. Mais, devant que je m’en aille, je veux vous dire qu’un cœur d’homme ne peut venir à honneur s’il est trop longtemps en tutelle, car il lui faut trop souvent trembler. Je ne veux plus de maître ; je dis maître, non pas seigneur ou dame. Malheureux le fils de roi qui ne peut donner de son bien hardiment !

— Pensez-vous être fils de roi, parce que je vous appelle parfois ainsi ? Vous ne l’êtes point.

— Dame, fit l’enfant en soupirant, cela me peine, car mon cœur l’oserait bien être.

Alors la Dame le prit par la main et, l’emmenant un peu à l’écart, elle le baisa sur la bouche et les yeux si tendrement qu’à la voir, nul n’eût pu croire qu’il ne fût son enfant.

— Beau fils, ne soyez point triste, lui dit-elle : je veux qu’à l’avenir vous donniez tout ce qu’il vous plaira. Et désormais vous serez sire et maître de vous-même. Quel que soit votre père, vous avez montré que vous avez le cœur d’un roi.